Chargement...

À la carte

Le roman québécois (2010–2015)

de Gilles Dupuis (Éditeur de volume) Klaus-Dieter Ertler (Éditeur de volume)
©2017 Collections 419 Pages

Résumé

Le troisième volume de notre série « À la carte » propose de nouveau une radiographie du roman qui s'écrit actuellement en français au Québéc afin de capter le pouls de sa littérature au sein de l'espace francophone canadien, américain, voire européen. Quels sont les sujets, les rêves, les phantasmes traités par le roman québécois contemporain ? Quelles sont les formes privilégiées, ses styles de prédilection ? Quels défis pose-t-il à l'institution littéraire, critique et universitaire ? Comment s'inscrit-il dans le panorama culturel, en particulier au Québec et au Canada ? Quels vecteurs annonce-t-il au sein de la production romanesque pour les prochaines décennies ? Autant de questions auxquelles cet ouvrage prétend apporter quelques éléments de réponse, en suggérant des pistes de réflexion pour l'avenir de la recherche dans le secteur des lettres québécoises, de part et d'autre de l'Atlantique.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Introduction
  • À la recherche d’Arvida, ville américaine. Arvida de Samuel Archibald (Petr Vurm)
  • Solitudes parallèles (scènes de vies de province).La nuit des morts-vivants de François Blais (Krzysztof Jarosz)
  • La culture des autres. Des lames de pierre de Maxime Raymond Bock (David Bélanger)
  • La littérature québécoise en traduction française ! Seulement attendre et regarder d’Elena Botchorichvili (Patrick Imbert)
  • La fin d’un cycle ? La rive est loin de Ying Chen (Gilles Dupuis)
  • Sur la corde raide de la langue. La Concordance des temps d’Évelyne de la Chenelière (Peter Klaus)
  • L’héritage du métier d’écrivain. La Trilogie coréenne d’Ook Chung (Yvonne Völkl)
  • D’une enfance accomplie dans le livre à venir. Jonas de mémoire d’Anne Élaine Cliche (Dominique Garand)
  • Race des « autobiographiques ». L’Album multicolore de Louise Dupré (Petr Kyloušek)
  • Une œuvre à la croisée des genres et des cultures. Le sourire de la petite juive d’Abla Farhoud (Hans-Jürgen Lüsebrink)
  • La réception critique des littératures autochtones. Kuessipan de Naomi Fontaine (Daniel Chartier)
  • Enjeux mémoriels et interculturels dans l’Allemagne d’après-guerre. La colère du faucon de Hans-Jürgen Greif (Christoph Vatter)
  • D’après Montréal : le réel et au-delà. Malgré tout on rit à Saint-Henri de Daniel Grenier (Jean-François Chassay)
  • Redessiner l’Histoire grâce aux armes du roman. La Constellation du Lynx de Louis Hamelin (Danny Plourde)
  • Une autobiographie entre la France et le Canada. Bad Girl. Classes de Littérature de Nancy Huston (Valeria Sperti)
  • Une danse macabre autour des tranchées de la Grande Guerre. Makarius de Sergio Kokis (Piotr Sadkowski)
  • « Après L’énigme du retour, l’énigme de l’arrivée ». Chronique de la dérive douce de Dany Laferrière (Ursula Mathis-Moser)
  • Condensé d’une vie dérobée. L’homme blanc de Perrine Leblanc (François Paré)
  • La vraie vie est (toujours) ailleurs, même à Lisbonne. La « trilogie lisboète » de Patrice Lessard (Marilyn Randall)
  • Altérité et déprise mélancolique. À quoi ça rime ? d’André Major (Daniel Castillo Durante)
  • La comédie de la peine de mort. Les derniers jours de Smokey Nelson de Catherine Mavrikakis (Danielle Dumontet)
  • Suspense expérimental. La trilogie 1984 d’Éric Plamondon (Mélikah Abdelmoumen)
  • Trauma et identité de l’ailleurs. L’Orangeraie de Larry Tremblay (Klaus-Dieter Ertler)
  • Index des noms propres
  • Auteurs

← 8 | 9 →

Introduction

Depuis l’amorce de notre projet collectif « À la carte » à l’aube du troisième millénaire, qui coïncida avec un nouveau siècle dans la production romanesque du Québec, nous avons été en mesure de prendre le pouls, à chaque cinq ans, de l’évolution du roman québécois actuel ou du moins de radiographier un certain état de cette évolution en en dressant un bilan provisoire. Bien que pour chaque quinquennat notre échantillon soit limité et qu’il dépende à chaque fois de la « bonne volonté » de nos collaborateurs, lesquels font valoir leurs goûts personnels et leurs partis pris dans la sélection des titres composant le corpus à l’étude (selon le principe même de la carte blanche qui est au fondement de notre projet), il reste néanmoins suffisamment varié et représentatif pour nous risquer, une fois le travail achevé, à dégager quelques grandes tendances de la littérature contemporaine de la période étudiée. La mouture 2010–2015, que nous avons le plaisir de présenter au public aujourd’hui, ne fait pas exception à la règle.

