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Le corps de l’audible

Écrits français sur la voix 1979–2012

de Helga Finter (Auteur)
©2014 Collections 426 Pages

Résumé

La voix n’est-elle qu’un instrument pour la langue ou a-t-elle une signifiance propre? Quel rôle joue sa théâtralisation pour les conceptions du sujet, du corps, du langage? Comment la voix crée-t-elle une présence ou une signature? Comment dramatise-t-elle son origine et l’audio-vision? Quels sont les effets et les fonctions des technologies sonores? À quoi servent les voix acousmatiques? Comment se manifestent une éthique et/ou une politique de la voix? Quel est le rapport entre voix d’auteur et voix poétique? C’est à de telles questions que répondent les écrits de ce livre en analysant des œuvres de la scène expérimentale – théâtre, opéra, danse, médias – et de l’écriture qui proposent par leur pratique une esthétique de la voix.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Tables des matières
  • Préface
  • Notes
  • I. L’appel de la voix
  • Autour de la voix au théâtre : Voie de textes ou texte de voix ?
  • Notes
  • Geste de vérité ou vérité du geste ? Sur la voix d’Hitler
  • Notes
  • Entre clameurs et citations : la voix soufflée
  • La voix de la parole : le ton et le son
  • L’impasse du corps maternel
  • L’attaque au corps maternel : Antonin Artaud
  • Des voix dans le théâtre postmoderne
  • La voix de l’étranger : Ernst Jandl
  • Robert Wilson : The Man in the Raincoat
  • Notes
  • II. Approches théoriques (1)
  • Théâtre expérimental et sémiologie du théâtre : La théâtralisation de la voix
  • Sémiologie du théâtre?
  • Déclamation tragique
  • Théâtralisation de la voix
  • Ponctuations
  • Tons et rythmes 1 : Robert Wilson, I Was Sitting on my Patio …
  • Tons et rythmes 2 : Richard Foreman, Luogo + bersaglio
  • Texte de sons 1
  • Texte de sons 2 : glossolalies
  • Notes
  • La construction de dispositifs subjectifs dans le nouveau théâtre. Notes sur le théâtre de Robert Wilson
  • Autour du dispositif social du sujet
  • Le théâtre et le dispositif social du sujet
  • Vers la construction de dispositifs subjectifs
  • Notes
  • Corps emblématiques
  • Photo-emblème
  • Voix et danse
  • Intermède historique
  • Le fantôme de l’opéra : le danseur
  • Corps cinématographiques
  • Opéra-emblème
  • L’emblème d’un tour de dés, la danse
  • Notes
  • Dioptrique de l’imaginaire et de l’invisible : L’espace subjectif de la scène
  • Une double scène ?
  • Théâtralités
  • Corps d’une lecture
  • Doubles séances
  • Corps mécanisés et de marionnettes
  • L’autre scène : Kleist, Jarry
  • Corps de surhommes
  • Corps décentrés
  • Notes
  • III. Voix de textes (1)
  • L’offrande langagière : scènes de Roussel
  • L’offrande
  • Gloires
  • L’Oratorio
  • Scènes
  • Notes
  • Le Livre de Mallarmé ou le rite du livre. Stratégies de l’hétérogène dans le rite et la performance
  • Stéphane Mallarmé : de Offices au Livre
  • Le Livre et le rite religieux juif
  • Notes
  • IV. Esthétique du son, éthique de la voix : technologies
  • La scène comme projection mentale : Tristan et Iseult de Heiner Müller et Erich Wonder
  • Le Festspielhaus comme autre scène
  • Le théâtre comme projection et chora : Wieland Wagner
  • Utopies du regard : Heiner Müller et Erich Wonder
  • Notes
  • Théâtres des ombres. Notes sur les arts de la scène et la technologie
  • Les morts et leurs ombres
  • La technologie anticipe la mort
  • Enfer et paradis
  • Art et techné
  • Notes
  • La marionnette et le cinéma d’art : Images animées, miroirs brisés, corps morcelés
  • L’inhumain moi idéal
  • Images animées et inconscient optique
  • Jouissances de corps morcelés
  • La mécanique et les mots
  • Notes
  • Voix divines et voix diaboliques : colorature et mirlitons
  • D’ange ou de dieu : voix souveraines
  • Voix de l’hétérogène ou du diable
  • Notes
  • V. Approches théoriques (2)
  • Corps proférés et corps chantés sur scène
  • Le corps du chant
  • Le chant, la parole : leur corps
  • Christoph Marthaler : Faust de Goethe : Racine carrée de 1+2
  • Chant et vérité du corps : les deux Orlando
  • Le chant de l’intonation
  • Heiner Goebbels : Eislermaterial
  • Steve Reich : The Cave
  • Robert Ashley: Now Eleanor’s Idea
  • Notes
  • Mime de voix, mime de corps : l’intervocalité sur scène
