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L’Etat au pays des merveilles

L’Etat et le projet étatique en Nouvelle-Calédonie

de Peter Lindenmann (Auteur)
©2014 Thèses 642 Pages

Résumé

L’Etat au pays des merveilles décrit un projet de construction d’état contemporain. En Nouvelle-Calédonie, une ancienne colonie française dans le Pacifique Sud, une situation de conflit dans les années 80 a engendrée une succession de statuts cherchant à régler la situation difficile d’un territoire dépendant, mais ne pas intégré, d’un état européen distant de 20'000 km. L’Accord de Nouméa, conclu en 1998 entre loyalistes, indépendantistes et l’Etat central, a pavé la route pour une émancipation évolutive de la Nouvelle-Calédonie. Des transferts de compétences irréversibles, accompagnés par des formations préparatoires pour les futurs administrateurs et les crédits nécessaires sont le moyen de choix de la France pour accompagner le projet étatique calédonien. Ce livre, écrit dans une perspective de départ d’une tribu, d’une commune rurale en brousse, cherche à illuminer l’intérieur de ce processus à long terme pour comprendre le comment et le pourquoi de cette transformation de conflit réussie. Basé sur une longue recherche de terrain et un grand nombre d’entretiens, le livre fait le cas d’un projet étatique différent, sur une trajectoire unique et s’éloignant de plus en plus de la France métropolitaine.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Préface
  • I. Introduction
  • 1. Méthodes
  • 1.1 Anonymisation
  • 1.2 Lieux de recherche
  • 1.3. Kanak
  • 2. Niveaux d’action étatique
  • 2.1 Pothé
  • 2.2 Bourail
  • 2.2.1 Cimetières
  • 2.3 Province Sud
  • 2.3.1 Répartition des compétences
  • 2.3.2 Voitures de service
  • 2.4 Le Territoire/ La Nouvelle-Calédonie
  • 2.4.1 Les Evénements
  • 2.4.2 Les Accords
  • 2.4.3 Une institution unique : Le Comité des Signataires
  • 2.5 La France/ L’État central
  • 2.5.1 La Subdivision Sud
  • 2.5.2 Le Haussariat
  • II. État et projet étatique
  • 1. L’État
  • 1.1 L’État comme acteur
  • 2. Projet étatique
  • 3. Différenciation et Intégration
  • 4. Discussions autour de l’État et des projets étatiques en Mélanésie
  • 5. La Nouvelle-Calédonie est un territoire dépendant…
  • 6. …et un État propre
  • 7. Interdépendances économiques mondiales
  • Régner
  • III. Violence
  • 1. Armée
  • 2. Gendarmerie nationale
  • 2.1 Relation avec le pouvoir politique
  • 2.2 Relations entre les citoyens et la gendarmerie
  • 2.3 La tribu comme lieu hors-la-loi ?
  • 2.4 Sanctions
  • 2.5 Pet theories
  • 3. Police municipale
  • 4. Les Sapeurs-Pompiers
  • 5. Militaire
  • 5.1 Missions en Nouvelle-Calédonie
  • 5.2 Tournées de province
  • 5.3 Expériences personnelles
  • 5.4 Le centre du service national
  • 5.5 Journée d’appel pour la défense (JAPD)
  • 6. La mise en scène du projet étatique par les organes de la violence étatique légitime
  • 14 juillet
  • Bazeilles
  • 7. Discussion et fin
  • IV. Trésor, finances publiques et impôts
  • 1. Introduction
  • 2. Impôts
  • 2.1 Impôts directs
  • 2.1.1 L’impôt sur le revenu
  • 2.1.2 Impôt foncier
  • 2.1.3 La Patente
  • 2.2 Impôts indirects
  • 2.2.1 Régie des Tabacs
  • 3. Administration des finances
  • 3.1 Contournement de la comptabilité publique
  • 3.2 Payer les impôts
  • 3.3 Avenir
  • 4. Finances publiques
  • 4.1 Subventions
  • 4.2 Recettes fiscales
  • 4.3 Recettes des participations
  • 4.4 Budget
  • 4.5 Dépenses obligatoires
  • 5. Discussion et fin
  • V. Le Système coutumier
  • 1. Introduction
  • 2. La Réserve autochtone
  • 2.1 La tribu
  • 2.2 Le Chef
  • 2.3 Le Conseil des Anciens
  • 2.4 La maison commune
  • La maison commune est multifonctionnelle
  • Elections
  • Palabres
  • Mariages
  • Evénements privés ou semi-publics
  • Dans d’autres communes
  • 3. Le Grand Chef
  • 3.1. Un exemple pour un grand chef actif
  • 4. Syndic des affaires coutumières
  • 4.1 Procès-verbal de palabre
  • 5. Aire coutumière
  • 6. Sénat coutumier
  • 7. Discussion et fin
  • VI. Immigration, Recensement et Citoyenneté
  • 1. Introduction
  • 2. Immigration
  • 2.1 « Les Métros »
  • 2.2 Retraités
  • 3. Recensement
  • 3.1 Le recensement de 2004
  • 4. Droit de vote
  • 4.1 Corps électoral
  • 4.2 Pratique
  • 4.3 Les Provinciales 2004
  • 4.3.1 Le jour du vote
  • 5. Citoyenneté
  • 6. Discussion et fin
  • Classer
  • VII. L’état civil
  • 1. Introduction
  • 2. Une technique administrative
  • 3. Statuts de droit civil
  • 3.1 Droit commun
  • 3.2 Statut civil de droit coutumier
  • 4. Service de l’état civil coutumier
  • 4.1 Wallis et Futuna
  • 5. La naissance
  • 5.1 Les noms
  • 5.2 Noms de famille
  • 6. Les mariages
  • 6.1 Mariage de droit commun
  • 6.2 Mariage coutumier
