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Au-delà de l’accaparement

Ruptures et continuités dans l’accès aux ressources naturelles

de Laura Silva-Castañeda (Éditeur de volume) Étienne Verhaegen (Éditeur de volume) Sophie Charlier (Éditeur de volume) An Ansoms (Éditeur de volume)
©2014 Comptes-rendus de conférences 246 Pages
Série: EcoPolis, Volume 22

Résumé

Les crises alimentaire et financière ayant marqué la fin des années 2000 ont précipité l’acquisition massive de terres par des investisseurs étrangers dans de nombreux pays du Sud. Ces formes souvent spectaculaires d’accaparement de terres ne constituent cependant qu’un aspect des transformations locales et globales des modes d’accès aux ressources naturelles.
Réunissant des auteurs d’origines géographique et disciplinaire variées, Au-delà de l’accaparement explore ces transformations à partir de terrains d’enquête en Asie, en Afrique et en Amérique Latine. En rupture avec une représentation réductrice du « land grabbing », il invite à replacer ce phénomène dans le temps long et à mettre en évidence la diversité des dynamiques à l’œuvre, au-delà des seules acquisitions à grande échelle. Il propose également une réflexion originale sur les alternatives mises en place pour contrer les dynamiques d’exclusion des populations rurales. Cette mise en perspective donne à voir de multiples tensions : entre la formalisation de droits individuels et la défense des « communs » ; entre légitimités autochtones et revendications paysannes ; entre approches institutionnelles et mobilisations locales pour la réappropriation des territoires. Se révèle alors toute la complexité des relations entre enjeux fonciers et modèles de développement agricole.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction.
  • I. Les processus d’exclusion
  • II. Voies et défis
  • Bibliographie
  • Première Partie
  • Les process us d’exclusion
  • Tragédie des communs et communs de la tragédie.
  • Introduction
  • Les « communs » face à la commodification
  • La version politico-économique de la « tragédie » : les communs comme frein à la productivité agricole
  • Appropriation et protection des communs par les colonisateurs
  • Large mouvement postcolonial de patrimonialisation
  • Privatisation et formalisation des droits comme solution à la « tragédie des communs »
  • Quand les communs deviennent globaux : accélération des enclosures et persistance de l’argumentation « lockienne »
  • La version micro-sociologique de la « tragédie » : les communs démystifiés
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Les modes de gouvernance foncière au prisme d’une approche genre. Études de cas au Niger, au Sénégal et en Bolivie.
  • Introduction
  • La dimension genre dans l’accès aux ressources en lien avec la sécurité alimentaire
  • Une analyse de genre des différents modes de gouvernance foncière
  • La marchandisation de la terre, un moyen d’accès à la terre qui a ses limites
  • Une féminisation de l’agriculture sans sécurité d’accès à la terre
  • Des systèmes coutumiers individuels moins propices à une sécurité d’accès à la terre pour les femmes
  • Des réformes agraires et/ou programmes de coopération qui permettent une sécurité d’accès à la terre pour les femmes ?
  • L’accès collectif à la terre, une solution pour les femmes ?
  • En guise de conclusion
  • Bibliographie
  • Le « fruit amer » du nouveau modèle agraire. Acquisitions de terres à grande échelle et moyens de subsistance au Rwanda.
  • Introduction : la place des petits paysans dans les acquisitions foncières à grande échelle
  • Les acquisitions foncières à grande échelle et les moyens de subsistance des populations rurales du Rwanda
  • Les acquisitions foncières par des acteurs privés étrangers
  • Les acquisitions des terres par les élites locales
  • L’agriculture paysanne versus l’agriculture commerciale à grande échelle
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Points d’eau, accaparement foncier. Régulations sociales en mutation dans une aire de transhumance du Centre-Est nigérien.
  • Introduction
  • Hétérogénéité du peuplement et enjeux de l’eau
  • Les points d’eau et l’accès aux ressources pastorales
  • Organisation de l’espace et gestion des ressources pastorales
  • L’eau, objet de privatisation
  • Une régulation sociale qui reste néanmoins importante
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Deuxième Partie
  • Voieset défis
  • Droit à la terre et contrôle des territoires. Du rôle du droit dans les luttes agraires.
  • Introduction
  • Vía Campesina et le cadre des droits
  • Stratégies institutionnelles pour défendre et revendiquer des droits nouveaux
  • La Déclaration des droits des paysans
  • Les discussions foncières au sein du Comité pour la sécurité alimentaire mondiale
  • Vers un droit à la terre (et au territoire) ?
  • Stratégies non institutionnelles : la défense des terres et territoires
  • Reprendre le contrôle
  • Quel futur cadre pour les revendications agraires ?
  • Bibliographie
  • Stop à l’accaparement des terres !.
  • Introduction
  • Témoignages et analyses des paysans et paysannes dans les différents continents
  • La Vía Campesina et la lutte pour l’accès à la terre
  • Une campagne permanente pour la réforme agraire
  • La Déclaration des droits des paysannes et des paysans
  • L’opposition aux politiques mercantiles de la Banque mondiale
  • Directives volontaires de la FAO pour les régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts
  • En guise de conclusion : la déclaration de Nyéléni sur les accaparements de terres
  • La consultation contestée. Perspectives des peuples autochtones en Bolivie et au Pérou.
  • Introduction
  • La croissance économique post-néolibérale et les droits des peuples autochtones
  • Le débat sur la consultation dans le contexte latino-américain
  • Pourquoi comparer les processus bolivien et péruvien ?
  • Quand la consultation devient un dispositif ajusté aux circonstances nationales : un cadre conceptuel d’analyse
  • Contester les approches dominantes et réclamer des changements : le cas péruvien
  • Les principaux sujets contestés
  • Les leçons tirées du cas péruvien
  • Faire face à la révocation des droits : le cas bolivien
  • Les questions litigieuses
  • Quelques leçons du cas bolivien
  • Réflexions finales
  • Bibliographie
  • Les Directives pour une Gouvernance responsable des régimes fonciers. Un nouvel outil de lutte pour la gouvernance mondiale des ressources naturelles ?.
  • Un manque d’accès adéquat et sécurisé
  • Un processus participatif et inclusif
  • Éléments utiles des Directives
  • Limites des Directives
  • Un nouvel outil de lutte
  • Bibliographie
  • À l’abri du marché. Capitalisme, petits producteurs et solution communautaire.
  • Dépossession et solution communautaire
  • Circa 2000 ou le renouvellement de la solution communautaire
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Les conflits fonciers au crible de l’audit. Une expérience indonésienne.
  • Introduction
  • Plantations de palmiers à huile et conflits fonciers en Indonésie
  • De la contestation au « développement durable »
  • La procédure de l’audit face aux conflits fonciers
  • Les intérêts marchands
  • Les formes de légitimité
  • Du particulier au général
  • Un cadrage domestique
  • Un compromis industriel-marchand
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • Notices biographiques
  • ÉcoPolis
  • Dans la collection

