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Lieux de vie, lieux de sens

Le couple lieu / identité dans le roman belge contemporain- Rolin-Harpman-Feyder-Lalande-Lamarche-Deltenre

de Judyta Zbierska-Moscicka (Auteur)
©2014 Monographies 320 Pages

Résumé

Perçue comme un « entre-deux » ou un « carrefour », la Belgique se définit volontiers en termes spatiaux. L’idée d’enracinement lui est chère au même degré que celle d’errance. La littérature thématise cette oscillation entre le dedans et le dehors en recourant à une imagerie complexe, tributaire de la sensibilité de chaque auteur, ainsi que des circonstances historiques et sociales qui le concernent. La période examinée (1960-2012), correspond, dans les représentations romanesques, à un démantèlement progressif de l’objet « maison », processus qui fait écho à des mutations profondes relatives aux phénomènes sociaux liés à l’évolution du sentiment identitaire. L’analyse thématique renouvelée par les apports de la sociologie de l’individu fournit un éclairage nouveau sur les œuvres étudiées.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Avant-propos
  • Première partie : Réflexions préliminaires sur l’évolution du paradigme lieu-identité
  • Introduction
  • Chapitre 1. Entre la Flandre et la Wallonie
  • Chapitre 2. Les errances de la phase centripète
  • La fin d’une certaine Flandre
  • Chapitre 3. Le souffle de la belgitude et de la postmodernité
  • Chapitre 4. Vers les autonomies
  • L’effervescence des années soixante
  • Les féminismes en marche
  • Deuxième partie : Les auteurs. Madeleine Bourdouxhe – figure tutélaire
  • Chapitre 1. Les auteurs
  • Dominique Rolin et Jacqueline Harpman
  • Vera Feyder et Françoise Lalande
  • Caroline Lamarche et Chantal Deltenre
  • Chapitre 2. Madeleine Bourdouxhe, entre un ici incertain et un là prometteur
  • Madeleine Bourdouxhe vue par la critique (1937-2009)
  • Le monde familier de quelques objets
  • Et lorsque je pars, ce n’est pas pour fuir. C’est pour aller vers quelque chose
  • Troisième partie : Quêtes
  • Introduction
  • La maison, la forêt (1965)
  • Dulle Griet (1977)
  • L’infini chez soi (1980)
  • L’accoudoir (1996)
  • Journal amoureux (2000)
  • Chapitre 1. Dominique Rolin : territoire intime illimité
  • « Maison » était le premier mot du premier chapitre du texte futur
  • Je me pose la question de savoir ce qu’est en réalité une fenêtre
  • J’aime les rues de mon quartier
  • Introduction
  • L’apparition des esprits (1960)
  • Les bons sauvages (1966)
  • La mémoire trouble (1987)
  • La plage d’Ostende (1991)
  • Le bonheur dans le crime (1993)
