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Langage et Narration dans «Voyage au bout de la nuit» et «Mort à crédit» de Louis-Ferdinand Céline

de Vincent Tchamy Kouajie (Auteur)
©2014 Thèses 297 Pages

Résumé

Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline sont deux romans dont les spécificités du langage assurent l’émergence de la narration et de la construction du sens. Les rapports entre langage et narration qui se dégagent des microanalyses se déclinent sous formes de procédés linguistiques que prennent certaines composantes formelles du récit. Ces procédés linguistiques par ricochet scandent et dynamisent le récit. La précision de la cohérence structurelle et narrative de ces romans, à première vue épisodiques, se situe au cœur de cette recherche. L’application de différents concepts de narratologie et des sciences du langage imposent à l’analyse une démarche multiperspectiviste. Cette recherche présente un récit célinien syntagmatique plutôt que paradigmatique.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Avant-propos et remerciements
  • Dédicaces
  • Abréviations
  • 1. Introduction générale
  • 1.1 De l’hypothèse à la problématique
  • 1.2 Questions de théories et de méthodes
  • 2. La métaphore de l’horreur ou l’horreur de la métaphore
  • 2.1 Introduction
  • 2.2 Approche de la métaphore célinienne
  • 2.3 Voyage au bout de la nuit : Un titre métaphorique
  • 2.4 Les démons de Bardamu
  • 2.5 De la formation à la fermentation des métaphores céliniennes
  • 2.6 L’homme, un inconnu dévoilé !
  • 2.7 Les métaphores lexicales
  • 2.7.1 Les métaphores substantives ou nominales
  • 2.7.2 Les métaphores Verbales
  • 2.7.3 Les métaphores adjectivales
  • 2.7.4 Les métaphores adverbiales
  • 2.8 Conclusion
  • 3. L’écriture trinitaire de la guerre et de l’agression de l’enfance
  • 3.1 Introduction
  • 3.2 L’écriture trinitaire de la guerre
  • 3.2.1 La guerre sous les tropiques
  • 3.2.1.1 L’agression du système colonial
  • 3.2.1.2 Le dégoût de la nature
  • 3.2.1.3 La paralysie de la maladie
  • 3.2.2 L’immigration clandestine
  • 3.2.2.1 D’une religion l’autre : le « saint-dollar »
  • 3.2.2.2 Procès d’une civilisation capitaliste
  • 3.2.2.3 Science sans conscience n’est que ruine de l’homme : le supplice industriel
  • 3.2.3 Retour à la perversion du pays natal
  • 3.2.3.1 Tous les coups sont permis
  • 3.2.3.1.1 Le meurtre
  • 3.2.3.1.2 Les avortements
  • 3.2.3.1.3 La démagogie scientifique
  • 3.2.3.1.4 La comédie meurtrière
  • 3.2.3.1.5 Le sadisme
  • 3.3 L’écriture trinitaire de l’agression de l’enfance
  • 3.3.1 Version de l’agression chez Berlope et fils
  • 3.3.2 Version de l’agression chez Gorloge
  • 3.3.3 Version de l’agression chez Roger Marin Courtial des Pereires
  • 3.4 Conclusion
  • 4. L’Abîme navire ou le navire en abyme
  • 4.1 Introduction
  • 4.2 Pour une problématique de la mise en abyme
  • 4.3 La mise en abyme célinienne
  • 4.3.1 La réduplication simple
  • 4.3.2 La réduplication à l’infini
  • 4.3.3 La réduplication paradoxale
  • 4.4 Le tenant du voyage
  • 4.5 L’aboutissant du voyage
  • 4.6 Pour une double lecture de la guerre
  • 4.6.1 Synonymie des rôles
  • 4.6.1.1 Le rôle des chefs militaires
  • 4.6.1.2 Le rôle des femmes
  • 4.6.2 Synonymie des espaces
  • 4.6.3 Synonymie des complots
  • 4.6.4 Pour un écho lexical
  • 4.7 Allusion authentificatrice: Le mythe du persécuté
  • 4.8 L’Afrique, l’Amérique et la Garenne-Rancy sur L’Amiral-Bragueton
  • 4.8.1 Prolégomènes aux sévices de l’ancien continent
  • 4.8.2 Prolégomènes aux vices du nouveau continent
  • 4.8.3 Prolégomènes à la vie de bohème en territoire natal
  • 4.9 Conclusion
  • 5. La guerre verbale ou le verbe en guerre
  • 5.1 Introduction
  • 5.2 Le parti pris dénominatif: Les sources du conflit dialogique
  • 5.3 Le parti-pris onomaturgique: L’insulte des noms propres
  • 5.4 Le parti-pris argotique : Le choix de l’argot comme mode d’expression
  • 5.4.1 D’un argot érotique
  • 5.5 Le parti-pris adversatif : la confrontation des points de vue
  • 5.6 Conclusion
  • 6. L’enfance dans la révolte muette
  • 6.1 Introduction
  • 6.2 « Tais-toi, petit misérable !... » : Les raisons de l’endophasie
  • 6.3 « Mais je me disais à l’intérieur… » : La révolte muette
  • 6.4 Des fréquences lexicales
  • 6.4.1 L’emploi du mode verbal du conditionnel
  • 6.4.2 L’utilisation du style indirect libre
  • 6.5 Conclusion
  • 7. Le narrateur signe et persiste : preuve d’un savoir consacré.
  • 7.1 Introduction
  • 7.2 Sentences à gauche
  • 7.3 Sentences à droite
  • 7.4 Conclusion
  • 8. «Quand dire c’est ne pas faire»: les personnages aux deux visages
  • 8.1 Introduction
  • 8.2 L’acte de mensonge: une chimère des génisses de Bardamu
  • 8.2.1 Modèle sémiotique de Lola
  • 8.2.2 Modèle sémiotique de Musyne
  • 8.2.3 Les finalités des actes de paroles de Lola et Musyne
  • 8.2.4 Lola et Musyne vs Bardamu
  • 8.3 Quand le sacré se désacralise : Ambivalence et paradoxe chez l’abbé Protiste
  • 8.4 Quand la science devient obscure : Ambivalence et paradoxe chez Marin Courtial Des Pereires
  • 8.5 Conclusion
  • 9. Conclusion générale
  • Annexe I
  • Annexe II
  • Annexe III
  • Bibliographie

