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La littérature française dans «Betrachtungen eines Unpolitischen» (1918) de Thomas Mann

de Joëlle Stoupy (Auteur)
©2015 Monographies 297 Pages

Résumé

Katia Mann précise dans ses souvenirs que Thomas Mann était « absolument allemand » et qu’il n’entretenait pas de relation forte avec la littérature française. Or, dans la préface des Betrachtungen eines Unpolitischen (1918), cette œuvre décriée, mais majeure, Thomas Mann voit lui-même « l’élément français » au cœur de ses débats. Cette étude tente de montrer quelle image Thomas Mann avait de la France et des auteurs français à l’époque de la Première Guerre mondiale. Les documents sur lesquels elle s’appuie ont l’avantage d’être peu connus et nous montrent qu’en s’opposant dans son œuvre de 1918 massivement à son frère ainé, Heinrich Mann, francophile et féru de littérature française, Thomas Mann a été fatalement, presque contre son gré, confronté à la littérature française de façon bien plus considérable qu’on ne l’attendrait.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Introduction
  • Chapitre premier Le dix-septième siècle – « terra incognita »
  • 1. Molière et « les entreprises hasardeuses »
  • 2. Blaise Pascal – un parent de Friedrich Nietzsche
  • 2.1 Pascal dans les Betrachtungen eines Unpolitischen
  • 2.1.1 Pascal et le voyage à Paris de Thomas Mann
  • 2.1.2 Pascal et la rhétorique
  • 2.1.3 Pascal à la charnière de deux époques
  • 2.1.4 Pascal, le moraliste
  • 3. La Rochefoucauld ou les bienfaits de l’espérance
  • Chapitre 2 Le dix-huitième siècle – « le siècle français, un vrai siècle de femme »
  • 1. Voltaire – le « bourgeois de l’avenir »
  • 1.1 L’image de Voltaire avant la rédaction des Betrachtungen eines Unpolitischen
  • 1.1.1 Thomas Mann, Frédéric II de Prusse et Voltaire
  • 1.1.2 Charlemagne vu par Voltaire : lecture de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756)
  • 1.2 Voltaire dans les Betrachtungen eines Unpolitischen
  • 1.2.1 Voltaire et le tremblement de terre de Lisbonne
  • 1.2.2 Voltaire et la guerre de civilisation
  • 1.2.3 L’agressivité des idoles françaises
  • 1.2.4 Maximilian Harden et Voltaire
  • 1.2.5 Voltaire et le texte d’Heinrich Mann « Frankreich. Aus einem Essai » (1910)
  • 1.2.6 Voltaire dans Madame Bovary
  • 1.2.7 Voltaire, un « homme du peuple » ?
  • 1.2.8 Voltaire et Schopenhauer
  • 1.2.9 Voltaire et le fanatisme
  • 2. Jean-Jacques Rousseau, précurseur de la « littérature de la civilisation »
  • 2.1 Les connaissances de Thomas Mann sur Rousseau
  • 2.1.1 Rousseau dans les Origines de la France contemporaine de Taine
  • 2.1.2 Heinrich Mann, « Rousseauiste de la plus belle eau »
  • 2.1.3 Rousseau vu à travers Georg Brandes
  • 2.1.4 Rousseau dans l’histoire littéraire d’Hermann Hettner
  • 2.2 Rousseau dans les Betrachtungen eines Unpolitischen
  • 2.2.1 Rousseau et le fanatisme de la vérité
  • 2.2.2 Rousseau, père de la démocratie
  • 2.2.3 Rousseau et les principes chrétiens
  • 2.2.4 Rousseau et l’esclavage
  • 2.2.5 Rousseau et l’internationalisme
  • 2.2.6 Rousseau et Walther Rathenau
  • 2.2.7 Rousseau et Proudhon
  • 2.2.8 Rousseau et le « retour à la nature »
  • 2.2.9 Rousseau et la philanthropie
  • Chapitre 3 Le dix-neuvième siècle : un siècle « ‚meilleur, plus honnête‘ »
  • 1. Gustave Flaubert, maître de l’esthétisme français
  • 1.1 Que connaissait Thomas Mann de Flaubert ?
  • 1.1.1 La lecture des lettres de Flaubert
  • 1.1.2 Les essais sur Flaubert que Thomas Mann a lus
  • 1.2 Flaubert dans les Betrachtungen eines Unpolitischen
  • 1.2.1 Flaubert et Schopenhauer, deux représentants de « l’honnête » XIX siècle
  • 1.2.2 Flaubert et Georg von Lukács Die Seele und die Formen
  • 1.2.3 « Qu’est-ce qu’un esthète? » – Flaubert comme prototype de l’esthétisme
  • 1.2.4 Thomas Mann et le roman de Flaubert Bouvard et Pécuchet
  • 2. Emile Zola, l’écrivain activiste
  • 2.1 L’essai sur Zola d’Heinrich Mann dans Betrachtungen eines Unpolitischen
  • 3. Guy de Maupassant, le nouvelliste de la guerre
  • 3.1 Maupassant dans Betrachtungen eines Unpolitischen
  • 3.1.1 Thomas Mann et les nouvelles de guerre de Maupassant
  • 3.1.2 « cet acte ordurier et ridicule » – comment Thomas Mann justifie la guerre
  • 4. Charles Baudelaire, esthète et partisan de Wagner
  • 5. Les Origines de la France contemporaine d’Hippolyte Taine dans les Betrachtungen eines Unpolitischen
  • 5.1 L’aliénation de l’individu à la communauté
  • 5.2 Puritain et jacobin
  • 5.3 Taine et l’état jacobin
  • 5.4 Robespierre et le peuple vertueux
  • 5.5 Le portrait du néo-jacobin
  • Chapitre 4 Le vingtième siècle – siècle à apprivoiser
  • 1. Anatole France, « l’idole et le grand roi » des « littérateurs de la civilisation »
  • 2. La lecture de Paul Claudel et la découverte d’une « autre France »
  • 3. Maurice Barrès, wagnérien et esthète politisé
  • 4. Charles-Louis Philippe, pourvoyeur de belles sentences
  • 5. Romain Rolland, un noble « littérateur de la civilisation »
  • Conclusion
  • Table des abréviations utilisées
  • Bibliographie
  • Remerciements