  • Orlanda (1996)
  • Le véritable amour (2000)
  • En toute impunité (2005)
  • Chapitre 2. Jacqueline Harpman : géographies secrètes
  • La cuisine sentait le pain frais et le café
  • Le départ vers la mansarde
  • La géographie compliquée des murs
  • Introduction
  • La Derelitta (1977)
  • Caldeiras (1982)
  • La belle voyageuse endormie dans la brousse (2003)
  • Chapitre 3. Vera Feyder : comme vont les fantômes
  • La petite chambre solitaire
  • Une insularisation de son être
  • Vers d’autres ports, sans attache
  • Introduction
  • Le gardien d’abalones (1983)
  • La séduction des hommes tristes (2010)
  • Chapitre 4. Françoise Lalande : mémoire des voyages et des exils
  • Être en dehors. Hors de.
  • Refuge de silence. Lieu nécessaire.
  • Introduction
  • L’ours (2000)
  • Lettres du pays froid (2003)
  • Karl et Lola (2007)
  • La chienne de Naha (2012)
  • Chapitre 5. Caroline Lamarche : transgressions, déplacements
  • Façades décalées, courettes en retrait
  • Une des pièces principales, la plus vaste, la plus claire
  • Je descends n’importe oú, je descends oú quelque chose m’appelle
  • Introduction
  • La plus que mère (2004)
  • La cérémonie des poupées (2005)
  • La maison de l’âme (2012)
  • Chapitre 6. Chantal Deltenre : cet incessant voyage du Périple-toi
  • La double et fertile gestation du lieu et de moi-meme
  • La maison de l’âme
  • Conclusion générale
  • Résumé en anglais
  • Résumé en polonais
  • Note de l’auteur
  • Note bibliographique
  • Bibliographie générale
  • Auteurs étudiées (œuvres, ouvrages et articles critiques)
  • I. Madeleine Bourdouxhe
  • 1. Œuvres de Madeleine Bourdouxhe :
  • 2. Articles et ouvrages sur Madeleine Bourdouxhe :
  • II. Chantal Deltenre
  • 1. Œuvres de Chantal Deltenre:
  • 2. Articles sur Chantal Deltenre :
  • III. Vera Feyder
  • 1. Œuvres de Vera Feyder :
  • 2. Articles sur Vera Feyder :
  • IV. Jacqueline Harpman
  • 1. Œuvres de Jacqueline Harpman :
  • 2. Ouvrages et articles sur Jacqueline Harpman :
  • V. Françoise Lalande
  • 1. Œuvres de Françoise Lalande :
  • 2. Articles sur Françoise Lalande :
  • VI. Caroline Lamarche
  • 1. Œuvres de Caroline Lamarche :
  • 2. Articles et ouvrages sur Caroline Lamarche :
  • VII. Dominique Rolin
  • 1. Œuvres de Dominique Rolin :
  • 2. Articles et ouvrages sur Dominique Rolin :
  • VIII. Autres ouvrages littéraires cités :
  • IX. Ouvrages et articles sur la littérature et l’histoire belge (histoire et critique) :
  • X. Articles et ouvrages d’histoire et de critique littéraire :
  • XI. Ouvrages de sociologie et d’anthropologie:

