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Enseigner la littérature en questionnant les valeurs

de Nicolas Rouvière (Éditeur de volume)
©2018 Collections 370 Pages

Résumé

A quelles conditions est-il possible d’enseigner la littérature par le questionnement éthique ? Quelles difficultés pédagogiques cela pose-t-il ? Quels sont les effets sur les élèves, en termes d’engagement dans la lecture et de réflexivité sur soi ?
Après la vague structuraliste, l’enseignement de la littérature s’est construit contre une lecture psychologique et moralisante des textes. Le présent ouvrage inaugure un tournant éthique de la discipline des lettres, à la faveur d’une convergence nouvelle entre la philosophie morale, les théories du sujet-lecteur et des lectures actualisantes, ainsi que la didactique du philosopher avec les enfants. Il réinterroge les corpus scolaires, les démarches d‘enseignement, les postures du professeur, et les gestes de lecture des élèves.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Introduction : Vers un tournant axiologique de la didactique des lettres (Nicolas Rouvière)
  • Première Partie : Perspectives institutionnelles
  • I. Les valeurs en question, dans les programmes et leur réception
  • Littérature pour les collégiens du cycle 4. Quelles valeurs ? Quelles postures de lecture face à ces valeurs ? (Sylviane Ahr)
  • Valeurs humanistes et républicaines dans l’enseignement du français depuis 2005 : regards sur deux réseaux non institutionnels d’enseignants sur Internet (Cécile Couteaux)
  • II. Les valeurs en question dans les manuels scolaires
  • Des Femmes savantes à L’Ecole des femmes : le Molière des manuels, un miroir des valeurs prônées par l’école (Isabelle Calleja-Roque)
  • La représentation des écrivains migrants dans les manuels scolaires québécois (1996–2016) (Sylvain Brehm)
  • Deuxième Partie : Perspectives génériques
  • I. Des corpus problématiques pour questionner les valeurs
  • Questionner l’expérience duale de l’abject. Le personnage de fiction comme support d’autonomisation éthique du lecteur (Hélène Crombet)
  • Les violences sexuelles dans les textes littéraires : quels enjeux pédagogiques de lecture, quelle posture éthique pour l’enseignant·e ? (Anne-Claire Marpeau / Anne Grand d’Esnon)
  • Enjeux culturels et moraux de l’enseignement de la littérature médiévale (Camille Brouzes / Corinne Denoyelle)
  • II. La poésie au service de l’éthique ?
  • Poésie et fraternité dans l’institution scolaire aujourd’hui (Christine Boutevin)
  • Une po-éthique en projet : la poésie en œuvre en classe d’Espagnol (Idoli Castro)
  • III. Mauvais genres : quelles valeurs esthétiques et éthiques ?
  • Les mangas, mauvais genre d’un nouveau genre ? (Hélène Raux / Bounthavy Suvilay)
  • Lire un roman noir pour enfants en classe de CM2 : la double question des valeurs éthiques et esthétiques (Jean-François Massol)
  • La dystopie au collège, entre approche esthétique et questionnement axiologique (Isabelle Olivier)
  • Troisième Partie : Perspectives pédagogiques et didactiques
  • I. L’engagement en question dans la classe
  • Enseigner la littérature au risque du conflit (Marion Mas)
  • Enseigner l’engagement contemporain ? (Marie-Laure Rossi)
  • II. Susciter des discussions à visée littéraire et à visée philosophique
  • Les valeurs à travers les affects des sujets littéraires. Enjeux d’un enseignement éthique de la littérature au lycée (Héloïse Adam / Agathe Mezzadri-Guedj)
  • Interroger les relations entre droit et morale à partir d’un conte philosophique de Diderot en classe de Première (Magali Fourgnaud)
  • Stimuler la recherche éthique chez les enfants : étude sur l’usage des romans philosophiques (Anda Fournel / Jean-Pascal Simon)
  • III. Postures de lecture et postures enseignantes
  • Lire collaborativement le Traité sur la tolérance de Voltaire : la construction d’une pensée éthique personnelle (Claire Augé)
  • Le discours des élèves sur les valeurs du texte littéraire et leur exploitation didactique par les enseignants : quelles variations selon les classes d’âge et selon les pays ? (Magali Brunel / Jean-Louis Dufays / Vincent Capt / Sonya Florey / Judith Émery-Bruneau)
  • Réceptions scolaires du Petit Prince d’Antoine de Saint Exupéry. La formation éthique du lecteur scolaire (Ana Dias-Chiaruttini)
  • La figure de la ruse en littérature de jeunesse à l’école maternelle : un mensonge acceptable ? (Marie-Claude Javerzat)
  • Conclusion
  • Liste des Auteurs
  • Titres de la collection