Si certains courants se sont épuisés ou à tout le moins raréfiés, d’autres ont fait leur apparition ou sont réapparus dans le panorama des lettres québécoises. Déjà, pour la période 2005–2010, nous constations un amuïssement relatif du courant dit des écritures migrantes par rapport à la période précédente. Certes, de nouveaux noms peuvent encore être rattachés à ce courant, notamment l’écrivaine d’origine vietnamienne Kim Thúy, mais la faveur des critiques va plutôt aux auteurs reconnus qui s’en sont distanciés, dont Elena Botchorichvili, Ying Chen, Ook Chung, Abla Farhoud, Dany Laferrière et Sergio Kokis, qui figurent tous dans notre troisième volume mais pour des raisons qui ont souvent peu, sinon rien à voir avec la littérature migrante. C’est le cas de Botchorichvili et de Kokis, dont les œuvres sont davantage ancrées dans l’histoire politique de leur pays d’origine, de Farhoud, qui s’intéresse dans son dernier roman à la communauté hassidique de Montréal bien implantée à Outremont, ou encore de Laferrière qui se joue de toutes les catégories pour forger sa propre histoire littéraire. Quant aux œuvres de Chen et de Chung, si elles peuvent encore être rattachées au courant migrant, c’est dans un contexte plus large (ou alors plus flou) qui nous invite à en redéfinir les paramètres spatio-temporels.

La veine autobiographique est toujours bien présente chez les romanciers québécois, mais elle revêt différentes formes qui l’éloignent de la prédilection pour l’autofiction que nous avions notée dans notre premier volume consacré à la période 2000–2005. On la retrouve aussi bien dans la « trilogie coréenne » d’Ook Chung, où elle s’éloigne de l’autofiction de son premier roman, que dans ← 9 | 10 → les romans intimistes de Louise Dupré et d’André Major, les romans mémoriels d’Anne Élaine Cliche et de Hans-Jürgen Greif, les chroniques revisitées d’un Dany Laferrière ou l’autobiographie romancée d’une Nancy Huston (seule écrivaine n’appartenant pas à proprement parler au corpus québécois mais qui s’y rattache en vertu de la réception de son œuvre). Embrassant l’expérience des origines, de la famille, de la filiation et de l’héritage, de l’altérité interculturelle, de l’immigration ou encore de la guerre, l’écriture autobiographique balaie au Québec un large spectre qui va de la mémoire intime au mémorial culturel, en passant par une réflexion soutenue sur l’acte d’écrire et la possibilité (ou l’impossibilité) de consigner sa (ou ses) mémoire(s) à l’écrit. La littérature, sa survie même à une époque où triomphe le numérique, sont le plus souvent au cœur de ces tentatives ou « tentations » autobiographiques.

Le courant néo-régionaliste dont nous avions souligné l’émergence dans le deuxième volume s’est poursuivi de plus belle en 2010–2015, notamment à travers les œuvres marquantes de Samuel Archibald, François Blais, Maxime Raymond Bock et Daniel Grenier, auxquels il faudrait ajouter le nom de William S. Messier. Si cette catégorie, à l’instar de l’étiquette « migrante », a été immédiatement contestée par la critique universitaire alors qu’elle a été prise très (trop ?) au sérieux par certains journalistes, il n’en demeure pas moins que se fait jour dans la production de ces jeunes romanciers une veine d’écriture d’inspiration régionale (locale ou périphérique), que d’aucuns ont assimilé à tort au Néo-Terroir et qui pourrait bien constituer une réponse « indigène » (made in Québec) au succès naguère retentissant de la littérature migrante sur la scène mondiale. Liée au motif persistant de l’américanité, qui brouille la frontière jadis étanche entre littératures urbaine et rurale, cette tendance nouvelle ou résurgente dans le roman québécois contemporain va de pair avec diverses formes d’expérimentation ou mieux d’exploration de l’écriture que l’on retrouve chez les auteurs publiés par les jeunes maisons d’édition : Le Quartanier, Héliotrope, Le Marchand de feuilles, La Peuplade, etc. Or l’originalité de cette littérature est indissociable de l’originarité des auteurs qui lui prêtent leur langue.

Un phénomène, qui date d’avant la période étudiée mais qui s’est généralisé depuis les cinq dernières années, concerne l’engouement récent des écrivains pour la composition de trilogies, quand il ne s’agit pas de vastes suites ou cycles romanesques. Dans ce seul volume figurent pas moins de trois trilogies, signées respectivement Ook Chung, Patrice Lessard et Éric Plamondon. Si la première est d’inspiration autobiographique et relève davantage du triptyque (son deuxième volet ayant paru séparément bien avant la « trilogie »), les deux autres sont franchement métafictionnelles et ludiques, en affichant l’artifice de leur composition, ← 10 | 11 → et ont de toute évidence été conçues d’emblée comme telles. Cette pratique s’est tellement répandue au Québec que le jury de sélection pour le prix des collégiens a jugé nécessaire cette année d’exclure les trilogies, tétralogies, pentalogies et autres « tératologies » de la liste courte des finalistes. Deux auteurs ne renoncent pas pour autant à composer des cycles romanesques qui semblent sans fin : si Marie-Claire Blais ne revient pas dans le troisième volume de notre propre série (tandis qu’un article substantiel lui avait été consacré dans le deuxième volume), en revanche l’écrivaine Ying Chen y fait une première apparition à travers ce qui, de son propre aveu, constitue un « ensemble romanesque » assimilable à un work in progress.

