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Médias et dynamique du français en Afrique subsaharienne

de Martina Drescher (Éditeur de volume)
©2015 Collections 318 Pages

Résumé

Présentant les résultats d’un colloque international visant à favoriser les échanges entre chercheurs venus d’horizons divers, les contributions de ce collectif ont pour but d’explorer l’interface dynamique entre langue(s) et médias en Afrique subsaharienne francophone. Recourant à des approches variées, les auteurs étudient les formes et pratiques du français et leur place dans des médias tels que presse écrite, radio, télévision, théâtre, affiche, bande dessinée ou Internet. Les paysages médiatiques et linguistiques de différents pays de la francophonie africaine sont discutés sous un angle linguistique et communicatif qui laisse cependant une large place aux aspects sociaux, politiques, culturels, etc. de cette thématique pluridisciplinaire.

Table des matières

  • Cover
  • Titel
  • Copyright
  • À propos du directeur de la publication
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Préface
  • Médias et dynamique du français en Afrique subsaharienne – ébauche d’une problématique
  • Le « petit-nègre » hier et aujourd’hui – Origines et développement d’un stéréotype linguistique dans les représentations médiatiques de l’Africain
  • Adverbes paradigmatisants et focalisateurs dans la presse africaine
  • Les créations lexicales dans la presse francophone d’Afrique
  • Le français dans les médias sénégalais : quelles dynamiques ?
  • « Tu vas N-JOY graaave ! » : la dynamique du français dans le discours publicitaire au Cameroun
  • Français et réseaux intermédiatiques en Afrique. Le cas d’Aya de Yopougon
  • Les émissions interactives radiophoniques comme reflet du « français apprivoisé » au Bénin
  • Les pratiques du français à Douala : le cas des magazines d’information et émissions de divertissement à la radio
  • La politesse verbale à l’écran : une analyse de quelques feuilletons télévisés camerounais
  • Radios et dynamique des langues française et locales au Burkina Faso
  • Le pouvoir des médias dans la dynamique du français populaire ivoirien
  • Langues et médias en Afrique noire : de la problématique d’une écologie des français populaires africains dans les médias
  • Français et médias sociaux : le blog de la Togolaise Fabbi Kouassi
  • Les voix des internautes burkinabè : typologie des contributeurs en ligne dans un régime semi-autoritaire
  • Pour une conception générique des pratiques discursives dans le cyberespace de l’Afrique francophone
  • Langues – cultures – médias. Réflexions méthodologiques sur la formation culturelle de textes issus des médias de masse
  • Les auteurs
  • Index
  • Titres de la collection

Préface

Cette publication rassemble la plupart des contributions présentées à l’occasion d’un colloque sur Médias et dynamique du français en Afrique subsaharienne, qui eut lieu en novembre 2013 à l’Université de Bayreuth. Partant du double constat que les paysages médiatiques en Afrique subsaharienne francophone connaissent actuellement de profonds changements et que les pratiques du français y sont également en forte mutation, le but fut de stimuler les recherches sur une thématique située au carrefour de plusieurs disciplines : l’influence des médias sur la dynamique du français en Afrique subsaharienne. Bien que les perspectives linguistiques et communicatives prédominent dans les contributions réunies ici, les aspects sociaux, politiques, culturels, etc. y reçoivent également une grande attention. Ayant recours à des approches théoriques et méthodologiques variées, les auteurs traitent des différentes manifestations, formes et pratiques du français en Afrique subsaharienne et, de façon générale, de leur rôle dans des médias tels que les affiches, le théâtre, la presse écrite, la radio, la télévision ou Internet. Ils abordent les relations entre paysages médiatiques et paysages linguistiques en francophonie africaine sous des angles très divers : écologie du français dans des contextes plurilingues, contacts avec les langues présentes dans son milieu, processus d’appropriation, formation de normes régionales, instrumentalisation des langues par les médias, analyse de différents genres, empreinte culturelle des produits médiatiques, formation linguistique des journalistes, etc. Se situant au croisement de plusieurs axes de recherches, les contributions recouvrent aussi un large éventail de pays africains : Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Sénégal et Togo. Enfin, le colloque visait à favoriser les échanges entre chercheurs en linguistique et sciences du langage, sciences de la communication, sciences sociales et sciences des médias auxquels il offrait une plateforme internationale et pluridisciplinaire pour explorer l’interface dynamique entre langue(s) et médias. Les résultats de ces discussions stimulantes entre chercheurs venus d’horizons divers se trouvent réunis dans le présent collectif.