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Introduction

Nicolas Rouvière

Vers un tournant axiologique de la didactique des lettres

L’invocation des « valeurs » est récurrente dans les discours publics, que ce soit sur le mode de la déploration, de la réaffirmation de principes partagés, ou encore de la cause militante. L’omniprésence du vocable à coup sûr fait symptôme. Sur le temps court, on ne peut ignorer le contexte traumatique que représentent les attaques terroristes contre le régime républicain et son vivre ensemble. Sur le temps long, l’accroissement de la diversité culturelle, dans les sociétés occidentales, nécessite plus que jamais de comprendre et de respecter les valeurs des autres, mais aussi de s’entendre sur des normes et des règles d’action communes, dans un cadre de délibération démocratique1.

Plus que tout autre Institution, l’École est au cœur de ces enjeux. Tous les acteurs du système éducatif sont concernés par la formation de la personne et du citoyen. Et parmi les disciplines, celle des lettres occupe sans nul doute une place singulière, tant il est vrai, comme le rappelle Max Butlen, que la littérature est « traversée par la question des valeurs, la valeur de l’œuvre littéraire elle-même, mais aussi les valeurs portées par le texte ou interrogées lors de la lecture » (2017 : 121).

Chaque enseignant a sans doute en tête une scène de classe, où se sont exprimées à l’occasion d’une lecture, des prises de position inattendues, parfois dérangeantes, voire choquantes, qu’elles soient sincères ou factices. Ce qui advient dans la classe, à l’occasion des lectures, est le bienvenu et reste préférable à ce qui reste tu, mais peut se fait entendre au dehors, dans les couloirs ou dans la cour des établissements. Car les stéréotypes sociaux négatifs vont bon train. L’acceptation de l’altérité, qu’elle soit sociale, culturelle, ethnique ou sexuelle, sera toujours à conquérir.

Face à ce défi éducatif, il existe une réponse possible, celle qui a prévalu en France dans les années 80, 90, et au début des années 2000, et qui a consisté à assigner une visée civique à l’objectif de maîtrise des discours. Dans cette optique, ce n’est plus tant par la culture, que l’élève est censé construire son identité ← 11 | 12 → individuelle et collective, car la littérature tend peu ou prou à être instrumentalisée : au profit des typologies textuelles à l’école, au profit de la maîtrise des discours au collège, au profit de la poétique des genres et des registres au lycée, avec une tendance techniciste au « tout argumentatif », qui a pu tendre au début des années 2000 à dissoudre le débat d’idée lui-même (Vibert, 2008). La « maîtrise des discours », sous couvert de conduire à l’argumentation, a été en réalité ouvertement soutenue par l’objectif de « désamorcer la violence verbale2 » et pacifier les rapports sociaux.

Ce type de réponse ne peut plus guère être adopté aujourd’hui. D’une part parce qu’il a abouti aux dérives formalistes que l’on connaît. Mais surtout, parce qu’il s’est mué en une forme d’« esquive » (Le Fustec & Sivan, 2004), voire de protection, contre un débordement de la parole qui fait peur, dès lors que l’on prend le parti de donner un espace à la réaction axiologique des élèves.