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Introduction

Dans une étude datant de 1995, Ruth Beuter se demande si un sujet portant sur Thomas Mann et la France a des raisons d’être1. Elle rappelle que c’est Heinrich Mann et non Thomas Mann qui passe pour être le grand connaisseur de la littérature et de la culture françaises. Comparées aux relations qu’entretenait Heinrich Mann avec la France en général et la littérature française en particulier, celles de Thomas Mann apparaissent plus ténues. Si nous considérons ses réponses à propos d’une éventuelle influence française sur son œuvre, nous remarquons qu’elles sont très peu nombreuses et qu’elles changent, quelquefois de façon radicale, au fil du temps, ce qui rend une étude sur ce sujet difficile. « Que pensez-vous de la France ? » lui a-t-on demandé en 1934, alors qu’il se trouvait en exil dans le sud de la France, et il s’est empressé d’y répondre en mettant en avant l’hospitalité de notre pays, son « expérience politique »2 et son amour de la « mesure et de la raison »3. Il affirme aussi dans ce texte qu’il lui est impossible d’effacer de sa mémoire et de sa formation intellectuelle des auteurs comme Balzac, Flaubert, les Goncourt ou Maupassant4. Plusieurs années plus tard, le 29 octobre 1948, alors que Werner Gutmann lui annonce vouloir rédiger une thèse sur « Thomas Mann et la France »5, Thomas Mann ne peut que l’encourager et semble heureux de ce fait. C’est à l’opposé la prudence qui domine un texte comme « [Der französische Einfluss] », publié le 16 janvier 1904, à une tout autre époque. Comme l’évoque Heinrich Detering dans le commentaire de ce texte, Thomas Mann minimise ici l’impact de la littérature française sur son œuvre de façon significative6. Des auteurs comme ← 11 | 12 → Bourget, Renan ou Maupassant qu’il avait coutume d’évoquer lorsqu’il était plus jeune – Bourget et Renan ont compté, un temps, parmi ses auteurs favoris7 – ne semblent mériter aucune mention, et l’on remarque une grande réserve de sa part face à une éventuelle influence française. Il y évoque quelques noms d’auteurs français tels que Flaubert ou les frères Goncourt, mais là commencent déjà ses « restrictions » et ses « doutes »8. Dans cet essai de 1904, la question d’une influence française sur son œuvre lui apparait comme une « question dangereuse qui a l’air inoffensive »9. Il se déclare ainsi « nordique », ses tendances spirituelles étant « protestantes, morales, puritaines »10. C’est tout d’abord l’atmosphère nietzschéenne qu’il voit revivre dans ses œuvres, « ‚l’air éthique, l’odeur faustienne, croix, mort et tombeau‘ »11. C’est, au-delà de Nietzsche, en Richard Wagner qu’il voit son maître à penser derrière lequel disparaît, à ses yeux, toute influence française ou presque. Il termine cependant en notant le fait que Wagner lui-même, son « maître et dieu nordique »12, a été rattaché au romantisme français par Nietzsche, qu’il est donc parfois difficile de dire ce qui est allemand et ce qui est français.

