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L´écrivain fictif dans l´oeuvre de Gérard Bessette

de Veronika Černíková (Auteur)
©2020 Thèses 348 Pages
Série: Canadiana, Volume 22

Résumé

Dans cet ouvrage consacré au phénomène de l’autoreprésentation de l’écrivain chez Gérard Bessette, Veronika Cˇerníková suit l’évolution de l’écrivain fictif et du roman de l’écrivain, notamment les stratégies que le récit utilise pour mettre en évidence sa littérarité et son autoconscience, pour dévoiler son propre fonctionnement et sa propre pratique significative. Après l’esquisse d’un panorama de la problématique au Québec, l’oeuvre de Gérard Bessette est analysée dont La bagarre, Le libraire et Le semestre.
« Veronika Cˇerníková a réussi à déceler de nouveaux aspects de la lecture de ces textes, en établissant un paradigme important dans la recherche actuelle portant sur les professeurs d’université et écrivains. »
Klaus-Dieter Ertler
Ce livre « témoigne d’une excellente rigueur académique ».
Petr Vurm

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Remerciements :
  • À propos de l’auteur
  • French À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Liste des abréviations utilisées
  • 1 Introduction
  • 2 L’écrivain fictif
  • 2.1 Le concept d’écrivain fictif
  • 2.1.1 Le monde actuel
  • 2.1.2 Le monde fictionnel
  • 2.2 La typologie de l’écrivain fictif
  • 2.3 Le pacte de lecture
  • 2.4 La typologie du roman de l’écrivain
  • 2.4.1 L’énonciation
  • 2.4.2 L’énoncé
  • 2.4.3 Le code
  • 2.5 L’écrivain fictif canadien-français et québécois
  • 2.6 L’écrivain fictif bessettien
  • 3 L’éclosion de l’écrivain fictif bessettien : « Roman de la parole »
  • 3.1 Hasard
  • 3.2 Georges Blondin
  • 3.3 Autres proses juvéniles
  • 3.4 Les dégoûtantistes
  • 3.5 La bagarre
  • 4 L’épanouissement de l’écrivain fictif bessettien : « Roman de l’écriture »
  • 4.1 Le libraire
  • 4.1.1 L’énonciation
  • 4.1.2 L’énoncé
  • 4.1.3 Le code
  • 5 L’aboutissement de l’écrivain fictif bessettien : « Roman du commentaire »
  • 5.1 Le semestre
  • 5.1.1 L’énonciation
  • 5.1.2 L’énoncé
  • 5.1.3 Le code
  • 6 Conclusion
  • Bibliographie
  • Liste des images
  • Liste des schémas et des tableaux
  • Index

1 Introduction

Nous vivons une époque où les « je » prolifèrent, où les médias profanent quotidiennement l’intimité de centaines d’individus et où le narcissisme fleurit, illimité. Nulle surprise, dès lors, que la littérature à la fois narcissique et autoconsciente, basée sur la représentation de l’écrivain, se trouve au centre de l’intérêt de la production artistique actuelle. Néanmoins, la figure du créateur n’est pas une innovation de l’époque postmoderne. Bien au contraire, la tradition de la littérature mettant en scène le personnage de l’artiste, l’écrivain y compris, commence par la naissance du Künstlerroman à la fin du 18e siècle. Citons un exemple représentatif : Heinrich von Ofterdingen (1800) de Novalis. Au Québec, le Künstlerroman apparaît en 1914 avec la publication du Débutant d’Arsène Bessette qui s’inspire néanmoins davantage de Bel-Ami (1885) de Maupassant que du romantisme allemand. S’il ne s’agit pas du premier roman de l’écrivain canadien-français, il s’agit du premier où l’écrivain et sa formation jouent un rôle prépondérant. À partir de ce moment-là, l’écrivain fictif et le roman de l’écrivain subissent au Québec une évolution considérable qui correspond plus ou moins à l’évolution de la littérature. Après son épanouissement dans les romans traditionnels, l’écrivain envahit les romans de la modernité expérimentale, notamment ceux de la Révolution tranquille dont il devient une figure emblématique. À la fin des années 1970, il entre dans la littérature postmoderne dont il constitue l’un des signes distinctifs. Son rôle dans le récit est aussi en évolution constante comme le note André Belleau qui distingue trois types ou périodes du roman de l’écrivain : « roman du code », « roman de la parole » et « roman de l’écriture ». Le premier type présente l’écrivain surtout en tant que statut social, le second met en scène les écrivains qui parlent davantage de leur écriture qu’ils n’écrivent ; ce n’est que le troisième qui introduit un écrivain en train d’écrire. À ces trois types, nous proposons d’ajouter le « roman du commentaire » où l’écrivain se met à commenter l’écriture des autres. Plusieurs écrivains québécois ont basé une grande partie de leurs œuvres sur le personnage de l’écrivain : Roger Lemelin (1919–1992), Gérard Bessette (1920–2005), Jacques Godbout (*1933), Jacques Poulin (*1937), Marie-Claire Blais (*1939), Michel Tremblay (*1942) ou plus récemment Dany Laferrière (*1953). Or, Gérard Bessette est le seul dont l’œuvre embrasse presque toutes les étapes parcourues par l’écrivain fictif.