Sur le long terme, le refuge sur les objets de savoir techniques s’est révélé périlleux pour l’institution. Face aux textes il donne à beaucoup d’élèves le sentiment d ’une l’absence de sens qui les concerne. Or l’exigence que le lien au langage soit un rapport de vérité, et partant de justice, n’a sans doute jamais été aussi vive. Redonner un fondement théorique solide, à la présence en littérature d’une réflexion sur le vrai, le bien et le juste, semble aujourd’hui nécessaire, si l’on ne veut pas que cette demande soit comblée par des discours prospérant sur un sentiment vécu d’exclusion ou de désymbolisation.

Depuis quelques années, en France, les programmes semblent encourager un tournant éthique de l’enseignement des lettres. Les programmes de littérature du lycée professionnel3 proposent depuis 2009 des entrées thématiques, déclinées en questions de société à portée philosophique. En 2015, les nouveaux programmes de français pour les cycles 3 et 4 de l’école élémentaire et du collège4 associent explicitement l’étude de la littérature à la formation de la personne et organisent son enseignement à travers quelques entrées thématiques universalistes à portée éthique. Cette ouverture est sans aucun doute une chance pour la discipline des lettres : elle l’oblige à repenser ses contenus, ses démarches et son partage avec les autres disciplines : l’histoire et la philosophie notamment.

Par ailleurs, le nouveau programme d’enseignement moral et civique (EMC), pour l’école et le collège, accorde une place inédite à l’éducation à la sensibilité, ce qui a pour corrélat une attention renouvelée à l’expression artistique des émotions. ← 12 | 13 → Le lien avec les récits fictionnels devrait donc être établi, pour questionner les valeurs. Et pourtant, en ce qui concerne la formation de la personne et du citoyen, les textes officiels font très peu référence à la littérature. On trouve quelques exemples de pratiques en classe, essentiellement dans le programme du cycle 3, mais aucune ressource d’accompagnement spécifique n’est consacrée au français.

Faut-il y voir la peur que soit délaissée l’approche esthétique ? Ou encore que les œuvres littéraires soient instrumentalisées au service d’un discours idéologique du professeur ? Est-ce la peur, enfin, de susciter des conflits de valeurs dans la classe ou avec les familles ? Toutes ces craintes sont légitimes. Revaloriser dans l’enseignement la portée éthique mais aussi politique ou philosophique des textes, pose de multiples questions. A contrario, comment espérer susciter l’intérêt et la réflexivité des élèves, si l’on n’accepte pas d’abord qu’ils colportent des stéréotypes culturels et sociaux, projettent et expriment leur propre système de valeur au cours de la lecture ?

La question semble bien plutôt alors de donner un fondement théorique solide à une orientation axiologique nouvelle de l’enseignement des lettres. Plusieurs colloques et journées d’étude, depuis 2010, ont abordé la question des valeurs sur le plan de l’analyse littéraire et des genres (« Les valeurs dans le roman5 », « Littérature et valeurs6 » ; « Idéologie et romans pour la jeunesse au XXIe s.7»), ou celui de l’éducation morale et civique (« Transmission des valeurs de la République8», « Fraternité en éducation, éducation à la fraternité9 »), avant que l’appel à communication de la journée d’étude de Grenoble « Enseigner la littérature en questionnant les valeurs », lancé début 2015, n’assume dans son contenu et son titre même d’envisager un pareil « tournant éthique » pour la didactique de la littérature. Les trois manifestations scientifiques qui s’en sont suivies en 2016, 2017 et 201810, ainsi ← 13 | 14 → que les publications qui se multiplient désormais en ce sens11, montrent qu’il ne s’agit pas d’un phénomène de circonstance, mais d’un chantier durable pour la discipline, à la mesure des enjeux éducatifs et sociétaux qu’il recouvre.

Cependant, opérer un tournant axiologique de la didactique de la littérature suppose au préalable :

de clarifier la notion de valeur et les processus de valorisation en contexte scolaire ;

de remettre en perspective l’histoire de la discipline des lettres dans ses liens à l’éducation morale ;

de déterminer précisément ce que veut dire questionner les valeurs, dans le texte et sa lecture.