  • 7. Le décès
  • 8. Le recensement
  • 9. Passeports et cartes d’identités
  • 10. Les devoirs informels
  • 11. Discussion et fin
  • VIII. Territoires et cartes
  • 1. Introduction
  • 2. Le service topographique
  • 2.1 Le géomètre
  • 2.1.1 Le réseau géodésique
  • 2.2 Cartographie
  • 2.3 Le bureau foncier de la Province Sud
  • 3. Les divisions territoriales
  • Divisions politiques
  • Divisions ecclésiastiques
  • Divisions coutumières
  • Divisions administratives
  • Divisions militaires
  • Divisions suivant le statut du foncier
  • 4. L’aménagement de l’espace
  • 4.1 Le Plan d’Urbanisme Directeur (PUD)
  • 4.2 Le service de l’urbanisme
  • 4.3 ADUA
  • 5. Le domaine
  • 5.1 Domaine public maritime
  • 5.2 La Roche Percée
  • 6. Cadastre
  • 7. La Conservation des hypothèques
  • 8. Terre coutumière
  • 8.1 ADRAF
  • 8.2 La Réserve
  • 8.3 Maisons Erica
  • 8.4 Lotissement tribal de Néméara
  • 8.5 Cadastre coutumier
  • 9. Système d’information géographique
  • 10. Discussion et fin
  • IX. Agriculture
  • 1. Introduction
  • 2. Qui est un paysan ?
  • 2.1 Exemples de paysans
  • Jules Robert
  • Jean-Jacques Mizuka
  • 3. La Chambre de l’agriculture
  • 3.1 Étalonnerie de la Nouvelle-Calédonie
  • 4. La Direction du développement rural (DDR)
  • 5. Le SIVAP
  • 5.1 Inspection aux frontières
  • 5.2 Bunchy Top
  • 5.3 Hygiène alimentaire
  • 6. ERPA
  • Aide à la commercialisation
  • L’aménagement de nouveaux marchés
  • Contrôle des importations
  • 6.1 Finances
  • 6.2. Protectionnisme
  • 6.3 Cellule d’assistance au marché extérieur
  • 7. L’ OCEF
  • 7.1 OCEF viande
  • La centrale
  • 7.2 Subventions
  • 7.3 Import/Export
  • 7.4 Marchés gris et noir
  • 7.5 OCEF Pommes de terre
  • 7.6 Squash
  • 8. Crédit Agricole Mutuel
  • 9. Discussion et fin
  • X. Environnement
  • 1. Introduction
  • 2. L’attitude vis-à-vis de l’environnement
  • 3. La gestion des déchets
  • 4. La police de l’environnement
  • 5. La Direction des ressources naturelles
  • 5.1 Les chemins de randonnée
  • 5.2 Les réserves marines
  • 6. Pêche
  • 6.1 Les bateaux de surveillance
  • 6.2 La zone d’exclusivité économique (ZEE)
  • 7. Gouaro-Déva
  • 8. Rheebu Nuu (l’œil du pays)/Caugern
  • 9. Discussion et fin
  • Servir
  • XI. Routes
  • 1. Chemins de communication
  • 1.1 Aujourd’hui
  • 1.2 Hier
  • 1.3 Historiquement
  • 2. Typologie des routes
  • 2.1 Routes municipales
  • 2.2 Routes provinciales
  • 2.3 Routes territoriales
  • 2.3.1 La RT1
  • 3. Sécurité routière
  • 4. Planification
  • 4.1 Travaux publics
  • 4.2 L’état des routes
  • 5. Les effets des routes
  • 6. Discussion et fin
  • XII. Eau et Courant
  • 1. Introduction
  • 2. Eau
  • 2.1 L’AEP à Bourail
  • 2.2 L’AEP public dans les tribus
  • 2.3 AEP privatisé au village
  • 2.4 Qui paie pour l’eau ?
  • 2.5 Des factures comme papiers officiels
  • 2.6 La CDE, une entreprise privée
  • 2.7 Surveillance étatique
  • 3. Courant électrique
  • 3.1 Production publique
  • 3.2 Distribution privée
  • 3.3 Besoins en énergie
  • 3.4 Réseaux électriques
  • 3.5 Prix et factures
  • 3.6 Risques
  • 3.7 Énergies alternatives
  • 4. Discussion et fin
  • XIII. Services santé et sociaux
  • 1. Introduction
  • 2. Centre communal d’action sociale
  • 3. Dispensaire
  • 4. Aide médicale gratuite (AMG)
  • 5. CAFAT
  • 5.1 RUAMM
  • 6. Services sociaux
  • 7. Evasan
  • 8. Discussion et fin
  • XIV. Médias
  • 1. Introduction
  • 2. Les journaux
  • 2.1 Les Nouvelles Calédoniennes
  • 2.2 Les Infos/Le Chien Bleu
  • Le Chien Bleu
  • 3. Radio
  • 3.1 Djido
  • 4. La Télévision
  • 4.1 RFO/TNC
  • 4.2 La grande grève à RFO
  • 4.3 Canal Satellite
  • 5. Film
  • 6. Tracts
  • 7. Discussion et fin
  • XV. Conclusions finales
  • 1. Au sujet du titre
  • 2. Le chemin de l’émancipation
  • 3. On fait de l’État avec de l’argent
  • 4. Les informations privilégiées au revenu
  • 5. Personnel
  • 6. Nœuds, réseaux et relations
  • 7. Laissé de côté
  • 8. Régner
  • 9. Classer
  • 10. Servir
  • 11. Du point de vue des tribus
  • 12. Perspectives
  • XVI. Annexes
  • 1. Références
  • 2. Liste des abréviations

I. Introduction

Tout le monde se souvient des cartes murales que l’on trouvait dans nos écoles. Elles étaient suspendues dans un coin de la salle où l’on enseignait les sciences naturelles. Elles étaient normalement enroulées et on pouvait les déployer en tirant sur une ficelle. On pouvait parfois les remplacer par des dessins anatomiques lors des cours de biologie. Je me rappelle que dans la salle de géographie que je fréquentais lors de mon séjour au collège, il y avait une carte du monde datant des années cinquante sur laquelle se trouvait dans un coin un dessin de l’Allemagne en 1939 afin de pouvoir comparer les tailles des différents pays.

