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Être et avoir un corps

Corps quotidien, corps scénique

de Nadia Foisil (Auteur)
©2016 Thèses 281 Pages

Résumé

Cette recherche théorico-empirique désarticule le corps et l’étudie dans ses dimensions anthropologique, anatomophysiologique, neuroscientifique, scénique. Le jeu est dans la comédie sociale et le comédien le transporte sur la scène. Les rôles dépendent de la structure de la société, de la place de l’acteur et de son individualité. Ils évoluent selon des facteurs extérieurs et intérieurs à l’humain. Certains acteurs s’approprient plus facilement leur rôle que d’autres, épousent gestuelle et discours de chaque classe, abandonnent un costume pour en revêtir un autre. Le théâtre est le domaine qui érige ce jeu des rôles en profession. Dès lors, l’interrogation sur la latitude du comédien à jouer requiert une contextualisation et appelle la question de l’inné et de l’acquis. L’humain joue-t-il d’emblée ou apprend-il à jouer ? Dans quelle mesure le corps est-il un instrument expressif théâtral et social?

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Préface
  • Table des matières
  • Introduction : Quel Talent ?
  • Approches Scientifiques : Dualités et Tentatives de Dépassement
  • Nature ou culture ?
  • Nature-culture, aller-retour
  • Approches Théâtrales : Dualités et Tentatives de Dépassement
  • Talent : Inné ou Acquis ?
  • De la vie à la scène
  • Une Tentative de Dépassement des Dualités
  • Prologue Méthodologique : Qu’est-ce que L’anthropologie Théâtrale ?
  • Être et avoir
  • Mimétisme
  • Mimésis
  • Première Partie : Le Corps Désarticulé
  • Chapitre 1 : Le Pied
  • Anthropologie
  • Un marcheur bipède
  • Un pied bien bas
  • Un pied qui chemine
  • Anatomophysiologie
  • La base
  • Un pied qui dirige
  • Un pied qui sent
  • Expressivité scénique
  • Prendre pied
  • Écouter son pied
  • Le sous-texte du pied
  • Conclusion
  • Chapitre 2 : Le Bassin
  • Anthropologie
  • Un léger déhanchement
  • L’axe perdu
  • À la recherche de l’axe perdu
  • Anatomophysiologie
  • Pressions et contre-pressions
  • Centre de la motricité
  • Instincts et émotions primaires
  • Expressivité scénique
  • Avoir koshi
  • Les passions du bassin
  • Créer l’espace
  • Conclusion
  • Chapitre 3 : Le Plexus
  • Anthropologie
  • Un plexus économe
  • Posture, formation et déformation
  • Posture et présence
  • Anatomophysiologie
  • L’espace de la respiration
  • Inspirer-Expirer
  • Système nerveux autonome, cognition et émotions secondaires
  • Expressivité scénique
  • L’axe altéré
  • L’espace des grandes émotions
  • Projection de l’intériorité
  • Conclusion
  • Chapitre 4 : La Main
  • Anthropologie
  • La main, homologue du cerveau
  • Prendre, manipuler, interpréter
  • Une vie personnelle également
  • Anatomophysiologie
  • L’outil préhenseur
  • Un outil de haute précision
  • Une tactilité décuplée
  • Expressivité scénique : le discours de la main
  • La main qui trahit
  • La main crée l’espace
  • Le discours de la main