I.  Quelle définition liminaire de la notion de valeur ?

Dans son essai Des Valeurs. Une approche sociologique (2017), la sociologue Nathalie Heinich distingue trois significations différentes du mot valeur : la valeur comme grandeur, la valeur comme objet de la valorisation, et la valeur comme principe fondant l’évaluation. C’est ce dernier sens qui nous intéresse principalement ici. La valeur comme principe correspond à ce que le linguiste Jean-Claude Guerrini appelle les « maître-mots », c’est à dire les « garants au nom desquels on s’estime habilité à porter des jugements d’approbation ou de blâme, à justifier une préférence, à prendre position, à agir » (2015 : 258).

1.1  La valeur sous son double aspect logique et pragmatique

Claudine Leleux (2010 : 79–83) distingue deux aspects de la valeur : un aspect logique et un aspect pragmatique. Sous son aspect logique, la valeur se présente sous la forme d’un concept : liberté, progrès, sécurité, etc. Elle se distingue en cela de la norme, qui prend la forme, quant à elle, d’un énoncé prescriptif : «Il faut que», «tu dois», «Il est impératif que».

Cependant, sous son aspect pragmatique, la valeur est un concept qui condense une signification téléologique forte. En effet les valeurs sont des signes que nous utilisons pour rendre compte des expériences du monde qui ont été source de bien-être ou de plaisir, voire de mal-être ou de peine. ← 14 | 15 →

Pour Claudine Leleux, ces signes servent d’indices pour orienter l’agir, ce sont « des indicateurs de sens pour l’action ». Dans Droit et démocratie Jürgen Habermas définit ainsi la notion de valeur :

Les valeurs doivent s’entendre comme des «préférences intersubjectivement partagées. Elles expriment le caractère préférable de biens qui, dans le cadre de certaines collectivités, sont considérées comme dignes d’efforts et qui peuvent être acquis ou réalisés au moyen d’une activité développée en fonction d’une fin déterminée. (1997 : 278)

Les valeurs relèvent d’un jugement individuel, mais elles peuvent être aussi partagées par un groupe social et orienter l’action des institutions. Elles peuvent sous-tendre les normes juridiques qui servent de référence au vivre-ensemble.

1.2  Les conflits de valeur

Claudine Leleux (Ibid. : 84–90) rappelle que les valeurs, comme tout concept, ne peuvent pas être hiérarchisables objectivement : d’un point de vue strictement logique, cela n’a pas de sens de dire que la liberté vaut plus que la sécurité et inversement. En revanche, elle insiste sur le fait que sur un plan pragmatique, toutes les valeurs ne se valent pas. Elles sont relatives à la finalité que chaque individu et chaque communauté d’appartenance donne à l’existence. Par ailleurs une valeur peut occuper une place différente dans une hiérarchie axiologique, selon le contenu substantiel et l’épaisseur ontologique qu’on lui prête. D’où la possibilité de conflits de valeurs : au sein d’un même personne, entre individus, ou par rapport aux valeurs communes d’une société donnée.

Les œuvres littéraires, on le sait, mettent volontiers en scène des conflits de valeurs ; elles peuvent aussi heurter les valeurs de certains lecteurs. À ce titre l’Ecole et la classe constituent un espace complexe de rencontre et de nouage des systèmes de valeurs, en même temps qu’une chambre d’écho au centre de toutes les attentions. Il y a les valeurs de la République, les valeurs de l’Ecole, les valeurs du professeur (idéologiques mais aussi éducatives), les valeurs du groupe classe, les valeurs des groupes sociaux extra-scolaires auxquels appartiennent les élèves (parmi lesquels la famille), à quoi s’ajoute la valeur que chacun de ces acteurs confère à la littérature en général : la nature des profits symboliques que l’on postule ou pas à travers la lecture. Et au centre du cours de français se trouvent les textes, avec les valeurs qu’ils mettent au travail et que l’on projette dans la lecture.