Gérard Bessette est l’une des figures majeures de la littérature québécoise, autant par ses romans que par ses analyses psychocritiques focalisées sur les ←15 | 16→œuvres de Gabrielle Roy, d’André Langevin, d’Yves Thériault et d’autres représentants de la littérature nationale. En tant que professeur d’université, il se consacrait à la défense et à l’illustration de la littérature québécoise en dehors du Québec : il l’a enseignée aux étudiants anglophones en Ontario. Il a publié son premier roman, La bagarre (1958), assez tard, à l’âge de 38 ans. C’est un « roman de la parole » qui se réclame du réalisme à la Balzac et qui thématise la formation de trois apprentis écrivains. Son deuxième roman, Le libraire (1960), a connu un succès immédiat. Il s’agit d’ailleurs de son roman le plus réédité et le plus étudié. Avec le passage du réalisme à l’existentialisme et du « roman de la parole » au « roman de l’écriture », c’est aussi l’écrivain fictif qui évolue : il se transforme de protagoniste en narrateur qui écrit au lieu de raconter. Dans Le libraire, Gérard Bessette crée le personnage de l’« écrivain du dimanche » qui note dans son journal des observations, cyniques mais justes, sur son voisinage auquel il est étranger. Le modèle du narrateur écrivant est repris par La commensale, commencée dès 1959 et parue en 1975, à cette différence que l’influence existentialiste est remplacée par celle du Nouveau Roman. À la fin des années 1970, l’œuvre de Gérard Bessette a subi une nouvelle transformation importante qui a entraîné encore une fois une métamorphose de l’écrivain fictif. Publié en 1979, Le semestre est un « roman du commentaire » postmoderne où la voix du héros se confond souvent avec la voix narrative. Les deux, le personnage de l’écrivain et le narrateur écrivant, non seulement écrivent mais aussi commentent l’écriture des autres représentants du champ littéraire québécois. L’œuvre de Gérard Bessette se clôt avec Les dires d’Omer Marin (1984) qui constituent d’une certaine manière le prolongement du Semestre. Ils reprennent les pratiques et les personnages du roman précédent tout en renversant les rapports entre eux : l’ancien étudiant de l’écrivain fictif du Semestre se donne pour but de rassembler les dires posthumes de son professeur. Par son dernier roman, Gérard Bessette annonce la mort de l’écrivain fictif tout en préfigurant la sienne.

Bien qu’elle constitue la première raison du choix du corpus, la présence abondante de l’écrivain fictif dans l’œuvre de Gérard Bessette n’en est assurément pas la seule. L’objectif fixé pour le présent ouvrage est de suivre l’évolution de l’écrivain fictif et du roman de l’écrivain, notamment les stratégies que le récit utilise pour mettre en évidence sa littérarité et son autoconscience, pour dévoiler son propre fonctionnement et sa propre pratique significative. Étant d’ordre typologique, cette étude englobera d’une part l’esquisse d’un panorama de la problématique au Québec et d’autre part l’analyse de l’œuvre de Gérard Bessette. En effet, le parcours bessettien est exemplaire de l’évolution du roman de l’écrivain québécois de la seconde moitié du 20e siècle. À la ←16 | 17→fois en transformation continuelle, ce qui permet à l’écrivain fictif d’habiter successivement les proses traditionnelles, modernes et postmodernes ainsi que les romans « de la parole », « de l’écriture » et « du commentaire », l’œuvre de Bessette témoigne d’une cohérence surprenante. Pour suivre parallèlement les constantes et les métamorphoses de l’écrivain fictif et du roman de l’écrivain, il s’avère nécessaire de viser les moments cruciaux de la création bessettienne : l’éclosion de l’écrivain fictif dans les « romans de la parole », son épanouissement dans les « romans de l’écriture » et son aboutissement marquant ses « romans du commentaire ». L’écart temporel et typologique entre le « roman de la parole », le « roman de l’écriture » et le « roman du commentaire » permettra de saisir l’évolution du genre et de relever les liens entre les débuts littéraires de Bessette et l’accomplissement de son œuvre. C’est pourquoi l’analyse détaillée portera sur les œuvres emblématiques des trois périodes.