Pour mieux saisir l’impact de la littérature française sur Thomas Mann, il importe tout d’abord de savoir quelle connaissance du français l’auteur avait. D’autres critiques avant nous se sont arrêtés sur cette question13 et ont reconnu que Thomas Mann était resté très modeste quant à sa connaissance du français. Thomas Mann prétendait le parler comme un écolier et le lire avec difficulté14. ← 12 | 13 → En 1924, après avoir reçu des ouvrages d’André Gide et d’Alfred Fabre-Luce, il confie à Félix Bertaux avoir écrit « d’horribles lettres françaises »15 pour les remercier. En 1929, dans une lettre à Charles Du Bos, il affirme que le français a gardé « quelques mystères pleins de coquetterie »16 pour lui, ce qui lui impose de la patience lors de lectures françaises. André Gide écrit, quant à lui, le 13 mai 1931 dans son journal, après avoir fait la connaissance de Thomas Mann : « Thomas Mann et surtout sa femme parlent parfaitement le français »17. C’est Katia Mann qui s’avère être la plus sévère quand il s’agit de s’exprimer sur l’aptitude de son mari à parler et lire le français :

[…] denn Heinrich war ganz französisch-lateinisch orientiert, wohingegen mein Mann seinen kulturellen Wurzeln nach deutsch war, absolut deutsch. Er hatte kein starkes Verhältnis zur französischen Literatur. Er hat französisch auch nur ziemlich mühsam und nicht viel gelesen. Die skandinavische Literatur, vor allem die russische, lag ihm viel näher18.

Comme le montrent l’étude de Jochen Bertheau et celle d’André Banuls19, la connaissance qu’avait Thomas Mann de la langue et de la littérature françaises était plus importante que ne le concède Katia Mann. Même à l’époque des Betrachtungen eines Unpolitischen, où il fait pourtant souvent preuve de virulence envers la France, Thomas Mann dit, dans une lettre à Paul Amann, avoir pris plaisir à lire en français l’article de son correspondant et affirme, certes, ne pas bien maîtriser cette langue, mais la comprendre intuitivement, avoir quelque chose d’elle en lui20. Il est cependant certain qu’il avait massivement recours aux ← 13 | 14 → traductions lorsqu’il s’agissait de littérature étrangère. C’est seulement lorsqu’il était extrêmement captivé par une œuvre qu’il la lisait dans la langue d’origine, comme cela sera le cas, peu avant l’époque des Betrachtungen eines Unpolitischen, de l’Annonce faite à Marie (1912) de Paul Claudel21.

Comme nous pouvons le constater dans la préface des Betrachtungen eines Unpolitischen, Thomas Mann voit lui-même « l’élément français » au cœur de ses débats dans cette œuvre décriée, mais majeure. Il évoque une note trouvée dans les écrits posthumes de Friedrich Nietzsche qui oppose, en effet, « l’élément allemand »22 à « l’élément français ». Cette note est la suivante :

Meistersinger – Gegensatz zur Zivilisation, das Deutsche gegen das Französische23.

Thomas Mann accorde à cette note toute son attention et y trouve formulé en peu de mots, « [d]ans l’éblouissant éclair d’une critique géniale »24, l’antinomie que les Betrachtungen eines Unpolitischen décriraient, pense-t-il, sur presque 600 pages. Comme nous le verrons au fil de cette étude, il n’est pas étonnant de constater que cet « élément français » est bien présent dans l’œuvre publiée en 1918. Le rôle considérable que joue Heinrich Mann dans cet ouvrage sous les traits du célèbre « littérateur de la civilisation »25, lui-même « incarnation ← 14 | 15 → de l’esprit français »26, l’explique en grande partie. On y trouve ainsi de nombreuses références et des allusions à la littérature et à l’histoire françaises que nous voudrions considérer de plus près.

