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Les routes du pétrole / Oil Routes

by Alain Beltran (Volume editor)
©2016 Edited Collection 388 Pages

Summary

Les sites de production de pétrole ne correspondant pas la plupart du temps aux lieux de consommation, le pétrole fut dès l’origine un produit transporté sur de longues distances, soit par voie maritime, soit par oléoducs.
Parce que les routes du pétrole (et de plus en plus souvent du gaz) ne sont pas immuables et que leur tracé est déterminé par l’essor économique, les tensions géopolitiques et les progrès des techniques, elles sont un excellent baromètre de l’activité, de l’inventivité et des relations internationales.
Cet ouvrage, dans une perspective pluridisciplinaire (historiens, géographes, géopoliticiens, décideurs, ingénieurs…), tâche d‘en comprendre les enjeux et les conséquences sur les problématiques contemporaines.
Oil production sites do not correspond to the areas of consumption in the majority of cases, as of the outset oil was a product transported over long distances, either by maritime routes or by pipelines.
The oil routes (and natural gas routes) are not immutable, and their locations are determined by economic vigor, geopolitical tensions and technical progress. So, they have been the heart and the barometer of economic, technical and geopolitical rhythms of the planet.
This book, in a multidisciplinary perspective (historians, geographers, geopoliticians, decision-makers, engineers, …) tries to explain issues and consequences of oil routes on contemporary issues.

Table Of Contents

  • Couverture / Cover
  • Titre / Title
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur / About the author(s)/editor(s)
  • À propos du livre / About the book
  • Pour référencer cet eBook / This eBook can be cited
  • Table des matières/Contents
  • Remerciements
  • Introduction
  • Première partie. Navires et pavillons First Part. Ships and Flags
  • La genèse du tanker : transgression, pollution, régulation (1885-1935)
  • Le gaz alternatif : les méthaniers et les routes maritimes du GNL des années 1950 aux années 2010
  • L’approvisionnement de la France en pétrole par voie maritime. Total et Elf Aquitaine entre impératifs économiques et obligation de pavillon
  • Oil Roads and Oil Rent. A Political Economy of French Oil Supply in the 20th Century
  • Deuxième partie. Questions méditerranéennes Second Part. Mediterranean Issues
  • Economic Growth and Oil Routes in the Mediterranean Countries
  • The 1967 Closure of the Suez Canal and Mediterranean Oil Unity
  • The Transmediterranean Gas Pipeline A Political History
  • Troisième partie. Le Moyen-Orient Third Part. Middle-East
  • Le transport du pétrole du golfe Persique à la Méditerranée. L’enjeu de la route de Suez (XXe-XXIe siècles)
  • Two New Pipelines for the Middle East
  • De l’enclavement à l’achèvement du « pipeline stratégique ». Le transport pétrolier au coeur de la politique énergétique nationale irakienne, 1957-1976
  • Quatrième partie. Rivalités entre grandes puissances Fourth Part. Rivalry Between Big Powers
  • Pipeline-Based Geo-Economics. The Russian Example
  • What’s in a Pipe? Technopolitical Debate over the Ontology of Steel Pipes at Nato (1960-1962)
  • Oil Transport and State Formation. The Contradictions of Absolute Sovereignty and Transboundary Pipelines in South Sudan
  • The Development of China’s Overseas Pipeline. Situation and Future Impact
  • The Vulnerability of Maritime Energy Routes and Chinese Energy Security. Hormuz and Malacca Chokepoint Dilemmas
  • Cinquième partie. Sécurité et environnement Fifth Part. Safety and Environment
  • Economic Lifelines or Ecological Menace? Transnational Crude Oil Pipelines and Environmental Protests in the Lake Constance Area in the 1960s
  • Pipeline Routes and ‘Dirty Oil’. (Dis)Connecting Alberta’s Tar Sands and British Columbia’s North Coast
  • Sécuriser les routes du pétrole voisines des côtes de la métropole (1945-1980)
  • Index des noms de personnes et de navires
  • Titres de la collection

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Remerciements

Le responsable de cette publication tient à remercier les personnes qui au sein de l’entreprise Total ont permis ou facilité la réalisation du colloque des 25 et 26 novembre 2013 à partir duquel est tiré cet ouvrage, à savoir Madame Christine Berdon-Mouhoud, Madame Clotilde Cucchi-Vignier, les différentes responsables des archives et en particulier Clémentine Pédenon.