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Introduction1

Laura SILVA-CASTAÑEDA

Chercheure INRA SenS, IFRIS, Université Paris-Est Marne-la-Vallée

Étienne VERHAEGEN

Professeur invité à l’Université catholique de Louvain

L’enjeu classique de l’accès à la terre acquiert aujourd’hui une nouvelle actualité. La convergence entre les différentes crises financière, énergétique, alimentaire et environnementale a renforcé l’attrait de cette ressource aux yeux des investisseurs. Il est maintenant reconnu que la promotion des agrocombustibles joue un rôle crucial dans le mouvement accru de pression sur les terres. La crise alimentaire contribue également à ce processus, les pays riches participant activement à l’accaparement des terres en vue de garantir leur sécurité alimentaire. En outre, les instruments visant à lutter contre le changement climatique – tels que le marché d’échange des droits d’émission de gaz à effet de serre et les mécanismes de développement propre – poussent à la construction de nouveaux mégaprojets et au cloisonnement des forêts tropicales avec comme conséquence de renforcer la pression sur les ressources naturelles (De Schutter, 2010).

Ce phénomène récent a reçu l’appellation de « land grabbing » ou « accaparement de terres ». Selon GRAIN, l’ONG ayant popularisé cette expression, le « land grabbing » désigne l’acquisition (location, concession, voire achat), par des multinationales ou des États, de vastes zones de terres (plus de 10 000 ha) à l’étranger et à long terme (souvent ← 9 | 10 → 30-99 ans) (GRAIN, 2011)2. La Banque mondiale a reconnu l’ampleur du phénomène. Selon cette dernière, des transactions foncières concernant environ 56 millions d’hectares étaient annoncées avant la fin 2009, par rapport à une expansion annuelle des terres agricoles de moins de quatre millions d’hectares avant 2008 (Deininger et al., 2011). Selon la Coalition internationale pour l’accès à la terre (ILC)3, entre 2000 et 2010, 203 millions d’hectares ont fait l’objet de transactions, acceptées ou en cours de négociation ; l’Afrique constituant la première cible de ces investissements (Anseeuw et al., 2012)4. Ainsi, malgré les mises en garde pouvant être formulées vis-à-vis des tentatives de quantification du phénomène5, il ne fait aucun doute que le mouvement a connu une forte accélération ces dernières années.