Avant-propos et remerciements

Je profite de cet espace qui m’est offert, pour exprimer ma profonde reconnaissance et ma sincère gratitude à la Prof. Dr. Franziska Sick, ma directrice de thèse, qui n’a épargné, en moment opportun, ni sa bonne volonté ni son attention, dans l’optique de m’exhorter et me prodiguer ses précieux conseils pendant tout la durée de la réalisation de ce travail. Tout en respectant soigneusement mes idées et mes points de vue, Madame Sick n’a pas manqué d’émettre ses réserves sur des points qu’elle jugeait inadéquats à l’argumentation, d’apporter ses corrections et ses retouches sur les structures syntaxiques et logiques de chaque chapitre que je lui soumettais, et d’apprécier à juste titre la pertinence des éléments que contenait chaque chapitre. L’engouement et l’intérêt qu’elle a montrés, dès le départ, pour l’auteur sur qui porte cette recherche justifie le caractère inestimable du temps et des soins qu’elle a consacrés à la direction de cette thèse. C’est donc sans ambages que j’exprime ici tout mon bonheur d’avoir bénéficié de sa sollicitude bienveillante et de ses avis judicieux, sans lesquels je n’aurais osé, loin d’envisager de pouvoir l’achever, débuter même cette étude.

Je tiens également à dire ma gratitude aux Professeurs Jan-Henrik Witthaus et Stefan Greif, ainsi qu’à la Dr. Manuela Böhm, lesquels ont, avec plaisir d’ailleurs, accepté de faire partie du jury de la soutenance de cette thèse.

À Silke Engelhausen j’adresse particulièrement un grand Merci pour sa dévotion enthousiaste au travail complexe de traduire le résumé de ma thèse en allemand.

Ma sincère reconnaissance va aussi à toute la famille Nyamy, dont l’hospitalité m’a été d’un grand secours pendant mes différents séjours dans la capitale française, dans l’objectif d’étoffer ma recherche.