Également M. Hervé l’Huillier (Intelligence économique, Total) pour son introduction et toute son œuvre au service de la mémoire de l’entreprise.

Et bien entendu Benoît Doessant qui n’a jamais ménagé ses efforts pour que l’histoire des hydrocarbures en France devienne une réalité (en y associant Jérôme Thuez).

Les membres du conseil scientifique en dehors des personnes déjà citées : Laurence Badel (Université Panthéon-Sorbonne), Patrick Boureille (Service historique de la défense), Hubert Loiseleur des Longchamps (Directeur des Affaires Publiques, Total), Jean-Pierre Loizeau (Directeur de l’Université Total), Jean-François Minster (Directeur scientifique, Total), Yann Richard (Université Panthéon-Sorbonne, géographe)

Les présidents de séance Philippe le Billon, Pascal Griset (Université Paris-Sorbonne), Jean-Pierre Williot (Université de Tours).

Les participants à la table ronde finale : Patrice Geoffron (Université Paris-Dauphine), Luc Gillet (Trading and shipping, Total), Pierre Terzian (Pétrostratégies), Gilles Bellec (Ingénieur général des Mines).

Madame Josette Mateesco, secrétaire administrative de l’UMR Irice à la redoutable efficacité (et les services comptables de Panthéon-Sorbonne et du CNRS).

Les collègues dont les très intéressantes communications n’ont pu être retenues.

Et fatalement celles et ceux que j’ai pu oublier…

Alain Beltran

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Introduction

Les sites de production de pétrole ne correspondant pas la plupart du temps aux lieux de consommation, en conséquence, soit par voie maritime, soit par oléoducs, le pétrole fut dès l’origine un produit transporté sur de longues distances. Le développement des différents grands pays producteurs (les États-Unis, l’URSS ou la Russie, l’Arabie saoudite…) a renforcé cette tendance fondamentale. Aujourd’hui, c’est environ les 2/3 de la consommation mondiale de pétrole qui est commercialisée par mer. Avant le premier choc pétrolier de 1973, la moitié du commerce maritime, tous produits confondus, relevait des hydrocarbures liquides. Cependant, à partir des années 1980, la part du pétrole dans les transports maritimes a reculé mais représente encore un tiers du tonnage de l’ensemble des marchandises transportées par mer. Dans cet ensemble, le pétrole brut est largement dominant. Dès l’origine, barriques et tonneaux sont transportés par mer. Puis des « pétroliers » inaugurent de nouvelles routes : Elisabeth Watts (1861, Grande-Bretagne), Zoroaster (pétrolier à vapeur, 1878), Murex entre Liverpool et Bangkok (1892), etc. De la barge largement utilisée aux États-Unis au supertanker en passant par le gluckhauf, les transports de pétrole ont largement évolué. Sur une période plus récente, on peut souligner le développement des navires méthaniers (première liaison France-Algérie en 1965) transportant du LNG (Liquefied Natural Gas). La flotte pétrolière mondiale en 2010 s’élevait à plus de 5 000 navires jaugeant 435 millions de tonnes de port en lourd (tpl). Les tailles des navires varient et les supertankers peuvent dépasser 350 000 tpl. L’évolution s’est faite de flottes appartenant aux compagnies vers des flottes d’armateurs indépendants. Les pays asiatiques se sont fait une spécialité de la construction de ces navires.