  • Des voix et leurs ombres
  • Voix entre corps et langage
  • Voix de théâtre et leur corps
  • L’intervocalité dans la psychogénèse de la voix : l’expérience d’Artaud
  • Les voix d’Artaud et d’Hitler sur scène
  • Conclusion : L’intervocalité en huit thèses
  • Notes
  • Les corps de l’audible : théâtralités de la voix sur scène
  • « La théâtralité … présente dès le premier germe écrit d’une œuvre »
  • L’espace du grain de la voix
  • Une théâtralité des origines
  • Dramatisations des mythes de l’origine
  • Notes
  • VI. Éthiques de la parole : Grüber, Régy
  • Bérénice de Grüber : l’espace de la voix soufflée
  • Complexité des voix
  • Procédés de mise en sourdine
  • Notes
  • Klaus Michael Grüber et l’éthique de la parole : Un espace pour la voix de l’Autre
  • Un théâtre des contradictions
  • Vers un nouvel espace de parole
  • Un théâtre de voix volées
  • La projection de corps sonores : dramatiser l’origine
  • Leise : le silence, la pause, la mort
  • Les Bacchantes
  • Bérénice : « pleurer en alexandrins »
  • La parole et son double : L’Affaire de la rue Lourcine d’Eugène Labiche
  • Vers une éthique du théâtre
  • Notes
  • Le secret du théâtre de Klaus Michael Grüber
  • Hystérie et possession
  • Un silence, une écoute, un regard
  • Pouvoirs de l’amour
  • Notes
  • Le mystère de la voix de l’écriture : Claude Régy
  • Voix de l’écriture
  • Voix transcendantales, voix singulières
  • Voix de lecture
  • Conjuration et transfiguration d’une ombre enkystée
  • Notes
  • VII. Approches théoriques (3)
  • La voix atopique : présences de l’absence
  • Technologies et crise de la représentation
  • Présences de voix
  • Voix du théâtre psychique
  • Théâtralités vocales
  • Dramatisations des mythes de l’origine
  • Au-delà de l’origine : Voix enregistrées et écritures de voix
  • Post-scriptum
  • Notes
  • Signatures de voix
  • Voix artificielles
  • Voix volées et permanence de voix
  • La voix de Carmelo Bene
  • Acteurs de diction
  • Notes
  • Migrations de voix entre corps et langage
  • Voix du théâtre psychique
  • Hétérotopies vocales
  • Théâtralité de l’origine
  • Dramatiser le mythe de l’origine : voix d’ici et d’ailleurs
  • Notes
  • Philippe Lacoue-Labarthe et le théâtre : l’écho de la scène
  • Notes
  • VIII. Robert Wilson et le nouveau théâtre américain
  • Un théâtre de la mémoire et de la voix : Golden Windows de Robert Wilson
  • Un théâtre de la voix
  • Broyer les cailloux de la représentation
  • L’écroulement du langage
  • Bruissements de la langue
  • Un livre vide
  • Lutter contre le temps cosmique
  • Il n’y a plus de firmament
  • Notes
  • L’enfant et la traversée du langage : Œdipus Rex
  • Notes
  • Un espace pour la scène mentale : Le théâtre de Robert Wilson
  • Operas 1
  • Overture to the Fourth Act of Deafman Glance
  • CIVIL warS, Cologne
  • Operas 2 : Le chœur des chasseurs du Freischütz
  • Notes
  • Voix soufflées, voix volées, voix intervocales. De la théâtralité vocale dans le nouveau théâtre américain
  • Il n’y a pas de voix propre
  • Voix du théâtre psychique
  • Hétérotopies vocales
  • Voix volées et voix transformées dans le nouveau théâtre américain
  • Notes
  • IX. Voix de textes (2) : éthiques du dire et de l’écrire
  • Le théâtre acousmatique de la Lectura Dantis de Carmelo Bene (Bologne 1981)
  • Lecture ou leçon ?
  • Lectura Dantis, le 31 juillet 1981 à Bologne
  • « Le retour du théâtre antique »
  • « L’amour contre la violence »
  • Notes
  • Carmelo Bene et le théâtre de la parole : dire l’écoute
  • Dire le dire de la voix
  • Dire l’écoute
  • Notes
  • Théâtre et espace potentiel : Le procédé de Roussel comme écho du sujet
  • Le vers en question
  • La théâtralité du procédé
  • Le drame de l’écoute
  • L’impossible écho du sujet
  • Écrire en lettres de feu
  • Notes
  • Le sacrifice de la voix : Oralité, vocalité, bruissement de sens
  • Le poète parle (1)
  • Voix de textes ?
  • Le vers comme voix transcendantale du texte
  • La langue intérieure de la poésie : voix translinguistiques
  • Le poète parle (2) : oralité
  • Filippo Tommaso Marinetti, Battaglia di Adrianopoli [1911/1924]
  • Le poète parle (3) : l’utopie de la vocalité pure
  • Hugo Ball, Karawane [1916]
  • Notes
  • Repères bibliographiques
  • Index
  • Titres de la collection