  • Conclusion
  • Chapitre 5 : La Colonne Vertébrale
  • Anthropologie
  • Verticalité
  • Déverticalisation
  • Présence
  • Anatomophysiologie
  • Une construction en chaîne
  • Exploration pluridimensionnelle de l’espace
  • Un conducteur pluridirectionnel
  • Expressivité scénique
  • Grandir
  • Centre de l’impulsion
  • Point de départ du mouvement et sens
  • Conclusion
  • Chapitre 6 : La Tête
  • Anthropologie
  • Une grosse tête humaine
  • Culture et perception
  • Verstehen und Bewegen
  • Anatomophysiologie
  • Une structure complexe
  • Une tête mouvante
  • Une tête pleine d’interactions
  • Expressivité scénique
  • Mentir pour croire
  • La neutralité comme fondement du mouvement
  • Exploration des sens
  • Conclusion
  • Chapitre 7 : Le Langage
  • Anthropologie
  • Position de la glotte et pensée conceptuelle
  • Empirie exclusive ou grammaire universelle ?
  • Abstraction et individualité corporelle par-delà les clivages
  • Anatomophysiologie
  • Dispositif vocal
  • Expiration et vibration
  • Aires corticales associatives et systèmes de symboles
  • Expressivité scénique
  • Des sons et des mots
  • La respiration structurante
  • La langue du corps
  • Conclusion
  • Conclusion de la Premiere Partie
  • Deuxième Partie : Le Corps Social
  • Chapitre 8 : La Mémoire
  • La mémoire comme matière
  • Les catégories de la mémoire
  • La mémoire-action : bewegen und berühren
  • La mémoire-image : sich vorstellen und darstellen
  • La mémoire comme instrument du comédien
  • La mémoire gestuelle
  • La mémoire affective
  • La perception sensorielle
  • La mémoire comme liant social
  • La mémoire individuelle et la mémoire collective
  • Mémoire, représentations et pratiques sociales
  • La représentation théâtrale comme pratique sociale de la mémoire
  • Conclusion
  • Chapitre 9 : Le Comédien Dans La Société
  • Le théâtre dans la société
  • L’opposition nature/culture
  • Regard sur et action dans la société : en quoi le théâtre est-il nécessaire ?
  • Les individus et le collectif
  • La société dans le théâtre
  • Le réalisme
  • La distanciation
  • L’abstraction comme une extraction
  • Les protagonistes de ce jeu
  • Dialogue avec l’autre, la mort, l’absence : l’auteur et le personnage
  • La société des comédiens
  • Le metteur en scène, le directeur d’acteurs, der Dramaturg
  • Conclusion
  • Chapitre 10 : Le Comédien Avec Le Spectateur
  • Echange émotionnel
  • Le comédien, fabriquant d’émotion
  • Le spectateur en quête d’émotion
  • La rencontre émotionnelle
  • Echange intellectuel sur la société
  • La démonstration du comédien
  • Le spectateur conscient
  • Émulation de la rencontre intellectuelle
  • Conclusion provisoire d’une approche archétypale du spectateur
  • Phénoménologie de la rencontre comédien-spectateur
  • Du contenu à la forme
  • De la forme au contenu
  • Rencontre
  • Conclusion
  • Conclusion: Le Paradoxe Ipséité-Changement
  • Sentir et être sensible
  • Le sauvage et le cultivé
  • Être un corps et avoir un corps
  • Nachwort
  • Bibliographie