Sur terre, les pipe-lines ou oléoducs trouvent leur origine dès l’année 1865, peu de temps après la découverte du « colonel » Drake. Leur longueur totale aujourd’hui avoisine le million de kilomètres dont les ¾ sont consacrés au transport du pétrole brut. Les oléoducs (la plupart du temps appelés pipe-lines) les plus longs se rencontrent dans les pays de grande dimension comme l’URSS-Russie (plus de 5 000 km) pour les produits bruts ou bien aux États-Unis pour les produits finis. En dehors de la longueur, il faut aussi considérer la capacité liée évidemment au diamètre. Certains oléoducs ont ainsi des capacités supérieures à 100 Mt/an comme le Sumed (inauguré en 1977) entre le canal de Suez et Alexandrie. L’oléoduc se justifie soit quand il achemine du brut vers les terminaux, ou bien vers les raffineries ou encore vers les lieux de ← 13 | 14 → consommation (voir par exemple l’ensemble des réseaux de Trapil). La construction relève quelquefois d’exploits technologiques comme le Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) qui franchit un col à 2 850 mètres et permet d’éviter un Bosphore très encombré ainsi que le territoire russe. Les tracés obéissent à des contraintes géopolitiques qui ne sont pas les moindres. Ainsi peut-on comprendre l’oléoduc récent qui contourne par voie terrestre le détroit d’Ormuz, zone sensible s’il en est. Enfin, les oléoducs sous-marins doivent vaincre des difficultés liées aux profondeurs, aux courants. La mer du Nord en est un parfait exemple.

Les routes du pétrole ne sont pas immuables et leur tracé est déterminé par l’essor économique, les tensions géopolitiques et les progrès des techniques. Ainsi, la fermeture du canal de Suez a obligé à un long détour par le cap de Bonne-Espérance ce qui a entraîné une modification de la taille des pétroliers. L’encombrement de certains itinéraires ou quelques accidents spectaculaires ont modifié la gestion de la circulation et la structure des navires pétroliers. De nouvelles routes dans l’Arctique se dessinent du fait du recul de la banquise et de l’exploitation de pétrole et de gaz dans des zones polaires. Est-il nécessaire de souligner les conséquences de l’exploitation des gaz et des pétroles de « schistes » (de roche) par les États-Unis qui modifient sensiblement les routes du pétrole et peut-être même les inversent. Dans une autre aire, les tensions en mer de Chine peuvent être tempérées par des itinéraires nouveaux qui renforceront les solidarités commerciales. Les routes du pétrole (et de plus en plus souvent du gaz) sont donc le cœur, le baromètre et le témoin des rythmes économiques, techniques, géopolitiques de la planète depuis 150 ans. Leur étude historique pour arriver jusqu’au temps présent s’impose dans une perspective pluridisciplinaire (historiens, géographes, géopoliticiens, décideurs, ingénieurs…). Les principaux axes de réflexion (la liste n’est pas limitative) peuvent porter sur :

les routes en tant qu’itinéraires : leur évolution, les contraintes géographiques et leurs conséquences (la question des détroits à titre d’exemple), la rationalisation des zones à fort trafic, l’évolution des ports pétroliers…

les flottes pétrolières : leur formation, leur évolution, les pavillons nationaux et les pavillons de libre immatriculation (exemples de Panama, du Liberia et des Bahamas)…

l’évolution des techniques : la barge et le caboteur, le pétrolier et le méthanier (simple coque, double coque), les assurances (conventions internationales), la formation des commandants, l’évolution des équipages… ← 14 | 15 →

les risques et les accidents : la piraterie, les naufrages, les efforts pour une sécurité accrue…

les oléoducs et les gazoducs : leur évolution technique, oléoducs et défense, les contraintes géopolitiques…

En conséquence, les routes du pétrole (et du gaz) sont un excellent baromètre de l’activité, de l’inventivité et des relations internationales. Leur compréhension dans une longue perspective historique n’est pas sans écho sur les problématiques contemporaines. Plus que jamais, l’histoire est un grand livre d’apprentissage et de réflexion.

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PREMIÈRE PARTIE

NAVIRES ET PAVILLONS

FIRST PART

SHIPS AND FLAGS

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La genèse du tanker: transgression, pollution, régulation (1885-1935)

Christian BORDE

Université du Littoral, Boulogne-sur-Mer, France

« Personne ne souhaite provoquer cette pollution dans la mesure où l’on trouve une méthode pour se débarrasser de ces déchets de pétrole ou de ces déchets d’eaux mazouteuses, sans interférer indûment dans le cours des affaires ».