Mes remerciements s’adressent enfin aux couples Kupfer, Parzany, Nziebou, Yobo, Nfondja, ainsi qu’à Georgette Tchoumkeu, Jean-pascal Njiki Kouajie, Aurelie Essama, Désirée Blanche Djofang, Bertrand Tchana, Yvette Ngongang et Honoré Notué qui ont tous su me provoquer et me stimuler à presser de l’avant jusqu’à l’achèvement de cette thèse.

Je ne saurais finir sans dire merci à celui par qui et pour qui sont faites toutes choses. Car sans son soutien constant et ses encouragements renouvelés, cette étude n’aurait sans doute jamais été réalisée. ← 9 | 10 →

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Dédicaces

À Rose, Anaelle et Betsaleel mes fidèles compagnons dans le voyage de la vie. ← 11 | 12 →

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Abréviations

L’édition des romans de Louis-Ferdinand Céline utilisés dans cette thèse est celle des Éditions Gallimard, publiée en 1952.

-Voyage au bout de la nuit qui sera abondamment cité dans ce travail sera abrégé en Voyage.

-Mort à crédit, se trouve essentiellement abrégé dans les notes de bas de page et les annexes en M.C. ← 13 | 14 →

← 14 | 15 →

 

La vie est comme une pièce de théâtre : ce qui importe ce n’est pas qu’elle dure longtemps, mais qu’elle soit bien jouée. L’endroit où tu t’arrêtes, peu importe. Arrête-toi où tu voudras pourvu que tu te ménages une bonne sortie.

Sénèque ← 15 | 16 →

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1. Introduction générale

1.1 De l’hypothèse à la problématique

Louis Ferdinand Céline fait parti de la gamme d’auteurs dont la première production littéraire correspond moins à un coup d’essai qu’à un coup de maître. La raison se trouve dans l’originalité du style1 qu’il introduit dans la rédaction de Voyage au bout de la nuit, roman par lequel l’écrivain fait son entrée triomphale dans le monde de la littérature française du début du 20e siècle, et établit du même coup sa notoriété. Ce style, ou plus précisément ce langage2 nouveau, « dont le talent était trop neuf pour ne pas brûler les yeux »3 des critiques, connaitra un développement beaucoup plus expressif et coloré dans le second roman Mort à crédit. Partant, la place primordiale qu’occupe le langage dans les romans de Céline fait de toute lecture qui étudie les moyens linguistiques mobilisés par le narrateur dans la présentation de sa narration, une entreprise délicate sans doute, une véritable gageure. Henri Godard le reconnait bien lorsqu’il affirme que :

Aborder aujourd’hui l’étude des deux premiers romans de Céline par celle des mots avec lesquels ils sont écrits, de la manière dont ces mots sont mis en contact, et des effets de divers ordres qui naissent d’eux, ce n’est pas voir les choses par le petit ← 17 | 18 → coté.4

Cette affirmation trouve un écho chez Régis Tettamanzi, lequel souligne le soin que le narrateur célinien, met à choisir non la voie la plus directe pour exprimer ce qu’il a à dire, mais au contraire, se complait dans l’effacement des contours5. Ce qui revient tout simplement à dire que ce dernier fait progresser le récit par à-coups, souvent sans « cohésion »6 apparente entre ses séquences.

Au demeurant, rien ne semble être plus clair pour les deux critiques, et pour bien d’autres, que la prépondérance du langage à travers lequel le narrateur célinien livre ses trames romanesques. Par conséquent, de l’étude de maint fait linguistique qui se retrouvent chez le narrateur célinien, sous différents points de vue et portant sur une ou plusieurs œuvres, les conclusions auxquelles ces nombreux spécialistes aboutissent convergent vers la même idée sur le langage dans l’œuvre célinienne. Cette idée qu’attestent les nombreuses préoccupations sur les diversités des registres et l’utilisation singulière des mots, stipule, en reprenant à juste titre les mots d’Henri Godard, que les romans de Céline sont des œuvres dont les mots « vivent, se succèdent, se développent, s’effacent pour reprendre, sans que jamais soit rompue l’harmonie haletante de l’ensemble. »7

