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Jean Muno

La subversion souriante de l’ironie

de Isabelle Moreels (Auteur)
©2015 Monographies 415 Pages

Résumé

Un « petit homme seul » arpente les fictions de Jean Muno (1924–1988) depuis sa pièce radiophonique éponyme. Sous son apparence d’anti-héros, plus belge que nature, il détient un étonnant pouvoir de subversion. Elle est le fruit d’une subtile ironie polyphonique qui permet à l’écrivain bruxellois d’atteindre ses cibles, sans s’épargner lui-même, ce qui est tout aussi caractéristique d’une certaine Belgique.
S’appuyant sur le concept socratique d’ironie autant que sur la réinterprétation romantique et les recherches innovatrices des linguistes à propos de ce concept et ses modalités, Isabelle Moreels élabore une méthode d’analyse qui l’amène à cerner trois types d’ironie à l’œuvre dans les textes de Jean Muno. Diégétique, énonciatif ou métanarratif, cet art subtil de la distance, voire de la dérision, tisse en effet romans, nouvelles et récits de l’auteur – en amont comme en aval de la proclamation de la belgitude (1976). Ses tenants reconnurent d’ailleurs une certaine parenté de son approche avec l’être-au-monde qu’ils explicitaient et légitimaient.
Identitaire, idéologique et esthétique, le questionnement munolien se voit en outre abordé à partir de son ancrage dans la société petite-bourgeoise des années d’abondance, dites « les Trente Glorieuses ». L’étude de nombreux documents inédits ou méconnus, aussi bien sonores qu’écrits, constitue un apport supplémentaire de ce livre qui décrit par ailleurs le Fonds Jean Muno des Archives et Musée de la Littérature dans lequel ils figurent pour la plupart.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Remerciements
  • Introduction
  • Chapitre I. La conception du « petit homme seul » : la mise en place d’une ironie diégétique
  • 1. Un petit homme seul (1950), œuvre matricielle
  • A. Un protagoniste réitérativement piégé
  • B. Des germes ironiques significatifs
  • 2. La constance du protagonisme d’un « petit homme seul » dans les narrations munoliennes
  • 3. La figure du « petit homme seul » comme support de l’ironie diégétique
  • 4. Bilan de la densité de la « scène ironique »
  • Chapitre II. L’ironie énonciative
  • 1. Proposition du concept d’ironie énonciative
  • 2. Juxtaposition ironique des voix des personnages
  • A. Antiphrases
  • B. Imbrication ironique de répliques hétérogènes
  • 3. Confrontation ironique des voix du narrateur et des personnages
  • A. Usage ironique de signes typographiques
  • 1. Caractères italiques et guillemets
  • 2. Majuscules hyperboliques
  • B. Enchâssement ironique du discours indirect libre
  • C. Comparaisons et métaphores ironiques
  • 4. Polyphonie ironique interne de la voix narrative
  • A. Juxtaposition ironique de registres
  • B. Intertextualité ironique
  • 5. Surimpression ironique de la voix auctoriale
  • A. Anthroponymie ironique
  • B. Paratextes ironiques
  • 1. Titres et intertitres
  • 2. Épigraphes et dédicaces
  • 3. Quatrième de couverture
  • 4. Illustrations
  • 6. Constat d’une polyphonie complexe
  • Chapitre III. L’ironie métanarrative
  • 1. Définition du concept d’ironie métanarrative
  • 2. Métalepses narratives
  • A. Le point sur la notion de métalepse
  • B. Occurrences ponctuelles de métalepses
  • C. L’omniprésence des métalepses dans Jeu de rôles (1988)
  • 3. Distanciations parodiques
  • A. Le point sur la notion de parodie
  • B. Îlots satiriques
  • C. Réécritures cum grano salis
  • 1. Le fantastique
  • 2. L’autobiographie
  • 3. Le récit policier
  • 4. La continuité du questionnement relatif au processus de la création littéraire
  • Chapitre IV. Les cibles de l’ironie
  • 1. Le carcan familial originel
  • A. La figure maternelle autoritaire
  • B. Le tandem parental asphyxiant
  • 2. Le culte de l’écriture et de la langue académiques en Belgique
  • A. Le monde littéraire prétentieux et sa reconnaissance institutionnelle
  • 1. Les écrivains infatués
  • 2. Les discours critiques pédants
  • 3. Le statut d’écrivain subsidié
  • 4. Le succès d’estime
  • B. Le purisme de la langue française
  • 1. Le « complexe du Bon Usage »
  • 2. La transgression revendiquée des normes linguistiques françaises
  • 3. L’orgueil du corps professoral et l’enseignement sclérosé
  • A. La suffisance des enseignants
  • B. La vanité de l’érudition
  • C. Un enseignement inapproprié
  • 4. L’identité belge malaisée
  • A. Une appartenance nationale et communautaire problématique
  • B. Les « Francophonissimes » et les flamingants
  • C. Le processus de fédéralisation de la Belgique
  • 5. Des flèches différenciées pour des mille complémentaires du vécu
  • Chapitre V. Les fonctions et la portée de l’ironie
  • 1. Les fonctions de l’ironie
  • 2. L’auto-ironie
  • A. Le dédoublement comme véhicule privilégié de l’auto-ironie
  • B. Au centre de la cible
  • 1. La docile reproduction du modèle paternel honni
  • 2. Une remise en question personnelle sans complaisance
  • 3. La création littéraire
  • 3. En point de mire : le système de valeurs petit-bourgeois
  • A. Le spectacle de la médiocrité
  • B. Le motif du socle ou du buste comme représentation de la prétention
  • 4. Une résistance tranquille
  • Conclusion
  • Bibliographie
  • I. Jean Muno
  • Fonds Jean Muno des Archives et Musée de la Littérature
  • II. Cadre historico-littéraire de la Belgique
  • III. Supports théoriques
  • Index
  • Titres de la collection