Parmi les thèmes récurrents qui ont retenu notre attention à la lecture des articles qui constituent le présent volume, signalons la guerre, respectivement la Première (Kokis) et la Deuxième (Greif) Guerre mondiale ; le terrorisme, revisité dans sa version québécoise par Louis Hamelin dans son roman historique et politique portant sur la Crise d’octobre ou introduit dans sa version extrémiste et internationale par Larry Tremblay dans les lettres québécoises ; le cirque, sur fond d’intrigue politique, qui hante et apparente curieusement les romans circassiens de Perrine Leblanc et de Sergio Kokis ; la langue sexuée, qui est au cœur du tout premier roman de la dramaturge Évelyne de la Chenelière ; ou encore la culture autochtone, en particulier innue, qui entre pour la première fois dans notre projet collectif à travers l’œuvre phare de Naomi Fontaine. Nous entreprenons ainsi de combler avec ce volume une importante lacune chez la critique francophone qui, en regard de la critique anglophone, reste très en retard en ce qui concerne la reconnaissance du corpus autochtone au sein de la littérature et de la culture québécoises.

Enfin, nous ne saurions clore cette brève introduction sans remercier celles et ceux qui nous ont permis de réaliser le présent ouvrage. Sans la précieuse collaboration de nos collègues des deux côtés de l’Atlantique qui ont généreusement répondu à notre appel en nous fournissant un texte, notre carte serait bien dégarnie et notre projet original aurait pris fin abruptement. Certains persistent et signent d’un volume à l’autre, d’autres nous reviennent après une brève éclipse, d’autres enfin s’ajoutent au bassin des collaborateurs que nous avons réussi à constituer au fil des années. Sans les nommer, pour ne pas faire injure à ceux et celles que nous n’avons pas expressément mentionnés dans l’introduction des précédents volumes, qu’ils reçoivent ici le témoignage de notre vive gratitude.

Nous avons bien l’intention de poursuivre l’aventure encore quelque temps, en comptant sur leur fidélité renouvelée tout en sollicitant de nouvelles collaborations.

Gilles Dupuis/Klaus-Dieter Ertler

Montréal/Graz, juillet 2016 ← 11 | 12 →

← 12 | 13 →

Petr Vurm

À la recherche d’Arvida, ville américaine. Arvida de Samuel Archibald

Arvida, première œuvre de fiction de Samuel Archibald, représente un casse-tête amusant et édifiant pour tout critique littéraire. S’agit-il d’un récit du terroir ou plutôt de l’américanité ? Son sujet est-il local, lié à la ville d’Arvida, ou raconte-t-il le rêve américain ? Quant à sa tonalité, est-ce un ouvrage sérieux ou parodique ? Et quant au genre, est-ce un recueil de nouvelles, une série d’histoires villageoises, ou un roman sur Arvida ? Le plus grand défi de lecture que pose ce livre consiste dans sa nature hybride, voire paradoxale : présenté comme des « histoires », il peut se lire soit comme un roman complexe sur Arvida fondé sur des récits librement liés, soit comme un recueil d’histoires drôles, voire loufoques et tragicomiques à la fois, structuré à l’aide d’un cadre narratif. Ayant pour fil conducteur Arvida, cette ville-modèle qui a incarné l’utopie américaine dans la région du Saguenay, et ses habitants, passés et actuels, le récit voyage selon les besoins de la narration vers Détroit aux États-Unis ou même vers le nord du Japon, sans jamais pourtant perdre de vue la ville natale de l’auteur. Ce dernier est professeur de littérature et de cinéma, amateur de culture populaire et de science-fiction, de cinéma d’horreur et de roman policier. Il nous amène dans un monde où l’exagération et l’hyperbole liées à l’oralité sont communes et où les anecdotes familiales se transforment en légendes. Même s’il se promène entre divers lieux et différents genres littéraires, son recueil se lit comme un roman, car jamais il ne s’éloigne de son fil conducteur, Arvida, et des gens qui l’habitent.

Surtout, ce récit est écrit tel un grand hommage à la ville natale de l’écrivain et à ses habitants ; il se situe dès le début comme un souvenir d’enfance sophistiqué… Le point de départ de la narration est le constat qu’Arvida n’est pas une ville quelconque en Amérique du Nord. Il s’agit d’une ville artificielle, modèle, utopique. Pour comprendre le chronotope1 narratif de ce récit, il faut d’abord comprendre Arvida et son histoire. ← 13 | 14 →

Arvida est une ancienne ville du Saguenay, au Québec, incorporée en 1926 et fusionnée avec Jonquière en 1975. Cette ville industrielle a été spécifiquement créée pour les besoins de la compagnie Alcoa (devenue ensuite Alcan et maintenant Rio Tinto Alcan), qui y avait installé une importante usine de production d’aluminium, la plus grande du monde pendant longtemps. Arvida tient son nom des initiales du président de la compagnie Alcoa (Aluminium Company of America) : Arthur Vining Davis. À l’époque, la compagnie Alcan gérait la majorité des aspects de la vie municipale, de l’urbanisme, des services de santé, de l’éducation, des sports et des loisirs de la ville jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Surnommée la « Washington du Nord », Arvida est un modèle parmi les villes de compagnies planifiées du XXe siècle. Elle a été construite à partir de 1926 pour y loger les ouvriers et les cadres de l’aluminerie. C’est l’architecte new-yorkais Harry B. Brainerd qui dessina les plans de la ville en intégrant les plus récentes théories urbaines de l’époque. Par la suite, le Arvida Works, filiale de l’Alcoa, et son ingénieur, Harold Wake, se chargèrent de la construction d’un ambitieux projet urbain : une ville dont les 270 premières résidences ont été construites en 135 jours.