Au nombre de ces travaux sur le langage célinien, il convient de mentionner en premier lieu les études « référentielles » d’Henri Godard, lequel s’avère ne pas être le moindre parmi les critiques céliniens. Elles débouchent sur les constatations selon lesquelles : les romans de Céline sont de ceux où « l’histoire, si animée et spectaculaire soit-elle, n’obnubile pas le style (le style ici est pris pour le langage). », « dans le récit, les rebondissements de la surprise et du plaisir sont d’abord, ligne à ligne, dans les innombrables, les incessants effets, trouvailles, raffinements du langage, perçus et appréciés en eux-mêmes. », « L’histoire a cessé d’être le seul objet de la narration. […] elle n’outrepasse pas son rôle de fil conducteur reconnu nécessaire pour donner lieu aux réussites du langage. », « Dans l’effet produit sur le lecteur par le texte, la part du langage ne [doit pas être] estompée. [Elle doit rester] en permanence la réalité à laquelle nous avons affaire, la source première de notre plaisir. »8

Henri Godard affirme par ailleurs que :

Si la lecture de Céline, en tout cas à partir de Mort à crédit, paraît parfois difficile au premier abord, et ensuite si incomparablement vivante, c’est qu’elle est faite d’une ← 18 | 19 → multiplication de ces chocs, de ces à-coups minimes provoqués par d’insensibles dénivellations. Les premiers mots de telle phrase, de telle construction, laissaient prévoir ceux qui allaient suivre (que le lecteur allait à peine lire, seulement survoler pour vérifier sa précision) : ils ne suivent pas. Avec Céline, le passage d’un mot à l’autre, d’un groupe á l’autre, ne va jamais de soi. Impossible de se laisser porter : il faut garder l’esprit en éveil et mobiliser la connaissance que l’on peut avoir de la langue et de ses ressources.9

À en croire Régis Tettamanzi, ces « petits chocs » et « dénivellations », forment l’armature langagière du récit célinien. Compte tenu de leur fréquence et de la diversité des éléments langagiers que l’on trouve dans la narration célinienne, l’on est poussé à affirmer que l’importance de cette dernière dépend de son langage.

Le travail de Cathérine Rouayrenc met également l’accent sur le langage pour essayer de prouver que Louis-Ferdinand Céline « a su donner un style au langage parlé »10. Dans une analyse détaillée et pertinente du code populaire et de moult autres phénomènes langagiers, morphosyntaxiques et syntaxiques déviants, qu’elle a su déceler aux deux premiers romans de Céline, elle finit par montrer comment l’auteur transpose l’oral dans l’écrit11. La conclusion de sa démonstration ne se trouve qu’à quelques lieux de la mention de Godard au sujet de la revalorisation du langage populaire dans le roman célinien lorsqu’il fait remarquer que : « Le français populaire, qui tenait à son exclusion antérieure de n’avoir pas été compromis, pouvait apparaître comme une manière de reconquérir sa propre langue. »12

La préoccupation de Christine Sautermeister par ailleurs, bien qu’elle porte sur la thématique de l’injure dans toute l’œuvre célinienne, dans son fonctionnement, sa technique et sa rhétorique, avec sa distinction d’attirer l’attention sur le plaisir à « l’agressivité verbale » que l’auteur, son narrateur et certains de ses personnages prennent dans l’interaction communicative, ne manque pas d’établir, par une trouvaille particulière qui témoigne de la puissance de création de Céline en ← 19 | 20 → matière lexicale et syntaxique, le lien qui existe entre injure et désir de l’auteur de transposer le langage parlé en écrit. Elle le fait remarquer par cette affirmation :

De même l’injure fait partie intégrante de la langue choisie par Céline qui désire transposer le langage parlé en écrit, s’opposant ainsi à la langue académique, celle de la bourgeoisie.13

Le moteur de l’écriture célinienne se veut être une fois de plus le langage, avec ce qu’il a de violent. Il occupe la place de choix dans l’édification du style et dans le récit de Céline.