← 12 | 13 →Remerciements

Je souhaiterais, tout d ’ abord, honorer la mémoire de feu Mme Jacqueline Burniaux, qui m ’ a reçue chez elle en maintes occasions afin que je puisse consulter les archives littéraires de son défunt mari, Jean Muno, et a toujours répondu patiemment à mes nombreuses questions les concernant. À sa suite, je voudrais remercier Mme Martine Burniaux, fille de l ’ écrivain, de m ’ avoir prêté et commenté en toute confiance des photos et documents relatifs à l ’ œuvre de son père, et de m ’ avoir autorisée gracieusement, ainsi que son frère M. Jean-Marc Burniaux – par le biais de M. JeanBaptiste Baronian, gérant des droits de Jean Muno –, à citer de larges extraits du manuscrit inédit d ’ Un petit homme seul.

Je tiens également à manifester ma gratitude à M. Marc Quaghebeur, directeur des Archives et Musée de la Littérature, qui m ’ a proposé de publier cette étude dans la présente collection et m ’ a aidée de ses précieux conseils. Je garde en mémoire les excellentes conditions de travail que m ’ ont offertes les A.M.L. pour la consultation de la bibliographie nécessaire, grâce à la richesse de leurs fonds et à la compétence des membres de leur personnel : j ’ associe ces derniers à mes remerciements – et spécialement Mme Saskia Bursens et M. Jean Danhaive – en raison de leur chaleureux accueil. Parallèlement, j ’ aimerais exprimer ma vive reconnaissance à Mme Ana González Salvador, professeur honoraire de l ’ Universidad de Extremadura, pour m ’ avoir guidée tout au long de mes recherches. Que Mme Barbara Van der Eecken, auteure de la première thèse de doctorat consacrée à l ’ œuvre de J. Muno, trouve ici aussi le témoignage de ma gratitude, car elle n ’ a pas hésité à me communiquer le texte inédit de son travail.