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Avant-propos

Géocritique, géophilosophie, géopoétique, psychogéographie ou géographie humaniste – les études littéraires ont de quoi choisir parmi les approches et méthodologies explorant les relations entre les données spatiales et la représentation littéraire, diversité que légitime le décloisonnement disciplinaire inédit jusqu’ici. Michel Collot parle, en effet, d’une « mutation épistémologique générale qui affecte l’ensemble des sciences de l’homme et de la société, de plus en plus attentives, depuis au moins un demi-siècle, à l’inscription des faits humains et sociaux dans l’espace »1. Cet entrecroisement des disciplines (le domaine de la géographie n’est pas le seul à entrer en jeu) répond nécessairement à la pluralité des phénomènes d’ordres différents – sociaux, politiques, économiques – qui touchent l’homme et son entourage immédiat, en cette deuxième moitié du XXe s., et concourent à modifier en profondeur ses modes d’agir et de penser. Il s’agit donc d’une nouvelle saisie, plus complète et tenant compte de ce miroitement idéologique auquel l’individu est en proie. « Dans les sociétés occidentales, au moins, l’individu se veut un monde. Il entend interpréter par et pour lui-même les informations qui lui sont délivrées »2, remarque Marc Augé dans son essai manifestaire Non-lieux, où il soumet à l’analyse le monde « surmoderne ». Le tournant identitaire qui survient dans les années soixante et septante, sous l’effet des mutations sociales liées à l’émancipation de groupes sociaux entiers, mobilise des processus d’individuation qui s’expriment dans le rôle croissant de la subjectivité3. D’où la montée de l’intérêt porté à des parcours individuels, des récits particuliers, des démarches singularisées. « Un excès d’ego », dirait Marc Augé, auquel se joignent, dans sa description du monde surmoderne, « l’excès de temps » qui, par le biais de la « surabondance événementielle » rend problématique une appréhension complète tant du présent que du passé proche, et « l’excès d’espace » qui, tout en produisant une conviction illusoire d’avoir le monde à sa portée, laisse l’individu dans un désarroi où le plonge la multiplication d’espaces impersonnels (« non-lieux »), ← 11 | 12 → générateurs de fausses images d’une réalité à laquelle on ne peut pas adhérer.4 D’une manière générale donc, les sociologues5 voués à cerner les phénomènes qui affectent l’individu au plus profond de sa conscience de soi, observent une tendance majeure à la singularisation des démarches qui concerne, en premier lieu, la recherche d’une identité pour soi. Le mouvement vers la singularisation découlant de processus d’individualisation, affecte aussi le domaine de l’espace. L’espace, vécu ou rêvé, devient, dans ce contexte, une donnée définitoire de première importance. Michel Maffesoli note « le retour en force, dans les divers discours sociaux, de termes tels que “pays”, “territoire”, “espace”, toutes choses renvoyant à un sentiment d’appartenance renforcé […] »6, processus qui engage l’individu à une quête de territoires susceptibles de produire des liens et un sentiment de soi qui en résulterait. La sensibilité accrue au lieu comme source du sentiment de soi, s’exprime aussi dans l’importance accordée à la possibilité de déplacement susceptible, celui-ci, de « briser l’enclosure et l’assignation à résidence »7 et de générer de cette façon une nouvelle qualité de vie, une nouvelle saisie de la réalité et de la place que l’on occupe dans cette réalité. « Il y a une étroite liaison entre le voyage, l’initiation et l’étranger »8, écrit Maffesoli, en indiquant ainsi l’aspect majeur du nomadisme contemporain, qui est la rencontre de l’autre (qualificatif englobant toute sorte d’altérité ou de différence) et sa participation dans le processus d’initiation à soi.

Le tournant identitaire se recoupe donc avec le tournant spatial ou géographique que, après Edward Soja, Michel Collot situe dans les années quatre-vingt et qui se traduit, on l’a dit, par une plus grande inscription de l’espace dans le domaine des sciences sociales9. Bertrand Westphal, dans son traité programmatique expliquant sa conception des études géocritiques10, parle de l’ouverture de ← 12 | 13 → la littérature à la géographie, dès les années septante. Aussi bien Westphal que Collot rendent compte de la multitude de travaux qui consacrent l’entrée de la donnée spatiale dans le domaine littéraire, souvent par le détour de l’anthropologie, de la philosophie ou de la sociologie.11 Les noms de Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Michel de Certeau, Henri Lefebvre auxquels nous ajouterions volontiers Marc Augé, Augustin Berque et Michel Maffesoli, rejoignent ainsi les classiques de la description des représentations spatiales, tels que Georges Matoré ou Jean Weisgerber.12 Il faut remarquer aussi que les nouvelles approches (géocritique ou géopoétique) n’éclipsent pas néanmoins les méthodes plus anciennes qui, renouvelées par les apports de la psychologie ou de la sociologie, font preuve d’une perennité et d’une efficacité exceptionnelles. Nous pensons notamment à la Psychologie de l’espace d’Abraham Moles et d’Élisabeth Rohmer (1972) et à Individu et mémoire familiale d’Anne Muxel, qui revisitent la canonique Poétique de l’espace de Gaston Bachelard.

