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Textures

Processus et événements dans la création poétique moderne et contemporaine

de Jeff Barda (Éditeur de volume) Daniel Finch-Race (Éditeur de volume)
©2015 Collections X, 236 Pages
Série: Modern French Identities, Volume 120

Résumé

Le présent volume vise à questionner la place qu’entretiennent les textures dans le champ de l’expérience esthétique. Dans une image, un texte, un mouvement quelque chose se trame, achoppe, râpe, se défait et se déforme ; une couleur, une tache, une ligne, un tracé, une rupture syntaxique, un bégaiement, un bruit, un gros plan ouvrent à de multiples bifurcations sensorielles. Ainsi quelles techniques d’inscription, de composition – de tissage – sont à l’œuvre en peinture, au cinéma, en musique, au théâtre, en vidéo, en performance et dans les lettres ? Comment les définir, les saisir, les approcher dans leur singularité ? Les articles ici rassemblés cherchent à décrire et rendre sensible la manière dont les textures forment-déforment-reconfigurent-réactualisent non seulement les objets dans lesquelles elles s’engagent, mais aussi nos manières d’être. Si la problématique des textures jouit d’une certaine actualité dans les domaines de la création et de la recherche, reste pour nous la nécessité de cartographier cette notion, et d’en proposer une constellation dans le ciel du présent.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Remerciements
  • Introduction : Ce que les textures disent de nos pratiques
  • Partie I Éléments, agrégats, évanescence
  • Flocons fin-de-siècle : Textures paradoxales
  • Le ‘Verre complice’ : La Poésie symboliste sous verre (et si bien à l’abri)
  • La Texture de pierres sèches dans les Souvenirs d’enfance et L’Eau des collines : Matière d’un paysage et d’une structure textuelle
  • Partie II Chair, viscosité, ornementation
  • Le Crachat de Stilitano : Le Visqueux dans Journal du voleur de Jean Genet et chez ses lecteurs
  • ‘Écrans tactiles’ : Esthétique, dramaturgie et épistémologie des textures dans le ‘cinéma français des sensations’
  • De la faktura à l’ornemental : La Fabrique des textures au cinéma et dans les arts visuels
  • Partie III Greffe, collage, incrustation
  • Greffer le mot étranger dans la langue : Le Cas du français d’Oscar Wilde
  • La Pratique du ‘néo-français’ dans Petite cosmogonie portative de Raymond Queneau : Vers une texture de la langue vulgaire
  • Espace de virtualités et essaim de singularités dans la poésie sonore et graphique d’Anne-James Chaton
  • Partie IV Contact, matérialité, indexation
  • Les Textures infernales du triptyque hugolien de Baudelaire
  • La Poésie entre formes fixes et formes fluides : Textures insaisissables dans les vers français au dix-neuvième siècle
  • L’Affaire La Pérouse
  • Notes sur les auteurs
  • Index
  • Titres de la collection

← viii | ix →Remerciements

Les éditeurs tiennent à remercier Prof. Michael Moriarty, Prof. Emma Wilson et Mme Esther Palmer du département de français de l’université de Cambridge ; M. François Lesec ; le College of Arts & Humanities de l’université de Cambridge ; l’ambassade de France à Londres ; la Society of French Studies ; Mme Hannah Kilduff, Dr Jean Khalfa, Sir Gregory Winter, les Fellows et le personnel du Trinity College de l’université de Cambridge pour leur soutien de la journée d’études ‘Textures’ (le dix-septième colloque annuel du French Graduate Research Seminar de l’université de Cambridge) qui eut lieu le 9 mai 2014. ← ix | x →