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Préface

Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend.

Jacques Lacan1

[…] sa voix était comme celle que réalisera, dit-on, le photo-téléphone de l’avenir : dans le son se découpait nettement l’image visuelle […].

Marcel Proust2

C’est la voix [de la conscience] que l’homme désire et qu’il attend anxieusement pour qu’elle le rédempte […], il peut bien arriver, lève-t-il le visage, qu’il n’entend plus rien qu’un souffle emporté qui autrefois avait bien pu monter de sa bouche, un mot, autrefois énoncé […], un écho d’un écho […].

Hermann Broch3

Si, comme le souligne Jacques Lacan, la voix s’oublie dans le dire, elle n’en projette pas moins une image de celle ou celui qui parle. Les premières voix que l’enfant entend viennent de l’extérieur pour devenir voix intérieures propres qui lui donnent un premier corps vocal. Cette voix intérieure peut continuer à être perçue en tant qu’extérieure : il y en a qui la suivent jusqu’à la folie, et d’autres qui la refusent en la couvrant de leur propre voix, chantant dans le noir. Pour entendre une voix, il faut l’avoir reconnue comme séparée et relevant d’un Autre afin de faire entendre sa propre voix4. La voix est une affaire de désir et de transfert. Notre rapport à elle se noue dans la psychogénèse. On peut habiter sa voix ou la ressentir comme étrangère, imposée. On peut l’accepter ou alors en chercher une autre, dans d’autres langues, dans le chant et la musique, dans la littérature et la poésie, au théâtre.