Mes remerciements s ’ adressent de même au Service des Publications de l ’ Universidad de Extremadura, dirigé par M. Manuel Rojas Gabriel, qui a contribué au financement de cette publication, ainsi qu ’ à la Junta de Extremadura et au FEDER (Fondo Europeo de Desarrollo Regional), qui y ont également participé par le soutien apporté à mon groupe de recherche CILEM (Lenguas y Culturas en la Europa Moderna : Discurso e Identidad, HUM008), coordonné par M. Enrique Santos Unamuno.

Mais je ne voudrais pas oublier mes proches, ni mes parents, ni Chantal et Philippe, ni Luisa, ni Concha : merci à vous particulièrement et à tous ceux qui m ’ ont accompagnée de leurs affectueux encouragements et de leurs conseils lors de ce long parcours semé d ’ épineuses bougainvillées roses ! ← 13 | 14 →

← 14 | 15 →Introduction

Toutes les ironies […] sont produites pour être déchiffrées,

sinon par tout le monde, au moins par les happy few,

sous peine d’effet perdu : on ne rit pas très bien tout seul.

Gérard Genette1

L’écrivain bruxellois de langue française connu sous le nom de Jean Muno (1924-1988) – pseudonyme de Robert Burniaux – représente une figure majeure au sein du panorama littéraire de la Belgique francophone de la seconde moitié du XXe siècle. La production narrative de ce romancier, nouvelliste, conteur, auteur de pièces radiophoniques, essayiste et chroniqueur littéraire, a suivi une évolution harmonieuse malgré la nature apparemment hétérogène de certains de ses écrits. Or nous considérons que les deux versants de l’œuvre munolienne, autobiographique et fantastique, très souvent envisagés séparément par la critique, se complètent parfaitement si nous les examinons sous l’angle de l’ironie. Car celle-ci teinte aussi bien les romans que les contes ou les nouvelles, et ce, depuis les créations initiales – à partir d’Un petit homme seul (1950) – jusqu’à Jeu de rôles – paru en 1988, au lendemain du décès de l’auteur.

Nous avons dès lors décidé d’embrasser, dans cette étude se focalisant sur la subversion souriante de l’ironie munolienne, l’intégralité de la production fictionnelle de l’écrivain, soit un peu plus d’une centaine de narrations de taille variable – d’une seule page pour quelques-unes, à environ trois cents pour la plus longue. Le choix de ce vaste corpus nous permettra de montrer la cohérence de l’univers diégétique créé par J. Muno, en mettant en évidence l’articulation des phases de la trajectoire littéraire du romancier belge. Nous pourrons également, de la sorte, redonner de l’importance à ses textes méconnus, le silence à leur propos s’expliquant notamment par le manque de rééditions (surtout dans le cas des récits brefs), même s’il convient de se réjouir que, depuis la disparition de l’auteur, plusieurs de ses livres essentiels aient été republiés, généralement assortis d’un paratexte critique (préface, postface ou lecture).

J. Muno, primé et reçu à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 1981, a vu la qualité de sa création saluée par ses ← 15 | 16 →concitoyens, ses écrits suscitant autant d’intérêt dans les milieux universitaires de son pays qu’à l’étranger pour l’élaboration de travaux académiques. Pourtant, outre les présentations de vulgarisation, recensions et quelques numéros de revues littéraires centrés sur son œuvre, les études publiées concernant les narrations de l’écrivain sont malheureusement brèves2, ce qui doit nous inciter à essayer de contribuer à la mise en valeur d’une production littéraire au questionnement original et d’actualité. Comme le constatait, à la charnière de ce siècle, J.-B. Baronian (ami de longue date de J. Muno, mais aussi spécialiste de la littérature fantastique de langue française) :

Il ne fait aucun doute que Jean Muno est un écrivain majeur, et probablement le plus important en Belgique francophone dans les années 1970 et 1980. Il n’empêche ! Si plusieurs de ses livres ont eu du succès et ont été couronnés par des prix littéraires, ils n’ont toujours pas hélas la large audience dont ils devraient bénéficier. […] Les années s’écoulent et la grande reconnaissance de Jean Muno se fait toujours attendre, malgré la réédition en 1998 de Saint-Bedon et d’Histoire exécrable d’un héros brabançon ainsi que la parution de certaines pages fiévreuses de son Journal sous le titre de Rages et ratures 3.