Tout aussi importante est l’étude stylistique d’Yves de la Quérière14, lequel s’intéresse, pour sa part, aux particularités lexicales, ainsi qu’aux effets que leur utilisation produit dans le premier roman de Céline. Son enquête s’élabore autour des contrastes que produit la présence surprenante des termes ou groupes de termes « actifs »15 dans un contexte donné. Le principe de contraste que ce dernier met en exergue, précisément entre les parlers vulgaires et le caractère écrit du texte littéraire, finit par convaincre que lui également ne s’éloigne pas tout à fait de cette prépondérance attribuée au langage célinien.

La narration serait-elle oubliée? Mieux encore, le lien qui lie langage et narration aurait-il échappé à tous les critiques de Céline, du moins dans le cadre des études portant sur Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit?

Sans aucun doute, un étrange constat peut être fait sur les travaux critiques cités ci-dessus et sur bien d’autres16, portant sur les aspects du langage et de la narration ← 20 | 21 → dans les romans de Céline. Les analyses scientifiques sur les particularités langagières et les structures narratives semblent se pencher de tout leur poids sur la première notion tandis que la deuxième est négligée. Plombé par les nombreuses préoccupations autour de l’oralité, du vulgaire et du populaire plusieurs fois ressassés par les théoriciens, l’aspect du langage chez Céline souffre ainsi le martyr d’être réduit à l’échelle de réalisations superficielles sans trop d’imbrication avec les constructions narratives des textes, comme si l’on pouvait dissocier ces réalisations langagières des formes que prend la narration sous la pointe du stylo du narrateur célinien.

Pourtant, tout se passe comme si les critiques céliniens ne se sont pas du tout intéressés au lien qui unit langage et formes narratives chez le narrateur célinien. Leurs travaux sur le langage de Céline renoncent pour la plupart à faire ce lien entre les phénomènes langagiers et la narration dans l’intrigue. Il n’y a qu’à se plonger dans l’abondante littérature critique pour se laisser convaincre, non pas du fait que l’examen du langage s’impose comme le moyen par excellence pour rendre compte de la réussite atteinte par l’écriture célinienne (ce qui est du mois évident), mais plutôt du grand déséquilibre de ces travaux, lesquels outrepassent l’analyse des structures et techniques de la narration en rapport avec le langage du sein duquel elles émergent. Par ailleurs, les auteurs ne se préoccupent qu’à ruminer plusieurs fois les mêmes idées sur le langage de Céline, en faisant recourt aux expressions similaires devenues presque des clichés : « mots déformés ou forgés de toutes pièces »17, « tournures vulgaires » ou la phrase s’efface pour laisser la place à des constructions syntaxiques rebelles avec « élimination de la subordination »18, « bouleversement des conditions de l’emploi de la virgule et des trois points »19, ainsi que le halo d’étrangeté inhérent à « la forme oral-populaire », au « néologisme » et à « l’obscénité » de la langue célinienne. Comme si le passage des mots à la phrase, des phrases au paragraphe, des paragraphes au texte, ne culminait pas dans la fabrication des formes particulières de la narration proprement dite. Yves de la Quérière, qui a identifié la grande tentation à parcellariser l’analyse des deux ← 21 | 22 → notions (langage et narration) ne sensibilise-t-il pas les critiques à ne pas « limiter l’étude de ce style [célinien] à la transposition de langage parlé »20 ?

Il s’avère alors nécessaire de mettre en lumière les moyens spécifiques par lesquels le langage chez le narrateur célinien assure l’émergence de la narration tout autant que la construction du sens tout au long des récits. Cette tâche est de prime abord celle dont se propose de s’acquitter la présente étude, laquelle s’articule autour de certaines compositions formelles de l’écriture célinienne, qui prennent la forme de procédés linguistiques importants pour la dynamique de la narration dans les textes choisies. Elle tente précisément de répondre aux préoccupations suivantes:

  • – comment les intrigues sont-elles présentées dans Voyage et Mort à Crédit ?
  • – comment la présentation des intrigues prend-elle la forme de procédés langagiers ? Et de quelle façon le rapport de construction que cette présentation entretient avec les procédés langagiers fait-il naître une dynamique nouvelle au langage célinien ?
  • – comment ces procédés linguistiques en charge de la nouvelle dynamique dans la narration célinienne nourrissent-ils et structurent-ils les récits?