← x | 1 →JEFF BARDA ET DANIEL A. FINCH-RACE

Introduction : Ce que les textures disent de nos pratiques

États, environnements et transformations

Les sciences qui s’intéressent aux matériaux ou éléments qui entourent notre environnement décrivent leurs transformations au sein de réseaux : telle particule interagit avec une autre par contact, frottement, adhésion ou rejet, ce qui rend tangibles certaines de leurs propriétés. Les paradigmes sont multiples, si bien que les scientifiques parlent volontiers de vecteurs ou de tenseurs pour décrire ces phénomènes : vecteur unitaire qui favorise la rencontre d’éléments homogènes au sein d’un même ensemble et qui produit une texture unique ; vecteur de contacts qui favorise la rencontre de particules hétérogènes, lesquelles ouvrent à une multitude de combinaisons possibles et d’identités particulières qui évoluent elles-mêmes en des directions multiples ou contradictoires par déformations, rotations, glissements ou pertes. La matière prosaïque et si particulière du plastique, cette substance au ‘nom de berger grec (Polystyrène, Phénoplaste, Polyvinyle, Polyéthylène)’1 moulée à chaud sous pression et qui produit une forme à partir d’une collation de produits intermédiaires, naît d’un rapport de contacts toujours soumis à des assemblages ou compressions d’identités variables, rapports de particules au sein d’un espace/temps, mais aussi de grandeur et d’échelle. Dans ses Mythologies, essai à la fois humoristique et critique rappelant peut-être le dictionnaire des idées reçues de Flaubert, Barthes – inspiré par la phénoménologie de Gaston Bachelard – s’était ← 1 | 2 →notamment intéressé au pouvoir alchimique et infini de la matière plastique, la décrivant comme une substance apte à donner naissance à des proliférations (‘plus qu’une substance, le plastique est l’idée même de sa transformation infinie’) comme à des aberrations (‘conversion brusque de la nature’) :

Sa constitution est négative : ni dur ni profond, il doit se contenter d’une quantité substantielle neutre en dépit de ses avantages utilitaires : la résistance, état qui suppose le simple suspens d’un abandon. Dans l’ordre poétique des grandes substances, c’est un matériau disgracié, perdu entre l’effusion des caoutchoucs et la dureté plate du métal : il n’accomplit aucun des produits véritables de l’ordre minéral, mousse, fibre, strates. C’est une substance tournée : en quelque état qu’il se conduise, le plastique garde une apparence floconneuse, quelque chose de trouble, de crémeux et de figé, une impuissance à atteindre jamais au lisse triomphant de la Nature. Mais ce qui le trahit le plus, c’est le son qu’il rend, creux et plat à la fois ; son bruit le défait, comme aussi les couleurs, car il semble ne pouvoir en fixer que les plus chimiques : du jaune, du rouge et du vert, il ne retient que l’état agressif, n’usant d’eux que comme d’un nom, capable d’afficher seulement des concepts de couleurs.2

Surface (‘floconneuse’, ‘crémeuse’, ‘figé’), vibration (‘creux et plat’), mais aussi gamme de couleurs et de concepts : rien ne semble figer le trouble (à la fois singulier et étrange) de ce matériau. Barthes conclut son analyse en soulignant son pouvoir quasi-illimité, sinon transformationnel (‘le monde entier peut être plastifié’), son extensivité à d’autres formes (‘on inventera des objets pour le plaisir d’en user’). Mais sa distinction la plus fine réside dans la disjonction qu’opère cette matière entre l’objet et le monde de la nature :

C’est la première matière magique qui consente au prosaïsme ; mais c’est précisément parce que ce prosaïsme lui est une raison triomphante d’exister : pour la première fois l’artifice vise au commun, non au rare. Et du même coup, la fonction ancestrale de la nature est modifiée : elle n’est plus l’Idée, la pure Substance à retrouver ou imiter, une matière artificielle, plus féconde que tous les glissements du monde, va la remplacer, commander l’invention même des formes.3

← 2 | 3 →Si l’exemple est trivial, l’analyse de Barthes est précieuse : elle souligne d’abord le passage du rare au commun (bien que de l’autre puisse surgir au sein du même). Mais elle rend aussi visible le trouble qu’introduit le plastique au sein de la représentation : ni les dualismes catégoriels ni l’idéalisme platonicien ou l’aristotélisme ne tiennent. Le plastique serait avant tout affaire de forme (elle-même flottante, mouvante) que de représentation.4