Si à maintes reprises a été signalée la récurrence d’« un petit homme simple et solitaire, apparemment sans envergure ni relief »4 en tant que protagoniste des fictions de J. Muno, ceux qui se sont intéressés à ses textes ont également souvent mentionné l’« humour noir ou gris »5 qui y perce, ou utilisé l’épithète d’« ironiques » pour les qualifier, quoique, dans la plupart des cas, ils ne développent pas cette caractéristique évoquée. Ainsi, dans l’incontournable « Balises pour l’histoire de nos lettres », M. Quaghebeur se référait à « cet écrivain minutieux et ironique qui paraît avoir trouvé, dans l’émergence de la nouvelle génération, de quoi oser dévider jusqu’au bout le savant étouffoir d’une vie quotidienne déconnectée de l’histoire »6. ← 16 | 17 →Lors de la présentation de l’auteur dans le cadre de la réédition de la nouvelle Compte à rebours en 1984 au Canada, M. Voisin faisait allusion aux « moyens d’un style ironique »7. À l’occasion de l’hommage collectif rendu par « Le Groupe du roman » à J. Muno pour le premier anniversaire de sa mort, A. Ayguesparse soulignait que « [d]ès son premier roman, Baptême de la ligne, il [J. Muno] apporte dans notre littérature un ton nouveau, une ironie faite d’amertume et de dérision qui révèle une étonnante finesse d’écriture »8. À ses côtés, J.-L. Jacques désignait J. Muno comme « poète ironique et rêveur du fantastique quotidien »9 et J.-G. Linze consacrait quelques pages à « Ironie, humour et comique chez Jean Muno épistolier »10. Au moment où sera republié le roman de la maturité, Histoire exécrable d’un héros brabançon, J.-M. Klinkenberg remarquera qu’« un voile d’ironie couvre la totalité du texte »11. Le choix de ces témoignages – qui ne constituent qu’un échantillonnage réduit des voix ayant relevé la présence de l’ironie dans l’œuvre munolienne – montre donc que ce sourire moqueur est perçu aussi bien au début de la production de l’écrivain que vers son terme, tant dans ses romans qu’au sein de ses nouvelles – d’orientation fantastique ou non –, et même au fil de certaines correspondances.

Parlant tantôt de l’humour de ses textes, tantôt de leur ironie – nous reviendrons sur l’usage que fait l’auteur de ces termes connexes –, J. Muno, quant à lui, confie à J. De Decker : « j’aurais tendance à me considérer comme un écrivain plutôt tragique qui aurait le sens de l’humour. L’humour m’est aussi indispensable dans la vie que dans ce que j’écris, d’ailleurs. Il est une façon de désarmer les adultes, de les ramener à des proportions plus abordables. La conviction qu’ils mettent à vivre m’effraie »12. Dans ce sens, lors de la proclamation du prix Victor Rossel 1979 décerné au recueil de nouvelles Histoires singulières, le secrétaire du jury observe au sujet de l’œuvre munolienne couronnée que, « si l’on gratte un ← 17 | 18 →peu sous l’apparence de cette aménité […], on saisit bientôt que le propos de Jean Muno est loin d’être innocent et seulement souriant ou amusé. Ce sont les colonnes mêmes d’un univers dont il avoue que “le sérieux l’effraie”, qu’il ébranle. Ce sont “les adultes déplorablement graves” qu’il veut désarmer »13. Dans ce discours, J. Tordeur reprend les termes récurrents du romancier lui-même qui déclarera : « J’ai toujours eu le sentiment qu’il fallait résister. Résister au sérieux incorrigible de l’adulte. À ce sérieux que, pour ma part, je ne suis jamais parvenu à prendre au sérieux »14.