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Introduction : Quel Talent ?

Approches Scientifiques : Dualités et Tentatives de Dépassement

Nature ou culture ?

Le corps de l’humain actuel est l’ouvrage de l’évolution de l’espèce, architecte non seulement de la station debout et de la structure musculosquelettique en position érigée, symbole de la civilisation moderne, mais aussi du cerveau et du système nerveux complexe de l’homme moderne, dont le néocortex compte parmi les acquisitions récentes sur l’échelle de l’évolution. Si dans un premier temps nous distinguons corps et cerveau et leur développement au cours de l’évolution, notre approche dialectique, fondée sur une recherche théorique et empirique, vise à mettre en lumière les interrelations qui les unissent, bien plus que l’inverse. De fait, les sociétés occidentales contemporaines imprégnées de la philosophie platonicienne ont durant des siècles observé une stricte séparation du soma et du sema (Kamper 2002).

Avec la philosophie de Descartes (1649), cette dichotomie s’enracine dans les modes d’être et de penser occidentaux, conditionnant une large partie de la pensée scientifique et de la vie sociale depuis la moitié du dix-septième siècle jusqu’à nos jours. L’âme comme « chose pensante » dissociée du corps prend place dans une hiérarchie qui la positionne au-dessus de celui-ci, lui conférant l’aptitude à vivre sans lui, ce dernier n’étant qu’une machine, support agissant à son service à elle. La chose matérielle, le corps, est reléguée au rang d’exécutant. Descartes établit une véritable hiérarchisation entre corps et esprit, toujours prégnante au début du vingt-et-unième siècle dans nombre d’approches scientifiques et formes de transmission. Sur le thème des passions, que nous développerons plus loin, il établit un répertoire des « passions primitives »1. Ces passions « sont posées comme des espèces indépendantes des hommes concrets, universelles dans leur principe puisque l’anatomie humaine ne saurait connaître de variations et être privée de glande pinéale sous peine de défaut d’âme. »2 Bien qu’il nuance plus tard son approche en reconnaissant l’influence de la volonté sur les passions, il restera dans une opposition raison/passion. Dès lors, la science occidentale a largement ← 21 | 22 → consacré le primat du raisonnement, dédouané de toute prise en compte du corps et par-là même des émotions dans l’analyse des phénomènes et dans l’élaboration de nouvelles démarches dialectiques. D’innombrables recherches scientifiques ou artistiques se fondent sur cette classification. Les théories naturalistes (Darwin 2001; Eibl-Eibesfeldt 1976) se sont attachées à identifier les processus d’évolution des espèces. Fragilisant l’Institution religieuse qui s’opposera fermement à ses théories, Darwin développe une approche distinguant caractères innés et acquis, qui bien que remise en cause par les recherches scientifiques socioculturelles ultérieures, reste une des bases fondamentales de la pensée scientifique depuis le début du vingtième siècle. À la fin de sa vie, Darwin lui-même regrettera de ne pas avoir suffisamment tenu compte de l’influence de l’environnement dans l’évolution des espèces. C’est notamment sur ce point, que constitue l’interaction avec l’environnement, que nous fondons notre recherche sur le corps du comédien comme instrument et sur les facteurs intervenant dans la compréhension des mécanismes qui sous-tendent l’expression des émotions. Selon l’approche naturaliste des émotions, celles-ci sont des manifestations trouvant leur origine dans le physiologique et sont en cela partagées de manière universelle (Darwin 2001). Cette conception universaliste donne naissance à diverses formes de classifications scientifiques des émotions et entre autres des expressions faciales (Duchenne de Boulogne 1862 ; Ekman 1973). Ekman propose une typologie fondée sur les mouvements musculaires des expressions du visage et réfute toute implication de la culture dans l’expression des émotions, dessinant un humain dont les traits s’apparentent à ceux d’une créature aux modes expressifs identifiables, mesurables et classifiables. Le visage, comme terrain d’illustration de ces recherches, est isolé du reste du corps pour expliquer un phénomène considéré comme physiologique, totalement ancré dans l’héritage génétique du corps. Les expressions faciales s’inscrivent ici dans une logique déterministe, entièrement soumise aux lois de la nature et de la biologie et constituent une sorte de code universel des émotions, de leur expression et des phénomènes physiologiques qui leur président. Ces théories excluent cependant toute singularité de l’individu et toute influence de la culture à laquelle il participe et où il évolue. Ainsi, les émotions seraient ordonnables.