Les investisseurs n’utilisent pas uniquement ces terres dans un but agricole. Zoomers (2010), Merlet et Jamart (2009), et Hall et al. (2011) mentionnent par exemple : l’augmentation de (l’éco)-tourisme dans les pays en développement ; l’exploitation des ressources minières, énergétiques et forestières ; le développement de réserves naturelles ; ou encore la mise en place de projets de construction et d’extension urbaine. Néanmoins, les investisseurs sont pour la plupart attirés par l’énorme potentiel des terres du Sud en matière de production vivrière et d’agrocarburants.

La rapidité et la dimension globale des processus de transactions foncières, ainsi que leurs impacts sur la vie des nombreuses populations dépendant de l’accès au foncier, nous poussent à nous recentrer sur cette question. Les acquisitions spectaculaires qui se sont multipliées ← 10 | 11 → ces dernières années ne représentent cependant que la partie visible de l’iceberg. Elles ne constituent qu’un aspect des dynamiques locales et globales de transformation des modes d’accès et d’usage des ressources. Dans cet ouvrage, il s’agira, d’une part, de décaler l’analyse d’un point de vue temporel en replaçant le phénomène actuel dans une histoire plus large et, d’autre part, de ne pas focaliser l’analyse sur les seules acquisitions à grande échelle afin de mettre en lumière la diversité des dynamiques à l’œuvre et, plus particulièrement, les « micro-processus » moins visibles et menant pourtant à la dépossession de nombreux acteurs ruraux. Ainsi, la première partie de cet ouvrage permettra d’avancer dans l’exploration des multiples processus et facteurs conduisant à limiter, voire supprimer, l’accès aux ressources naturelles pour certaines catégories d’acteurs. Nous viserons, dans la deuxième partie, à interroger les différentes réponses et alternatives mises en place pour faire face à ces dynamiques d’exclusion. La réforme agraire, la reconnaissance des droits des populations autochtones ou des paysans, la réappropriation des territoires et les marchés éthiques constituent autant de réponses proposées par les mouvements sociaux et les organisations de la société civile. Une analyse approfondie de ces différentes alternatives s’avère nécessaire afin d’en comprendre les forces et les limites. Cette réflexion sera enrichie par les contributions du mouvement paysan la Vía Campesina et de l’ONG FIAN (FoodFirst Information and Action Network). Ainsi, nous entendons stimuler un dialogue à la fois constructif et critique entre les chercheurs du monde académique et les acteurs directement engagés dans l’action.

I. Les processus d’exclusion

La notion de « land grabbing » est généralement définie de manière quantitative. Ainsi, selon Margulis et al. (2013), l’actuelle ruée vers les terres se caractérise par la prise de contrôle d’importantes quantités de terres pour produire des aliments, des agrocombustibles ou d’autres marchandises industrielles à destination des marchés internationaux ou domestiques. Ces acquisitions à grande échelle se réalisent au travers d’achats ou, plus communément, de baux à long terme pour des terres sur lesquelles l’État a gardé ou s’est nouvellement arrogé d’importantes prérogatives (Cotula, 2012). Certains auteurs mettent également l’accent sur les types d’acteurs à l’origine de ces transactions foncières. Ainsi, dans son article « Globalization and the foreignisation of space », Zoomers (2010) souligne le rôle central des investisseurs étrangers – entreprises multinationales et États – et les reconfigurations profondes qui en découlent en termes d’utilisation et de propriété de la terre.