Ces cartes montraient le monde sous une forme nommée par les dessinateurs « Division politique ». Chaque pays avait sa propre couleur. Les colonies et les territoires dépendants avaient la même couleur que leur Métropole respective, mais en plus clair. Dans la surface colorée il y avait le nom du pays, par exemple : Italie, Haute-Volta, Argentine, Indochine, St. Helena. Quand il s’agissait d’un territoire, il y avait une parenthèse indiquant le propriétaire : (brit.) (port.) (fran.). Seuls ceux qui avaient des couleurs leur étant propres étaient considérés comme des états, sans que la taille, le pouvoir et l’influence respective n’entrent en considération.

Pour décrire le terme « État », j’aimerais utiliser l’image d’un manteau qui recouvre une entité politique. Tous ces manteaux possèdent la même taille, sont taillés dans le même tissu et correspondent à un modèle identique. Le point décisif de ces manteaux est qu’ils se ressemblent de l’extérieur et qu’on ne peut les distinguer que grâce à leur couleur. Le corps qui est habillé par le manteau n’a pas d’importance. C’est seulement une illusion qui fait fonctionner le droit international.1 Posséder un tel manteau renvoie à la souveraineté d’un État et lui donne le droit de devenir membre de l’ONU, lui ouvre des relations diplomatiques avec d’autres porteurs de manteaux, et lui donne accès aux crédits des organisations de finance internationales, aux douanes et aux impôts. Il faut ← 15 | 16 → posséder l’un des ces manteaux pour pouvoir être en mesure de négocier d’égal à égal avec d’autres propriétaires de manteaux. Mais que trouve-t-on sous l’un des ces manteaux ? Qu’est ce qui lui permet de ne pas s’effondrer ? Ceci est la question concernant le projet étatique. Comment fonctionne l’entité politique que l’on appelle « État » ? Quels sont les mécanismes qui assurent que les gens payent des impôts, déclarent les naissances, répondent « présent » au service militaire, habitent des villages, élisent des maires et discutent dans les journaux, la radio ou la télé à propos d’affaires qui dépassent leur monde vécu2 ?

La réponse à toutes ces questions ne peut pas être simple. Un État européen de taille modeste est déjà un ensemble extrêmement compliqué comportant une multitude de services et de directions, des couloirs sans fin et des milliers de fonctionnaires qui s’occupent de mille choses : du décomptage des souris champêtres à l’admission d’un médicament contre la mycose des pieds en passant par la régulation du commerce électronique des produits financiers.

L’une des possibilités qui s’offre à nous serait de se limiter dans la taille de l’État à observer. On pourrait choisir une île. Un État de taille si réduite qu’il peut uniquement subvenir aux besoins les plus immédiats. Encerclé par de l’eau, évitant ainsi la complication des frontières terrestres, des voisins et des alliances et unions politiques. Un État qui porte seulement un manteau clair3, l’un des derniers territoires non indépendants, mais qui doit tout de même remplir plus ou moins les mêmes fonctions : une île comme la Nouvelle-Calédonie. Découverte en 1776 par le navigateur anglais James Cook, située à 2000 kilomètres à l’est de l’Australie dans le Pacifique Sud-Ouest, la Nouvelle-Calédonie est depuis 1853 une colonie française. Devenue un territoire d’outre-mer en 1946, elle est maintenant sur la voie d’une émancipation totale vis-à-vis de la mère patrie. Il s’agit d’un État que l’on peut réduire à l’essentiel : régner, avec l’aide du monopole de la violence et des institutions ; classer avec les cartes, les registres d’état-civil et le cadastre ; et finalement ← 16 | 17 → servir, par la construction des routes, l’approvisionnement en eau et en électricité et grâce à la sécurité sociale.

Dans une telle entreprise, on encourt le risque de glisser sur la surface bien polie et ne pas réussir à percer la façade de la représentation que l’État considéré produit de lui-même. Dans ce cas, le récit se limiterait à ce que l’objet de recherche, ici l’État calédonien, veut bien raconter sur lui-même, le chercheur devenant dans ce processus un simple rouage de publicité. Dans l’autre extrême, on ne doit pas s’égarer dans les détails minimes de la procédure administrative par un souci de précision et ainsi perdre la vue d’ensemble. J’ai essayé dans ma démarche de me tenir sur un niveau intermédiaire, de ne pas perdre de vue l’image globale tout en n’oubliant pas que l’ethnologie s’intéresse aux hommes : des individus ayant chacun leurs idées, leurs plans et leurs buts propres. Une telle étude doit réussir à rendre justice à ces acteurs individuels et démontrer comment, dans leurs actions de tous les jours, dans leurs accomplissements de devoir, dans leurs oublis ou petites tricheries, dans leurs divagations ou lorsqu’ils font preuve d’honnêteté, ils construisent cette entité politique. « The […] concept is that of the actor, the social individual who has an uncanny knack of twisting current events so that universal processes take on novel appearances – and so cease to be universal » (Benediktson 2002 : 3). Parce que se sont dans tous les cas les citoyens qui créent leur État et qui contribuent dans une mesure essentielle à la formation du projet étatique dans leur pays respectifs.