Multiplicités, aberrations, métamorphoses

L’idée que le comportement d’une entité soit lié à un contexte qui permette de rendre palpables certaines de ses propriétés semble être devenue pour un grand nombre d’artistes depuis la fin du dix-neuvième siècle un enjeu majeur : l’art ne repose plus sur un régime mimétique subordonné à un ensemble de concepts, de règles ou de critères d’expressivité prédéfinis. Il est événement, présence, singularité. Pour Flaubert, il devient ainsi ‘une manière absolue de voir les choses’ ;5 pour Proust, un style conçu comme espace de différences qualitatives reposant sur le regard empirique d’un sujet à partir du donné ‘car le style pour l’écrivain, aussi bien que la couleur pour le peintre, est une question non de technique, mais de vision’.6 Ou dit différemment et littéralement avec Ponge : non plus une question de ‘voir’, de ‘vision’ ou de ‘voyance’ selon le vœux rimbaldien, mais une expérience banale du regard ← 3 | 4 →face à l’irruption du réel dans toute sa contingence : ‘il est une occupation à chaque instant en réserve à l’homme : c’est le regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle, la remarque de ce qui l’entoure et de son propre état au milieu de ce qui l’entoure’.7 Il s’agit, autrement dit, d’une expérience contextuelle liée à un environnement, mais aussi à un espace de transformation où le regard se confond avec la parole, le temps avec l’espace, le centre (‘le milieu’) avec les bords (‘entoure’). Non plus la chose, mais ses effets. Non plus l’objet mais la sensation, la vibration. Pour Jacques Rancière, la fin du dix-neuvième siècle marquerait le passage d’une poétique de la représentation (analogue au régime représentatif) à une poétique de l’expression (régime esthétique) :

Le régime esthétique des arts est celui qui proprement identifie l’art du singulier et délie cet art de toute règle spécifique, de toute hiérarchie des sujets, des genres et des arts. Mais il le fait en faisant voler en éclat la barrière mimétique qui distinguait les manières de faire de l’art des autres manières de faire et séparait ses règles de l’ordre des occupations sociales. Il affirme l’absolue singularité de l’art et détruit en même temps tout critère pragmatique de cette singularité. Il fonde en même temps l’autonomie de l’art et l’identité de ses formes avec celles par lesquelles la vie se forme elle-même.8

Ce paradigme qui renverse les hiérarchies et les règles générant ainsi un espace où l’artiste bafoue les représentations à un niveau systématique engendre une redistribution du sensible au sein du monde social où chacun peut expérimenter, inventer en partant du commun, et conçoit l’art comme un espace d’expérimentation et d’expérience :

Au primat de la fiction s’oppose le primat du langage. À sa distribution en genres s’oppose le principe antigénérique de l’égalité de tous les sujets représentés. Au principe de convenance s’oppose l’indifférence du style à l’égard du sujet représenté. À l’idéal de la parole en acte s’oppose le modèle de l’écriture. Ce sont ces quatre principes qui définissent la poétique nouvelle.9

← 4 | 5 →Ainsi, contrairement au régime représentatif qui reposait sur une adéquation entre le texte et l’image et impliquait ‘un rapport de subordination entre la fonction dirigeante, la fonction textuelle d’intelligibilité, et une fonction imageante mise à son service [pour porter] à leur plus haute expression sensible les pensées et les sentiments à travers lesquels se manifestait l’enchaînement causal’,10 le régime esthétique abolit la subordination en faveur de la conjonction. Les relations ne sont désormais plus causales mais hétérogènes, et chaque fois réinventées :

C’est un monde où toute les histoires sont dissoutes en phrases, elles-mêmes dissoutes en mots, échangeables avec les lignes, les touches ou les ‘dynamismes’ en quoi s’est dissous tout sujet pictural, ou avec les intensités sonores où les notes de la mélodie se fondent avec les sirènes des navires, les bruits des voitures et le crépitement des mitrailleuses.11