La multiplication et la nature de ces acquisitions à grande échelle constituent un trait majeur des évolutions contemporaines. La dimension ← 11 | 12 → spectaculaire du phénomène ne doit toutefois pas détourner notre attention de dynamiques moins visibles en raison de l’échelle à laquelle elles opèrent et des types d’acteurs y prenant part. En effet, les phénomènes de dépossession peuvent également résulter de « micro-dynamiques » impliquant les membres d’un même espace territorial, d’un même village, voire d’une même famille (Verhaegen, dans cet ouvrage). Ces processus n’ont pas lieu dans un vacuum ; ils sont en partie déterminés par le contexte politique, social et économique qui les englobe. Ainsi les politiques foncières et les modèles agricoles jouent un rôle dans ce que Tania Murray Li appelle « les mécanismes quotidiens de dépossession » (Li, dans cet ouvrage). Les programmes de titrisation, par exemple, rendent possible le développement d’un marché foncier qui engendre des dynamiques d’accumulation pour certains et de dépossession pour d’autres (Charlier et al., dans cet ouvrage). Il importe dès lors de rendre compte pleinement de la complexité des processus observés en combinant diverses échelles d’analyse.

Par ailleurs, l’utilisation du terme de « grabbing » ou « accaparement » présente le risque d’obscurcir la diversité des processus d’exclusion à l’œuvre. La notion d’accaparement sous-entend l’idée d’une appropriation violente des ressources, or il ne s’agit que de l’une des modalités de dépossession des acteurs locaux. La transformation des droits préexistants sur les ressources concernées est variable, même si l’on peut supposer que, dans la majorité des cas, les ayants droit précédents voient leurs anciennes maîtrises considérablement affaiblies, voire totalement supprimées.

Dans le couple « land grabbing », le terme « terre » peut également paraître restrictif. En effet, d’autres ressources entrent en ligne de compte. Il faut, par exemple, évoquer la question de l’accès à l’eau. Le choix d’un très grand nombre d’investissements se fait en fonction de sa disponibilité6. L’imbrication entre droits fonciers et accès à l’eau est particulièrement forte dans les zones pastorales, les points d’eau jouant un rôle central dans les stratégies d’occupation et de gestion de l’espace (voir Issa et al., dans cet ouvrage). Dans de nombreux cas, c’est moins la terre elle-même que les ressources qu’elle supporte qui font l’objet d’acquisitions, notamment pour des objectifs environnementaux (séquestration du carbone, services écosystémiques, écotourisme). Ce « green grabbing » sur les forêts, les marais et d’autres ressources naturelles a néanmoins un impact direct sur l’accès à la terre, soit en interdisant radicalement celui-ci, soit au travers ← 12 | 13 → d’une transformation de ses règles et des mécanismes de fixation des droits.

Au-delà des perceptions courantes, une analyse approfondie de ces processus et de leurs articulations s’avère donc nécessaire. Quelles sont précisément les transformations observables en termes d’accès aux ressources naturelles ? Pourquoi ces transformations ont-elles lieu ? Quels sont les acteurs impliqués ? Comment s’exercent les relations de pouvoir entre ceux-ci ? Quels sont les discours et les justifications développés ? Une analyse en termes de processus implique de ne pas se limiter à la mise en évidence d’un état, d’une situation – selon laquelle un nombre important de personnes n’ont pas accès à la terre – et de poser plutôt la question du comment. Effectivement, tous les modes d’arrangement et de légitimation des différents droits sur la terre ont de tout temps impliqué des formes d’enclosure et d’exclusion. Dans le phénomène de « land grabbing » et des autres transformations actuelles des modes de gouvernance de la terre, c’est moins le fait de la dépossession en tant que tel qui interpelle, que l’évolution des rapports de force qu’elles illustrent et les mécanismes à travers lesquels ces rapports s’exercent. Explorer comment certaines catégories d’acteurs gagnent ou perdent leur accès à la terre et aux ressources naturelles constitue dès lors un enjeu de première importance (Hall et al., 2011).

À l’instar de Ribot et Peluso, nous entendons par accès « la capacité à bénéficier des choses » (Ribot et Peluso, 2003, p. 153). Il ne s’agit donc pas de considérer l’accès seulement comme un niveau de droit, selon la hiérarchie établie par Ostrom et Schlager (1992) qui distinguent entre droits d’accès, de prélèvement, de gestion, d’exclusion et d’aliénation. En se centrant sur la notion de capacité, plutôt que sur celle de droits, Ribot et Peluso visent à rendre compte de l’ensemble des facteurs permettant ou empêchant aux personnes de bénéficier des ressources. Depuis cette perspective, la propriété ne constitue qu’un élément parmi d’autres. En effet, ces auteurs mettent en évidence d’autres facteurs de type structurel et relationnel tels que la technologie, le capital, le travail, la connaissance, etc. Une analyse en termes d’« accès » implique donc d’identifier les divers mécanismes par lesquels l’accès est gagné, contrôlé et maintenu (ibid.). Inversement, la notion d’exclusion renvoie à la manière dont les personnes sont « empêchées de bénéficier des choses » (Hall et al., 2011, p. 7). Le présent ouvrage adopte cette perspective afin de mettre en évidence l’économie politique des relations foncières et de comprendre pourquoi certaines personnes ou institutions bénéficient des ressources, qu’elles y aient ou non droit.