1. Méthodes

Suivant le sujet du chapitre, les ressources et les données sur lesquelles je fonde mon analyse se sont constituées de façon différente. J’ai pu déchiffrer certains éléments grâce à ma propre observation alors que d’autres savoirs ont été obtenus avec l’aide de questions que je pouvais poser à mon entourage au moment des faits. D’autres sujets ont seulement fait surface lors d’entretiens formels.

L’un des principaux fondements de ma recherche constituait à rassembler les éléments importants portant sur l’État et le système étatique grâce aux discussions et aux discours des gens autour de moi. Cette fa ← 17 | 18 → çon de procéder permettait de moins s’attarder sur les problèmes théorétiques stériles pour se projeter dans le « vif » de l’action de l’État au quotidien où l’action ou l’inaction de l’État concernent directement le monde vécu. Cela signifie que seuls certains aspects de thèmes donnés sont vraiment « brûlants ». On ne discute pas des parties abstraites de la politique commerciale au niveau du village. Mais les répercussions directes de cette politique, par exemple l’interdiction à l’import de Nutella, font l’objet de vives discussions. Dans ces cas, j’ai essayé de suivre ces enjeux en m’adressant au plus bas niveau de l’administration concernée. Je commençais en questionnant les interlocuteurs directs de la population. Je leur demandais ensuite de me recommander à leurs supérieurs respectifs au sein de l’administration. En montant dans la chaîne de la hiérarchie administrative, je recevais moins de détails concernant spécialement Bourail et plus d’informations sur les questions fondamentales qui concernent l’organisation étatique structurant la vie locale.

L’initiative de démarrer au niveau d’une commune rurale, d’une tribu, pour reprendre le fil de la discussion sur l’État et le projet étatique et la suivre au travers de l’administration a fonctionné dans beaucoup de cas. L’armée a représenté une exception car je savais par avance que dans une organisation aussi hiérarchique, une procédure qui consisterait à ne pas respecter la voie hiérarchique deviendrait problématique. On peut prendre l’exemple de la Gendarmerie. J’ai tenté d’y accéder au niveau local et cela a fonctionné avec un premier entretien sur l’île d’Ouvéa qui a été vraiment instructif. Mais lorsque j’ai essayé d’obtenir un rendez-vous pour un entretien à la brigade de Bourail, on a tenté de me renvoyer. Comme j’insistais, on m’a conseillé de m’adresser d’abord au commandement de la Gendarmerie de la Nouvelle-Calédonie à Nouméa et d’y obtenir une autorisation. Je suis donc allé à Nouméa et, après un début un peu froid, la concertation avec un officier adjoint du Colonel commandant la Gendarmerie en Nouvelle-Calédonie s’est avérée assez fructueuse. J’ai finalement reçu l’autorisation de mener un entretien formel avec le chef de la brigade territoriale de Bourail. Cet entretien s’est avéré être une déception complète. Il ne m’a même pas permis de confirmer les informations dont je disposais déjà. L’adjudant-chef s’était apparemment préparé à ma visite et il a émis seulement de la propagande pour la police.

La façon dont je voulais suivre les traces de l’État en Nouvelle-Calédonie m’a obligé à conduire d’un côté une recherche de terrain ← 18 | 19 → « traditionnelle », dans un petit village rural, pour savoir quels sujets sont pertinents pour qui, quels sont les objets de discussion et quelles rumeurs circulent. Je voulais aussi appréhender la manière dont les gens agissent : à quoi obtempèrent-ils et à quoi s’opposent-ils ? Se défendent-ils, s’engagent-ils, expriment-ils un refus ou choisissent-ils de partir ? Parallèlement j’avais besoin d’une seconde base en ville pour avoir accès aux bureaux, aux bibliothèques, aux archives, à l’université et au centre culturel. Je voulais aussi savoir comment fonctionnait la vie en ville, et ou se trouvaient les différences par rapport au monde rural.

La méthode du Chain-Referral4 m’a permis d’entrer en relation avec des personnes de l’administration que je n’aurais pas rencontrées dans ma vie quotidienne, ou alors seulement par accident. Cependant, cette méthode présentait un inconvénient : je n’ai rencontré la plupart de ces personnes qu’une seule fois, je n’ai pas pu leur poser des ultérieurement et je ne les connaissais pas par avance. J’ai donc dû conduire les entretiens avec un questionnaire très ouvert, une sorte de « pêche au palangre », pour pouvoir discerner quels points de discussion pouvaient être intéressants pour ma recherche5. Pour certains entretiens, ce pari a été réussi mais pour d’autres cette démarche s’est avérée plus difficile. Puisque mes partenaires d’entretiens ne me connaissaient pas et ne pouvaient donc pas mesurer mon savoir ni jusqu’à quel niveau ils pouvaient avoir confiance en moi, j’avais souvent besoin d’une bonne partie de l’entretien pour asseoir ma crédibilité. Je devais leur démontrer que je savais de quoi je parlais et que l’on pouvait discuter avec moi. Mais, mon savoir augmentant, la situation a tourné de plus en plus à mon avantage. Mes connaissances étant régulièrement sous-estimées, je pouvais me permettre de poser des questions dont je savais pertinemment qu’elles faisaient l’objet de discussions. Grâce à mon statut d’étranger venu de loin, de Suisse, il me fut possible de questionner certaines choses de façon innocente sans que personne n’en prenne ombrage. Mes ← 19 | 20 → amis à Pothé m’enviaient cette possibilité. « Tu sais, cela nous intéresse aussi, mais on n’oserait jamais demander ». On me disait : « Tu nous apprends des choses » (Raymond Ai).