Relevant d’une tradition séculaire et considéré comme l’un des signes distinctifs de la littérature postmoderne, le personnage de l’écrivain et avec lui le roman de l’écrivain sont traités par un nombre considérable de théoriciens, notamment américains et français. Le champ de la littérature québécoise, par contre, ne semble pas être suffisamment exploré par la critique, ce qui est étonnant vu l’intérêt croissant que les écrivains canadiens-français et québécois témoignent pour le personnage de l’écrivain. Les statistiques élaborées par Roseline Tremblay le montrent clairement : 43 romans de l’écrivain parus entre 1960 et 1969, 41 entre 1970 et 1979, 51 entre 1980 et 1989 et 22 entre 1990 et 1995 (Tremblay 2004 : 73–75).1 Pour confirmer cette tendance, nous avons effectué notre propre recherche se rapportant à la rentrée littéraire 2009 : sur 139 romans publiés au Québec, au moins une dizaine tourne autour ←17 | 18→de l’écrivain fictif.2 Néanmoins, il n’y a que six critiques qui s’y intéressent. Le premier, Jean-Charles Falardeau, se limite à noter la présence envahissante de l’écrivain dans le roman québécois (Tremblay 2004 : 51). Deux autres ont opté pour une approche sociolinguistique favorisant l’étude du rapport entre le personnage de l’écrivain et ses propos, mais excluant la réflexion sur l’aptitude des romans de l’écrivain à s’autoreprésenter : André Belleau dans son Romancier fictif (1980) et Roseline Tremblay dans son Écrivain imaginaire (2004). Contrairement à Belleau qui se borne aux romans de l’écrivain publiés au Québec entre 1940 et 1960, Roseline Tremblay centre son attention sur les romans parus de 1960 à 1995. Dans ses Moments postmodernes dans le roman québécois (1993), Janet M. Paterson se consacre davantage à la problématique de l’autoreprésentation. La figure de l’écrivain, même conçue comme l’une des pierres angulaires de la postmodernité, ne constitue pas le centre de son intérêt qui se porte sur les différentes stratégies postmodernes, y compris l’autoreprésentation. Robert Dion dans son Moment critique de la fiction (1997) s’intéresse quant à lui, comme l’indique le sous-titre de son étude, aux « interprétations de la littérature que proposent les fictions québécoises contemporaines ». Son champ de vision est limité par la nouveauté du phénomène qui n’a pénétré dans la littérature québécoise que vers la fin des années 1970. Même si Dion analyse plusieurs romans de l’écrivain (Monsieur Melville de Victor-Lévy Beaulieu, Le semestre de Gérard Bessette et Le désert mauve de Nicole Brossard), lui non plus ne se consacre pas exclusivement à cette problématique. Le dernier à porter son attention sur le phénomène est David Bélanger qui, dans sa thèse Une littérature appelée à comparaître. Les discours sur la littérature dans les fictions québécoises des années 2000 (2018), recourt à une approche sociologique, interprétant l’autoreprésentation des romans contemporains comme l’expression d’une classe sociale. Le présent texte se donne pour but de remplir ce vide, de dresser la carte de la fiction québécoise mettant en scène l’écrivain fictif et les différentes stratégies autoréflexives.