J. Muno n’a pas caché son dessein de proposer des œuvres à double fond : « Mon rêve […] serait d’écrire un livre limpide en surface, mais qui se révélerait à la relecture d’une troublante profondeur. Un livre-piège, à niveaux multiples, du plus simple au plus compliqué, inépuisable »15. Selon nous, l’ironie particulière de l’auteur – ou plutôt la conjonction des ironies spécifiques qu’il manie – représente précisément la clé qui permet d’accéder aux différents niveaux de ses textes, d’en comprendre leur subversion. C’est la non-perception de cette ironie complexe qui explique les lectures superficielles que l’écrivain belge a déplorées pour certains de ses récits. En effet, J. Muno s’est plaint à plusieurs reprises de la méprise concernant la signification de quelques-unes de ses narrations, surtout celles qu’il nomme ses « fables » – L’Hipparion (1962), par exemple –, sentiment d’incompréhension éprouvé par le romancier qui a contribué au virage brutal de Ripple -Marks (1976). Or, comme la plupart des ironologues, C. Kerbrat-Orecchioni a signalé le risque de ce que Ph. Hamon nommera « l’écriture oblique », parce que « tout fait d’ironie est constitutivement ambigu »16, sachant que, d’après un autre constat fréquent, sa qualité dépend de sa discrétion.

Ayant choisi de découvrir les intentions de l’auteur bruxellois en ouvrant les textes narratifs munoliens grâce au repérage des différents types d’ironie qui les teintent, des plus évidentes aux plus subtiles, nous devrons nous pourvoir des moyens théoriques nécessaires à leur identification précise. Cette base méthodologique nous servira également de garde-fou, « évitant de céder à l’usage courant qui consiste à qualifier d’ironique tout propos ← 18 | 19 →moqueur – Proust lui-même n’y échappe pas toujours – et à voir de l’ironie partout »17. Car, parfois galvaudée, cette notion recouvre une gamme d’acceptions, fruit de l’évolution du terme εἰρωνεία depuis son emploi initial philosophique. Il ne faudrait dès lors pas nous contenter d’une étude, aussi approfondie fût-elle, se focalisant sur les figures de l’ironie verbale dans les fictions de J. Muno. Elle ne permettrait pas de cerner d’autres aspects ironiques que nous percevons intuitivement dans ses récits, ni d’expliquer de façon satisfaisante les raisons de la prédilection de l’écrivain pour l’ironie dès ses premiers textes. Comme le met en exergue Ph. Hamon, dont L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique (1996) a donné des lettres de noblesse aux recherches sur l’ironie proprement littéraire – nettement moins fournies que celles consacrées à l’ironie d’un point de vue rhétorique ou linguistique –, « un texte ironique n’est pas une succession de calembours ou de traits d’esprit juxtaposés et isolables, et l’ironie globale dont traitera le littéraire ne saurait être réduite à un échantillonnage de phrases ironiques, à la somme des figures locales de l’ironie »18.

Outre les publications actuelles particulièrement foisonnantes sur la polysémie de l’ironie, nous devons tenir compte du constat de M. Yaari avertissant du danger que le concept d’ironie ne « se pulvérise. Le terme a accumulé trop de couches successives surimposées, et parfois contradictoires »19. D. Knox observait parallèlement : « the word has recently become discredited (as I believe it should be on the whole) as a literary critical term »20. Pour utiliser l’ironie en tant que critère opérationnel d’analyse dans le cadre de l’interprétation d’une œuvre littéraire – celle de J. Muno en l’occurrence –, nous remonterons donc, non seulement à la signification de l’ironie socratique et à son usage rhétorique dérivé, mais également aux fondements de l’ironie romantique. Revisiter le passé nous donnera l’occasion de comprendre, dans « la société post-moderne, où l’ironie règne en maître »21, la place de celle qui peut être considérée comme « [g]entille fée ou vilaine sorcière »22. N’oublions pas que, dès ses origines ← 19 | 20 →classiques, elle a aussi été négativement connotée et que, si aujourd’hui les uns la considèrent comme une marque de raffinement et d’intelligence, pour les autres « l’ironie est la (triste) consolation des impuissants »23.