Quelle image Thomas Mann présente-t-il de la France et des auteurs français dans les Betrachtungen eines Unpolitischen? S’agit-il, comme le dit Roger Bauer en 1977, seulement d’une compilation de vieux stéréotypes27 ? La recherche sur Thomas Mann s’est certes déjà penchée sur les relations entre Thomas Mann et la France. Daniel Argelès affirme même en 1993 dans son article « Thomas Mann et la France. Politique et représentations » que son but n’est pas « de retracer l’histoire des relations entre l’écrivain Thomas Mann et la France », car « [c]e travail a déjà été fait »28. Pourtant il s’agit ici de nuancer ces propos. Il n’existe aucune étude approfondie sur Thomas Mann et la France dans les Betrachtungen eines Unpolitischen. De nombreuses études sur Thomas Mann et la France datent. La thèse de Meinhard Pezzei La France dans l’œuvre littéraire de Thomas Mann remonte par exemple à 1949, celle de Martin Schlappner Thomas Mann und die französische Literatur. Das Problem der Décadence à 195029. Toutes deux n’abordent pas les Betrachtungen eines Unpolitischen. ← 15 | 16 → L’étude d’Ignace Feuerlicht « Thomas Mann und die französische Literatur » et d’Ernest Bisdorff, Thomas Mann und Frankreich30, datent, elles, respectivement de 1966 et de 1980. André Banuls, de son côté, a évoqué dans le cadre de sa collaboration au Thomas-Mann-Handbuch (1990), dans un chapitre intitulé « Kriegszeit-Betrachtungen »31, l’influence de la littérature française à l’époque des Betrachtungen eines Unpolitischen, mais son étude reste fragmentaire comme celle de Roger Bauer qui se consacre en 1977 à l’image de la France dans l’œuvre de 1918. Jochen Bertheau, quant à lui, a publié plus récemment, en 2002, une étude sur le jeune Thomas Mann et la littérature française32, mais les Betrachtungen eines Unpolitischen n’y sont pas abordées. Walter Ludwig Schomers a, lui, publié en 2012 un recueil de trois essais où les Betrachtungen eines Unpolitischen sont abordées par le biais d’une lecture supposée de Joseph de Maistre. D’autres auteurs français présents dans les Betrachtungen eines Unpolitischen ne figurent pas dans l’étude de Schomers. Il faut aussi nommer l’excellente étude d’Alke Brockmeier Die Rezeption französischer Literatur bei Thomas Mann. Von den Anfängen bis 1914 qui, cependant, comme l’indique le titre, ne prend pas en compte les Betrachtungen eines Unpolitischen, œuvre publiée en 191833.

La publication de l’édition critique des œuvres de Thomas Mann34 permet à présent un éclairage plus nuancé des œuvres de l’auteur. Notre étude repose sur le commentaire qu’Hermann Kurzke a établi pour le volume des Betrachtungen eines Unpolitischen dans le cadre de l’édition critique. Le commentaire de l’édition critique rend possible une concentration sans précédent sur un texte ← 16 | 17 → considéré comme hermétique35. Déjà Hans Mayer proposait en 1988 de mettre provisoirement de côté le flot de littérature critique sur Thomas Mann et de relire plutôt les textes – les Betrachtungen eines Unpolitischen d’un côté et le « Zola » d’Heinrich Mann de l’autre qui, pour lui, sont encore aujourd’hui captivants36. Un plaisir cependant qui souvent se heurte à des idées embarrassantes. Marcel Reich-Ranicki rappelle en 1987 à ce propos :

Es ist ein Werk voll falscher Ideen – und herrlicher Gedanken, vom Glanz der Formulierungen ganz zu schweigen37.