Un éclairage socio-institutionnel, à la fois de la sociologie et de la philosophie de l’éducation s’avère ici essentiel pour démêler cet écheveau complexe d’influences entrecroisées. ← 15 | 16 →

1.3  Emotions et valeurs

À la question de savoir comment le sujet prend conscience des valeurs, en tant que principe de valorisation, la philosophie morale et la psychologie cognitive apportent des réponses convergentes : les émotions constituent des modes d’accès privilégié, car elles comportent un substrat axiologique. Ce sont des « perceptions de valeur » (Tappolet, 2000), en ce qu’elles reposent sur un système intériorisé de buts, de goûts, de normes et de préférences (Chareaudeau, 2000). Ces travaux ont eu une influence sur le renouveau des études rhétoriques. Pour Raphaël Micheli (2008), les émotions sont enracinées dans des ensembles de croyances et de jugements d’ordre moral, cela les justifie aux yeux de ceux qui les éprouvent, et par là-même, elles peuvent être argumentées. Ce point est essentiel dans la perspective d’une didactique des textes littéraires.

II.  L’histoire de l’enseignement des lettres : du moralisme au renouveau éthique

Le but n’est pas de revenir à une conception moralisatrice, qui fut celle de l’enseignement de la littérature, avant les années 1960, ni de développer une morale prescriptive. Cette conception n’est plus de mise dans l’ère éducative qui est la nôtre (Fabre, 2016). La conception du littéraire elle-même, invite bien davantage à considérer la « perplexité morale » (Pavel, 2003) comme le cœur vivant qui travaille les activités littéraires de lecture et d’écriture.

2.1  Une tradition essentialiste et sacralisatrice

Rappelons que la conception des liens entre littérature, enseignement et morale, jusqu’à la fin des années 1960, a montré une assez grande unité de vue. En France, que la morale scolaire ait été religieuse avant les années 1880, ou bien patriotique et laïque ensuite, cette période a correspondu à une morale substantialiste, assignant à la triade néo-platonicienne du Beau, du Bien et du Vrai une existence réelle, indépendamment du sujet qui la reconnaît.

De plus, l’Ecole était fermement persuadée que la littérature avait le pouvoir de faire agir les élèves conformément aux jugements moraux que les textes développent.

Ce pouvoir supposé explique la méfiance de l’enseignement, avant 1880, à l’égard de la littérature profane, qui restait encadrée par la littérature religieuse. Et c’est pour légitimer ensuite le basculement vers les humanités modernes, que les programmes ont affiché une finalité morale sans précédent à l’enseignement scolaire de la littérature. Le patrimoine littéraire national a été présenté comme un ← 16 | 17 → réservoir de vertus patriotiques et morales, tandis que le culte des grands auteurs français est devenu un sacré de substitution. Dans ce cadre, le canon scolaire a été éminemment idéologique, à l’image du primat de la littérature monarchique du Grand siècle. L’ouverture aux auteurs romantiques, aux Lumières, au genre romanesque, ou à la littérature du XXe siècle, est lente et résistible jusqu’aux programmes de 1977 pour le collège. Comme le rappelle Violaine Houdard-Mérot (1998), jusqu’au milieu des années 70, c’est l’influence de Sainte Beuve, plus que de Lanson, qui a imprégné l’ensemble des pratiques enseignantes du secondaire, sous la forme d’un biographisme psychologique et spiritualiste.

2.2  La rupture de l’enseignement littéraire avec la morale

Dans les années 1960, la critique structuraliste démasque la part d’idéologie, inhérente à cette conception essentialiste et sacralisatrice de la littérature, qui a pour effet d’accroître la distance entre les œuvres et les élèves. Elle en sape les fondements principaux, en proclamant la mort de l’auteur, le primat du texte et de l’auto-référentialité. Par ailleurs, la dénonciation de la reproduction des élites, par la sociologie bourdieusienne, remet en cause le modelage de l’éducation sur les mœurs et les opinions dominantes. En France, l’instruction morale disparaît du primaire en 1969. En 1981, dans l’ouvrage Enseignement et valeurs morales, le combat contre les ombres, l’inspection générale de lettres rappelle l’absence de monologisme moralisateur des chef-d’œuvres littéraires et refuse au nom de la liberté individuelle que la morale fasse l’objet d’un enseignement par la littérature12.