Le postulat de ce travail, dont l’importance et la difficulté nécessitent un examen approfondi du corpus, s’énonce en ces termes : Les faits de langue et les structures de la narration chez le narrateur célinien ne sont pas à dissocier les uns des autres. Les premiers s’articulent entre eux pour construire un ensemble assurant le déploiement des derniers. Ce qui revient tout simplement à dire que Langage et narration chez le narrateur célinien sont deux notions étroitement liées, malgré qu’elles appartiennent à des registres différents, l’une à la linguistique et l’autre à la littérature21. Le rapport étroit que les deux notions entretiennent dans l’édification des récits constitue le vecteur essentiel de la puissance de l’écriture célinienne. Ce postulat est particulièrement fécond pour offrir une large compréhension au fonctionnement combiné des phénomènes langagiers et narratifs spécifiques à Voyage au bout de la nuit et à Mort à crédit. ← 22 | 23 →

Ma visée dans cette étude essentiellement littéraire, mais dont les perspectives ont un penchant linguistique prononcé, est donc double: décrire les procédés narratifs dans un corpus dont la dynamique propre se distingue par son langage; analyser comment la narration émerge du langage et comment le langage scande et rythme la narration. J’espère montrer, sur la base de théories rigoureuses, que l’importance de la structuration et de la composition des deux romans se trouve dans le rapport qui coordonne langage et narration. C’est là l’une des nouveautés de la présente entreprise, dont le nœud épineux a consisté à trouver à chaque élément sous analyse un instrument théorique adéquat, capable de rendre compte des tenants et des aboutissements de la présence de chacun d’eux dans le corpus.

Parce que la quantité des travaux portant sur l’œuvre romanesque de Céline s’est accrue considérablement depuis quelques décennies, il parait évident que mon analyse bénéficie du secours de bon nombres d’ouvrages pour son développement. Leurs objectifs, comme les miens, peuvent se résumer globalement sous la description du langage dans lequel sont présentés les contenus narratifs céliniens. Cependant, la nuance qu’il faut relever entre nos différents travaux se situe, soit au niveau des aspects précis de la langue sur lesquels est portée l’attention, soit au niveau des approches adoptées pour mener à bien les études respectives sur le langage.

Ainsi, la nouveauté qu’introduit la présente recherche sur la métaphore dans Voyage au bout de la nuit porte précisément sur l’aspect du filage que cette dernière introduit entre les différentes séquences du roman. Bien que nouvelle, cette préoccupation se situe dans le prolongement de l’étude détaillée, patiente et précise de Günter Holtus22, laquelle s’articule de façon globale autour de la grande figure de la comparaison que le narrateur célinien emploie à profusion dans Voyage. Dans son ouvrage, ce critique fait le relevé presque exhaustif de tous les faits de comparaison que l’on retrouve dans le roman. Il s’intéresse tout particulièrement à la construction métaphorique des images céliniennes en les catégorisant dans son analyse suivant les différentes entités auxquelles elles se réfèrent. C’est de son travail que s’inspire la répartition faite dans le mien des différentes métaphores lexicales.

Résumé des informations

Pages
297
Année
2014
ISBN (PDF)
9783653044195
ISBN (ePUB)
9783653986303
ISBN (MOBI)
9783653986297
ISBN (Broché)
9783631651605
DOI
10.3726/978-3-653-04419-5
Langue
français
Date de parution
2014 (Août)
Mots clés
Metaphorik Erzählkonzepte Multiperspektive Erster Weltkrieg
Published
Frankfurt am Main, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, 2014. 297 p., 2 tabl., 16 graph.

Notes biographiques

Vincent Tchamy Kouajie (Auteur)

Vincent Tchamy Kouajie a fait ses études de littérature française à l’université de Yaoundé I (Caméroun), à l’Ecole Normale Supérieure de Yaoundé I et à l’université de Kassel en Allemagne. Ses recherches se concentrent sur les sciences du langage et les concepts narratologiques.

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