Je tiens à remercier tout d’abord les contributeurs et contributrices pour leur collaboration tout au long de la rédaction du volume. Un grand merci également à Emmanuel Thévenon pour sa lecture attentive des manuscrits, ses commentaires judicieux et sa révision linguistique minutieuse. Ensuite, cette publication doit beaucoup au travail méticuleux de Ramona Pech, qui a pris soin de la mise en page tout en s’occupant de l’harmonisation de maints détails typographiques. Qu’elle en soit vivement remerciée. Je suis également très reconnaissante à Melanie Steeger ← 7 | 8 → pour son soutien pratique et sa vérification scrupuleuse des indications bibliographiques. Cette publication n’aurait pas vu le jour sans l’appui financier généreux de la Fondation Fritz Thyssen (Fritz Thyssen Stiftung), de la Fondation Oberfranken (Oberfrankenstiftung) et des Amis de l’Université de Bayreuth (Universitätsverein Bayreuth) auxquels j’adresse mes sincères remerciements. Enfin, je remercie Benjamin Kloss de la maison d’édition Peter Lang qui a accompagné la genèse de ce livre du début à la fin et Jürgen Erfurt pour avoir accepté de le publier dans la collection Sprache, Mehrsprachigkeit und sozialer Wandel (Langue, multilinguisme et changement social) qu’il dirige.

MARTINA DRESCHER (Bayreuth)                            Juin 2015

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Martina Drescher

Médias et dynamique du français en Afrique subsaharienne – ébauche d’une problématique

Résumé : Bien que les médias soient des vecteurs importants dans l’évolution du français en ← 9 | 10 → Afrique subsaharienne, leur rôle dans cette dynamique linguistique n’a pas encore fait l’objet d’une réflexion systématique. Ce premier chapitre, qui fait fonction d’introduction, vise à ébaucher la problématique, en la situant à la fois dans un contexte linguistique et médiatique. Après une discussion des différentes acceptions théoriques de la notion-clef de « média », seront esquissées quelques caractéristiques des paysages médiatiques de l’Afrique subsaharienne. Ensuite seront identifiés des aspects typiques de la francophonie africaine – plurilinguisme, taux élevé d’analphabétisme et connaissances très variables en français, la langue officielle – qui trouvent leur écho dans les médias. Un aperçu des recherches sur le français dans les médias qui dépasse le cadre spécifique de la francophonie africaine complète ce tour d’horizon. Le chapitre se termine par une présentation des contributions réunies dans ce collectif.

Abstract: Even though the media play an important part in French’s evolution in sub-Saharan Africa, their role in this linguistic dynamics has not been investigated systematically so far. This introductory chapter aims to give a first outline of the problem by situating it both in a linguistic and a media perspective. A discussion of different theoretical meanings of the key notion of “media” will be followed by some characteristics of sub-Saharan media landscapes. Then typical sociolinguistic features of French speaking countries in Africa like multilingualism, high degree of illiteracy, and very variable proficiency in French, the official language, will be identified, since they all find their echo in the media landscape. An overview of research on French in the media which transcends the case of African countries completes this general survey. The chapter ends with a presentation of the contributions compiled in this book.