L’art ne serait alors plus affaire de sujet, de représentation ou d’ordre, ni même – osons le dire – de sens, mais un ‘art sans qualités’. Plutôt que le Sens, son explosion : sa prolifération d’identités/entités multiples (la sirène, le bruit, le crépitement). Des différences de niveaux mais aussi de temporalités, si seulement on reconnaît dans la formule lapidaire de Rancière toute l’histoire englobée en un seul et même mouvement : l’antique (la sirène et le navire d’Ulysse), le prosaïsme contemporain et la guerre. Le tout à ‘l’unisson’ dirait Mallarmé. Plus intéressante, peut-être, est la métaphore organique utilisée par Rancière qui rappelle la terminologie scientifique. Art comme organisation ouverte d’atomes, de matérialités et d’espaces divers : ‘la commune mesure nouvelle, ainsi opposée à l’ancienne, est celle du rythme, de l’élément vital de chaque atome sensible délié qui fait passer l’image dans le mot, le mot dans la touche, la touche dans la vibration de la lumière ou du mouvement’.12 Il s’agit d’un processus de diffusion plutôt que d’une ontologie où les textures se définissent moins comme des choses que comme des états transitoires.

← 5 | 6 →Si étymologiquement ‘texture’ provient du latin textura signifiant tissu, sa polysémie le fait lui aussi fuir dans tous les sens : ‘disposition et mode d’entrecroisement des fibres, des éléments constitutifs du tissu organique’, mais aussi nœud de représentations ou énigmes ‘caractéristiques de l’image rétinienne jouant un rôle primordial dans la perception des distances’, ou ‘arrangement de liaison des parties d’une œuvre ou d’une opération intellectuelle’. Ce qui semble caractériser les textures, c’est la dispositio : une organisation interne (ouverte) capable d’agencer et de lier syntaxiquement fils, fibres et tissus sans pouvoir les réduire à une logique unitaire. Relation, mouvement et actualisation plutôt que systèmes clos et autarciques. Ou plutôt variétés d’entités qui ne reposent pas sur un système a priori, mais sur une impulsion qui ne cesse de redéfinir les cadres et les règles du jeu. Souvent confondus avec la matière, les textures se construisent et s’élaborent sur un principe différent qui peut curieusement parvenir aux mêmes résultats. La matière est une forme amorphe, une forme en attente : c’est un élément brut, essentiellement autonome, qui n’émane d’aucune interaction, mélange ni altérité. La texture, par contraste, est une algèbre (de l’arabe ‘Images’/‘āl-gˇabr’, ‘réduction’) : elle combine, associe, multiplie ou soustrait. Elle assemble, renverse les ordres, déjoue les automatismes, brutalise les liaisons, réactive les attentes. Au delà de ces distinctions, ces notions demeurent conjointes : la texture se nourrit de la matière, elle l’absorbe et de ce mélange corrosif, elle produit un résultat formel, lui-même conflictuel car toujours en attente de nouveaux décrochages, de nouvelles ressemblances et métamorphoses.

Inflexions et variations de la pensée

L’art et la littérature reposeraient ainsi non seulement sur un processus d’identification psychique mais aussi sur une identification sensorielle. Dans une image, un texte, un mouvement, quelque chose se trame, achoppe, grouille, râpe, se défait et se déforme. Une couleur, une tache, une ligne, un tracé, une rupture syntaxique, un bégaiement, un bruit ou encore un ← 6 | 7 →gros plan ouvrent à de multiples bifurcations sensorielles.13 Baudelaire en avait sans doute l’intuition lorsqu’il envisageait l’art comme lieu de multiples correspondances sensibles.14 Kandinsky quelques décennies plus tard se proposait de faire un usage idiosyncrasique des couleurs dont la communicabilité demeurait aléatoire, rompant ainsi avec la chromatologie de l’iconographie chrétienne.15 En musique, cette question se posa aussi d’une manière différente puisqu’il s’agissait de lier technique de composition avec la variation de timbre : Webern ou Schönberg à travers le Klangfarbenmelodie (‘jeu de mélodie et de timbre’) confièrent à différents instruments des indications dans le but de renforcer la ligne mélodique16 en ajoutant des différences de timbres au sein d’un même ensemble. Le cinéma n’est pas en reste de ces échanges : songeons par exemple aux expérimentations lettristes destinées à détruire ‘cet organisme ballonné et ventru qui s’appelle le film’17 – selon la formule invective d’Isou – en développant le montage discrépant (procédé de désynchronisation du son et de l’image et de dégradation du photogramme) dans le but de discréditer le cinéma, forme d’art d’apparence la plus réaliste. À cela s’ajoute la prolifération de livres d’artistes fonctionnant tantôt comme illustration tantôt comme ← 7 | 8 →continuation par d’autres moyens d’œuvres préexistantes, tantôt enfin comme simple espace d’expérimentation.18