La réalité sociale belge est bien évidemment concernée par les processus que l’on vient d’esquisser, mais elle y répond conformément aux conditions historiques qui lui sont propres et dont il sera encore question. Il nous semble ainsi intéressant de voir comment la littérature belge contemporaine réagit à cet ensemble des problématiques qui englobent des notions particulièrement utiles dans la description de sa spécificité, à savoir l’identité et l’espace. Le phénomène des représentations spatiales de l’identité ou, autrement, de l’inscription de l’identitaire dans le spatial, n’a pas encore reçu une description exhaustive, dans l’historiographie littéraire belge13. Quelques études vouées aux représentations spatiales étudiées dans des œuvres de Verhaeren, d’Odilon-Jean Périer, de Bourdouxhe, de Savitzkaya ou de Willems, un volume ← 13 | 14 → monographique de la revue Textyles intitulé « Voyages. Ailleurs », un ouvrage consacré aux Villes du symbolisme14, forment un corpus critique fort substantiel mais laissant sur sa faim le lecteur qui y voit la chance de développements intéressants susceptibles d’embrasser des phénomènes littéraires dans leur ensemble. La tâche que nous nous sommes imposée n’aspire même pas à combler cette lacune, vu l’exiguïté du champ d’intérêt choisi. Néanmoins, nous voudrions présenter ici une étude qui se propose de décrire les représentations spatiales de l’identité qu’offrent quelques romans publiés entre 1960 et 2012, soit dans la période traversée par les mutations signalées. Nous allons interroger les romans choisis de six écrivains – Dominique Rolin, Jacqueline Harpman, Vera Feyder, Françoise Lalande, Caroline Lamarche et Chantal Deltenre – dont l’œuvre, en dehors de thématiser les phénomènes qui nous intéressent, en montre une évolution qui épouse le cours des choses dans la réalité extérieure. Notre étude se situe à l’intersection de l’approche thématique, nourrie par la réflexion de Bachelard ou de Muxel, et d’une théorisation sociologique empruntée aux études récentes focalisées essentiellement sur la sociologie de l’individu (Dubar, Kaufmann, Ramos, entre autres).

Notre hypothèse de travail suppose qu’il y ait, depuis le début de l’existence de la Belgique, une relation intime entre le sentiment de soi et un certain espace, relation que les lettres belges ne se lassent pas de thématiser. Partagées, dans leur développement, entre deux logiques, centrifuge et centripète, dont l’essence repose certes sur l’attitude par rapport à la langue, mais aussi sur le sentiment d’un espace identificatoire, les lettres de Belgique le sont également entre la logique communautaire et sociétaire, qui se superpose, celle-là, à la première. Nous nous référons ici à la terminologie proposée par Claude Dubar qui oppose l’ordre communautaire lié à la famille, l’ethnie, la nation, soit à des valeurs préassignées, à l’ordre sociétaire relatif à des collectivités variées. La définition de l’identité, celle du pays, celle des lettres, l’identité individuelle enfin, se construit conformément à deux axes. L’axe qu’on appellera communautaire fonde l’identité sur des données originelles, – langue, territoire, ethnie ou nation –, et aboutit à une sorte de repli identitaire. L’individu s’en trouve affermi d’un ensemble de valeurs sûres et protectrices qui lui renvoient son image et celle de ses semblables, et ← 14 | 15 → l’installent ainsi dans la certitude d’être ce qu’il est. L’axe qu’on nommera sociétaire, suppose par contre une saisie de soi en dehors des données préétablies et loin de la stabilité communautaire. À l’opposé de la communauté, garante de la sécurité ontologique, car porteuse de valeurs immuables, se dressent ainsi des « collectifs multiples, variables, éphémères auxquels les individus adhèrent pour des périodes limitées et qui leur fournissent des ressources d’identification qu’ils gèrent de manière diverse et provisoire »15. L’identité ou, mieux, des identités se forment alors au rythme de parcours individuels et d’appartenances variées. Fragiles et changeantes, elles présentent l’avantage d’être ouvertes pour gagner en richesse et épaisseur, et le désavantage de ne jamais jeter l’ancre.

La conception de l’espace que nous voudrions proposer ici répond, elle aussi, à cette double logique. L’espace communautaire correspondra ainsi à un territoire unique, indivisible, référentiel, préassigné, celui qui a toujours existé. L’espace sociétaire sera, par opposition, un territoire de choix, rencontré au hasard de trajectoires personnelles, fait sien au bout d’un processus d’individualisation obtenue au travers d’une certaine émancipation. L’espace deviendra alors lieu, conformément à la conception de celui-ci que proposent Anne Cauquelin, Jean-Didier Urbain ou encore Michel de Certeau.