Étymologiquement, le terme émotion trouve son origine dans motion, mouvement. Cette étymologie offre d’autres pistes de recherche s’opposant à ce qui vient d’être dit sur les approches contribuant à fixer l’émotion afin de la définir. Les théories socioculturelles des émotions soutiennent que la culture joue un rôle essentiel dans le rapport de l’humain au monde et par voie de conséquence du comédien. Ce rapport au monde se construit dès la petite enfance, conditionné par la relation à l’environnement, la mère ou son substitut le cas échéant, puis ← 22 | 23 → tout au long des étapes de la vie (Winnicott 1975, 2006). Cette formation que l’humain assimile dans sa société ou son groupe social est à la fois chronologique et transversale. En effet, dès sa naissance, il interagit avec d’autres humains, dans un premier temps la mère principalement, qui subvient à la quasi-totalité de ses besoins et accompagne son entrée progressive dans la réalité (Winnicott 1975, 2006). Au moment de la phase des objets transitionnels, il commence à distinguer son moi de son non-moi. Graduellement, la sphère d’interaction avec l’environnement proche s’étend. Par la suite, le processus d’imprégnation se produit à l’école, puis plus tard dans le milieu universitaire ou professionnel (Gebauer & Wulf 2004 ; Le Breton 2004, 2008 ; Wulf 2002, 2007). Toutefois, l’humain accède parallèlement à d’autres types de formations : sportives, artistiques, religieuses, etc. Perception sensorielle, langage verbal et non-verbal coopèrent dans la transmission de la culture. Au cœur de ce commerce sociétal, l’apprenant assimile des codes de communication favorisant l’échange avec son groupe par l’entremise d’actes sociaux. Mauss (1950) souligne l’importance de la transmission des techniques du corps ou « habitudes » et de la gestuelle qui y est associée :

Les détails de cette transmission sont essentiels dans l’éducation de l’enfant. Les traditions jouent elles-aussi un rôle, en ce sens qu’elles imposent certains gestes et en interdisent d’autres. Il s’agit là de choix sociaux de principes de mouvements (Mauss 1950). Par le biais de la mimésis et des processus mimétiques (Gebauer & Wulf 2004; Geulen 1989 ; Wulf 2007) mis en jeu s’effectue l’apprentissage des actes sociaux. Ces derniers, comparables à des rites observés et pratiqués dès l’enfance, relèvent de la transmission et de l’assimilation d’un savoir performatif (Wulf 2007). Perception sensorielle et participation à ces actes sociaux contribuent aux phénomènes d’acquisition de ce savoir performatif, que l’acte répété ancre dans le corps. Avec le soutien de représentations sociales et de l’imagination, l’individu se les approprie, les incorpore et les interprète de manière à créer de nouveaux comportements dans un contexte spatio-temporel inédit, se référant à un contexte spatio-temporel passé et présent. De plus, ces gestes ne sont pas à dissocier de la dynamique de la langue verbale. Tous deux participent d’un même mouvement. Sur la base de ses travaux sur la synchronie, ← 23 | 24 → Hall écrit : « les individus en interactions remuent ensemble dans une sorte de danse, mais ne se rendent pas compte de la synchronie de leurs mouvements et les exécutent sans musique et sans orchestration consciente »4. À partir de films qu’ils réalisent, Birdwhistell, Condon et Hall constatent que les mouvements de tête de deux personnes, qui se parlent, sont synchronisés entre eux et avec certains traits du code verbal. Selon ces recherches, le synchronisme serait inné et s’établirait de façon claire dès les premiers jours après la naissance. Les enfants seraient capables de synchroniser leurs mouvements même à des langues qui leur sont étrangères. Hall en conclut que « la synchronie est peut-être l’élément fondamental de la parole sur lequel s’appuient ultérieurement tous les actes verbaux »5. Efron6 définit trois axes de repérages des mises en jeu du corps dans les différentes cultures. Le premier axe, la dimension spatio-temporelle, concerne des aspects tels que l’amplitude des gestes ou encore leur forme. Le second axe, la dimension interactive, fait intervenir des marqueurs tels que le type de relation à l’interlocuteur, à l’espace ou encore aux objets. Le troisième est la dimension linguistique et concerne les gestes et leur relation aux propos tenus, que ces propos les confirment ou les infirment7.

Nous verrons dans quelle mesure ces trois dimensions interviennent dans le travail du comédien. La culture se construit donc sur l’interaction entre individus évoluant dans un contexte spatio-temporel commun (Elias 1937). La divergence de postulat entre théories naturalistes, conférant à l’humain des capacités expressives innées et approches socioculturelles privilégiant l’acquisition d’aptitudes dans l’interaction (Goffman 1974) avec l’environnement, fait écho à la dichotomie nature-culture évoquée plus haut.