Comme nous l’avons dit, les Betrachtungen eines Unpolitischen ne négligent pas ce que Thomas Mann appelle « l’élément français » et citent, à divers endroits, des noms d’auteurs et d’hommes politiques français. Dans son étude de 1965, Der unpolitische Deutsche. Eine Studie zu den ‚Betrachtungen eines Unpolitischen‘ von Thomas Mann, Ernst Keller répertorie, à la fin de son ouvrage, le nombre de fois où Thomas Mann cite des noms propres dans son œuvre de 1918. Nous trouvons parmi eux un grand nombre de noms français38. Nous étudierons de façon prioritaire la place qui revient aux auteurs français dans les Betrachtungen eines Unpolitischen, en mettant de côté le rôle plus marginal qui incombe aux hommes politiques français. Les remarques que contiennent les Betrachtungen eines Unpolitischen sur la littérature française concernent les XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Nous analyserons pour le XVIIe siècle la place de Molière, Blaise Pascal et François de La Rochefoucauld, pour le XVIIIe siècle celle de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau, pour le XIXe celle de Gustave Flaubert, Emile Zola, Guy de Maupassant, Charles Baudelaire et ← 17 | 18 → Hippolyte Taine, pour le XXe celle d’Anatole France, de Paul Claudel, Maurice Barrès, Charles-Louis Philippe et Romain Rolland. Il ne s’agira pas, en premier lieu, de vérifier si Thomas Mann reste fidèle aux auteurs qu’il cite, mais de voir comment il insère leurs idées dans la complexité de son œuvre. Comme l’a évoqué Hermann Kurzke, Thomas Mann choisit les citations d’auteurs selon des besoins personnels, il ne recherche pas l’objectivité et souvent il va à l’encontre de l’intention de l’auteur cité, l’utilisation des sources étant « narcissique »39. Nous accorderons ainsi une place de choix aux textes-sources grâce auxquels Thomas Mann élabore sa vision de la France. Ces textes-sources peuvent être des textes primaires de certains auteurs français tels que Rolland, Maupassant, Zola ou Taine, mais aussi des essais et romans d’Heinrich Mann, des articles de journaux datant de l’époque de la guerre, des lectures de et sur Nietzsche, des romans d’auteurs russes etc. Thomas Mann ne voyait pas la France comme « pays réel »40. L’idée qu’il se forge est marquée par toutes les lectures accumulées avant et au cours de la rédaction des Betrachtungen eines Unpolitischen, et les recherches sur les textes-sources entreprises par Hermann Kurzke dans l’édition critique ont l’énorme avantage de nous dire avec précision quels outils Thomas Mann a utilisés pour élaborer l’idée qu’il avait de la France et des auteurs français à l’époque de la Première Guerre mondiale. Il ne s’agit pas d’imaginer Thomas Mann se ‚gavant‘ de littérature française, comme on peut le dire d’Heinrich Mann. Thomas Mann avait une attitude beaucoup trop problématique face à un domaine qu’il pensait annexé par son frère. Mais s’opposer à son frère ainé, francophile et féru de littérature française, comme Thomas Mann l’a fait dans son œuvre publiée en 1918, consistait aussi à être fatalement, presque contre son gré, confronté à la littérature et à l’histoire françaises. Thomas Mann fait alors feu de tout bois. Ainsi, il a approfondi certaines connaissances, d’autres restent fortuites et superficielles. Les connaissances de Thomas ← 18 | 19 → Mann sur Anatole France lui viennent par exemple en partie d’un essai de Josef Hofmiller, Flaubert est appréhendé, à côté de lectures personnelles, à travers Georg Lukács, Rousseau à travers l’histoire de la révolution de Taine ou Pascal à travers Nietzsche. Rarement, Thomas Mann lit à cette époque les auteurs eux-mêmes.

La difficulté de notre étude vient du fait que les remarques de Thomas Mann sur la France et les auteurs français sont très dispersées. Mis à part la polémique sur Romain Rolland et l’éloge de Paul Claudel qui forment un tout homogène, il n’y a rien en apparence de suivi. Nous trouvons un nombre illimité de remarques furtives qu’il s’est agi d’agencer pour donner une certaine cohérence à notre étude. Il a été souvent très difficile de retracer l’argumentation de Thomas Mann fidèlement, de suivre une pensée qui frôle à certains endroits le sophisme et que l’on a comparée à un labyrinthe41. Nous avons tenté de prendre en compte tous les passages mentionnant le nom d’auteurs français. Nous avons cependant exclu ceux qui étaient insignifiants ou se répétaient. Nous trouvons dans certains cas de nombreuses remarques sur un auteur français en particulier comme dans le cas de Voltaire, Rousseau ou Taine, dans d’autres cas, certains auteurs ne font l’objet que de deux ou trois remarques, voire d’une seule, comme dans le cas de La Rochefoucauld. Aussi, les chapitres sont de longueur inégale. Ils ne parlent pas toujours exclusivement des Betrachtungen eines Unpolitischen, mais abordent aussi en marge des œuvres antérieures ou postérieures, lorsque cela s’est avéré nécessaire.