Les différents chapitres s’appuient donc sur une base de données inégale. Dans certains cas j’ai pu enregistrer les entretiens sur Mini-Disc. Dans d’autres, ce ne fut pas possible, soit parce que lors d’une rencontre spontanée une discussion intéressante commençait et il était trop tard pour sortir mon appareil, soit parce que mon partenaire respectif ne me donnait pas l’autorisation d’enregistrer l’entretien. Dans les deux cas, j’étais contraint de me fier à mes notes et au compte rendu de mémoire établi après les faits.

Dans une recherche anthropologique « traditionnelle », on relève habituellement des données qui n’existaient que dans une version orale avant la venue du chercheur et leur mise à l’écrit. Dans cette recherche au sujet de l’État et du projet étatique en Nouvelle-Calédonie, il s’agit le plus souvent de données qui peuvent être confirmées à distance, sans même se rendre sur le terrain, par d’autres médias. Elles sont accessibles sur Internet, publiées dans des journaux, et il existe des articles les concernant sur Wikipedia. Ce fait change le travail d’un chercheur. Celui ne peut plus se fier seulement aux dires de ses « informateurs ». Les détails de ses descriptions peuvent facilement être vérifiés sur Google. Le chercheur doit donc utiliser un plus de temps pour obtenir la confirmation de détails toujours changeant sur Internet et les intégrer dans son travail. Puisqu’il s’agit surtout de l’histoire contemporaine, il y a peu des sources secondaires : la plupart des informations proviennent d’articles de journaux, soit collectés sur place, soit des éditions en ligne (voir chapitre Médias). Ceci est une question centrale pour une recherche de terrain ← 19 | 20 → dans un environnement contemporain : il existe des sources d’informations parallèles accessibles aux personnes se trouvant sur place aussi bien que depuis l’Europe. À cause de cela, des erreurs éventuelles sont relativement faciles à démontrer. De plus, toutes les imprécisions résultant des transmissions multiples depuis le récit d’un informant répondant à une question jusqu’à la version écrite deviennent visibles. L’ethnologue qui revient du terrain n’a plus le monopole de l’information sur la société qu’il a examiné comme c’était le cas au temps de Malinowski. Mais le fait que des articles et Internet permettent d’accéder à une interprétation différente des faits dans un terrain de re ← 20 | 21 → cherche représente aussi une chance. Ce n’est pas seulement le monopole de l’information mais aussi celui de l’interprétation qui est ainsi tombé.

Pendant ma recherche, il s’avérait parfois plus facile de parler à des gens qui avaient déjà quitté leur fonction. J’ai par exemple conduit des entretiens avec l’ancien (et désormais nouveau) maire de Bourail. Celui qui détenait le pouvoir durant la période de ma recherche ne m’a jamais reçu. Je me suis aussi entretenu avec un ancien maire de la commune du Mont-Dore, Réginald Bernut, ainsi qu’avec Richard Kaloi, premier Président de la Province des Iles. Ces anciens élus partageaient des informations beaucoup plus librement. Je considère que leur savoir n’est pas seulement important pour comprendre les liens historiques mais aussi, lorsqu’il s’agit des principes d’administration et de pouvoir, pour comprendre le fonctionnement de la Nouvelle-Calédonie.

Dans la discussion avec mes interlocuteurs à Pothé, à Bourail, mais aussi à Nouméa, des thèmes se sont avérés importants et dignes d’une attention plus concrète. Beaucoup de ces thèmes, identifiés pendant la recherche, sont devenus des chapitres du travail présenté ici. D’autres ont été insérés dans des chapitres plus larges, quand les liens entre eux devenaient apparents. Lors de la transcription des entretiens, les premiers éléments de la structure intérieure des chapitres pouvaient être décelés. Entre autres il devenait clair que les thèmes pouvaient être groupés sous des blocs plus larges.

La plupart des chapitres ont été présentés à l’intérieur de l’institution ou soumis à la discussion lors de conférences internationales. De plus, j’ai présenté un chapitre lors de mon second séjour de terrain au Centre Culturel Tjibaou ainsi que dans l’ancienne école6 à Donéva/Houailou. La présentation au CCT était très importante pour moi, ma famille d’accueil de Bourail ayant fait le déplacement à Nouméa pour venir m’écouter. L’intérêt de ma recherche, jusqu’à ce moment plutôt vague à leurs yeux, devenait pertinent grâce à cette présentation et aux articles dans les médias. Cette clarification a amené des discussions intéressantes, des informations supplémentaires et la mise en contact avec des personnes clés comme l’ancien Président de la Province des Iles. « C’est un beau-frère à ← 21 | 22 → moi », m’a dit mon hôte lorsqu’il m’a présenté Richard Kaloi sur le marché de Tadine.

Comme Foster (1999 : 154) le précise, chaque analyse de la Mélanésie contemporaine doit nécessairement être multidisciplinaire. Si l’on veut comprendre des phénomènes comme les taxes, les médias ainsi que la police, les théories de l’ethnologie ne sont pas suffisantes. L’État est un champ de recherche relativement récent dans l’ethnologie et d’autres disciplines on apporté des contributions valables. Je me sers alors des thèmes abordés dans diverses sources littéraires. Certaines idées proviennent de la sociologie, d’autres de la géographie. Certains des auteurs cités sont économes, historiens ou autres. Mon travail se situe donc à la croisée des chemins entre l’ethnologie, la science politique, la sociologie et l’histoire contemporaine.