Comme l’explique P. Charaudeau, « dans l’ironie, il y a discordance entre le dit et le pensé, différemment polarisés […] le récepteur est mis en position d’avoir à découvrir quelque chose de caché »24 vu « le Je-locuteur porteur d’un pensé et le Je-énonciateur exprimant un dit »25. L’approche praxématique insiste sur le fait que « [d]ans le cadre du dialogisme intersubjectif, l’ironie met en jeu les deux pôles de toute énonciation : l’énonciateur et l’énonciataire »26. Il convient effectivement de garder présente à l’esprit la complémentarité des rôles du producteur et du récepteur du message ironique, le repérage et l’interprétation de l’ironie revenant au second dans un jeu de connivence. La critique postmoderniste a d’ailleurs été jusqu’à envisager l’ironie en tant que mode de lecture. L’importance de la fonction de décodage de l’ironie assumée par le récepteur rend, par conséquent, fondamentale l’image implicite que ce dernier s’est forgée préalablement de l’auteur. C’est elle qui l’aidera à percevoir les contradictions ou incongruités du texte, à apprécier la distance entre les voix de la narration et la position de l’écrivain, et à saisir le sens des décalages introduits par l’ironie.

Pour saisir la posture énonciative de J. Muno dans toutes ses nuances, nous nous référerons aux circonstances de création de ses fictions, à mettre ponctuellement en rapport avec le vécu personnel du romancier ainsi qu’avec le contexte historico-littéraire belge francophone. Car nous ne perdons pas de vue le constat barthien de « la mort de l’auteur » (1968), soulignant qu’« un texte est fait d’écritures multiples, issues de plusieurs cultures et qui entrent les unes avec les autres en dialogue, en parodie, en contestation »27. Nous ne pouvons lire les narrations munoliennes sans entendre, notamment, à travers le tissu polyphonique, les échos des ← 20 | 21 →tensions contraires vécues par les écrivains belges face à la légitimation parisienne pendant les phases dites « centripète » et « dialectique » selon la périodisation adoptée par J.-M. Klinkenberg28. Seront également évoqués, parmi d’autres éléments utiles pour situer la réflexion de l’auteur, le questionnement esthétique littéraire contemporain aussi bien que les dérapages d’une société en mutation au tournant des Golden Sixties et les étapes du processus menant à la fédéralisation de l’État belge.

Afin d’obtenir un maximum de données contextuelles, nous avons complété nos recherches bibliographiques par le dépouillement de correspondances (échangées, par exemple, entre J. Muno et des amis écrivains) et l’écoute d’enregistrements sonores où l’auteur intervenait. Les informations que nous avons personnellement recueillies auprès de J. Burniaux, veuve du romancier, ont enrichi notre perspective, alors que la consultation de la bibliothèque et des archives littéraires de l’écrivain, soigneusement conservées par celle qui l’a toujours activement secondé dans son travail de création, a joué un rôle déterminant pour l’avancement de nos recherches. Nous avons de la sorte eu accès à des carnets de notes de J. Muno, divers tapuscrits et dossiers préparatoires de ses romans, ayant le bonheur de découvrir des textes inédits que nous mentionnons dans le présent essai. Comme un grand nombre de ces documents de l’auteur ont ultérieurement été cédés par J. Burniaux aux Archives et Musée de la Littérature29, il nous a semblé digne d’intérêt de proposer, dans notre bibliographie finale, l’inventaire du Fonds J. Muno ainsi constitué et récemment catalogué. Parallèlement, grâce à un échantillonnage de reproductions incluses dans ce volume, nous ferons partager à nos lecteurs un choix de ces archives qui nous semble éclairant ; nous ajouterons, à ces fragments autographes, des photos du romancier et d’autres témoignages visuels, illustratifs des aspects de la trajectoire littéraire munolienne commentés au fil de nos pages.