A partir du milieu des années 80, sur fond de massification scolaire, de crise de l’humanisme, et de montée en puissance de la linguistique, la maîtrise des discours prend le pas sur la culture. De surcroît, à la suite du post-structuralisme, la philosophie déconstructionniste a fait peser un soupçon radical sur le langage, jusqu’à sembler dénier à ce dernier tout pouvoir de présence ou toute valeur de vérité. Couplé aux théories postmodernes sur la fin des méta-récits englobants (Lyotard, 1979), une sorte de doxa s’est constituée autour du rejet de l’idée de vérité ou de morale en littérature, au prétexte d’évacuer une conception psychologique, idéologique, essentialiste, voire métaphysique de cette dernière. La littérature n’aurait alors d’autre fin que de révéler le non-sens sur lequel se fonde toute volonté de vérité.

Cependant, à partir des années 2000, les dérives formalistes de l’enseignement conduisent de plus en plus de théoriciens de la littérature, comme Thomas Pavel ← 17 | 18 → (2003) et Tzvetan Todorov (2007) à plaider pour un ancrage des études littéraires sur le questionnement éthique13. Certains chercheurs comme Jean-Louis Dufays dénoncent même, dans le refoulement des questions morales, une nouvelle forme de « littérairement correct » qui produit des effets dommageables dans le domaine de l’enseignement, « dans la mesure où elle censure a priori les pratiques de lecture les plus spontanément mises en œuvre par les apprentis lecteurs » (2004 : 109).

III.  La convergence des champs de recherche

Plusieurs champs de la recherche tendent désormais vers un tournant axiologique de l’enseignement des textes littéraires.

3.1  La philosophie morale

La philosophie morale néo-aristotélicienne, qui a connu un regain dans le monde anglo-saxon depuis les années 60, a reconsidéré le rôle de la littérature, et l’a reconnue comme le lieu le plus approprié pour représenter avec justesse la complexité des choix éthiques.

Pour Martha Nussbaum (2010), la lecture littéraire, à travers l’attention à la forme, conduit à une perception fine, intelligente et sensible des particuliers concrets, déplaçant ainsi les fondements de la compétence éthique. La philosophe insiste par ailleurs sur le rôle cognitif des émotions et de l’imagination, qui sont nécessaires pour discerner les valeurs implicites au travail dans les textes. Déjouant les catégories de la philosophie, la littérature aurait la particularité de mettre le lecteur aux prises avec l’incertitude, un « déséquilibre perceptif » qui exercerait ainsi la sagacité et la souplesse morale pour la vie pratique.

Nombre de philosophes ont développé le projet d’établir la lecture philosophique de la littérature comme une voie légitime de la réflexion morale : en témoignent les travaux de Jacques Bouveresse sur l’œuvre de Robert Musil (2001), ceux de Vincent Descombes sur Proust (1987, 2004), d’Aline Giroux sur les romans de Saul Bellow (2012), ou de Frédérique Leichter Flack sur la littérature comme « laboratoire des cas de conscience » (2012). Cette attention de la philosophie morale rejoint la pensée herméneutique de Paul Ricoeur (1990), qui reconnaît à la littérature une aptitude à explorer des visions du monde que la philosophie échoue à énoncer dans son langage propre. ← 18 | 19 →

Ce tournant « éthique » peut s’appuyer du reste sur plusieurs grandes orientations de la critique littéraire.

3.2  Les approches sémiotique et anthropologique

Tout d’abord, la narratologie post-classique et la pragmatique du discours ont élaboré des synthèses abouties pour étudier la poétique et la rhétorique des valeurs affichées ouvertement par le texte (Jouve, 2001 ; Amossy, 2012 ; Guerrini, 2015).