Le triple objectif – étude de l’écrivain fictif et du roman de l’écrivain en relation avec l’œuvre de Gérard Bessette – impose une articulation stricte de la problématique. La première partie du livre sera consacrée aux définitions et au balayage du terrain terminologique. Il faudra différencier l’écrivain et l’auteur, ←18 | 19→les deux trouvant leur reflet dans les romans de l’écrivain, l’un comme personnage, l’autre comme stratégie narrative. Nous porterons également notre attention sur l’opposition entre l’écrivain réel et fictif et sur leurs manifestations dans le monde actuel ou fictionnel. Cette différenciation aboutira à l’établissement d’une typologie de l’écrivain fictif basée sur le rôle qui lui est attribué dans la fiction : celui du personnage, du narrateur ou du personnage qui est en même temps le narrateur. Ce sont aussi sa situation, sa fonction et son statut qui seront étudiés dans le cadre de la typologie de l’écrivain fictif. Dans un court passage, nous tenterons d’élucider les pactes de lecture que l’auteur conclut avec ses lecteurs. Dans un deuxième temps, nous nous focaliserons sur le roman de l’écrivain. Après la mise au point sémantique initiale, nous tenterons de montrer que l’écrivain fictif fait partie intégrante du réseau dense et complexe de procédés et de stratégies autoréflexives qui se manifestent à plusieurs niveaux du récit. En nous appuyant sur les études françaises, tel Le récit spéculaire de Lucien Dällenbach, sur les études canadiennes, tels les Moments postmodernes dans le roman québécois de Janet M. Paterson, ou sur les études américaines, notamment les articles de Linda Hutcheon, nous proposerons une classification des procédés autoreprésentatifs par lesquels les récits mettent en œuvre leur énonciation, des procédés spéculaires par lesquels ils réfléchissent leur énoncé et des procédés autoréférentiels par lesquels ils font référence à leur code. Dans un troisième et dernier temps, nous tenterons d’esquisser la transformation de la représentation de l’écrivain fictif et du roman de l’écrivain, d’abord dans la littérature canadienne-française et québécoise et ensuite dans l’œuvre de Gérard Bessette. Nous suivrons la trace de l’écrivain fictif dès son apparition dans la littérature canadienne-française en 1853, peu après la publication du premier roman canadien-français. Nous verrons que le roman de l’écrivain copie l’évolution du statut de l’écrivain au Québec. Avec André Belleau, il sera fait distinction entre le « roman du code », le « roman de la parole » et le « roman de l’écriture ». L’analyse des tendances plus récentes du roman de l’écrivain révélera la nécessité d’ajouter une quatrième étape au système de Belleau, celle du « roman du commentaire » que l’œuvre tardive de Gérard Bessette illustre parfaitement. Précédé d’une courte biographie, le parcours bessettien sera ouvert par une vue d’ensemble de ses fictions, notamment celles qui mettent en scène le personnage de l’écrivain. Ensuite, une répartition de l’œuvre bessettienne en trois cycles se verra justifiée. Le premier réunit les romans traditionnels où les personnages sont des apprentis écrivains ou des écrivains en devenir. Le deuxième est constitué des romans modernes qui remplacent l’écrivain fictif par un paroleur, sorte de prédécesseur des écrivains. Le troisième rassemble les fictions postmodernes où l’écrivain fictif devient un professionnel.

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Les trois autres parties de la présente recherche se consacreront à l’étude des pratiques autoréflexives, y compris la représentation de l’écrivain fictif, dans les œuvres choisies de Gérard Bessette. Une attention particulière sera prêtée à ses premières tentatives littéraires qui mettent en scène le personnage de l’écrivain : Hasard (1940), pièce de théâtre et première œuvre bessettienne publiée, plusieurs nouvelles et deux ébauches romanesques inédites qui aboutiront au premier « roman de la parole » bessettien édité, La bagarre (1958). La troisième partie se concentrera sur l’épanouissement de l’écrivain fictif et de l’autoréflexivité dans Le libraire, premier roman bessettien et québécois qui corresponde au concept du « roman de l’écriture ». La quatrième et dernière partie se focalisera sur l’analyse de la manifestation tardive de l’écrivain fictif dans le « roman du commentaire » Le semestre et sur les pratiques autoréflexives qui l’accompagnent. Nous avançons l’hypothèse qu’il y aura une évolution non seulement de la représentation de l’écrivain fictif, mais aussi des pratiques autoreprésentatives que nous attendons plus visibles dans La bagarre que dans les ébauches romanesques antécédentes ; des pratiques spéculaires que nous présumons plus abondantes dans Le libraire que dans La bagarre ; et des pratiques autoréférentielles que nous prévoyons à leur faîte dans Le semestre.