Nous commencerons notre étude en analysant successivement chacune des trois catégories d’ironie qu’il nous paraît pertinent de distinguer, conformément à nos propres critères, pour comprendre la subversion souriante de l’œuvre fictionnelle de J. Muno. Dans notre chapitre initial, nous prendrons comme point de départ la pièce radiophonique inédite et ← 21 | 22 →méconnue Un petit homme seul (1950), afin de montrer le rôle matriciel de cette première fiction conservée de l’écrivain. Nous établirons ensuite, par un procédé heuristique, la définition de l’ironie que nous avons baptisée diégétique – touchant les structures narratives des histoires conçues par le romancier. Nos deuxième et troisième chapitres seront respectivement consacrés aux ironies que nous avons choisi de nommer énonciative – relative aux jeux polyphoniques des voix qui se manifestent dans la narration – et métanarrative – concernant le rapport de l’auteur au processus d’écriture lui-même. Selon une méthode inverse à celle utilisée dans notre chapitre initial, nous définirons d’abord les concepts éponymes retenus en exposant le bilan des présupposés théoriques qui nous ont amenée à les proposer, avant de passer en revue les diverses modalités de ces ironies. Grâce à cette identification systématique des différents mécanismes des trois sortes d’ironie munolienne, nous pourrons procéder à une taxonomie de leurs cibles dans notre quatrième chapitre, c’est-à-dire expliquer l’éventail des objets que vise la raillerie indirecte de l’écrivain. La cinquième et dernière étape de notre parcours s’attachera à l’examen des fonctions de l’ironie, qui nous aidera à comprendre, au-delà des cibles ponctuelles précédemment décrites, la portée personnelle et idéologique de l’usage quasiment constant de l’ironie de la part de J. Muno, autrement dit le jeu auto-ironique et la remise en cause du modèle petit-bourgeois.

Nous ne voudrions pas entreprendre le cheminement de notre travail sans préciser que nous souhaitons mettre en évidence le triple réseau des ironies diégétique, énonciative et métanarrative qui sous-tend l’œuvre munolienne dans le but d’éclairer les fictions de l’auteur d’un jour nouveau. Tenant compte de la déception exprimée par J. Muno suite à des lectures au premier degré de certains de ses textes ambigus – sans doute insuffisamment balisés –, nous désirons proposer une réflexion approfondie quant aux enjeux de « l’ironie, qui est, on l’a dit, une pudeur, et qui est aussi une rébellion et une revanche »30. Bien que nous prétendions offrir des critères objectifs pour repérer les marqueurs de la distanciation moqueuse indirecte que représente l’ironie envisagée dans sa dimension polyphonique, ne pas reconnaître la part de subjectivité de l’interprète que nous sommes serait manquer de l’auto-ironie indispensable au chercheur qui se veut le plus sérieux possible…

__________

1 Genette, G., Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, Coll. « Poétique », 1983, p. 100.

2 Elles ne dépassent pas la taille d’articles ou, plus rarement, de chapitres de livres, bien qu’il faille signaler l’importance d’un essai récent d’Å. Josefson, qui consacre la deuxième partie de son volume à deux romans, deux récits et deux recueils de nouvelles de J. Muno – Josefson, Å., Fantastique et révolte chez Jean Muno et Hugo Raes, Bruxelles, Peter Lang, Coll. « Comparatisme et Société / Comparatism and Society », n° 22, 2013, « 2e partie. Jean Muno », p. 61-223.

3 Baronian, J.-B., Panorama de la littérature fantastique de langue française. Des origines à demain, Tournai, La Renaissance du Livre, Coll. « Les Maîtres de l’imaginaire », 2000, p. 248-249.

4 Françaix, I., « Humour et tendresse. Jean Muno vu par son épouse. Entretien avec Jacqueline Burniaux », in Revue Musiques Nouvelles, n° 5, Mons, 2011, p. 37.