Dans sa contribution au numéro de la revue Communications, consacré au lieu, Anne Cauquelin, ayant rappelé les différentes acceptions de notions d’espace et de lieu, évoque l’idée stoïcienne de l’espace comme vide qui n’a « ni structure, ni haut, ni bas, ni forme, ni vecteur » et qui devient lieu « quand s’y loge un corps »16. Cette conception stoïcienne se trouve par ailleurs bien adéquate à la réalité contemporaine, gouvernée par les technologies ultramodernes, que Cauquelin propose d’appeler « monde possible » plutôt que « monde réel ». Jean-Didier Urbain parle de son côté du lieu comme dérivé, plus dense que celui-ci, de l’espace : « […] le lieu relève du récit, de la diégèse, de l’action, qu’elle soit projetée, réalisée ou souvenue. C’est ce récit potentiel, actuel ou révolu inscrit dans un espace qui le sublime en lieu »17. Il s’agit donc d’une individualisation de l’espace et d’un usage personnalisé le concrétisant en un lieu qui fait sens pour l’individu. C’est ce dernier qui investit une portion de l’espace neutre et informe d’un contenu significatif et particularisant. Michel de Certeau précise que le lieu est toujours « hanté » car il contient « des récits ← 15 | 16 → en attente »18, ce que nous comprenons comme de l’espace rendu lieu par une présence, une histoire, une vie qui s’y sont logées. On remarquera toutefois que l’on voudrait concevoir ici le lieu comme l’appropriation d’un espace à soi que l’individu se taille lui-même aussi bien dans le sociétaire que dans le communautaire. L’essentiel consiste en ce que la prise en possession de ce lieu que l’on considère comme sien parce qu’il nous exprime ou nous aide à le faire, se réalise de façon autonome et soit le résultat d’une quête personnelle. Le retour au communautaire, complet ou partiel, advient après s’être reconnu dans le sociétaire.

Dans le modèle identitaire, inspiré par les travaux de Claude Dubar, appliqué aux lettres belges, la phase centrifuge correspond à la forme communautaire de l’identification. La Flandre y joue le rôle de l’espace identificatoire de première importance, un espace préassigné et référentiel pour toute une collectivité politiquement définie en termes unitaires et notamment pour les Francophones. La disparition du mythe unitaire et l’avènement de la phase centripète amènent l’éclatement de l’espace identificatoire unique et impose, aux Francophones surtout, une quête qui les plonge dans l’identification de type sociétaire. La fédéralisation des années 70, exprimée dans le domaine littéraire par la discussion autour de la belgitude et accompagnée par nombre de mutations sociales à l’échelle européenne, voire mondiale, approfondit le phénomène d’éclatement spatio-identitaire tout en intégrant le retour possible au communautaire. Ce retour s’effectue cependant de manière déjà individualisée et l’éventuel réinvestissement de l’espace identitaire propre à la phase « communautaire » s’accomplit de la perspective individuelle et non plus collective. La manière dont une Dominique Rolin, dans Dulle Griet (1977), revisite le mythe de la Flandre du XVIe s. en est une illustration complète.