1.    Introduction

Il ne fait aucun doute que les paysages médiatiques en Afrique subsaharienne subissent de profonds changements. L’avènement d’Internet et, de manière générale, des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ont un impact notoire en francophonie africaine. En même temps, le français y est en forte mutation et ses pratiques connaissent une dynamique remarquable. En témoigne l’émergence de normes endogènes qui reflètent l’appropriation du français par ses locuteurs africains et son adaptation aux contextes locaux. Bien que les médias soient des vecteurs importants dans l’évolution du français en Afrique subsaharienne, leur rôle dans cette dynamique linguistique n’a pas encore fait l’objet d’une réflexion systématique. Cela est d’autant plus surprenant que les recherches sur la variation du français en Afrique subsaharienne se sont largement appuyées sur des corpus médiatiques. Dans le passé, le recours à ces données a alimenté la description des français africains émergents en marquant nos connaissances dans ce domaine. Aussi, pensons-nous que le rapport entre médias et dynamique du français en Afrique subsaharienne mérite d’être creusé davantage. Ce premier chapitre, qui fait fonction d’introduction au volume, vise à ébaucher la problématique, en la situant à la fois dans un contexte linguistique et médiatique pour déboucher ensuite sur différentes pistes de recherches poursuivies par les contributeurs et contributrices du présent collectif. C’est tout d’abord le concept même de « média » qui retiendra notre attention. À la fois mot du langage courant et terme technique dans plusieurs disciplines, cette notion-clef est caractérisée par un certain flou. Aussi, insisterons-nous en premier lieu sur ses différentes acceptions théoriques avant d’esquisser les caractéristiques les plus importantes des paysages médiatiques de l’Afrique subsaharienne (chapitre 2). La situation linguistique de la plupart des pays africains se distingue, primo, par un plurilinguisme remarquable et des polyglossies parfois très complexes, secundo, par un taux élevé d’analphabétisme et, tertio, par des connaissances très variables de la langue officielle, le français. Ces trois facteurs ont des répercussions notables sur la consommation médiatique, le rôle des différents médias et, de manière générale, sur les paysages médiatiques des pays de l’Afrique subsaharienne. Voilà pourquoi le chapitre 3 sera consacré à une présentation succincte de la dynamique du français en Afrique et de son écho dans les médias. Le chapitre 4 vise à situer la discussion dans un contexte plus large en donnant un aperçu des recherches sur le français dans les médias qui dépasse le cadre spécifique de la francophonie africaine. Ce tour d’horizon se termine par une brève présentation des contributions réunies dans le présent volume (chapitre 5).

2.    Les médias

Étant donné l’abondance d’approches dans ce champ transversal, il semble nécessaire de commencer par une clarification de la notion-clef de « média ». Alors que la gamme des médias traités dans les différents articles de ce collectif est large, on est frappé par le fait que la notion de « média » elle-même n’est y guère discutée.1 Pour la plupart des contributeurs, elle semble évidente ou du moins ne pas poser ← 10 | 11 → de problèmes. On la concrétise généralement à travers le média analysé : théâtre, affiches, presse écrite, radio, télévision ou nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Or, il existe des acceptions fort différentes de « média ». Voilà pourquoi nous nous arrêterons un instant sur ce concept-clef afin de mieux préciser ses contours.

Dans ce terme polysémique, on peut distinguer, en suivant Habscheid (2000), un sens large et un sens plus spécifique. Dans le premier cas, « média » renvoie à la matérialité fondamentale de toute communication qui a besoin de s’appuyer sur un code sémiotique, dont le plus important est sans aucun doute la langue, alors que, dans le deuxième cas, ce terme désigne les supports techniques de la communication.2 La première acception est typique des conceptions pragmatique et fonctionnaliste en linguistique où la langue elle-même est vue comme un moyen, un instrument, un outil, bref : un média.3 Aussi, pouvons-nous la considérer comme un « archi-média » ou « média primaire », qui est à la base des « médias secondaires » compris comme dispositifs techniques de la communication.4 En tant que média primaire la langue sert non seulement à la transmission de l’information, mais aussi à l’expression des identités, à la création des relations interpersonnelles, etc. Dans ce volume consacré à la dynamique du français dans les médias, ce sont donc les relations entre le média primaire – la langue, en l’occurrence le français – et les médias secondaires qui se trouvent au centre du débat, même si la plupart des auteurs réservent le terme « média » aux appareils techniques servant à la diffusion de l’information. Par conséquent, c’est une acception plus spécifique et restreinte de « média » compris comme « média technique » ou « média de masse » qui domine dans les contributions. Quelles sont alors les caractéristiques de ces médias techniques ? Et quelles pourraient être leurs répercussions sur le média primaire qu’est la langue ? ← 11 | 12 →