Avant de procéder aux définitions de l’écrivain fictif introduisant la première partie de ce travail, il nous paraît utile d’élucider l’évolution de la conscience de la dualité ontologique des œuvres, rendue évidente par les fictions autoréflexives, y compris les romans de l’écrivain. En effet, toute œuvre est de nature double : tout en prétendant être enracinée dans une réalité spatiotemporelle plus ou moins concrétisée, l’œuvre crée sa propre réalité (Hutcheon 1978 : 467). La première réfère au monde actuel, habité par l’auteur et le lecteur empiriques, la seconde au monde fictionnel, construit par l’auteur et reconstruit par le lecteur, empiriques eux aussi (Doležel 2003 : 201). Qui plus est, les artistes devaient toujours avoir la conscience de cette dualité ontologique. Prenons l’exemple des Époux Arnolfini, tableau que Jan Van Eyck a réalisé en 1434 (voir image 1). Ce tableau est une fidèle représentation de la réalité, construite notamment à l’aide de la perspective et de l’imitation des matériaux qu’il s’agisse de ciselures et d’ornements ou de draperies, de fourrures, de dentelles, etc. Pour accéder à une illusion parfaite, Jan Van Eyck a dû inventer une nouvelle technique, celle de la peinture à l’huile, et utiliser des pinceaux extrêmement fins et pointus. (Gombrich 1995 : 240) Or, dans son tableau, la représentation de la réalité est accompagnée de l’autoreprésentation de l’œuvre. Le miroir convexe qui se trouve au fond de la pièce renvoie une image différente, élargie, de la réalité représentée : deux personnes qui ne figurent pas autrement sur le tableau et la vue sur la ville de Bruges (voir image 2).

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Il est plus que probable que l’une des personnes reflétées dans le miroir soit l’auteur du tableau lui-même (Gombrich 1995 : 243). À partir de l’inscription au-dessus du miroir, « Johannes de Eyck fuit hic », faisant office de signature de l’auteur, nous pouvons constater avec Erwin Panofsky que Jan Van Eyck s’inscrit dans le tableau à la fois comme auteur et comme témoin du mariage (Panofsky [1934] 1989 : 199). La présence du miroir métaphorise la capacité des œuvres à refléter la réalité, sa forme convexe fait référence à leur aptitude à transformer, voire déformer la réalité. Le miroir, et avec lui toute œuvre, crée non seulement un nouveau point de vue, mais une nouvelle réalité qui n’est propre qu’à elle. Si la pratique est encore encodée chez Van Eyck, elle est entièrement avouée chez Diego Velázquez qui, dans Les ménines (1656), se peint en train de peindre le couple royal comme nous pouvons le vérifier grâce au reflet du miroir.