Nature-culture, aller-retour

L’étude d’un objet tel que le corps comme instrument appelle cependant une approche pluridisciplinaire et une analyse transversale recourant aux théories naturalistes et socioculturelles. Du reste, face à l’impossibilité à expliquer la totalité des phénomènes du corps par l’étude de la matière physiologique, certaines recherches (Gardner 2010 ; Damasio 1995 ; Nader-Grobois 2011) de la fin du vingtième et du début du vingt-et-unième siècles se sont attelées à établir des passerelles entre processus sociaux, cognitifs, sensitivomoteurs et neurologiques. ← 24 | 25 → Sur la question de l’émotion, que nous situons au cœur de nos travaux du fait de leur rôle dans le travail du comédien et la relation qu’elle initie entre comédien et spectateur, nous nous réfèrerons notamment aux apports de Damasio (1995), établissant des interrelations entre le capital neurobiologique, dont l’humain soit est doté à la naissance, soit se dote suite aux événements qui marquent sa vie (accident, choc émotionnel, maladie…) et l’environnement où il évolue. À travers cette étude, il écarte toute conception se fondant sur la suprématie d’une des deux approches, qu’il s’agisse de celle posant l’inné comme fondement immuable de toute existence ou celle privilégiant l’acquis comme perspective de métamorphose de l’être faisant fi de toute base physiologique. Il intègre l’interaction avec l’environnement et l’apprentissage au cœur de ses recherches sur l’être physiologique en mouvement continu. Sur la base d’études de cas faisant intervenir des sujets malades et non-malades, Damasio développe une conception des interactions entre émotion, intelligence et motricité. Il décrit le corps comme un édifice, au sein duquel les étages supérieurs ne peuvent se mettre en place, qui si les étages inférieurs ont déjà établi une base solide, mais dans le même temps il garde tout au long de son raisonnement, d’une part la position selon laquelle certaines modifications sont permanentes, d’autre part que bien que chaque organe occupe une ou plusieurs fonctions, il fait partie d’un système interactif. Il distingue le vieux cerveau du néocortex, le premier étant voué à la survie de l’organisme par l’intermédiaire de l’action des viscères, le second étant responsable de l’élaboration des images mentales et des actions intentionnelles et ne pouvant fonctionner que si le premier est intact et coopératif (Damasio 1995). La notion de corps-cerveau est posée et ni l’un ni l’autre n’agit seul et sans interaction avec l’environnement (Damasio 1995). Il reprend par ailleurs différentes catégories d’émotions : primaires et secondaires. Ces dernières plus complexes, parce que nécessitant le concours d’images mentales et de plusieurs paramètres tels que la perception du passé et de l’avenir, ne peuvent néanmoins se passer du substrat, que constituent pour leur émergence, les émotions primaires. En outre, les émotions interviennent dans la faculté de raisonnement (Damasio 1995).

Nous analyserons dans quelle mesure ces recherches en neurosciences sur l’entité corps-cerveau et son rôle dans la perception et l’expression des émotions fournissent un éclairage sur l’utilisation du corps comme instrument pour le comédien.

L’apprentissage et l’expression des émotions sont étroitement liés au groupe dans lequel ils prennent place. En corrélation avec le corps et sa gestuelle, les émotions reposent sur un système de sens, fondé sur des codes constituant une des clés de la communication entre les membres du groupe. Ces émotions sont donc liées ← 25 | 26 → à la relation qui se crée entre les acteurs. L’enfant interagit avec un premier interlocuteur, la mère, par le biais d’un « dialogue tonique. »8. La tonicité de l’échange trouve ses origines dans le rapport affectif que la mère construit avec son enfant. Celui-ci placé dans un rapport de dépendance, de « besoin-satisfaction »9, son émotivité sera fonction des réponses apportées par sa mère et de leurs modalités. Selon Merleau-Ponty, l’attitude de la mère, son mode de présence, influencent les réactions émotionnelles de l’enfant, qui elles-mêmes jouent un rôle dans l’organisation de sa personnalité et de son tonus de fond10. Ajuriaguerra (1962) confirme cette position en affirmant qu’il existe un lien inséparable entre la vie affective originelle du nourrisson et le vécu tonique11.