Y a pas de voleurs à Arvida.

Les Américains ont bâti la ville en cent trente-cinq jours à côté de l’usine d’aluminium. Il n’y a rien eu dans les alentours pendant deux cents millions d’années, ensuite il y a eu l’usine Alcan et après, cent trente-cinq jours après, une ville. […] Arthur Vining Davis l’a rêvée et lui a donné pour nom l’acronyme des deux premières lettres de son prénom et de ses patronymes. Andrew Mellon l’homme le plus riche du monde en a financé la construction. (A, 133–134)

De ce qui précède, nous pouvons entrevoir l’immense potentiel narratif d’Arvida, dans lequel puisera Archibald. Il s’agit d’une ville aujourd’hui banale, abritant les vies minuscules2 de ses habitants, mais elle cache dans sa poche un livret de naissance exceptionnel, révélant l’immense désir de réussir en Amérique, de dépasser les frontières géographique et symbolique et d’être rapide et efficace. Arvida est également une ville artificielle à l’américaine (ou paradoxale parce que américaine), une utopie en pleine forêt sauvage du Québec – « cette ville modèle était la petite utopie d’un milliardaire philanthrope, montée de toutes pièces au beau milieu de nulle part » (A, 133) –, ce qui la prédestinait à s’inscrire dans le sillage du mythe de Frankenstein ou de toutes les dichotomies du topos imaginables entre l’utopie et la dystopie. Nous pourrions ici contraster le récit de cette ville « extraordinaire » avec d’autres récits de village du Québec, qui représentent le village natal du narrateur sans pourtant insister sur les qualités exceptionnelles ← 14 | 15 → du village à l’étendue du continent américain. Comparons, à titre d’exemple, avec Fred Pellerin :

Saint-Elie-de-Caxton est un village normal. Normal dans le sens où ça prend du temps avant de s’en rendre compte. C’est un petit paquet de rues et de rangs tortillés, avec des gens et des idées. Et une façon de se les dire.

Saint-Elie-de-Caxton est un village qui existe puisqu’on y paie des taxes municipales. D’ailleurs, si jamais on nous apprenait que notre village n’existe pas, on serait nombreux à demander un remboursement3.

Cependant, ce qui situe Arvida parmi les récits du terroir, ce qui est caché au cœur symbolique de ce livre (et qui attire peut-être le plus les lecteurs), c’est l’insatiable désir de raconter des histoires. À la manière des veillées nocturnes, organisées à la tombée du crépuscule ou devant un foyer familial, l’oralité et une certaine désinvolture narrative y constituent la pierre angulaire de la narration – l’oralité, avec ses atouts, mais aussi avec ses défauts : les histoires racontées reposent sur la personnalité du narrateur et sur sa capacité à séduire son public, mais aussi sur sa mémoire défaillante et son pouvoir d’affabulation, c’est à-dire sa propension à « remplir » les creux de la mémoire par des éléments inventés. De surcroît, l’oralité est de par sa nature éclectique. Le narrateur ou les narrateurs ressassent ce qui leur vient à l’esprit, ils tentent de rivaliser à qui mieux mieux, dans une compétition constante consistant à produire une histoire plus originale ou surprenante. D’où aussi le caractère loufoque et hyperbolique des histoires racontées, car là où la mémoire fait défaut, le narrateur fabrique une pièce manquante beaucoup plus grande et bigarrée que l’originale.

Tel est le cas d’Arvida. Au total, le recueil rassemble une dizaine d’histoires, quatorze pour être plus précis. On est sur la route en Amérique, comme c’est le cas pour « Antigonish » et « América », ou on reste à Arvida et ses alentours pour préparer la chasse au mythique animal-monstre vivant dans les Monts-Valin du Saguenay ; on passe près de se faire tuer par un « tueur à gages » handicapé mental à Arvida avant de se réconcilier avec lui, dans « Les derniers-nés », ou on revient à la thématique de la terre paternelle, de la culpabilité et de l’éternel retour (des personnes et des choses) dans « Sur les terres du Seigneur » ; pour apporter un brin d’exotisme au terroir, on s’éloigne complètement de l’Amérique dans les récits « Jigai » et « Paris sous la pluie », une première fois à Hokkaido au Japon, une autre fois en France. D’autres récits reviennent sur Arvida, mais l’histoire aurait pu se dérouler ailleurs : c’est le cas de « Un miroir dans le miroir » et « Chaque maison double et duelle », où il s’agit de véritables histoires de maisons hantées, avec des ← 15 | 16 → revenants et des fantômes, une faute originelle à laver, un péché à expier et une tare familiale à effacer.