Board of Trade. 19251

Le boom de la demande en hydrocarbures explique que les concepteurs des premiers tank steamers2, au milieu des années 1880, aient dû transgresser les critères de la sécurité des constructions traditionnelles avec le lancement du Glückauf en 1886 – considéré comme le premier tanker moderne. Les systèmes de rivetage du temps ne pouvaient assurer l’étanchéité complète à moyen terme de citernes contenant un chargement corrosif, dangereux, susceptible d’exploser et de provoquer des incendies immaîtrisables. Des modes de construction plus sûrs et plus économiques des tankers ne s’imposèrent que lentement3 : le système Isherwood en 1908 qui renforçait la structure des navires tout en conservant le principe du rivetage et, à partir des années 1935, les débuts de la conversion vers la soudure. Ce progrès lent et continu fut le résultat d’une demande de plus en plus forte pour les grands navires-citernes. Leur part dans le shipping mondial ne représentait que 2 % du tonnage à flot en 1906 et « ne justifiait ← 19 | 20 → pas de mesure spéciale »4 ; en 1930, elle avait doublé pour atteindre 12 % soit 1 556 navires et 8,2 millions de tonneaux.

Après avoir rappelé les modalités de cette transgression fondatrice, nous analyserons les légitimes hésitations des autorités devant le traitement de ces navires problématiques. La confrontation entre d’une part la Compagnie universelle du canal de Suez, qui produit une régulation toute nouvelle entre 1891 et 1902, et l’attitude très offensive de l’armement Samuel, future compagnie Shell et pionnier de la route asiatique du pétrole en vrac, est particulièrement bien documentée.

Nous décrirons ensuite la précocité des pollutions fonctionnelles de ces navires-usines qui, interdits de rejet dans les infrastructures portuaires ou fluviales, les effectuent en mer. L’essor du trafic pétrolier, les débuts du gigantisme et le retour à la prospérité dans les années 1920 provoquent un début de prise de conscience de l’ampleur de ces pollutions et les institutions nationales tentent d’abord de faire la part des responsabilités entre les acteurs. En France et dans le monde britannique dès 1913, puis aux États-Unis en 1924, les gouvernements interdisent le rejet des eaux polluées des tankers. Mais, comme toute grande question liée au shipping, les problèmes se posent à l’échelle internationale et la tentative de régulation à ce niveau échoue en 1926 tandis que l’enquête menée par la Société des Nations en 1935 ne débouche sur aucune décision ferme.

Nous verrons enfin comment les armateurs assument leur opposition à la régulation en arguant des conditions économiques et revendiquent des mesures de réduction du franc-bord des tankers, dans le contexte plus large de la régulation de la sûreté en mer.

1. Une transgression fondatrice

Cinq ans avant la construction du Glückhauf, le Bureau Veritas5 édicte un règlement pour la construction en acier qui prône des échantillons importants et un grand soin dans la construction6. Ces deux règles ne permettent pas de remédier aux problèmes inédits que pose la cargaison en vrac de produits pétroliers ce qui perturbe très fortement le marché ← 20 | 21 → de l’assurance maritime dont les primes avaient commencé à baisser sous l’effet du travail de cotation par les deux registres maritimes concurrents.

Au lieu d’être un navire qui contient des citernes, le Glückhauf (1886-1893) est en fait une citerne flottante : les doubles cloisons du bordé de coque capables d’éviter le déversement du pétrole en cas d’abordage ou d’échouement ont été supprimées. Son chargement liquide est en contact direct avec la paroi du navire, en anglais « next to the skin ». Il s’agit là d’une transgression qui rompt avec la dangerosité des doubles cloisons établies sur les premiers navires-citernes des années 1875-1885. Entre ces cloisons, l’accumulation de poches de gaz avait lieu, en raison de la médiocre étanchéité du rivetage des citernes. Cette transgression est acceptée par le Veritas pour des raisons de circonstance – le boom pétrolier – mais aussi parce que le registre maritime français cherche à supplanter le Lloyd’s Register of Shipping7 dans la cotation des premiers tankers et ainsi à s’implanter durablement en Angleterre. L’ingénieur Léon Piaud (1855-1911) décide de donner la cote la plus élevée au Glückauf tout en dirigeant la réflexion sur l’élaboration d’un règlement spécial aux pétroliers. Le texte n’est achevé qu’en 18948, c’est-à-dire trois ans après que les premiers tankers aient commencé à transiter dans le canal de Suez (infra) et quelques mois après la perte prématurée du Glückauf. Échoué en mars 1893 sur un banc de sable proche de Long Island, dépourvu d’un système de ballastage efficace, trop lourd en raison d’une construction très solide, le premier tanker ne put être allégé et s’enfonça irrémédiablement dans le banc de sable. L’absence de doubles cloisons écartait le risque d’explosion mais avait pour conséquence d’altérer les qualités nautiques et finalement la sécurité du navire.