Les auteurs de la première partie de cet ouvrage déploieront cette analyse sur plusieurs échelles. Ainsi, Étienne Verhaegen nous offre un point de vue global en replaçant la question des modes d’accès à la terre ← 13 | 14 → dans un contexte historique plus large. À partir d’une réinterprétation de la thèse classique de la « tragédie des communs » popularisée par Hardin (1968), sa contribution retrace les grandes étapes du discours et des politiques de développement ayant trait aux rapports entre hommes et ressources naturelles. Cette mise en perspective adopte un angle particulier : il s’agit de remobiliser les approches marxiennes en termes de transformation des rapports sociaux aux ressources. Cet angle d’analyse fait ressortir un des mécanismes centraux de l’accumulation capitaliste, celui de la transformation des biens communs à travers de multiples formes sans cesse renouvelées de privatisation et de marchandisation. Cet auteur montre ainsi que la conjoncture actuelle découle d’un mouvement profond de commodification des ressources et d’« accumulation par dépossession » (Harvey, 2005) qui transparaît dans les politiques foncières et les modèles agricoles mis en œuvre depuis des décennies. Si on peut effectivement parler de « tragédie des communs », il faut en proposer une version radicalement différente de celle classiquement proposée, tant en ce qui concerne le diagnostic que les causes.

À partir d’une analyse comparative entre le Niger, le Sénégal et la Bolivie, Sophie Charlier, Fatou Diop et Graciela Lopes explorent également les formes de dépossession découlant de certaines politiques de renforcement des droits. Les processus de privatisation et de marchandisation des ressources sont ici analysés depuis une approche de genre. Ainsi, les auteures mettent en lumière l’impact de la marchandisation de la terre pour les femmes. Cette analyse est complétée et enrichie par une réflexion sur les apports et les limites des gestions foncières traditionnelles, qu’elles soient individuelles ou collectives. Au-delà d’une analyse de ces différents modèles de gouvernance foncière, les auteures invitent finalement à se pencher sur les mécanismes par lesquels les femmes en viennent à perdre leurs terres. L’inégalité d’accès aux autres ressources et les pressions économiques peuvent les amener à vendre leurs parcelles. Ainsi, si certaines politiques de formalisation des droits permettent aux femmes paysannes de gagner un droit sur la terre, elles ne donnent pas de garanties qu’elles le maintiennent et le transmettent à leurs filles.

Les deux dernières contributions de cette partie nous plongent dans des analyses résolument micro à même de révéler toute la complexité des processus à l’œuvre. À partir de deux études de cas au Rwanda, An Ansoms et Laura Silva-Castañeda explorent les modalités changeantes d’accès aux marais. Alors que les marais constituaient initialement des zones de chasse, de pêche, de pâturage et de production de cultures vivrières pour les populations locales, leur accès s’est vu progressivement accaparé par des acteurs étrangers et des élites locales. Une première étude de cas explore l’impact d’un projet d’acquisition de terres par des investisseurs ← 14 | 15 → étrangers. Les auteures prennent toutefois leurs distances avec la thèse de la « foreignization » de l’espace (Zoomers, 2010) en dépeignant, dans un second cas, des accaparements à grande échelle dont les acteurs locaux sont les principaux protagonistes. Ainsi, elles montrent comment certains personnages revêtent le rôle de « broker », d’intermédiaire, en faisant jouer leurs relations politiques à différents niveaux. Une prise en compte des processus de collectivisation vient complexifier l’analyse en montrant comment certains paysans se retrouvent exclus du système de coopérative en raison de leur manque de capital économique ou social. Elles montrent ainsi toutes les limites des processus de collectivisation imposés par le haut.