Comme il a été mentionné, la qualité principale du livre est liée à son caractère bigarré. À lire le petit résumé thématique qui précède, ces histoires ont-elles néanmoins quelque chose en commun, mise à part leur hétérogénéité ? Sans doute, comme le suggère le titre, c’est la ville d’Arvida, située au centre du monde symbolique d’où partent les héros, ce qui est confirmé par des clins d’œil discrets au père du narrateur, qui a toujours cru à son importance pour le patrimoine mondial – « Périodiquement, on évoque l’intronisation éventuelle de la ville au patrimoine mondial de l’Unesco » (A, 135) – ou à la Deuxième Guerre mondiale pendant laquelle la production d’aluminium a, semble-t-il, sauvé les Alliés mais peut-être aussi servi de refuge et de lieu d’oubli :

On était dans le bois, seulement tous les deux, et il a dit : – Gallois de ma queue. Addams, son vrai nom, c’était Himmler ou Goebbels. Pis monsieur Belinak l’aimait même s’il avait tué tous ses frère pis toutes ses sœurs. La révélation était sans doute apocryphe et un peu forcée, mais elle disait ce qu’il y avait à dire sur notre ville, à savoir qu’elle était une terre d’asile où pratiquement tout pouvait être effacé et oublié. (A, 138)

Or, et c’est déjà une interprétation que nous nous permettons, toutes ces histoires ont en commun un jeu sophistiqué avec les discours, littéraires et critiques, qui ont précédé leur publication : le jeu avec les catégories du roman du terroir ou celui du voyage identitaire, du centre et de la périphérie, de l’urbanité et de la nordicité, de l’ordinaire et du loufoque, de l’oral et de l’écrit. En racontant, Samuel Archibald s’amuse à mener le lecteur sur de fausses pistes, à lui tendre des pièges sous forme de références intertextuelles et interculturelles, à l’« enfirouaper », pour rester fidèle au langage du Québec. Cependant ce n’est pas un jeu méchant ; c’est plutôt un passe-temps littéraire bienveillant et enrichissant, qui non seulement amuse l’auteur, mais divertit royalement son lecteur.

Faisons-en d’abord la démonstration avec le cadre du récit. En effet, il y a un élément intéressant dans la composition du récit global que nous n’avons pas encore mentionné. Les histoires sont insérées dans un cadre narratif de trois métahistoires, intitulées respectivement Arvida I, Arvida II et Arvida III, qui portent sur la ville d’Arvida et la famille des Archibald, le récit ne dissimulant en rien son côté autobiographique. Arvida II ne se trouve pas au milieu du livre, mais plutôt vers le deuxième tiers, indiquant ainsi une certaine accélération de la narration vers la deuxième moitié du livre. L’incipit déjà nous engloutit en pleine narration : « Ma grand-mère la mère de mon père disait souvent : – Y a pas de voleurs à Arvida » (8). Le narrateur s’efforce de se souvenir des histoires familiales que son père lui a racontées, mais il n’y arriverait sans doute pas sans le soutien narratif des membres ← 16 | 17 → de sa famille. Or, aux susdites qualités de l’oralité, il s’en ajoute une autre, typique pour les cultures orales : elles n’ont pas d’origine ni de fin et se transmettent d’une génération à l’autre, contribuant ainsi à former la tradition familiale et locale. La mémoire et l’oubli y jouent un rôle crucial. C’est pourquoi Archibald a choisi de se servir du symbole littéraire (ou plutôt du cliché) on ne peut plus classique pour mettre en scène cette tentative de ressusciter le temps perdu et la tension entre la mémoire et l’oubli : la madeleine proustienne. La référence à Proust est très explicite et parcourt, tel un fil rouge, le cadre métanarratif du livre. Les trois parties Arvida se réfèrent à l’auteur de la Recherche, avec en sous-titre « Mon père et Proust », « Foyers des loisirs et de l’oubli » et « Madeleines ». La première partie suggère non seulement la relation (qui en réalité n’existe pas) du père Archibald à Marcel Proust, elle est beaucoup plus symbolique, comme nous l’apprendrons plus tard. Or, cette conjonction « et » est chargée de signification et elle désigne les deux pères du narrateur : son père biologique et son père littéraire. Mais le père biologique est aussi en partie un père littéraire, en se portant garant de la partie orale des histoires d’Arvida, tandis que Proust assure la tradition littéraire écrite, de l’intertextualité et des mythes littéraires provenant d’Europe. Cette dichotomie père Archibald / (archi)père Proust est l’une des plus fondamentales du récit, car elle apporte comme corollaires d’autres dichotomies déjà mentionnées : oralité/écriture, Amérique/Europe, ville de Paris (Montréal)/« village » d’Arvida (Saguenay), noblesse/peuple, ballet/hockey, etc. Rappelons brièvement quelques extraits illustrant ces dichotomies :

C’est en pensant à ça que j’ai compris que les récits d’enfance de mon père n’ont rien à voir avec Proust. (A, 12)

Il y avait des dizaines d’histoires comme celles-là, que mon père racontait souvent. J’ai pensé longtemps que cette litanie de mets volés et de desserts confisqués avait quelque chose de proustien. J’ai compris mon erreur plus tard. (A, 9)