Le lieu identitaire qui nous intéresse ici, qu’il soit communautaire ou sociétaire, prend la forme de la maison, de la chambre ou de l’appartement qui sont, après le corps, les plus importantes « coquilles » de l’homme19. Une histoire de sentiment de soi des Belges racontée par le truchement des maisons « littéraires » devrait, en effet, s’écrire un jour, tant semble prégnante l’importance de la ← 16 | 17 → demeure dans l’expression de soi ou d’une certaine manière d’être au monde. Les châteaux maeterlinckiens (comme celui de Pelléas et Mélisande, 1890, ou celui de L’Intruse, 1891), le réduit de Laurent Paridael dans l’imposante propriété de son oncle Guillaume Dubouziez (La Nouvelle Carthage, 1894), la demeure de la famille Tord (Les Marais, 1942), la maison hantée de Gand (Malpertuis, 1943), la propriété, opulente et labyrinthique, de la famille Dutilleul (Le bonheur dans le crime, 1993) ou la maison habitée entre autres par Jérôme Mortensen (Le sentiment du fleuve, 2000) – autant de lieux qui écrivent l’histoire des êtres (des Belges ?) et de leurs errances identitaires. C’est la maison qui, en termes de spatialité, constitue l’une des premières références identitaires, c’est par rapport à elle que l’individu se forge le sentiment d’appartenance, de sa propre territorialité et des limites de son expansion, c’est elle enfin qui engendre l’idée d’en chercher une autre que l’on pourrait modeler à sa propre image. Le désir de l’espace qui serait défini d’un bout à l’autre par ses propres moyens enjoint l’individu à partir ; l’errance n’apparaît ainsi que comme l’envers de l’enracinement, l’accomplissement dans la durée du désir du lieu de l’autonomie.

Il s’en ensuivent deux postures fondamentales qui seront l’objet de notre étude : s’installer et partir pour s’installer ; découvrir et s’approprier un lieu, et parcourir un espace à la recherche de ce lieu ; se définir soi-même à partir des données du local et s’alimenter en voyage, en promenade, en partance ; rester et fuir. Jean Decock, dans son article consacré au cinéaste Jean-Jacques Andrien, exprime une idée qui nous semble fort pertinente et qui constitue le point de départ de notre réflexion :

[…] ce désir d’en sortir, de s’en sortir, comme s’il y avait chez nous un appel d’air, d’ailleurs, de voyage, bien plus fort encore que dans les pays à surmoi dominant (France, Allemagne, Italie…) me paraît très belge. […] Le Belge s’en va toujours et revient parfois. […]20

Le caractère dialectique de la relation des lettres belges à l’espace, s’exprimant de la manière la plus schématique par l’alternance des phases centripète et centrifuge, fusionnant ensuite dans la phase mixte, correspond parfaitement à ce double mouvement qui d’une part enjoint de prendre racine et de l’autre, de partir pour chercher cette racine ailleurs. Le sentiment de dépaysement voire de déracinement qui apparaît chez les écrivains francophones après l’effondrement du mythe nordique se généralise et s’approfondit à la faveur des circonstances ← 17 | 18 → historiques. Orphelins de la flamandité pour beaucoup matricielle, tentés par le néoclassicisme d’une neutralité qui s’accommode des temps difficiles de la guerre et de l’après-guerre, modelés par les mutations politico-sociales survenues tant en Belgique qu’en Europe, maints écrivains développent cette thématique du départ ou de l’errance formatrice qui s’achemine vers un lieu à soi. « Ainsi cette phénoménologie du creux, du vide, du territoire et de l’exil, écrit Jean Decock, en sa tension centripète et centrifuge […] serait la clé de l’âme belge. Son invisible identité lui [au Belge] apparaîtrait ailleurs, quand il part de chez lui »21. Les modalités de l’appréhension de l’espace dans la phase mixte se reflètent dans l’image de la spirale qui, d’une part dessine un mouvement prospectif constant, mais de l’autre, retourne partiellement sur ses pas. Ce qui, en termes d’appropriation de l’espace signifierait une conquête de nouveaux territoires qu’enrichit le remodelage d’anciennes fondations.