La voix est atopique, elle crée un espace sonore entre corps et langage5. Sensible et physique, empreinte du désir et d’une langue, elle suscite la perception paradoxale d’être ressentie à la fois comme relevant d’un corps et/ou étant arrimée à une langue. Ni instrument, ni média, la voix est soufflée (au sens que Jacques Derrida avait donné à ce qualificatif 6), de toute part : ses ‘souffleurs’ sont les voix parentales et sociales, mais la voix insuffle également vie aux mots et souffle le sujet transcendantal afin de projeter un sujet autre. Au théâtre, cette qualité est d’ailleurs dramatisée dès l’origine par un rituel : la statue du dieu ou du héros mort est animée grâce aux chants et aux incantations, afin de transférer ← 9 | 10 → le souffle vers l’acteur masqué pour que sa voix et ses gestes, dès lors « soufflés », puissent mimer héros et dieux. La voix est plurielle, elle change dans le courant d’une vie, elle change avec l’humeur, elle se modifie quand elle est parlée ou chantée, quand elle parle d’autres langues. La voix crée un corps sonore, elle projette et façonne le corps ou plusieurs corps, quand elle assemble une pluralité de voix en tant qu’intervocalité. Éphémère, mais enregistrable, elle est signature singulière d’un timbre et d’un mélos, aujourd’hui simulable digitalement. Elle est pivot d’une théâtralité, c’est elle qui convoque les représentations, les souligne, les désavoue, les déplace. Elle invoque des absences, elle convoque le réel7, l’impossible. Elle crée des utopies de corps sonores pluriels, corps physiques et corps de langage.

Quand j’avais commencé à écrire sur la voix, il y a plus de trente ans, je venais d’achever une recherche sur les « paroles en libertés » du futuriste Filippo Tommaso Marinetti qui avait forcé la langue italienne à s’arrimer à celle d’un corps vocal machinique jouissant de sa propre violence. C’est l’écriture qui suscitait alors mon intérêt. À cette fin des années soixante-dix, la voix avait plutôt mauvaise presse – la critique du logocentrisme la condamnait comme l’instance cachant l’écriture ; ou alors on ne la cherchait que du côté du corps physique comme trace translinguistique. L’expérience d’un théâtre défiant la rhétorique visait à la séparer du langage des mots et de l’écrit pour l’ancrer dans le physique entre cri et bruit afin d’en explorer les techniques, comme par exemple le Roy Hart Theatre.

La fréquentation du texte (poétique) moderne8 d’une part ainsi que celle du nouveau théâtre américain d’autre part, me faisait fort douter de l’aporie d’une dualité entre une écriture exclusivement pour les yeux et une voix purement corporelle. Cette expérience double – du texte moderne et du nouveau théâtre américain – m’avait révélé une qualité nouvelle de la voix : celle d’être doublement soufflée, à la fois par le corps – des modèles vocaux corporels – et par la langue – ses aspects proprement phoniques et syntaxiques.

En recueillant pour ce volume mes écrits français sur la voix, une question insiste : pourquoi cet intérêt continu pour la voix, poursuivi pendant plus de trois décennies ? L’intérêt pour un objet implique la question du désir, que le chercheur élude d’habitude9. Or, avec la réflexion sur la voix, il y était au cœur, car la voix et le rapport à la vocalité nouent le sujet, le projettent et lui donnent un corps. Ainsi, cette recherche témoigne aussi du cheminement d’une propre analyse, d’un rapport intime à la voix et à la langue. Se faisant en deux langues, celle première, allemande, et celle élective, française, un dialogue continu entre ces deux langues m’avait permis d’approfondir et d’alterner les objets d’études et les avancées théoriques pour les mettre respectivement à l’épreuve. Un premier projet de publier ces écrits dans la continuité chronologique s’étant avéré impraticable ← 10 | 11 → car ne visant que de rares lecteurs bilingues, j’ai dû m’avouer utopique la visée d’une entreprise mettant en jeu ma propre pluralité de voix et, en même temps, le désir de voix autres comme une de mes motivations. À côté de ce volume en français, les textes allemands sont parallèlement publiés sous le titre Die soufflierte Stimme10.

La composition du recueil propose d’autres réponses en ciblant l’intérêt que vise la voix, d’abord avec la première section, composée d’essais scrutant une première expérience de pratiques vocales singulières, voire extrêmes. Les essais des sections théoriques alternant ensuite avec ceux de sections consacrées aux écritures et aux différents types de théâtres ou de médias poursuivent un parti pris selon lequel la réflexion théorique trouve son origine dans la pratique artistique, laquelle est pensée in actu et ce qu’une analyse critique tente d’élucider.