Une dernière remarque concerne la structure interne de ce travail. Pour moi, le projet étatique est tissé par les liens entre les différentes composantes de l’administration. Un projet étatique efficient est entre autre caractérisé par des liens forts entre les secteurs. Quand les services sont reliés entre eux et agissent en concertation, un filet étroit est alors tissé qui ne laisse pas s’échapper les citoyens mais qui les supporte aussi dans le meilleur des cas. L’un des buts de ce travail est de mettre au jour ce filet. Il ne faut pas seulement le lire de façon linéaire mais aussi à travers, en sautant d’un nœud à l’autre. Pour cela je donnerai régulièrement à l’intérieur des chapitres les liens permettant de poursuivre une idée dans un autre domaine.

Est-ce de l’ethnologie ? Qu’y a-t-il d’ethnologique dans un tel projet ? Ces questions m’ont été maintes fois adressées pendant ma recherche. La réponse est la suivante : je m’intéresse à la façon dont on « fait de l’État » en Nouvelle-Calédonie. Concrètement, que se passe-t-il, sur le terrain et dans les faits ? Quelles actions et procédures engendrent la possibilité qu’un état existe, qu’une administration étatique devienne possible et que ce projet étatique arrive à se maintenir vis-à-vis des systèmes de pouvoir alternatifs ? La situation en Nouvelle-Calédonie est spécifiquement étudiée mais je garde aussi un œil sur ce qu’il se passe ailleurs dans le monde. Ceci devrait me permettre de pouvoir mieux « cadrer » mes exemples calédoniens. Et je m’intéresse également aux gens qui « font de l’État ». Qui sont-ils et parmi eux, lesquels occupent telle ou telle position ? Est-ce que se sont des Kanak, des Métropolitains ou des Néo-calédoniens de souche européenne, indochinoise ou arabe ? ← 22 | 23 → Quelle est leur formation, comment sont-ils arrivés à ce poste la et comment voient-ils leur travail ? Ce sont les questions qui motivent ma recherche et c’est pour cela que ce travail est avant tout ethnologique.

1.1 Anonymisation

La question de l’anonymat des informateurs m’a posé des difficultés. J’ai remplacé tous les noms par des désignations fictives. Mais pour les gens qui sont familiers avec le petit monde de la fonction publique néo-calédonienne, il sera néanmoins facile de deviner de qui il s’agit. De plus, toute anonymisation est douloureuse pour un ethnologue. Je n’ai pas voulu suivre l’exemple de deux versions radicales rencontrées lors de mes lectures : Michel Naepels dans « Histoire des terres kanakes » qui utilise les lettres de l’alphabet au lieu des noms (Naepels 1997) et Leah S. Horowitz dans un article sur la perception de la nature (Horowitz 2001). Si l’information est par exemple réduite à « as a Lifouan Chief said » (Horowitz 200 : 241) ou « a Kanak man in his early thirties » (Horowitz 200 : 246), l’histoire perd son sens, n’est plus vraiment compréhensible et devient ennuyante. De plus, Leah Horowitz livre à la fin de l’article les noms des personnes auxquelles elle veut exprimer sa gratitude ce qui rend obsolète tout essai d’anonymat. La Nouvelle-Calédonie est une petite île et toutes les positions importantes sont occupées par une seule personne. En outre, savoir qui vient d’où, qui est affilié à qui, et qui est appartient à telle tendance politique est constituant pour la société calédonienne. Une personne « de souche » telle que ma maman à Nouméa s’est avérée capable de raconter une histoire pour chaque nom soumis. Leah S. Horowitz remarque elle-même : « Troughout New Caledonia it is important to know where someone is from in order to understand who that person is » (Horowitz 2001 : 239). J’ai alors remplacé les noms par des alias, mais j’ai essayé de sauvegarder du mieux possible l’information correspondante. Les noms des individus que je considère comme des personnes publiques ont été laissés en clair. Je m’excuse auprès de toute personne qui pourrait avoir des ennuis à cause du fait d’être cité dans cet opus. ← 23 | 24 →

1.2 Lieux de recherche

Une partie de ma recherche a été effectuée au sein de la tribu de Pothé dans la commune de Bourail. J’étais logé chez une famille locale et j’ai partagé leur quotidien dans ce site rural. J’avais une deuxième base chez une famille originaire de l’ile de Lifou au quartier Rivière Salée à Nouméa. La nature de ma recherche nécessitait un aller-retour entre la brousse et la capitale.

Même si j’ai vécu chez des familles kanak dans les deux endroits, j’aimerais insister sur le fait que mon travail ne doit pas être perçu comme représentant seulement la vue des Kanak. Comme Michel Naepels le dit si bien, les tribus calédoniennes ont été prises trop longtemps pour des machines à remonter le temps pour la recherche ethnologique :

En Nouvelle-Calédonie, les réserves, c’est-à-dire les espaces où ont été cantonné les Kanaks à la fin du XIXe siècle avec l’obligation d’y vivre, et où se situent encore leurs principaux lieux de résidence, ont longtemps été tenues pour des conservatoires de la coutume et de la tradition, pour des lieux de la préservation de la culture kanake en marge de l’univers colonial – et donc pour des lieux privilégiés, si ce n’est exclusifs, de l’enquête ethnographique. (Naepels 1997 : 5).

Je considère les gens chez qui j’ai vécu et dont j’ai partagé le quotidien en premier lieu comme des citoyens de l’état calédonien. Le fait qu’ils soient Kanak ne peut pas être négligé dans certaines situations, mais dans beaucoup d’autres leurs expériences et leurs points de vues sont semblables à ceux des citoyens appartenant à d’autres groupes ethniques. De plus, j’ai également rencontré beaucoup de non-kanak pendant mes séjours en Nouvelle-Calédonie. Je leur ai rendu visite à leur domicile, je me suis entretenu avec eux et j’ai participé à leur quotidien. J’aimerais éviter de reproduire une vue limitée aux dires des Kanak et ainsi creuser le fossé entre les Kanak et les autres composantes de la société néo-calédonienne. Il y a déjà trop de monde qui cherche à approfondir ce fossé.