Pour vraiment comprendre ce que mon père raconte, il faudrait pouvoir goûter un gâteau Sophie, un Saint-Joseph ou un gros May West à l’ancienne, transformer une suite de métaphores approximatives en stimuli corporels. Il faudrait que des phrases comme « un chocolat qui goûtait à la fois le café brûlé, la cassonade et la crème fraîche » ou « une garniture de crème fouettée aux accents de noisettes et de pelures d’orange » veuillent dire quelque chose, pas juste pour nos esprits, mais pour nos papilles gustatives. Mais les mots ne goûtent rien. Ils s’accumulent en une longue liste de desserts perdus, brossant par petits traits nerveux le portrait d’une enfance pauvre. (A, 14)

À la dichotomie classique entre l’Europe et l’Amérique, Archibald superpose celle de la mémoire et de l’oubli : ← 17 | 18 →

Dans l’expérience des choses n’habite aucune mémoire. Les pâtisseries anciennes évoquent notre enfance pour nous seuls, et encore, si on prend le temps de les mastiquer comme il faut, on doit bien avouer qu’elles ne goûtent plus la même chose. (A, 14)
Ça m’étonnerait. Honnêtement, je sais plus si c’est une histoire vraie ou une histoire inventée, mais je sais que c’est toute la littérature que je sortirai jamais d’une MacCroquette. Au final, je me retrouve toujours là. Les MacCroquettes ne sont pas des madeleines, l’oubli est plus fort que la mémoire et on peut pas écrire toute sa vie sur l’impossibilité de raconter. (A, 206)

Les gâteaux américains de l’enfance d’Archibald se situent aux antipodes de la madeleine de Proust. Il s’agit de gâteaux populaires, fabriqués artificiellement dans une usine, assez banals et donc dépourvus de ce pouvoir magique de déclencher une vague de souvenirs à la manière de la madeleine de Marcel Proust. En conséquence, raconter la vie en Amérique s’avère une entreprise plutôt périlleuse, peut-être moins noble et moins digne d’y consacrer toute sa vie comme l’a fait l’auteur d’À la recherche, pourtant, cette aventure peut s’avérer tout aussi excitante. D’une façon plus symbolique, le narrateur archibaldien est beaucoup plus sceptique quant à son pouvoir de se remémorer les personnes, les événements et les choses du passé, mais son atout principal réside dans le fait qu’il n’est pas pour autant découragé et qu’il se révèle finalement bien plus « coriace » et débrouillard, capable de fabriquer les pièces manquantes par sa fantaisie.

Le point de départ est donc différent de l’œuvre de Proust : Archibald ne cherche pas à tout prix le temps perdu, comme un archéologue qui voudrait reconstituer les vestiges d’un temple ancien ; il se contente de reprendre ce dont il peut se souvenir et comble le reste par son imagination débridée. C’est là que réside le pouvoir de la littérature « locale » selon l’auteur. Nous l’avons déjà suggéré à plusieurs reprises, la scène de la « madeleine américaine » met en opposition apparente deux mondes et deux traditions culturelles et littéraires : celle de l’Europe aux anciens parapets, représentée par un Hugo, un Rimbaud ou un Proust et celle de l’Amérique, racontée par un Melville, un Whitman et un Hemingway du côté sud de la 49e parallèle, ou par un Ferron, un Lévy-Beaulieu ou un Poulin du côté québécois. La version américaine paraît plus populaire, moins élitiste que l’autre, faute d’une longue tradition et à cause de l’ancrage dans le passé qui manque outre-Atlantique. Mais la situation est plus compliquée chez Archibald, contrairement à ce que pourrait croire le lecteur :

C’est de raconter, le problème. Je trouve jamais le moyen de mettre ce que je veux dans les histoires.

Comprends pas.

Connais-tu Proust ?

Ecrivain français auteur d’À la recherche du temps perdu. Six lettres. ← 18 | 19 →

Voilà. Ce truc-là, c’est un Everest. Quelque chose comme quatre mille pages. Là-dedans, le narrateur goûte au début à une madeleine et ça fait revenir à sa mémoire toute son enfance. Tu te rends compte ? Le gars a sorti le monde entier d’un biscuit.

C’est pas vraiment un biscuit, une madeleine.

Je sais. Mais moi j’ai rien qui se rapproche de ça. J’ai pas de madeleine. Tout ce dont on avait faim, quand on était des enfants, c’était de MacDo. (A, 205)

Le narrateur refuse, à juste titre, de dresser des frontières trop faciles et donc réductrices entre les deux mondes que nous venons d’esquisser. Au contraire, il reconnaît la suprématie symbolique de Proust dans la littérature française en comparant son œuvre au plus haut sommet de la planète, tout en se ménageant un espace privé dans le grand espace des potentialités de l’écriture et de la narration, accueillant et convivial pour les narrateurs populaires, qui vivent pour ainsi dire au pied de l’Everest littéraire. De manière subtile, il défend ceux-ci et leur droit à l’écriture et à la publication dans la République des Lettres. Il se compte parmi ceux pour qui il n’est pas facile de se mettre à écrire, c’est-à-dire à organiser la fable narrative sous forme d’un récit structuré.