Comme le soulignait à juste titre Jean-François Lyotard dans ses analyses sur le sublime dans l’art contemporain, si pour les romantiques le ‘sublime’ se définissait comme le libre jeu de l’imagination et de l’entendement à représenter un au-delà de toute représentation esthétique humainement possible, l’art contemporain, affranchi de ces prétentions et des contraintes représentatives, chercherait à (re)présenter l’indéterminable19 (le suprasensible, en deçà des concepts). Ainsi les ‘girouettes colorées’ de Buren,20 des œuvres textiles-monumentales et en même temps banales, viennent révéler quelque chose d’intangible – de sublime – dans leur immanence, leur violence mais aussi leur incertitude. Soudain les tissus, drapeaux ou autre textiles qui sont exposés en milieu urbain rendent visibles par leur présence et leur rayonnement des éléments naturels du paysage qui ne le sont pas. Ainsi le vent qui bat fort vient gifler le drapeau, le courbe et le plie, de même la pluie modifie l’effet d’un matériau en établissant des différences à l’intérieur d’un même tissu. Buren souligne non seulement le caractère éphémère et contingent de ces scènes, mais aussi la nécessité de sa capture, autant de manières de faire surgir à la surface de la matière et des plis les déchirures du réel, les vibrations et les inflexions de la pensée.

Ces rapports entre texture et pensée comme nœud de modulation, c’est-à-dire d’entrelacements, de croisements, de réseaux ou encore de chiasmes, déclinent une myriade de discours théoriques et d’approches conceptuelles – phénoménologie, linguistique, philosophie, anthropologie – qui décrivent les structures de perceptions du sujet. La phénoménologie de Merleau-Ponty n’a cessé d’interroger la nature de nos expériences sensorielles.21 Contre une approche cartésienne des dualismes catégoriels ← 8 | 9 →(l’être et le monde ; le visible et le lisible ; le corps et l’esprit) ainsi que l’arbitraire du langage, Merleau-Ponty a élaboré une pensée de l’expérience sensible où l’expérience du touché qualifie le corps du sujet : le sujet phénoménal expérimente le monde à travers l’union des différences – des modulations – qui en retour le définit comme corps, lieu d’inscription et lieu de révélation du sens. À travers ce paradigme ontologique qui envisage l’Être comme élément pivot de l’expérience où la chair devient la notion cardinale et le lieu d’une épiphanie qui nous délivre du sens et interroge la vie tactile du sujet, Merleau-Ponty proposait une vision du Sujet comme nœud-entrelacement sensible avec le monde extérieur. D’une manière différente, la psychanalyse lacanienne, qui ne cherchait pas à combler le ‘néant’ sartrien à l’instar de la phénoménologie, proposait à travers le modèle épistémologique du nœud borroméen – modèle emprunté à la mathématique de Georges-Théodule Guilbaud22 – une manière de décrire topologiquement la structure de l’expérience du sujet.23 À travers la représentation des trois anneaux des chaines signifiantes qui se croisent sans se confondre – le Symbolique (le langage), l’Imaginaire (lieu des ontologies et des objets) et au croisement le Réel (à la fois comme horizon et trou entre le signe et le sens, ou encore lieu vide ‘impossible’ ou ‘manque’) – Lacan cherchait à fournir un cadre capable à la fois de formaliser la subjectivité du désir et la symbolique du sujet, mais aussi de différencier les niveaux de jouissance. Contre ce paradigme, Deleuze fit valoir un autre modèle d’individuation – lui aussi modal – mais non substantiel, symbolique ou troué, où le sens ne surgit pas d’une conscience, d’une essence logique ou d’un manque. Plus de coupures entre le symbolique, l’imaginaire ou le réel, mais un espace de différentiations, de devenirs et de singularités aptes à donner sens aux ← 9 | 10 →éléments asignifiants où le ‘rhizome’24 (prolifération hétérogène en tous lieux dénuée de centre, dimensions croissantes toujours capable d’engendrer des transformations) et le ‘pli’25 (espace de modulation et d’inflexion, de rabattements, de superpositions qu’on ne peut réduire à un monisme mais qui se définit comme potentiel énergétique capable d’engendrer des différences de séries et du multiple au sein du même) présentent le donné dans son immanence absolue.