Boukary Issa, Boubacar Yamba et Étienne Verhaegen nous proposent également un article résolument empirique sur la transformation des rapports sociaux aux espaces fonciers dans la zone pastorale du Niger. S’appuyant sur une analyse historique des mouvements migratoires et des multiples modes d’accès à l’eau, ces auteurs mettent en lumière la reconfiguration des rapports de pouvoir découlant des interventions de l’État et d’autres agents de développement. Paradoxalement, la construction de puits cimentés d’accès public ouvre la porte à des stratégies de privatisation en déstabilisant les modes traditionnels d’accès aux ressources. Ainsi de nouvelles tensions apparaissent entre les communautés, certaines d’entre elles s’accaparant d’importantes zones pastorales. Les auteurs soulignent toutefois l’inventivité des groupes d’éleveurs qui instituent de nouvelles formes de régulation afin de faire face aux problèmes croissants d’accès à l’eau.

II. Voies et défis

La lutte pour une réforme agraire constitue l’une des réponses historiques face à l’enjeu de l’accès à la terre. Aujourd’hui encore, la visée d’une redistribution garde toute sa pertinence ; une haute concentration de la terre est toujours d’actualité dans de nombreuses régions du monde. Il importe toutefois d’interroger les limites des réformes passées ainsi que le potentiel mobilisateur de cette option dans le contexte actuel. Ce n’est qu’à partir de cette double analyse des situations passées et présentes qu’il est possible d’interroger la pertinence de la réforme agraire pour l’ensemble des acteurs ruraux dépossédés de leurs terres.

La vision classique de la réforme agraire renvoie à la redistribution des terres des grands propriétaires fonciers aux petits paysans et aux sans-terre. Comme le notent Borras et Franco (2012), l’accent est mis sur les terres préalablement privatisées, à l’instar des « latifundios » d’Amérique latine. Or, cette conception présente certaines limites face à l’enjeu actuel de l’accaparement des terres. D’une part, les opérations ← 15 | 16 → de « land grabbing » ont été menées dans des zones où les terres ont déjà été distribuées dans le passé (comme au Brésil, au Mozambique, aux Philippines ou en Inde). La réforme agraire classique ne semble donc pas être une solution à elle seule. D’autre part, la plupart des terres cibles de la « ruée vers l’or vert » ne relèvent pas d’un régime de propriété privée. Elles sont généralement considérées comme relevant du domaine de l’État (ibid.).

Par ailleurs, la sécurisation des droits au travers de leur formalisation apparaît de plus en plus comme largement insuffisante. L’une des limites des réformes encourageant l’attribution de titres fonciers tient aux risques de développement de nouvelles formes d’enclosure et de dépossession (Charlier et al., dans cet ouvrage). Ainsi, même les réformes redistributives peuvent créer les conditions d’un « capitalism from below » (Li, dans cet ouvrage), les processus d’accumulation et de différenciation sociale se reproduisant à l’échelle micro sous l’effet de la marchandisation de la terre.

Notons également que l’idée de réforme agraire bénéficie de peu de résonance au sein des mouvements autochtones. En effet, ces derniers peuvent être affectés négativement par ces réformes, comme le souligne Priscilla Claeys dans sa contribution. Certains défenseurs de ces mouvements voient dans le modèle de la propriété privée – sous-tendu par ces réformes – des risques de dépossession qu’il importe de freiner au travers de notions de propriété collective et inaliénable (Li, dans cet ouvrage). Ils s’appuient sur le concept de territoire pour dépasser la vision restrictive de la terre comme ressource productive (Borras et Franco, 2012).

Résumé des informations

Pages
246
Année
2014
ISBN (PDF)
9783035264708
ISBN (ePUB)
9783035299540
ISBN (MOBI)
9783035299533
ISBN (Broché)
9782875742100
DOI
10.3726/978-3-0352-6470-8
Langue
français
Date de parution
2014 (Octobre)
Mots clés
gestion de l'environnement ressources naturelles Population et démographie recources naturelles économie du développement
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. 246 p., 12 fig., 4 tabl.

Notes biographiques

Laura Silva-Castañeda (Éditeur de volume) Étienne Verhaegen (Éditeur de volume) Sophie Charlier (Éditeur de volume) An Ansoms (Éditeur de volume)

Laura Silva-Castañeda est post-doctorante IFRIS à l’unité de recherche Sciences en Société de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA-SenS). Étienne Verhaegen est actuellement rattaché au Centre d’études du développement de l’Université catholique de Louvain en tant que professeur invité. Sophie Charlier est professeure invitée à l’Université catholique de Louvain et chargée de mission pour l’ONG Le Monde selon les femmes. An Ansoms est professeure à l’Université catholique de Louvain et co-directrice du Centre d’études du développement.

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