Or le symbole de la mémoire et de l’oubli, la MacCroquette, n’est-il pas en plus un témoin éloquent de l’hybridité culturelle à l’américaine ? En analysant cet objet culinaire apparemment 100 % américain (dans un sens littéral et figuré), ne trouve-t-on pas, à y regarder de près, des influences plutôt européennes, écossaises d’abord, par le pays d’origine de MacDonald (que d’ailleurs les Francophones raccourcissent familièrement par le MacDo) et française, transmise par l’étymologie et le pays d’origine du mot croquette ? Comme si la vedette de la restauration rapide de l’Amérique portait, elle aussi, des traces indélébiles de l’Europe, même si elle se présente comme typiquement américaine.

Pour résumer, la tension entre la mémoire et l’oubli est la force motrice derrière la narration des histoires d’Arvida. Nous connaissons depuis Bergson la subjectivité du temps qui passe, la durée et la distinction entre la mémoire-habitude et la mémoire-souvenir. Au sein de l’oralité et de la narration orale, il semble que la mémoire du narrateur se situe entre ces deux pôles de la mémoire pratique et de la mémoire contemplative. À Arvida comme ailleurs, la vie se déroule au quotidien et c’est la répétition qui est au cœur de la plupart des activités de ses habitants (mémoire-habitude). Ainsi, il est difficile pour les protagonistes de replonger dans le passé homogène et de s’orienter dans le dédale des couloirs anonymes du quotidien écoulé. Il reste toutefois comme repères quelques événements saillants – les naissances, les décès, les faits historiques – en plus des histoires exceptionnelles, mémorables, qui ont fait les manchettes des chroniques et des journaux locaux : celles-là même que raconte le narrateur d’Arvida. C’est pourquoi, à notre avis, il est impossible de séparer le quotidien du mythique dans les récits d’Archibald. Le ← 19 | 20 → quotidien constitue la trame de la narration, le tissu indispensable pour soutenir l’histoire drôle ou loufoque, en train de devenir le mythe du village. Les deux représentent le yin et le yang de la forêt saguenéenne.

De plus, il y a dans l’oralité ce formidable (et nécessaire) partage entre le narrateur et ses narrataires, à commencer par la fonction phatique du fait même de se raconter des histoires, et à la manière dont on commence une histoire : « Te souviens-tu de Normand Choquette ? – Du père ou du fils ? – ça doit être le père, c’était au temps où l’on a vu le monstre dans les Monts-Valin pour la dernière fois. Ça fait-tu trente ans ou plus ? – Même quarante. Qu’est-ce que le temps passe vite » (A, 40). La collection des mémoires-repères (événements, dates, histoires loufoques) aide ainsi, à travers les récits racontés, à former notre structure mémorielle de narrateurs/narrataires, qui, de son magma originel, cristallise en un « sujet-objet » fort irrégulier et mystérieux qu’est notre mémoire. Finalement, la contemplation et l’exploration répétitive de cet objet-sujet complexe mène à la création de la mémoire-souvenir, insaisissable parce que fictive et très souvent aussi mythique.

Arvida… Antigonish… Anti-ville ?

Pour revenir à nos madeleines et pour prolonger quelque peu nos réflexions dans le sens de l’espace américain, avec lequel Archibald joue très souvent, ajoutons que du point de vue narratif, l’anti-madeleine est un motif récurrent qui amorce et annonce la réactualisation des réflexions sur l’Amérique en général, l’Amérique française en particulier et sur la position de la littérature écrite et narrée au sein de celle-ci. Mais il y a plus. L’Amérique est présente non seulement à ce niveau métanarratif, mais elle sert aussi logiquement de décor naturel à la plupart des histoires et souvent aussi à leurs thématiques. En effet, Archibald actualise, à travers la ville utopique d’Arvida, le regard sur l’Amérique et sur l’américanité. Notons déjà la différence entre Arvida et les grands récits fondateurs de l’américanité comme Volkswagen Blues et Les faux-fuyants, qui commencent ou se déroulent souvent dans des grandes villes symboliques pour l’époque de la constitution du mythe, que ce soit Québec, Gaspé, New York, San Francisco ou Montréal. Ni Arvida (ni d’ailleurs Antigonish, ville en Nouvelle Ecosse, nom et lieu où se déroule une des nouvelles), de façon assez ironique, et ce n’est pas du tout l’ironie auctoriale, mais celle de l’Histoire, ne symbolise pas la grandeur de la nation française au milieu de la forêt, comme c’était le cas dans le roman du terroir. Archibald fait semblant d’écrire un « nouveau » roman du terroir tout en écrivant un « nouveau » roman de l’américanité, ce qui peut paraître paradoxal. Ces histoires appartiendraient plus vraisemblablement au « terroir » si elles étaient situées à quelques kilomètres d’Arvida, soit à Saguenay soit à Chicoutimi, mais le fait de choisir la ← 20 | 21 → ville d’Arthur Vining Davis comme la ville-modèle américaine en pleine forêt québécoise est, comme c’était le cas de l’anti-madeleine, significatif en soi. Or, Arvida représente une miniature de l’Amérique par son caractère d’abord utopique, désamorcé comme un rêve de l’idéal, mais surtout comme un réseau de routes menant toutes vers l’inconnu :

L’Amérique est une mauvaise idée qui a fait du chemin. […] J’aurais dû dire : l’Amérique est une mauvaise idée qui a fait beaucoup de chemins. Une idée qui a produit des routes coulées en asphalte ou tapées sur la terre, dessinées avec du gravier et du sable, et tu peux rouler dessus pendant des heures pour trouver à l’autre bout à peu près rien, un tas de bois, de tôle et de brique, et un vieux bonhomme planté debout en travers du chemin qui te demande : – Veux tu bin me dire qu’est-ce que tu viens faire par icitte ?