La première section annonce en trois essais les objets d’analyse qui ont suscité d’abord mon intérêt pour la voix et proposent les premières hypothèses de l’intérêt qu’elle suscite. Ce fut d’abord comme déjà mentionné, le nouveau théâtre américain qui mettait au centre des performances, sans que spectateurs et critiques en fassent état, une dramatisation et une théâtralisation de la voix : c’était son rôle pour la figuration d’un sujet sur scène, pour le rapport au corps et au texte de l’acteur voire pour la concrétisation de la représentation par la perception du spectateur, ainsi mise à l’épreuve. La deuxième raison de mon intérêt pour la voix, plus personnel et plus politique aussi, m’a été fournie par la voix d’Hitler, entendue à la radio dans l’après-guerre avec celles de speakers encore empreintes d’une rhétorique au ton martelant et martial de l’avant-guerre dont le pouvoir de séduire tout un peuple restait pour moi à la fois énigmatique et étrangement insolite. L’impact de cette voix extrême ainsi que de la rhétorique nazie sur le théâtre m’incitait alors à voir de plus près ce qu’était une voix, qu’en étaitil de la voix de la langue et du texte, de celle du théâtre et de l’opéra. La troisième raison est venue de la lecture de textes modernes exigeant une vocalisation pour saisir leur dire.

Théâtre nouveau, voix politique extrême et texte (poétique) moderne me posaient en premier des questions que ces essais allaient poursuivre, approfondir et élargir à partir des pratiques du texte, du théâtre, de l’opéra, de la danse et des médias : la voix est-elle un instrument comme le disent les linguistes ou la productrice d’un texte vocal ? Quel rôle y jouent les tons et les sons ? Quels sont les effets de sémiotisation et la fonction des théâtralisations vocales pour les conceptions du sujet, du corps et de la langue ? Comment se crée un corps vocal ? Quelle en est l’intervocalité ? Comment est dramatisée l’origine de la voix ? Quelle est la fonction de la théâtralisation vocale ? Et celle du micro, de l’amplification par les haut-parleurs et du sound design ? Comment la voix crée-t-elle de la présence ? Quelle est sa singularité, sa signature ? Qu’en est-il de la voix ← 11 | 12 → enregistrée et digitalisée ? À quoi sert la voix acousmatique, voix sans source visible, tel que l’indique son suremploi dans le théâtre actuel ? Quelle éthique de la voix est pensable, par rapport au texte et au corps ? La voix a-t-elle un impact politique ? Comment les auteurs lisent-ils leurs textes et pourquoi ?

Les écrits de ce volume abordent ces questions à partir d’une expérience de textes, de productions théâtrales et d’opéras ainsi que de médias. Le cheminement vers un approfondissement de ces questions théoriques est empreint du contexte historique respectif : ainsi sont d’abord au centre la conception du sujet issue de la théâtralisation de la voix et ses effets de sémiotisation visés, ce qui amène à cibler la corporalité de la voix soulignée par la sonorité et le rythme face aux procédés qui magnifient le ton et la rhétorique du langage ; puis le type de corps vocal proposé sur scène est scruté ainsi que les stratégies d’intervocalité, de montages de plusieurs voix. Ces approches théoriques vont préciser la thèse initiale de l’atopie de la voix, de sa pluralité, et affiner les propositions sur la théâtralisation de ses origines : bordé par l’utopie d’une voix première, corporelle d’une part, et de la voix de l’autre, du Symbolique d’autre part, chaque dire peut se comprendre ainsi comme la présentation d’une représentation du rapport au langage et par là comme « écho du sujet11 ».