Comment penser alors cette relation singulière et synesthésique qu’est notre expérience aux textures ? Cette expérience sensible subordonnée à la chair ou à un en-deçà du langage, expérience ‘incommunicable’ comme le croyait une certaine doxa française. ‘Toucher’, ‘percevoir’, ‘voir’ ou encore ‘sentir’ sont des verbes transitifs : ils vont vers quelque chose, appellent un objet, objectent. Certains, comme ‘voir’ ou ‘sentir’, sont amphibologiques : ‘voir’ et ‘sentir’ peuvent être tantôt compris comme une activité rétinienne ou olfactive pure et passive, mais aussi comme relevant d’une compétence ou d’une intuition, faisant référence alors non plus au perceptuel et conceptuel de la philosophie, mais à la psychologie. Il serait sans doute illusoire de croire que nous pourrions faire une expérience de la totalité comme le pensait une partie de la philosophie gestaltiste26 (où l’hypothèse épistémologique reposait sur le postulat que nous reconnaissons les choses comme un tout avant d’en saisir les parties). Plutôt que de penser ainsi, peut-être faudrait-il admettre, comme le pensait Nelson Goodman, que notre expérience esthétique ne relève ni d’un indicible, d’une totalité ou d’une expérience de l’incarnation, mais d’un contexte et d’un mode de symbolisation spécifique.27 Quand nous nous plaçons, par exemple, devant un tableau, nous ne voyons pas seulement un objet, mais des particularités qui relèvent à la fois d’une densité sémantique et syntaxique ; autrement dit, des ‘propriétés’ qui s’actualisent/s’exemplifient contextuellement. Nous faisons donc face ← 10 | 11 →à ce qui arrive et l’expérience se renouvelle à chaque fois dans le temps et l’espace, si bien que nos croyances, nos habitudes et nos comportements se voient eux-mêmes réactualisés. À l’interprétation qui relèverait d’une activité intellectuelle, préférons l’expérience du voir, l’éruption de propriétés qui ressortissent à tout régime symbolique. Il s’agit alors de faire l’expérience du présent : ce que Wittgenstein appelait ‘l’écho d’une vision dans la pensée’.28

Mais dans ce souci épistémologique qui est le nôtre aujourd’hui – celui de proposer un cadre théorique susceptible de décrire et de rendre sensible la manière dont les textures forment-déforment-reconfigurent-réactualisent non seulement les objets dans lesquelles elles s’engagent, mais aussi nos manières d’être – comment procéder ? Roland Barthes revenant sur l’étymologie du terme ‘texture’ proposait une méthode pour appréhender l’objet insaisissable qu’est le texte, résumant la tâche du critique littéraire structuraliste :