Selon le sociologue allemand Luhmann (42009, 10, ma traduction), les médias de masse comprennent toutes les institutions de la société « qui se servent de moyens techniques de reproduction pour la diffusion de communication »5. Pour McLuhan (1964/1999, 21) « all media are extensions » des sens de l’homme. On peut en effet considérer les médias comme des élargissements ou prolongations des sens humains. Cet aspect se retrouve aussi dans la définition très détaillée que propose Habscheid (2000, 138, ma traduction) lorsqu’il considère les médias comme des

appareils matériels produits par l’homme pour pouvoir produire, modifier, mémoriser, transmettre et diffuser des signes linguistiques (et non-linguistiques) […] qui rendent possible des formes distinctes de communication, formes qui sont par rapport à la communication « directe » ou élargies ou restreintes et qui façonnent les symboles communiqués par eux ainsi que […] les structures de la perception, de la cognition, de l’expérience, de la mémoire et de la société.6

Étant donné la diversité de ces appareils matériels, on peut dans un premier temps opposer les médias « classiques » aux nouveaux médias comme Internet. Bien qu’ils partagent certains traits – dans les deux cas, le récepteur est une entité diffuse et le texte médiatique une entité hybride –, des chercheurs comme Burger (32005) considèrent les nouveaux médias comme des paraphénomènes qui se greffent sur les médias de masse.

Si le rôle prépondérant des médias dans les sociétés occidentales modernes ne fait aucun doute, quelle est aujourd’hui leur place dans les sociétés africaines ? Disons tout de suite que leur importance pour la francophonie subsaharienne semble dorénavant établie, malgré certains retards dans le développement économique et technologique qui ont conduit à des paysages médiatiques différents. Parmi ces différences, mentionnons l’accès limité à des médias comme la télévision ou Internet. En Afrique subsaharienne, ce sont le coût relativement élevé d’un téléviseur ou d’un ordinateur, la faiblesse des réseaux de télécommunication, la couverture fragmentaire en termes d’émetteurs ou les coupures d’électricité fréquentes qui représentent les obstacles majeurs, notamment à l’extérieur des centres urbains. ← 12 | 13 → Et la presse écrite est confrontée à d’autres problèmes : en général disponible seulement dans la langue officielle, le français, elle s’adresse à une élite instruite. En revanche, les journaux en langues africaines sont rares, car la plupart des langues africaines ne sont toujours pas standardisées et, en conséquence, elles ne disposent pas d’orthographe ce qui les exclue d’emblée des médias écrits comme des fonctions prestigieuses en général. Une réception plus large de la presse écrite se bute donc d’abord au manque de compétences en français et ensuite aux taux d’analphabétisme variables selon les pays et les régions, mais dans l’ensemble considérables. Enfin s’y ajoute le prix élevé de l’exemplaire. Tandis que la télévision et la presse écrite ne touchent qu’un public restreint, la radio, média peu cher et largement répandu à travers toute l’Afrique, constitue « le média le mieux assimilé aux cultures africaines » (Tudesq 2002, 17). La radio permet la participation de la population non scolarisée et partant non alphabétisée, notamment à travers des émissions interactives comme le phone-in. Média oral par excellence, elle épouse bien les traditions africaines, et reste, malgré l’influence croissante d’Internet, le premier média en Afrique. Aussi, peut-elle être considérée à juste titre comme le média qui s’est le mieux « africanisé ».