5 La Fère, A.-M. et Janssens, A., Autour de ma chambre. Entretiens avec onze écrivains et un peintre, Bruxelles, Éd. Labor / R.T.B.F. éd., 1984, p. 115.

6 Quaghebeur, M., « Balises pour l’histoire de nos lettres », in Alphabet des lettres belges de langue française, Bruxelles, Association pour la promotion des lettres belges de langue française, 1982, p. 201.

7 Voisin, M., « Jean Muno », in Contes, nouvelles et légendes… de quelques pays français, Canada, Fédération internationale des professeurs de français, Commission permanente et interrégionale de l’enseignement du français langue maternelle (Belgique, France, Québec, Suisse), 1984, p. 22.

8 Ayguesparse, A., « Jean Muno et la poésie », in Frickx, R. (dir.), Jean Muno : 1924-1988, Lausanne, L’Âge d’Homme, Le Groupe du roman, Cahier 23, 1989, p. 109.

9 Jacques, J.-L., « Le larech, animal métaphysique », in Frickx, R. (dir.), Jean Muno : 1924-1988 (op. cit.), p. 52.

10 Linze, J.-G., « Ironie, humour et comique chez Jean Muno épistolier », in Frickx, R. (dir.), Jean Muno : 1924-1988 (op. cit.), p. 91-99.

11 Klinkenberg, J.-M., « Lecture », in Muno, J., Histoire exécrable d’un héros brabançon (1982), Bruxelles, Labor, Coll. « Espace Nord », n° 126, 1998, p. 396.

12 Muno, J., in De Decker, J., « Jean Muno », in De Decker, J., Les Années critiques : Les Septantrionaux, Bruxelles, Ercée a.s.b.l., 1990, p. 50.

13 J. Tordeur cité in De Decker, J., « Le prix Victor Rossel 1979 décerné à Jean Muno pour son recueil de nouvelles Histoires singulières », in Le Soir, 22-11-1979, p. 28.

14 Muno, J., in De Decker, J., « Jean Muno » (op. cit.), p. 45.

15 Muno, J., in Andriat, F., « Rencontre avec Jean Muno » (1979), in Trekker, A.-M. et Vander Straeten, J.-P., Cent auteurs, Anthologie de littérature française de Belgique, Nivelles, Éd. de la Francité, 1982, p. 320.

16 Kerbrat-Orecchioni, C., « Problèmes de l’ironie » (1976), in Linguistique et sémiologie, n° 2 (L’ironie), Lyon, Presses universitaires de Lyon, Travaux du Centre de recherches linguistiques et sémiologiques de Lyon, 1978 (2e éd. augmentée), p. 35.

17 Niogret, Ph., Les Figures de l’ironie dans À la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, Paris, L’Harmattan, Coll. « Approches littéraires », 2004, p. 6.

18 Hamon, Ph., L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette, Coll. « Recherches littéraires », 1996, p. 5.

Résumé des informations

Pages
415
Année
2015
ISBN (PDF)
9783035265149
ISBN (ePUB)
9783035299755
ISBN (MOBI)
9783035299748
ISBN (Broché)
9782875741998
DOI
10.3726/978-3-0352-6514-9
Langue
français
Date de parution
2015 (Mars)
Mots clés
romancier bruxellois romancier ironie réécriture parodique
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2015. 415 p., 14 ill.

Notes biographiques

Isabelle Moreels (Auteur)

Née à Bruxelles, licenciée ès lettres de l’Université libre de Bruxelles, Isabelle Moreels a obtenu son titre de docteure européenne à l’Universidad de Extremadura (Cáceres, Espagne). Elle y enseigne au sein de la section de Philologie française. Outre plusieurs articles consacrés à Jean Muno et d’autres publications relatives surtout à la littérature belge francophone, elle a dirigé la partie monographique du nº 21 (2010) de la revue Cuadernos de Filología Francesa : « L’ironie dans les productions (para)littéraires en langue française au XXe siècle ».

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Titre: Jean Muno
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