L’étude qui va suivre se divise en trois parties. La première se propose d’esquisser un aperçu de l’histoire d’une certaine sensibilité au lieu, jointe au sentiment d’être Belge, qui se matérialise dans la littérature belge de différentes façons, tout au long de son histoire. L’accent sera mis sur l’impact des phénomènes politiques et sociaux (unitarisme de l’État belge, fédéralisation progressive, biculturalisme, féminisme, etc.) sur l’évolution du paradigme espace-identité que nous supposons inséparable de l’histoire des lettres belges. Nous prendrons aussi en compte le débat autour de la belgitude et l’émergence de la postmodernité.

La deuxième partie présente les portraits des auteurs Dominique Rolin, Jacqueline Harpman, Vera Feyder, Françoise Lalande, Caroline Lamarche et Chantal Deltenre dont les textes seront soumis à l’analyse dans la troisième partie, portraits qui prennent en compte certains éléments de leurs biographies littéraires et personnelles qui justifient le choix que nous avons fait d’en parler et qui ont orienté leur œuvre vers la thématique qui nous préoccupe. C’est aussi dans la deuxième partie que le lecteur trouvera une espèce d’analyse préliminaire qui concerne deux romans de Madeleine Bourdouxhe, La femme de Gilles et À la recherche de Marie, auteur que nous voulons traiter comme une figure tutélaire, vu que sa manière de thématiser le couple espace-identité annonce les approches du thème observées chez les auteurs interrogées par la suite.

La troisième partie enfin, la plus développée, se compose de six chapitres consacrés chacun à un auteur. Chaque chapitre est précédé d’une introduction ← 18 | 19 → qui comporte des fiches de lecture pour chaque roman étudié. Une caractéristique générale concentrée sur les problèmes importants pour l’étude de la problématique spatio-identitaire ouvre l’analyse principale qui propose d’habitude trois voies d’approche, introduites, chacune, par un titre emprunté à un des romans examinés.

1 M. Collot, Pour une géographie littéraire, Paris, Éd. Corti, 2014, p. 15.

2 M. Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 51.

3 Voir, entre autres, Cl. Dubar, La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, Paris, PUF, 2000 ; J.-Cl. Kaufmann, L’invention de soi. Une théorie de l’identité, Paris, Fayard/Pluriel, 2010 ; J.-Cl. Kaufmann, Ego. Pour une sociologie de l’individu, Paris, Nathan, 2001.

4 Voir notamment M. Augé, Non-lieux (op. cit.) et Pour une anthropologie des mondes modernes (Paris, Aubier, 1994).

5 On pensera notamment à M. Augé, Z. Bauman, Cl. Dubar, A. Ehrenberg, Cl. Javeau, J.-Cl. Kaufmann et M. Maffesoli aux travaux desquels nous allons nous référer au cours de l’analyse qui suivra.

6 M. Maffesoli, « Tribalisme postmoderne », in Sociétés, n° 112, 2011/12, p. 12. DOI : 10.3917/soc.112.0007.

7 M. Maffesoli, Du nomadisme. Vagabondages esthétiques, Paris, La Table ronde, 2006, p. 24.

8 Ibid., p. 195.

9 Michel Collot indique Edward Soja comme le premier à avoir signalé ce phénomène, dans Postmodern Geographies : The Reassertion of Space in Critical Social Theory, Londres, Verso, 1989 (voir M. Collot, Pour une géographie littéraire, op. cit., p. 15).

Résumé des informations

Pages
320
Année
2014
ISBN (PDF)
9783653039535
ISBN (ePUB)
9783653993998
ISBN (MOBI)
9783653993981
ISBN (Broché)
9783631646175
DOI
10.3726/978-3-653-03953-5
Langue
français
Date de parution
2014 (Décembre)
Mots clés
Zeitgenossen sens frankobelgische Identität
Published
Frankfurt am Main, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, 2014. 320 p.

Notes biographiques

Judyta Zbierska-Moscicka (Auteur)

Judyta Zbierska-Mościcka est maître de conférences à l’Université de Varsovie. Ses recherches se focalisent sur la littérature belge francophone des 19e, 20e et 21e siècles, et notamment sur le roman contemporain et les relations entre l’identité et l’espace.

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