Ce cheminement théorique tenait compte de la pensée psychanalytique – Guy Rosolato, Denis Vasse, Jacques Lacan, Didier Anzieu – et celle psychosémiotique – Julia Kristeva, Roland Barthes. Il se concrétisera, face aux évolutions des genres théâtraux contemporains, vers une conception de la voix conçue comme manifestation et modulation, mais aussi refoulement, négation et forclusion d’une double pulsion invocante. La notion de « pulsion invocante » fut proposée par Jacques Lacan pour saisir l’impact de la voix comme objet a du désir, au même titre que le regard qu’il avait théorisé comme pulsion scopique12. Lacan relève quatre pulsions – anale, orale, scopique et invocante – qui opèrent une première structuration de l’enfant à partir du manque ou de la séparation de l’objet qui devient alors objet du désir. La pulsion n’est pas pour lui un fait inné comme le suggère le mot allemand Trieb, mais elle est comprise comme effet de l’immersion de l’infans dans le langage : la pulsion est selon lui « l’écho dans le corps du fait qu’il y ait un dire13 ». La pulsion invocante dont l’objet a est la voix, renvoie à deux régimes de séparation d’avec la voix : tout en soulignant l’importance de la voix maternelle comme premier Autre dont l’enfant devait se séparer en la reconnaissant comme séparée de lui14, Lacan avait surtout insisté, dans ses rares interventions concernant la voix, sur l’impact de l’Autre du langage, c’est-à-dire les voix paternelles et divines qui dessinent l’horizon de la pulsion invocante15 ; les psychanalystes qui élaboraient, par la suite, à partir de la clinique une théorie de la voix que Lacan n’avait pas élaborée – Denis Vasse, Didier Anzieu16 – la concevait par contre d’abord comme invocation de l’imaginaire ← 12 | 13 → d’une voix première maternelle. L’expérience de certains types de théâtre et surtout la poésie et le texte structuré poétiquement vont en revanche convoquer un Autre double – celui d’une première voix perdue et celui d’une utopie du symbolique – dont ils modulent l’invocation en tant que double horizon.

Ce cheminement s’est fait dès le début à partir de pratiques de scène et d’écriture qui l’ont informé, corrigé, précisé. Le nouveau théâtre américain et des expériences scéniques de textes (post)dramatiques ou poétiques projetant de nouvelles pratiques vocales, le théâtre musical et l’opéra mais aussi le théâtre de marionnettes, l’emploi de technologies nouvelles sont pris en compte. Ce sont ces pratiques qui, avec le texte poétique, ont permis de concevoir la fonction de la voix – celle émise sur scène, celle de textes – comme fondamentale pour la théâtralité – sa dialectique de présence/ absence, le transcodage du visuel et de l’auditif – en tant que pivot suscitant chez le lecteur-spectateur le surgissement mental de représentations qu’il concrétisera en tant qu’images – auditives, visuelles ou audio-visuelles – afin de projeter une représentation de ce qu’il a vu et entendu.

En creux se précise ainsi une fonction politique des rhétoriques historiques de la voix comme tributaire d’une politique du corps, mais aussi et surtout des stratégies d’une éthique de la parole et de la voix sur scène. Dans le contexte actuel d’une sonorisation d’ambiance quasi-totale qui tend à noyer l’espace public dans un bain anesthésiant, le surgissement de la voix de textes et le travail de signature vocale ainsi que la singularisation des voix paraissent être des réponses à l’homogénéisation sonore et la biopolitique vocale de la société du spectacle. Car une voix qui – tout en étant marquée de traits vocaux parentaux et sociaux – est signée de désir invocant, implique la reconnaissance de la voix de l’Autre, la voix de la langue. Cela permet non seulement de se manifester comme sujet ‘soufflé’, mais aussi de jouir de ce passage éphémère.

La voix est soufflée, se perdant dans l’espace entre corps et langage, mais c’est elle aussi qui projette un corps, le façonne, le change en nous changeant. C’est elle qui fait que les mots parlent aux autres et peuvent être entendus. C’est elle aussi qui nous parle autrement. En ceci son règne est toujours signé de souveraineté. Or ce n’est plus celle d’un pouvoir immanent et rassembleur, mais celle infinie d’un sujet désirant, faisant le deuil de la séparation tout en ne cessant pas d’invoquer son dépassement. Bien qu’aujourd’hui enregistrable et techniquement modifiable, la voix est ce qui nous lie au réel, à la mort. Mais elle survit dans l’écriture, nous suggérant une voix impossible qui unit, en les transgressant, les voix utopiques du corps et de la langue. C’est la faculté d’être reprise par d’autres, dans la lecture et des pratiques scéniques performatives, qui rend la voix puissante et aussi hautement contestataire et libératrice. ← 13 | 14 →