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Avec les siècles écoulés, l’approche des artistes, peintres comme écrivains, évolue. Aristote, bien conscient du double statut fondamental de l’œuvre, invite les poètes à éviter de le mettre en relief et à respecter les règles de la mimèsis : « Homère, admirable par tant d’autres endroits, l’est encore en ce qu’il est le seul qui ait bien su ce qu’il devait faire comme poëte. Le poëte, étant imitateur, doit parler lui-même le moins qu’il est possible : car aussitôt qu’il se montre, il cesse d’être imitateur. » (Aristote [335 av. J.-C. ?] 1874 : 40). Les auteurs sont restés fidèles à cette exhortation aristotélicienne jusqu’au 17e siècle où Miguel de Cervantes Saavedra crée un nouveau type de narrateur, conscient de lui-même et commentant l’acte de la narration. Contrairement à la volonté d’Aristote, le narrateur de L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605) détruit l’illusion de la réalité et dévoile le caractère fictif du roman tout en insistant sur l’authenticité de l’acte narratif (Weich 1996 : 245). Ce modèle est repris par les romans comiques français du 17e et du 18e siècles, tels Le berger extravagant (1627–8) de Charles Sorel et Pharsamon (1737) de Marivaux, ou par Denis Diderot dans Jacques le fataliste (1765–1784) (Weich 1996 : 242). Ces romans inaugurent d’une certaine manière l’esthétique moderne où l’œuvre ne cherche plus à dissimuler ni son créateur ni sa double nature. Tout en constituant une autre étape importante, le Künstlerroman du romantisme allemand met en scène le personnage de l’artiste (Hutcheon 1977 : 90) : Les souffrances du jeune Werther (1774) de Johann Wolfgang von Goethe ou Heinrich von Ofterdingen (1800) de Novalis. En France, le roman de l’artiste ne se développe qu’au 19e siècle, surtout avec Le chef-d’œuvre inconnu (1831) de Honoré de Balzac et L’œuvre (1886) d’Émile Zola. (Tremblay 2004 : 45) Mais le 19e siècle apporte en même temps un recul parce que le narrateur se dépersonnalise et s’absente du monde narré comme l’exigeait Aristote. La crise de l’approche rationaliste de la fin du 19e siècle entraîne le retour aux modèles narratifs du siècle précédent ainsi que l’introduction de procédés novateurs. Si Marcel Proust réintroduit dans À la recherche du temps perdu (1913–27) le personnage de l’artiste-écrivain, il reste encore conforme à la convention de la véridicité et de la vraisemblance des romans traditionnels. Ce ne sont que Paul Valéry et André Gide qui refusent un tel modèle. Vers 1920, Valéry affirme à André Breton « qu’en ce qui le concerne, il se refuser[a]; toujours à écrire : La marquise sortit à cinq heures. » (Breton [1924] 1972 : 15) L’anecdote, rapportée par Breton dans son Manifeste du surréalisme, prouve à quel point la question de la vraisemblance est cuisante pour les auteurs de cette époque. André Gide revient à la fois au personnage de l’écrivain et aux procédés chers aux auteurs des Lumières. Mais il va plus loin que ses modèles, il ne cache plus la nature de son activité ; bien au contraire, l’acte de l’écriture est pour lui le seul fait véridique. Le récit est non seulement conscient ←22 | 23→de lui-même, il impose sa fictionnalité au lecteur. Les faux-monnayeurs (1925) de Gide donnent naissance à un nouveau genre du roman qui thématise sa propre genèse : le roman sur le roman. De ce point de vue, Gide préfigure le narcissisme et l’autoréflexivité qui envahissent les romans modernes et postmodernes, en commençant par les premiers nouveaux romans. Pour Jean Ricardou, théoricien du Nouveau Roman, l’autoreprésentation devient le thème, le mobile et la clé interprétative de l’écriture. (Dytrt 2005 : 82). Elle n’est plus comparée au reflet du miroir mais à l’effet de miroirs multiples : « Le miroir, ce n’est plus un miroir qu’on promène le long d’une route ; c’est l’effet de miroirs partout agissant en lui-même ». (Ricardou 1971 : 262)3 Avec le Nouveau Roman, l’autoréflexion devient un système. La postmodernité continue dans la direction tracée par la modernité tout en repensant aussi celle du roman traditionnel. Un exemple pour tous : La carte et le territoire (2010) de Michel Houellebecq. L’auteur a recours à la narration traditionnelle et, contrairement à ses romans précédents, son narrateur n’intervient pas dans le récit. Or, le roman thématise le lien entre la réalité (territoire) et sa représentation (carte), celle-ci construisant l’illusion de celle-là. La carte et le territoire est en même temps un roman de l’artiste où, étonnamment, l’écrivain n’est pas au centre d’intérêt car le héros est peintre. Le personnage de l’écrivain, à savoir Michel Houellebecq, auteur de Plateforme et des autres romans houellebecquiens, est aussi présent mais il est assassiné et littéralement transformé en œuvre d’art mariant l’expressionnisme abstrait à la Jackson Pollock au body art de ses continuateurs.

Résumé des informations

Pages
348
Année
2020
ISBN (PDF)
9783631813744
ISBN (ePUB)
9783631813751
ISBN (MOBI)
9783631813768
ISBN (Relié)
9783631808245
DOI
10.3726/b16609
Langue
français
Date de parution
2020 (Mars)
Mots clés
roman de l’écrivain étude typologique stratégies narratives pratiques autoréfléxives approche scripturale
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 348 p., 8 ill. n/b, 17 tabl.

Notes biographiques

Veronika Černíková (Auteur)

Veronika Cˇerníková est maître de conférence à l’Institut d’études romanes à L’Université de Bohême du Sud à Cˇeské Budeˇjovice (République tchèque). Sa recherche porte sur la littérature canadienne-française et québécoise, en particulier le roman de l’écrivain et les nouveaux décadents. Elle s’intéresse également aux littératures francophones du XXIe siècle, à la narratologie ainsi qu’à la littérature tchèque de l’entre-deux-guerres.

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Titre: L´écrivain fictif dans l´oeuvre de Gérard Bessette
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