Ma recherche de terrain a été divisée en trois séjours : le premier entre fin mars 2004 et mars 2005, le deuxième d’août à octobre 2006 et le dernier au début de l’année 2009. ← 24 | 25 →

1.3 Kanak

Contrairement à ce que postulent Ali et Crocombe (1982 : iii) pour toute la Mélanésie, l’ethnicité joue un rôle marginal entre ceux qui se considèrent comme Kanak. Même si au total 28 langues sont parlées dans le pays et les coutumes et valeurs ainsi que l’organisation politique se distinguent fortement d’un endroit à l’autre, les Kanak se définissent eux-mêmes comme un seul groupe ethnique et ils sont aussi ainsi perçus de l’extérieur. « The Kanak People have always had a single cultural style » (Uregei 1982 : 131). L’Ile d’Ouvéa en offre un bon exemple. Environ la moitié de la population parle le Iaai, une langue mélanésienne. L’autre moitié parle le Faga Uvea, une langue d’origine polynésienne. Les ancêtres des locuteurs Faga ont immigré à Ouvéa il y a environ 250 ans (Miroux 2003 : 17). Mais peu importe la langue, tous les habitants d’Ouvéa sont comptés parmi les Kanak. Parmi les locuteurs du Faga, on trouve beaucoup d’adhérents au courant indépendantiste. Il faut opposer à ce fait l’histoire des immigrants originaires eux aussi des îles Wallis et Futuna, mais arrivés durant les derniers quarante années et qui vivent maintenant essentiellement dans la banlieue nouméenne. Ils sont désignés comme étant « les Wallisiens » et il font souvent l’objet d’agressions d’ordre raciste. Les Wallisiens sont perçus par les Kanak comme des concurrents pour les emplois et la terre. Puisqu’ils font justement partie du groupe des Océaniens7 et qu’ils partagent certaines valeurs, beaucoup de Kanak considèrent qu’ils devraient savoir qu’ils sont seulement des invités et resteront pour toujours des étrangers.

D’après moi, cette divergence apparente est fondée par le contexte politique. Une partie des immigrants du XVIIIe siècle s’est paisiblement fondue dans la population alors que d’autres se sont taillés leur place par la force. Dans les deux cas, il s’agissait néanmoins du résultat d’une sorte de négociation entre les gens locaux et les nouveaux arrivants. En revanche, l’immigration contemporaine ne dépend plus d’une négocia ← 25 | 26 → tion entre Kanak et Wallisiens mais est fondée sur le droit français qui donne la liberté à chaque citoyen de la République de choisir sa résidence sur le territoire national. Comme les Wallisiens sont des citoyens français au même titre que les Kanak, ils ont le droit de venir chercher du travail en Calédonie tant que cette île appartient à la France. C’est pour cela que la plupart des Wallisiens adhèrent à des partis de la droite loyaliste.

2. Niveaux d’action étatique

L’action étatique se déroule à différents niveaux en Nouvelle-Calédonie. J’ai commencé ma recherche à l’échelle de la tribu, à Pothé. Le niveau suivant est celui de la commune. Dans mon cas, il s’agissait de Bourail mais on trouve en tout 33 communes en Nouvelle-Calédonie. Le troisième niveau est celui des provinces. La Nouvelle-Calédonie est divisée en trois provinces depuis 1990 et Bourail se situe dans la Province Sud. Vient ensuite le niveau de la Nouvelle-Calédonie que l’on nomme toujours « territorial » même si cette appellation n’est plus vraiment juste. Enfin, le dernier niveau est celui national : la France entière. Dans les pages suivantes, je vais décrire ces niveaux plus précisément et relever quelques détails caractéristiques. Je cherche à m’approcher du projet étatique en Nouvelle-Calédonie en adoptant une vue d’ensemble. Je poursuis une démarche holistique qui essaye de rendre justice à cette entreprise en remontant de la tribu jusqu’à l’Etat central. Les niveaux sont à la fois des niveaux administratifs, comme la commune, la province etc., mais aussi des niveaux d’organisation qui ne sont pas toujours congruents. Ainsi, les communes font par exemple partie de l’organisation de l’État central et elles dépendent pour certaines choses directement de ce niveau. Les provinces sont au contraire des institutions purement néo-calédoniennes est elles n’ont pas d’équivalent ni en Métropole ni dans l’outre-mer (Garde 2001 : 217). Chacun de ces niveaux a ses propres compétences et attributions et remplit certaines missions. Il est crucial de mentionner cela pour ne pas laisser place à une fausse impression répandue à ce sujet : ← 26 | 27 →

Furthermore this story buys into the story that the bureaucratic state tells about itself, namely that local administrative units are small and lesser versions of national administration (which is more because it is the sum of the parts). To reproduce this story is to study the fetish on its own terms. (Harvey 2005 : 130)

Les différents niveaux ne sont pas des reproductions à l’échelle miniature de l’ensemble, mais l’administration locale remplit d’autres missions et possède d’autres compétences que les autres niveaux administratifs. De plus, les hiérarchies ne sont pas toujours claires, elles peuvent être parfois assez embrouillées. Un maire est pour certains champs d’action soumis aux ordres du Haut-Commissaire de la République et donc au ministre de l’Intérieur et pour d’autres au Procureur de la République et ainsi au ministère de la Justice. Il est en même temps responsable vis-à-vis du conseil municipal, au sein duquel il a été élu. Je vais donner pour chaque niveau des exemples afin d’indiquer quels champs de l’action étatique y sont traités.