Pour finir, une pensée de gratitude à celle et ceux qui m’ont encouragée au début et dont la voix survit dans leurs écrits et ma mémoire: Michel de Certeau, René Payant, Philippe Lacoue-Labarthe, Brunella Eruli. Parmi tous ceux et toutes celles qui m’ont donnée l’occasion d’intervenir dans leurs passionnants colloques et que je remercie ici, je voudrais citer nommément Josette Féral, Marie Madeleine Mervant-Roux et Valentina Valentini. Merci également à mes collègues de l’Institut de recherches théâtrales appliquées de l’université de Giessen, Heiner Goebbels et Gerald Siegmund, ainsi qu’aux étudiants des séminaires, avec qui l’échange sur leurs recherches artistiques avait ouvert des horizons nouveaux. Ma gratitude va aussi à Serena Schranz qui a établi et mis en forme les textes avec sensibilité, compétence et précision. Que Thierry Guibal, fin lecteur et correcteur averti du français du manuscrit final soit de même remercié ici. Un grand merci, last but not least, à Alain Louy, compagnon de vie et interlocuteur précieux, ouïe fine et intelligence subtile. Ce travail a été soutenu financièrement par des fonds de recherche attribués par l’université de Giessen dont j’ai pu bénéficier encore après mon retrait de l’enseignement. Un dernier merci va aux maisons d’édition et aux revues qui ont autorisé la réimpression de textes, parus pour la première fois chez eux17. Une telle demande des droits avait aussi été adressée aux éditions Parachute et aux revues Spirales et Perspectives, Revue de l’Université Hebraïque de Jérusalem. N’ayant pas donné suite à mon courrier réitéré, je déduis de leur silence qu’il n’y a pas d’opposition à une réimpression des textes parus chez eux et je les remercie de même. Les articles de ce recueil ayant été gardés dans leur intégralité, des redites ont été inévitables. Leur ton peut en outre être marqué par le lieu d’énonciation intiale (colloques, revues etc.). Tous ces textes se trouvent ici révisés et, je l’espère, améliorés pour une plus grande lisibilité, augmentés de quelques inédits.

Décembre 2013

Notes

1 Jacques Lacan, « l’Étourdit », dans : Scilicet 4, 1973, p. 5.

2 Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, dans : À la recherche du temps perdu, t. I, édition établie et annotée par Pierre Clarac et André Ferré, préface d’André Maurois, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 930.

3 Hermann Broch, Die Verzauberung [1936], Kommentierte Werkausgabe, t. 3, éditée par Paul Michael Lützeler, Francfort/Main, Suhrkamp, 1994, p. 151 (traduction par H.F.).

4 Jean Michel Vivès, La Voix sur le divan. Musique sacrée, opéra, techno, Paris, Aubier, 2012, pp. 35–46.

5 Guy Rosolato, « La voix entre corps et langage », dans : Revue française de psychanalyse, t. XXXVIII, 1, 1974, pp. 77–94. ← 14 | 15 →

6 Jacques Derrida a analysé chez Artaud la parole comme étant « soufflée » (J. Derrida, « La parole soufflée », dans : L’écriture et la différence, Paris, Seuil, pp. 253–292). Mais cette qualité est déjà repérable dans la voix elle-même qui est d’une part, soufflée par d’autres et qui d’autre part, abolit et souffle celui qui l’émet comme sujet transcendantal.

7 J. Lacan, Le Séminaire Livre IV : La relation à l’objet (1956–1957), Paris, Seuil, 1994, pp. 30–33.

8 Par exemple Mallarmé, Jarry, Roussel, Artaud, Bataille, Sollers, Duras : je comprends par texte moderne, avec les penseurs et écrivains de Tel Quel, un texte poétiquement structuré au-delà de la rhétorique.