Ces principaux concepts, qui sont les articulations de la théorie, concordent tous, en somme, avec l’image suggérée par l’étymologie même du mot ‘texte’ : c’est un tissu ; mais alors que précédemment la critique (seule forme connue en France d’une théorie de la littérature) mettait unanimement l’accent sur le ‘tissu’ fini (le texte étant un ‘voile’ derrière lequel il fallait aller chercher la vérité, le message réel, bref le sens), la théorie actuelle du texte se détourne du texte-voile et cherche à percevoir le tissu dans sa texture, dans l’entrelacs des codes, des formules, des signifiants, au sein duquel le sujet se place et se défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans sa toile.29

Au modèle ancien, modèle fixe et monologique (‘la vérité, le message réel’), Barthes propose un modèle orbiculaire (mouvement, croisement, pluralité des fils et des connexions), modèle qui rappelle la métaphore qu’utilisait Mallarmé pour définir le dispositif en arabesques du Coup de dés comme jeu de dentelles :

Je venais de jeter le plan de mon œuvre entier, après avoir trouvé la clef de moi-même, clef de voûte, ou centre, si tu veux pour ne pas nous brouiller les métaphores – centre ← 11 | 12 →de moi-même où je me tiens comme une araignée sacrée sur les principaux fils déjà sortis de mon esprits et à l’aide desquels je tisserai aux points de rencontres de merveilleuses dentelles que je devine et qui existent déjà dans le sein de la Beauté.30

Si cette méthode est féconde pour appréhender les textes (peut-être, devrait-on dire, certains textes qui proposent de cacher leurs mécanismes au profit d’une autonomie), qu’en est-il du cinéma, de la peinture, et de la littérature contemporaine qui dévoile ses secrets de fabrication et qui ne se réduit désormais ni à un unique mode graphique du discours, ni à un genre (Jean-Marie Schaeffer parle par ailleurs de ‘modulation générique’31 pour décrire les débordements auxquels se prête la littérature contemporaine) ? L’une des manières d’y répondre serait peut-être de décrire ‘comment les choses se passent’ sans pour autant retomber dans une vision atomiste de la littérature où chaque élément est pensé et étudié individuellement. Il s’agit, pour nous, de rendre compte en contexte des relations. Quelles techniques d’inscription, de composition – de tissage – sont à l’œuvre en peinture, au cinéma, en musique, au théâtre, en vidéo, en performance et dans les lettres ? Comment les définir, les saisir, les approcher dans leur singularité sans retomber dans un paradigme essentialiste au risque de les figer ? Et surtout comment les étudier de manière transversale sans retomber dans un partage classique (et méthodologique) avec d’un côté la littérature et de l’autre les arts, approche qui risquerait de forclore les ressources, les possibles et les devenirs de ces objets ? Voilà l’objet à la fois théorique et critique du présent volume, composé à partir des interventions du colloque ‘Textures’, organisé le 9 mai 2014 au Trinity College de l’université de Cambridge.

Résumé des informations

Pages
X, 236
Année
2015
ISBN (PDF)
9783035307238
ISBN (ePUB)
9783035396508
ISBN (MOBI)
9783035396492
ISBN (Broché)
9783034318983
DOI
10.3726/978-3-0353-0723-8
Langue
français
Date de parution
2015 (Juillet)
Mots clés
poesie moderne et contemporaine techniques d'inscription technique de composition creation poetique experience esthetique Textures
Published
Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Wien, 2015. X, 248 p.

Notes biographiques

Jeff Barda (Éditeur de volume) Daniel Finch-Race (Éditeur de volume)

Jeff Barda a étudié à l’École Normale Supérieure de Lyon, et a enseigné à l’université Charles de Prague et au King’s College de Londres. Il termine une thèse de doctorat au Trinity College de l’université de Cambridge, et s’intéresse aux techniques d’écriture et leurs effets cognitifs dans la poésie française contemporaine. Il écrit régulièrement des articles pour la revue ArtPress. Daniel A. Finch-Race termine une thèse de doctorat au Trinity College de l’université de Cambridge. Dans le cadre de ses études écocritiques de la poésie du dix-neuvième siècle, il a publié plusieurs articles sur Baudelaire, Rimbaud et Verlaine.

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