Par ailleurs, une autre approche critique, que l’on qualifiera d’anthropologique au sens large, s’intéresse à « l’inconscient social du texte ». De fait, les valeurs de l’imaginaire collectif, qui sont reconfigurées dans et par le texte littéraire, échappent souvent à l’autorité textuelle. Les travaux de Pierre Macherey (1966) montrent ainsi que Balzac ou Jules Verne produisent des œuvres (Les Paysans ou L’Île mystérieuse) dont les implications idéologiques leur échappent. Cet imaginaire collectif est pris dans des configurations liées à la société, au moment historique et à l’état de la culture dans lequel il se situe. Ce faisant il implique une méthodologie critique qui mobilise les outils de la sociologie, l’histoire, la philosophie, l’anthropologie (qu’elle soit sociale, politique ou religieuse), mais aussi la psychanalyse, pour éclairer dans les textes les mécanismes du fonctionnement symbolique, à l’échelle individuelle et collective.

Notons que la critique idéologique, qui a semblé reflué à partir des années 90 dans les « marges » de la recherche universitaire (à travers l’étude de la paralittérature, de la littérature jeunesse ou des littératures identitaires, féministes ou post-coloniales) a connu depuis les années 2000 un regain nouveau, en même temps que ces domaines ont gagné en légitimité, ce qui a remis à l’honneur la notion d’idéologie14, que ce soit sous cette dénomination, ou d’autres qui la recouvrent en tout ou en partie.

3.3  Les théories de la lecture

L’avancée décisive provient surtout des théories des lectures actualisantes (Citton, 2017) et des théories du sujet lecteur (Rouxel & Langlade, 2004). Car c’est au cours du processus de réception qu’est conférée aux œuvres leur dimension idéologique. ← 19 | 20 →

Actualiser une œuvre revient à mettre en tension l’horizon de valeurs du lecteur réel, inscrit dans une temporalité qui lui est propre, et celui des textes. L’activité de lecture est ainsi conçue par Yves Citton comme une activité de « retraitement de valeurs » (Ibid. : 279), pouvant aussi bien conforter le système de croyance du lecteur que conduire à le reconfigurer. La fiction offre de surcroît au lecteur un laboratoire prospectif, pour mettre en scène des conflits de valeurs encore informulés et tester des hypothèses de résolution (Ibid : 264).

La légitimation du rôle projectif du lecteur, de ses émotions et de leur possible fonction cognitive, rejoint les théories didactiques qui s’intéressent à la lecture réelle, empirique de l’élève, et non pas à sa lecture idéalement programmée par le texte. Il s’agit de donner un statut didactique à l’expression subjective des lecteurs, à leurs émotions, à leur activité imageante, leurs possibles identifications ou projections. Cela a débouché sur des pratiques comme le carnet de lecture, les journaux de lecture, l’écriture dans les marges, les journaux de personnage, les blogs participatifs ou l’écriture d’invention réinventée. Toutes ces pratiques mettent en mouvement le lecteur vers l’axiologie : les élèves formulent un jugement moral sur les personnages, se mettent à leur place, prennent parti, expriment une vision du monde. Et surtout la discussion que suscite la mise en commun des écrits de réception peut favoriser un retour au texte et une révision des premiers jugements.

Résumé des informations

Pages
370
Année
2018
ISBN (PDF)
9783631770528
ISBN (ePUB)
9783631770535
ISBN (MOBI)
9783631770542
ISBN (Relié)
9783631766743
DOI
10.3726/b14930
Langue
français
Date de parution
2018 (Décembre)
Mots clés
Education Morale Fictions Lecture Compétences Enseignement
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2018. 370 p., 2 ill. n/b, 5 tabl., 1 graph.

Notes biographiques

Nicolas Rouvière (Éditeur de volume)

Nicolas Rouvière est Maître de conférences en littérature à l’Université Grenoble-Alpes, où il travaille sur la littérature de jeunesse, la bande dessinée (BD) et la didactique de la littérature. Il a publié plusieurs ouvrages sur la BD et sur la série Astérix.

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