2.1 Pothé

Pothé est l’une des six tribus faisant partie de la commune de Bourail. La tribu se trouve à environ 15 kilomètres du village. Pothé est coincée dans les contreforts de la chaîne centrale, à droite de la RT 3 menant de Bourail à Houailou. Cette route sépare Pothé de la tribu voisine d’Azareu. La route se faufile en suivant la crête des collines pour arriver en haut du col des Roussettes. Ce dernier marque la ligne de partage des eaux entre la côte ouest et la côte est. Juste avant la montée du col, la route municipale 5 quitte la RT 3 vers la droite. La RM suit la rivière Douencheur pour mener à la tribu. A cause de la réforme foncière en cours, diverses habitations le long de la route territoriale ont vu le jour. Les maisons sont habitées par des membres de la tribu mais les terrains sur lesquels elles s’élèvent ne font pas partie de la tribu stricto sensu. Ils ont été réattribués à différents clans. Ceci est par exemple le cas pour les membres de la famille Ai sur le terrain qui est connu sous le nom « Chez Chabeau ».

Sur le territoire de la tribu, la RM5 s’élève en sinuant jusqu’au sommet d’une butte pour redescendre ensuite au niveau du cours de l’eau. A cet endroit se trouve un radier : un guet fortifié où, lorsque le niveau de l’eau est bas, cette dernière s’écoule dans des tuyaux sous la ← 27 | 28 → chaussée. Les deux premières maisons au-delà du guet font toujours partie de Pothé, puis il s’agit de la tribu de Ny. Au beau milieu de la tribu de Pothé, directement sous la maison du chef, on peut voir un embranchement. La route municipale 15 passe par un deuxième radier sur la Douencheur et grimpe ensuite à pic l’autre versant de la vallée. Cette route mène au sommet, vers le hameau de Boréghao. Boréghao est situé sur un col qui marque la limite du territoire de Pothé vers le sud. Derrière le col commence le territoire de la tribu de Bouirou.

À l’inverse de beaucoup d’autres tribus en Nouvelle-Calédonie, Pothé n’est pas une création du régime colonial (com. pers. Patrick Boro). Pothé en tant que lieu d’habitation existait bien avant et l’endroit est souvent cité dans les récits des premières expéditions punitives (Barbançon 1995 : 99). Cependant, beaucoup des personnes qui vivent aujourd’hui à Pothé ont été déplacées d’autres tribus pendant la conquête et les spoliations de l’ère coloniale. Les six tribus existant actuellement à Bourail sont les survivantes d’un grand nombre des habitats kanak détruits sur le territoire de Bourail et dont on ne connaît aujourd’hui plus que les noms8.

D’après l’Institut de la Statistique et des Études Économiques (ISEE), Pothé compte 227 habitants. A ce nombre, s’ajoutent une centaine de membres de la tribu qui vivent à l’extérieur (ISEE 1). Ces chiffres datent du recensement de 1996 et sont obsolètes, mais ce sont les seuls disponibles. La population est en outre très variable, surtout en ce qui concerne les jeunes qui vivent suivant leur curriculum scolaire et leur position professionnelle soit dans la tribu, soit dans un internat, à la capitale ou même en Métropole.

Les habitants perçoivent Pothé comme étant scindée en deux parties. Le bas de la tribu en aval du temple est appelé « Petit-Lifou ». Quand la première école fut ouverte à Pothé en 1904, un moniteur de Lifou venait enseigner aux enfants de la tribu. Leurs parents donnèrent un terrain à cet enseignant qui était venu avec sa famille. Ceci fut à l’origine de la désignation « Petit-Lifou » (voir aussi le chapitre : Territoires et Cartes). La ← 28 | 29 → partie haute au-delà du temple est considérée comme étant Pothé à proprement parler. La tribu dispose de certaines infrastructures : il y a une route goudronnée, une cabine téléphonique, une école maternelle, une maison commune, un terrain de foot et un plateau polysportif. Les habitants se réjouissent aussi d’avoir l’eau courante, l’électricité et un programme de télévision. La poste mobile passe deux fois par semaine et un ramassage des ordures a été installé depuis peu.

La tribu est également divisée au niveau de la foi. Il existe une paroisse de l’Église évangélique en Nouvelle-Calédonie (EENCIL). Elle dispose d’un petit temple très simple sur le sommet d’une butte au milieu de la tribu. Durant mon enquête de terrain, un pasteur de Lifou vivait avec sa famille dans le Eika9. En plus du temple, il y avait deux maisons en tôle, une petite case, un abri et une cuisine. Les habitants catholiques disposent d’une petite chapelle dans la partie haute de la tribu. La messe a lieu normalement dans la grande église de la mission d’Azareu, de l’autre côté de la RT3.

Résumé des informations

Pages
642
Année
2014
ISBN (PDF)
9783035107210
ISBN (ePUB)
9783035198348
ISBN (MOBI)
9783035198331
ISBN (Broché)
9783034314411
DOI
10.3726/978-3-0351-0721-0
Langue
Français
Date de parution
2014 (Juin)
Mots clés
État contemporain Conflit Émancipation France métropolitaine Anthropologie sociale
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. 642 p.

Notes biographiques

Peter Lindenmann (Auteur)

Peter Lindenmann a fait des études en anthropologie sociale, biologie et sciences environnementales aux universités de Bâle et Zurich. Il détient un doctorat en anthropologie sociale de l’Université de Bâle où il a enseigné pendant longtemps. Il s’intéresse à l’anthropologie politique du Pacifique Sud et surtout de la Nouvelle-Calédonie. Peter Lindenmann a effectué plusieurs séjours de terrain dans ce pays. Il a reçu le prix de l’association THESE-PAC en 2012 pour sa thèse L’Etat au pays des merveilles.

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Titre: L’Etat au pays des merveilles
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