Si – en ce qui concerne l’Afrique francophone subsaharienne – il semble difficile de souscrire entièrement à la position de Luhmann (42009, 9, ma traduction) pour qui « tout ce que nous savons sur notre société, voire sur le monde dans lequel nous vivons, nous vient des médias de masse »7, il apparaît néanmoins que les médias y influent de plus en plus sur la façon dont le monde est lu. Aussi, des approches développées à l’origine pour décrire les médias dans les pays occidentaux, comme la théorie des médias basée sur des principes cognitivo-constructivistes et systémiques que propose Luhmann, peuvent-elles constituer un point de départ inspirateur pour analyser les effets et fonctions des médias en Afrique subsaharienne.

Pour Luhmann (42009, 13, ma traduction), la spécificité fondamentale des médias consiste dans le « dédoublement de la réalité » (Realitätsverdopplung) qu’ils produisent, car « la réalité des médias de masse, c’est la réalité de l’observation au deuxième degré »8 (Luhmann 42009, 105, ma traduction). De fait les médias ne nous proposent pas un reflet fidèle de la réalité, mais une interprétation qui peut être elle-même infléchie par des transformations et réajustements, des processus de sélection et de réduction de complexité, etc. Aussi, la réalité des ← 13 | 14 → médias de masse est-elle une construction « où la distinction entre le monde tel qu’il est et le monde tel que l’on l’observe se confond ».9 Ce pouvoir des médias dans la construction de la réalité est également mis en relief par Luginbühl (dans ce volume) quand il discute la question d’une empreinte culturelle de certains genres médiatiques. Dépendant des secteurs médiatiques et des programmes, la construction de la réalité obéit à des principes différents :10 alors que le secteur des nouvelles et commentaires est tenu à représenter la « réalité réelle », celui de la distraction ou du divertissement connaît plus de libertés. Ici, les frontières entre réalité réelle et réalité fictionnelle sont souvent brouillées et le passage fréquent entre ces deux mondes conduit, selon Luhmann (42009, 102, ma traduction), « à des brassages inextricables des différentes réalités »11.

En somme, la réalité telle que présentée par les médias a généralement subi des distorsions. Et il n’est pas rare non plus qu’elle soit instrumentalisée à des fins idéologiques. Or le média primaire – la langue – joue un rôle primordial dans cette construction de la réalité par les médias de masse. Car elle se fait avant tout moyennant des systèmes sémiotiques dont le plus important est sans aucun doute la langue. Le rôle capital de la langue pour les représentations du monde que nous proposent les médias est souligné par Fairclough (1995, 12) quand il affirme : « the ideological work of the media language includes particular ways of representing the world ». Et il ressort très nettement de l’analyse du « petit-nègre » que présente Jansen (dans ce volume). L’auteure montre de façon probante comment la construction de l’autre – en l’occurrence des Noirs – repose sur et se fait à travers le choix d’un langage déviant et estropié qui va de pair avec une dévalorisation de ces présumés locuteurs. Ainsi naît, dans le théâtre français du XVIIIe et XIXe siècle, un médiolecte qui ne correspond à aucune réalité linguistique. Il apparaît alors que la langue et, de manière générale, les ressources sémiotiques constituent des éléments décisifs pour cette construction de la réalité qu’opèrent les médias.

Et ces représentations médiatiques s’étendent aussi à la réalité ou les réalités linguistiques. Les médias façonnent notre image des différentes langues, de leurs usages acceptés ou récriminés, de leurs locuteurs et des situations où on peut les employer ou entendre. Leurs acteurs créent eux-mêmes des néologismes ou par ← 14 | 15 → ticipent à leur diffusion. Ils brouillent les frontières entre l’oral et l’écrit, etc. Pour résumer, les médias contribuent de façon substantielle à la dynamique linguistique du français en Afrique subsaharienne qui fera l’objet des prochains paragraphes.