1 Ruth Beuter, Thomas Manns Pariser Rechenschaft und die Metaphorik der deutsch-französischen Beziehungen. Zu Thomas Manns Frankreich-Diskurs als Teil einer sprachlichen Selbstinszenierung, Diss., Freiburg/Br., 1995, p. 9.

2 GW XI, p. 438.

3 Ibid.

4 « Für meine Person ist es mir unmöglich, aus meiner humanen Bildung Eindrücke hinwegzudenken, wie ich sie von Balzac, von Flaubert, von der Finesse der Goncourts, von dem klassischen Novellisten des neunzehnten Jahrhunderts, Maupassant, empfing. » (Ibid., p. 437).

5 D’après Hans Bürgin und Hans-Otto Mayer (Hg.), Die Briefe Thomas Manns. Regesten und Register, Frankfurt/Main, S. Fischer Verlag, 1976, p. 534 (Reg 48/574), la thèse de Werner Gutmann est inconnue. Elle n’a vraisemblablement pas été écrite.

6 « Offensichtlich spielt Thomas Mann hier die Bedeutung der französischen Literatur für sein Werk herunter (selbst früher häufig erwähnte Autoren wie Bourget, Renan oder Maupassant werden hier nicht genannt; die sicher größere Bedeutung Flauberts wird verkleinert.) » (GKFA 14.2, p. 87).

7 On trouve dans le questionnaire Erkenne dich selbst ! que remplit le jeune Thomas Mann les mentions suivantes : « Deine Lieblingsschriftsteller ? Heine, Goethe, Bourget, Nietzsche, Renan… » (GKFA 14.1, p. 33).

8 « An dieser Stelle beginnen denn überhaupt meine Einschränkungen und Bedenklichkeiten. » (Ibid., p. 74).

9 « es ist eine gefährliche Frage, die harmlos dreinschaut […]. » (Ibid., p. 73).

10 « Protestantische, moralische, puritanische Neigungen sitzen mir, wer weiß, woher, im Blute, […]. » (Ibid.).

11 « Ich liebe und bejahe in der Kunst, mit dem frühen Nietzsche zu reden, ‚die ethische Luft, den faustischen Duft, Kreuz, Tod und Gruft‘. » (Ibid.).

12 « […] er [Nietzsche] hat Richard Wagner, meinen Meister und nordischen Gott, mit feiner Hand in die französische Romantik verwiesen… » (Ibid., p. 75).

13 Par ex. Ignace Feuerlicht, Jochen Bertheau et André Banuls dont nous reparlerons.

14 « Mein Englisch, Französisch und Italienisch ist schlechthin kümmerlich; ich spreche das alles nicht nur wie ein Schuljunge, ich lese es auch ohne Bequemlichkeit. » (GKFA 15.1, p. 1016).

15 « Ich habe an Gide und Fabre-und-Frau entsetzliche französische Briefe geschrieben. Aber sie waren gut und dankbar gemeint. » (Thomas Mann, Correspondence 1923–1948 / Thomas Mann – Félix Bertaux. Ed. by Biruta Cap. New York, San Francisco, Bern, Baltimore, Frankfurt/Main, Berlin, Wien, Paris, Lang, 1993, p. 24).

16 « […] zumal das Französische doch immer einige kokette Geheimnisse für mich behält […]. » (GKFA 23.1, p. 398).

17 André Gide, Journal 1889–1939. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1948, p. 1044.

18 Katia Mann, Meine ungeschriebenen Memoiren. Herausgegeben von Elisabeth Plessen und Michael Mann, Frankfurt/Main, S. Fischer Verlag, 1983, p. 36.

Résumé des informations

Pages
297
Année
2015
ISBN (PDF)
9783653058901
ISBN (ePUB)
9783653965704
ISBN (MOBI)
9783653965698
ISBN (Broché)
9783631663882
DOI
10.3726/978-3-653-05890-1
Langue
français
Date de parution
2015 (Juin)
Mots clés
Réception de la littérature française Première Guerre mondiale Littérateur de la civilisation Images de la France
Published
Frankfurt am Main, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, 2015. 297 p.

Notes biographiques

Joëlle Stoupy (Auteur)

Joëlle Stoupy est docteur en Etudes Germaniques de l’Université de Francfort-sur-le-Main et maître de conférences à l’Université du Littoral-Côte d’Opale (Boulogne-sur-Mer). Elle a collaboré à l’édition critique des œuvres de Thomas Mann (Große kommentierte Frankfurter Ausgabe).

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