9 Voir J. Lacan, Le Séminaire Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris, Seuil, 1973, pp. 11–14.

10 Voir Helga Finter, Die soufflierte Stimme : Text, Theater Medien. Aufsätze 1979–2012, Francfort/Main, Lang, 2014.

11 Philippe Lacoue-Labarthe, « L’écho du sujet », dans : Le Sujet de la philosophie. Typographies I, Paris, Aubier, 1979, pp. 217–303.

12 J. Lacan, Le Séminaire Livre XI, pp. 63–109.

13 J. Lacan, Le Séminaire Livre XXIII : Le sinthome (1975–1976), Paris, Seuil, 2005, p. 17.

14 J. Lacan, Le Séminaire Livre IV, pp. 44–68.

15 J. Lacan, Le Séminaire Livre III : Les Psychoses (1955–1956), Paris, Seuil, 1981, pp. 11–54 ; du même auteur, Le Séminaire Livre X : L’angoisse (1962–1963), Paris, Seuil, 2004, pp. 281–321 ; du même auteur, Le Séminaire Livre XI, p. 96 ; du même auteur, Le Séminaire Livre XXIII, p. 17 ; voir aussi J. M. Vivès, La Voix sur le divan, pp. 35–46.

16 Denis Vasse, L’Ombilic de la voix. Deux enfants en analyse, Paris, Seuil, 1974 ; Didier Anzieu, Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1985.

17 Voir la liste des « Repères bibliographiques » à la fin de ce volume.

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I.
L’appel de la voix

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Autour de la voix au théâtre : Voie de textes ou texte de voix ?

1. Point de départ : Analyse d’un théâtre – Richard Foreman, Mabou Mines, Meredith Monk, Robert Wilson, Il Carrozzone1 – qui désarticule la domination logocentrique qui dans notre civilisation règle le rapport entre les différents systèmes signifiants (verbaux/visuels/auditifs), en mettant à jour le procès signifiant au détriment de la fixation sur le sens : le mode de perception se transforme dans et par le jeu. Il est analysé en ce qui le détermine subjectivement et socialement – la perspective unique se multiplie, le spectateur-voyeur se voit confronté à son propre désir et à ce qui le fonde, à savoir son rapport aux systèmes signifiants. Dans ce théâtre il ne s’agit plus de décrire ou de mimer ce que l’homme fait ni de théâtraliser ce faire, mais de dramatiser sa constitution comme être parlant dans/par les langages en confrontant de nouveaux dispositifs subjectifs aux dispositifs sociaux du sujet que le théâtre et la société proposent.

Un tel théâtre demande de questionner les instruments d’analyse d’une sémiotique qui se donne pour tâche de (r)établir le sens des signes en tant qu’appartenant à des codes ici actualisés. L’actant, l’action, l’espace et le temps de ce théâtre n’ont pas de référent préexistant. Un potentiel signifiant est créé qui ne signifie d’abord que sa différence d’avec les codes du théâtre et de la vie quotidienne : une différentielle signifiante (Kristeva2) qui repose la question du signe (au théâtre) d’une façon qui la rapproche des résultats d’une recherche pratiquée comme confrontation de la sémiologie et de la psychanalyse.

Résumé des informations

Pages
426
Année
2014
ISBN (PDF)
9783653037494
ISBN (ePUB)
9783653994711
ISBN (MOBI)
9783653994704
ISBN (Broché)
9783631645611
DOI
10.3726/978-3-653-03749-4
Langue
français
Date de parution
2014 (Juin)
Mots clés
intervocalité Stimmästhetik Theatralität Akusmatik Audiovision Psychogenese der Stimme éthique de la parole Intervokalität Vokalität
Published
Frankfurt am Main, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, 2014. 426 p., 1 ill. n/b

Notes biographiques

Helga Finter (Auteur)

Helga Finter, professeur émérite à l’Institut für Angewandte Theaterwissenschaft de l’Université de Giessen, est auteur d’ouvrages sur la poésie futuriste et sur Mallarmé, Jarry, Roussel, Artaud. Elle a dirigé Das Reale und die (neuen) Bilder et Medien der Auferstehung et co-dirige des recueils sur Bataille et sur le théâtre et les autres arts.

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Titre: Le corps de l’audible
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