3.    La dynamique du français en Afrique subsaharienne

Rappelons d’abord quelques caractéristiques des paysages linguistiques et, partant, de l’écologie du français dans les états francophones au sud du Sahara. La plupart de ces anciennes colonies françaises ou belges – devenues indépendantes vers 1960 – sont des pays plurilingues. La connaissance du français, langue officielle ou co-officielle, n’est pas généralisée et peut varier énormément d’un pays à l’autre ou d’une région à l’autre. Étant donné que les modes d’apprentissage varient, le nombre de locuteurs est difficile à déterminer, mais il représente dans tous les pays de la francophonie subsaharienne une minorité de la population. Si l’on trouve, notamment dans les centres urbains, de plus en plus de locuteurs ayant le français comme langue maternelle, la majeure partie l’apprend seulement à un âge plus avancé. En tant que langue seconde (L2), le français fait alors suite aux langues premières africaines (L1). Vu que l’enseignement est normalement dispensé en français, les élèves l’apprennent de façon guidée dès leur entrée à l’école.12 Aussi, les chiffres relatifs au nombre de francophones sont-ils souvent extrapolés à partir du nombre d’enfants scolarisés. Provenant en général des institutions de la francophonie, ils ont tendance à être très voire trop optimistes. De plus, il existe aussi à côté de l’apprentissage guidé à l’école, qui va de pair avec l’alphabétisation, un apprentissage non guidé que l’on rencontre notamment dans les grands centres urbains. Alors que la norme visée par l’acquisition à l’école est celle du français standard, l’acquisition sur le tas, motivée par le besoin de communiquer avec autrui, s’oriente vers les formes locales du français. Il en résulte une connaissance basi- voire mésolectale de la langue orale avec des écarts parfois considérables par rapport à la norme hexagonale. La dynamique du français, à l’œuvre dans beaucoup de pays de l’Afrique subsaharienne, s’explique en partie par ce deuxième mode d’acquisition et l’absence d’instance normative qui l’accompagne.

L’appropriation ou l’africanisation du français, qui peut conduire à la genèse de normes endogènes, est favorisée aussi par son contact constant et intense avec les langues du milieu, qu’il s’agisse de langues africaines ou d’anciennes langues coloniales comme l’anglais. De façon générale, l’écologie du français en Afrique subsaharienne est caractérisée par des situations di- voire polyglossiques. Le degré ← 15 | 16 → élevé de bilinguisme individuel et les pratiques plurilingues facilitent les emprunts et interférences qui se manifestent à tous les niveaux de la description linguistique.13 Un grand nombre de ces phénomènes de contact se sont fossilisés et font désormais partie du français en Afrique. Étant donné les différents niveaux de compétence des francophones africains et la présence d’autres langues, on peut observer des pratiques de français qui sont à la fois multiples et fluides (Feussi 2008). Elles représentent un continuum qui s’étend du français acrolectal proche du standard hexagonal jusqu’au français basilectal qui se confond avec les langues africaines, en passant par le français mésolectal. Ce dernier est souvent considéré comme « variété »14 neutre et représentant de la norme endogène même si ses traits ne sont que partiellement connus. Et c’est dans ce français mésolectal, endogénéisé, vernacularisé, approprié ou africanisé – on pourrait prolonger la liste des adjectifs utilisés pour le caractériser – que se joue pleinement la dynamique linguistique. Voilà pourquoi ce sont les pratiques que l’on peut rattacher à la tranche mésolectale du continuum qui se trouvent au centre de la plupart des contributions de ce volume.