Ainsi la vie affective, la sensibilité, les émotions, qu’il devient apte à ressentir, sont étroitement liées à l’environnement dans lequel il vient au monde et ce, déjà dans le ventre de sa mère. Les émotions sont la résultante d’une construction sociale, relationnelle qui s’élabore avec l’autre et à travers l’autre. La réaction, en d’autres termes, l’expression de l’émotion est dans un premier temps enseignée consciemment ou inconsciemment à l’enfant, qui l’assimile, la reproduit et obtient une réaction en retour ou pas. « Les perceptions sensorielles ou le ressenti et l’expression des émotions paraissent l’émanation de l’intimité la plus secrète du sujet, mais ils n’en sont pas moins socialement et culturellement modelés »12. Le jeu interactif des émotions, dont chaque humain joue le rôle principal selon son propre point de vue, fait intervenir tout un ensemble de règles d’échange. Le théâtre est le domaine qui érige ce jeu en profession et transporte le jeu de la comédie sociale sur la scène. Certains comédiens disposent d’une plus grande maîtrise des règles du jeu que d’autres et en font une utilisation plus congrue aux situations. Ces autres bénéficient d’une latitude vraisemblablement plus restreinte. Le comédien assimile gestes, attitudes et discours du personnage qu’il incarne. Il glisse d’un rôle à l’autre ou mieux encore diffuse les caractéristiques de l’un dans l’autre créant un personnage subtilement nourri d’une essence étrangère. Ce métissage engendre une certaine singularité à même de séduire le spectateur, à son insu. Le jeu du comédien s’enracine dans le jeu de l’humain et ← 26 | 27 → partant de l’enfant. Dès lors, l’interrogation sur la latitude du comédien à jouer requiert une contextualisation et appelle la question de l’inné et de l’acquis. L’humain joue-t-il d’emblée ou apprend-il à jouer et dans ce cas quelles étapes jalonnent cette formation ?

Approches Théâtrales : Dualités et Tentatives de Dépassement

Talent : Inné ou Acquis ?

Sur cette question, la recherche théâtrale ne déroge point à la règle et se trouve elle aussi aux prises avec une dualité, tantôt fertile tantôt stérile. Les recherches menées par les praticiens du théâtre n’ont pas fait l’économie des riches ressources fournies par des disciplines parallèles ou parfois même en apparence totalement étrangères. Les études du mouvement les plus approfondies ont souvent été menées par des explorateurs poursuivant leur quête, entre deux mondes, tant au niveau de leur parcours individuel que de l’histoire des traditions scéniques qu’ils développent, faisant appel à d’autres formes de pratiques corporelles (arts martiaux, techniques orientales de relaxation ou de méditation, danse, acrobatie, etc.).