L’Amérique est pleine de routes perdues et d’endroits qui ne veulent pas vraiment qu’on s’y rende. Ça prenait des fous pour tracer ces routes et des fous pour habiter au bout et des fous, il y en a eu en masse, mais, moi, j’ai été un fou d’une autre espèce, de celle qui essaye de refaire l’histoire, en poussant à rebours jusqu’à la dernière route et jusqu’au dernier trou perdu. (A, 15)

De manière ludique, et surtout assez ironique, Archibald se joue de la distinction ancienne entre le(s) centre(s) et la périphérie, mais il le fait en fin critique littéraire et en pleine connaissance des débats qui ont à partir des années 1980 essayé de supplanter le discours nationaliste de l’idéal d’un Québec libre par une autre utopie, celle de l’Amérique, une et unique, où le Québec trouve sa place de prédilection à côté des États-Unis, du Mexique ou du Brésil. L’Amérique d’Arvida est dépeinte comme un continent curieux, voire burlesque, fascinant, mais aussi plein de fous imprévisibles et de gens ordinaires, comme le serait d’ailleurs n’importe quel autre continent. L’Amérique, c’est aussi le continent d’un oubli spatial symbolique, terre refoulée et non voulue (pour revenir une fois encore à l’anti-madeleine), comme le démontre sa toponymie. L’Européen a besoin, pour « cultiver sa mémoire », de nommer tous les endroits où il met le pied. La stratégie de l’Amérindien, qui représente d’ailleurs le sujet par excellence d’un autre oubli symbolique commis par l’Européen, décide délibérément de ne pas nommer, pour ne pas oublier. Sans doute un autre paradoxe dans la dichotomie Europe/Amérique :

Le Montagnais qui coupait du bois avec nous autres au camp, je lui demandais tout le temps de me dire le nom indien des endroits qu’on croisait. Un jour qu’on était rendus vraiment loin dans le Nord, je lui avais demandé comment s’appelait le lac devant lequel on venait de s’arrêter pour le lunch. Il avait haussé les épaules. – Tu sais pas ? – Non, c’est pas ça. Ton lac, il a pas de nom. – Comment ça, il a pas de nom ? – Personne ne vient jamais par ici.

Les Indiens ne s’éloignaient pas sans raison des sentiers de portage millénaires et des voies navigables, et ils n’éprouvaient aucun besoin de donner des noms aux lieux qu’ils ne ← 21 | 22 → visitaient jamais. C’était une manie d’Européens d’aller partout et c’était devenu une manie d’Américains de construire des routes pour aller nulle part. […] Ils peuvent sûrement les étiqueter, aujourd’hui, les routes, les cartographier et les suivre du doigt avec leurs GPS. Mon gendre s’est même acheté une auto qui parle. Elle lui dit à tout bout de champ qu’il s’est trompé de chemin et je veux bien être pendu si je laisse un jour une machine me parler sur ce ton-là. (A, 21)

Résumé des informations

Pages
419
Année
2017
ISBN (ePUB)
9783631708873
ISBN (PDF)
9783653070262
ISBN (MOBI)
9783631708880
ISBN (Relié)
9783631678879
DOI
10.3726/b10794
Langue
français
Date de parution
2016 (Décembre)
Mots clés
Dany Laferrière Sergio Kokis Daniel Grenier Catherine Mavrikakis Kanada Québec
Published
Frankfurt am Main, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2017. 419 p.

Notes biographiques

Gilles Dupuis (Éditeur de volume) Klaus-Dieter Ertler (Éditeur de volume)

Gilles Dupuis est professeur au Département des littératures de langue française de l'Université de Montréal (Québec, Canada). Ses recherches portent sur le roman et l'essai québécois contemporains, les littératures migrante et transmigrante, la théorie et la pratique du pastiche. Klaus-Dieter Ertler est professeur au Département de philologie romane de l'Université de Graz (Autriche). Ses recherches portent sur le roman francophone et la théorie des systèmes comme modèle épistémologique.

Précédent

Titre: À la carte
book preview page numper 1
book preview page numper 2
book preview page numper 3
book preview page numper 4
book preview page numper 5
book preview page numper 6
book preview page numper 7
book preview page numper 8
book preview page numper 9
book preview page numper 10
book preview page numper 11
book preview page numper 12
book preview page numper 13
book preview page numper 14
book preview page numper 15
book preview page numper 16
book preview page numper 17
book preview page numper 18
book preview page numper 19
book preview page numper 20
book preview page numper 21
book preview page numper 22
book preview page numper 23
book preview page numper 24
book preview page numper 25
book preview page numper 26
book preview page numper 27
book preview page numper 28
book preview page numper 29
book preview page numper 30
book preview page numper 31
book preview page numper 32
book preview page numper 33
book preview page numper 34
book preview page numper 35
book preview page numper 36
book preview page numper 37
book preview page numper 38
book preview page numper 39
book preview page numper 40
421 pages