Or, pour le moment, ce français endogène est encore largement confiné au domaine de l’oral. C’est donc dans les émissions radiophoniques avec participation du public analysées par Assogba (dans ce volume) que l’on peut l’observer sous sa forme la plus authentique alors que son apparition dans le domaine de l’écrit semble réservée à certains genres et rubriques à dominante caricaturale. Mentionnons par exemple Moi Goama, une rubrique du Journal du Jeudi burkinabè, où Goama, qui est censé représenter l’homme du peuple, commente l’actualité politique et sociale. Ce personnage fictif est avant tout construit à travers sa façon de parler : un français grotesque qui connote davantage le basilecte que le mésolecte, mais qui est en réalité un artefact (Drescher 2012a). Ce que Gadet (1992, 13) a souligné par rapport aux représentations littéraires du français populaire, pourrait s’appliquer aussi aux représentations du français basi- ou mésolectal dans les médias africains : « peu de traits indéfiniment répétés, notés souvent d’une façon fantaisiste par rapport à la réalité orale ». Généralement, il ne s’agit pas ← 16 | 17 → d’une représentation « réelle » de la réalité linguistique, mais d’une représentation construite et « folklorisante » qui repose sur des stéréotypes sociolinguistiques et dont la fonction principale semble être de créer un effet d’authenticité.15 En dernière analyse, ces distorsions de la réalité linguistique permettent de construire l’autre comme différent dans le but de le mettre à distance ou de se moquer de lui. Et elles ne sont pas exemptes d’une certaine teinte idéologique dénoncée à juste titre par Jansen (dans ce volume).

La représentation caricaturale d’une certaine forme de français n’est pas limitée à des rubriques de la presse écrite. On la retrouve également dans de nombreux formats des médias audiovisuels : émissions radiophoniques divertissantes examinées par Ngawa Mbaho (dans ce volume) ou téléfilms analysés par Mulo Farenkia (dans ce volume). Dans les deux cas, il s’agit d’une mise en scène de personnages du peuple caractérisés par un français approximatif et stéréotypé qui évoque le méso- voire le basilecte. De manière générale, il semble que le divertissement d’un public éduqué au détriment de locuteurs moins cultivés et surtout moins compétents en français est un motif récurrent qui justifie ces transformations de la réalité linguistique observables dans les médias. Car, comme le fait observer Boukari (dans ce volume, 210), ce sont les journaux humoristiques ou les genres et rubriques à dominante divertissante et ludique qui recourent fréquemment aux éléments associés avec le méso- ou basilecte. En prenant comme exemple le français populaire ivoirien, l’auteur conclut :

À l’analyse, tout porte à croire qu’il ne s’agit pas essentiellement de faire la promotion de cette variété de langue, mais de la confiner (pour l’heure tout au moins) dans le domaine de l’informel et de la légèreté, tout en tirant profit de la part de marché considérable qu’elle représente.

On capitalise donc sur les effets comiques d’un français vernacularisé auprès de ceux « qui ne parlent pas comme ça ». Il reste que l’apparition de formes et structures appartenant à un parler stigmatisé dans des genres et formats médiatiques à vocation ludique et humoristique peut contribuer à la longue à leur plus grande diffusion voire à leur normalisation. Dans ce sens, les médias jouent un rôle décisif dans la « montée » de certaines pratiques langagières vers des niveaux de langue plus « neutres » et partant dans leur acceptation plus large. Aussi participent-ils certainement à l’accélération de la dynamique du français en Afrique subsaharienne. Et, comme le souligne Abolou (dans ce volume), cette avancée d’un français vernacularisé ou africanisé dans les médias peut en dernier lieu appuyer la formation d’une norme endogène. ← 17 | 18 →

Résumé des informations

Pages
318
Année
2015
ISBN (PDF)
9783653045130
ISBN (ePUB)
9783653983401
ISBN (MOBI)
9783653983395
ISBN (Broché)
9783631653302
DOI
10.3726/978-3-653-04513-0
Langue
français
Date de parution
2015 (Juillet)
Mots clés
Afrika sprache kommunikation
Published
Frankfurt am Main, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, 2015. 318 p., 50 ill. en couleurs

Notes biographiques

Martina Drescher (Éditeur de volume)

Martina Drescher est professeure titulaire de linguistique des langues romanes et de linguistique générale à l’université de Bayreuth. Ses recherches se situent dans le champ de la pragmatique, de la linguistique interactionnelle et de la variation linguistique avec un intérêt particulier pour la francophonie africaine et nord-américaine ainsi que le domaine de la santé.

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