Nombre d’approches théâtrales aspirent à faire émerger le talent du comédien en apprentissage ou en travail, présupposant que l’humain possède déjà en lui une gamme expressive prête à affleurer. Le rôle du pédagogue ou du metteur en scène s’attache à proposer les exercices et à dispenser les conseils les plus à même de faire jaillir ce talent. Parmi ces approches l’une des plus connues du grand public est celle proposée par Strasberg (1969) à l’Actors Studio. « Quand nous admettons un nouveau membre, la première chose que nous jugeons est le talent, bien que nous, directeurs13, n’ayons jamais trouvé une façon exacte de définir comment nous en arrivons à ce jugement ! Néanmoins, c’est le talent qui donne le droit de faire partie de l’Actors Studio. »14 Le talent semble être là, de manière innée comme une caractéristique reconnaissable mais non explicable. Par le biais d’une exploration psychologique, les signes extérieurs de l’émotion identifiable par le spectateur sont mis au jour. Le comédien travaille sur ses propres souvenirs d’humain, quotidien15, les fait émerger, les utilise comme matériau expressif et les livre aux besoins de la scène. La Méthode16 puise ses ← 27 | 28 → principes chez Stanislavski (2001)17. Ce dernier assoie une grande partie du travail théâtral sur la mémoire affective, l’imagination et la concentration. Les comédiens doivent avant tout nourrir leur imagination. Un procès de construction imaginaire alimente chaque scène. Le comédien s’identifie totalement au personnage qu’il incarne. Sa recherche consiste à trouver les chemins qui rendent la vie de son personnage crédible à ses yeux. Il pourra ainsi créer des « émotions sincères »18 ou des « sentiments qui semblent vrais »19 au regard du spectateur. Suivant ces techniques, le comédien fait appel à ses propres émotions d’être humain. Les rôles qu’il joue ne sont pas dissociés de ce qu’il est. Son talent est en lui et le pédagogue l’aide à découvrir le moyen de l’exprimer. La recherche du personnage s’appuie sur sa mémoire, celle de sa vie personnelle et il cherche à entrer dans l’état homologue à celui du personnage qu’il doit incarner. Il s’y identifie et tente de convoquer les émotions nécessaires à l’expression de celles de son personnage. Lors de certaines explorations sous forme d’improvisation, Strasberg invite ses comédiens à plonger dans des souvenirs personnels les poussant dans leurs retranchements et permettant ainsi l’explosion d’émotions fortes. Ces improvisations sont extrêmement marquantes pour le comédien. Au cours de ces explorations, l’être professionnel se trouve totalement confondu avec l’être personnel. Si l’exploration est celle d’un souvenir heureux, les conséquences sont plus appréciables que lorsqu’elles renvoient à des expériences douloureuses. L’objectif est de retrouver la sensation physique de ce moment passé et de pouvoir l’utiliser à des fins d’expression scénique. Dans cette forme de recherche, la nature de l’humain et celle du comédien se fondent allant même jusqu’à se confondre avec celle du personnage.

À l’inverse, les techniques théâtrales privilégiant la formation du corps comme instrument scénique parlent de la construction d’un corps autre, un corps extra-quotidien (Barba 2004). Cette construction passe dans un premier temps par une déconstruction, dont l’objectif est de prendre conscience des formations subies par le corps quotidien tout au long de la vie et de travailler à s’en défaire afin de libérer l’espace où les différentes strates du corps scénique se déposeront. Dans certaines traditions théâtrales, cette acculturation est érigée en principe ← 28 | 29 → fondateur. Dans son enseignement, Lecoq (1997) s’est attaché à créer une « page blanche »20 chez ses apprenants avant d’initier toute recherche créative.

Il faut donc commencer par éliminer les formes parasitaires qui ne leur appartiennent pas, retirer tout ce qui peut les gêner pour retrouver la vie au plus près de ce qu’elle est. Nous devons démunir un peu les élèves de leur savoir, non pour éliminer ce qu’ils savent mais pour faire en sorte de créer une page blanche, disponible à recevoir des événements de l’extérieur.21

Résumé des informations

Pages
281
Année
2016
ISBN (ePUB)
9783631694190
ISBN (PDF)
9783653069297
ISBN (MOBI)
9783631694206
ISBN (Broché)
9783631678435
DOI
10.3726/978-3-653-06929-7
Langue
français
Date de parution
2016 (Août)
Published
Frankfurt am Main, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, 2016. 281 p.

Notes biographiques

Nadia Foisil (Auteur)

Nadia Foisil s´est formée au théâtre physique et à la scénographie au Laboratoire d’Étude du Mouvement de l’École Internationale de théâtre Jacques Lecoq à Paris et au Mime Centrum à Berlin. Elle est diplômée de la Freie Universität Berlin et de l’Université de Strasbourg, où elle a soutenu une thèse en cotutelle franco-allemande sur le corps du comédien. Elle est également titulaire d’un Master en commerce international et d’un Master en management. Ses travaux traitent du théâtre, de la socioanthropologie du corps, du langage non-verbal, du geste, des émotions.

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Titre: Être et avoir un corps
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