Malgré ces déboires, le système de construction next to the skin s’était imposé et son caractère transgressif ne choqua personne. En reprenant les dispositions du Veritas, la loi française de 1907 sur la sécurité maritime impose que les pétroliers « doivent toujours être à simple coque »9. Le nouveau règlement du Veritas de 1912 rappelle la formule mise en œuvre en 1885 : « Le chargement liquide devra être en contact avec la muraille extérieure et il ne pourra exister, par le travers des citernes, ni double ← 21 | 22 → fond, ni double coque intérieure »10. En 1930, au moment des grandes discussions de la seconde convention SOLAS on continua à célébrer le Glückhauf. Les experts de la sécurité maritime du temps, très proches des intérêts maritimes, semblaient avoir oublié la précocité du principe transgressif : « Il y a quelque trente ans, il eût en effet paru audacieux d’entreprendre la construction de navires dont les citernes fissent partie intégrante de la coque et dont les chargements liquides fussent en contact direct avec le bordé de coque »11.

2. Le rôle décisif de la route de Suez (1891-1902)

Jusqu’en 1891, la Compagnie de Suez n’a vu passer que des « benziniers » c’est-à-dire des cargos de construction traditionnelle transportant en grande quantité ou en chargement complet des caisses d’essence et autres produits blancs12. Au printemps 1889, elle est informée par son bureau de Londres que le commerce du pétrole en vrac se développe et considère que son transit par le canal peut être dangereux13. Des informations plus précises lui confirment la généralisation du « transport de pétrole en masse dans des réservoirs dont les parois sont formées par les murailles des navires »14. La transgression inaugurée par la construction next to the skin du Glückhauf n’était donc pas encore connue par la compagnie du canal et la défiance des autorités du canal envers la dangerosité des transports par tank steamers demeure, même si elles s’efforcent de répondre aux problèmes au fur et à mesure que les nouveaux types de navires se présentent pour transiter.

En effet, même dans les eaux calmes du canal de Suez, les tankers peuvent être victimes d’accidents susceptibles d’entraîner le déversement de toute ou partie de la cargaison15. Les conditions de navigation du canal demeurent longtemps relativement difficiles en raison de son étroitesse, du manque de profondeur et des virages subsistants ; échouements et abordages sont assez courants. Contrairement à ceux qui surviennent en ← 22 | 23 → haute mer, ces incidents ne mettent pas en jeu la vie des équipages mais peuvent provoquer de graves dommages aux navires et aussi au canal :

Mais le tanker n’est pas seulement menacé par des facteurs extérieurs. D’autres dangers sont inhérents à la nature des cargaisons d’hydrocarbures qui avec les grandes chaleurs d’Égypte sont soumises à des dilatations importantes. Le chef du Transit n’autorise donc le passage des tankers que du 1er octobre au 1er avril, sauf si le navire soit est équipé de citernes de trop-pleins qui puissent contenir plus de 2 % de la cargaison totale. La présence de pompes puissantes – 4 à 500 tonnes par heure – le maintien de cales pleines et le fait que la loi anglaise autorise l’usage des pétroles qui ne s’enflamment pas au-dessous de 23°C, sont avancés pour justifier le transit des pétroliers chargés en vrac. Les restrictions usitées depuis longtemps dans les ports consistant à isoler les tankers du reste de la navigation sont également appliquées17.

La compétition entre le Veritas et le Lloyd se poursuit. Ainsi en 1901, la Compagnie de Suez apprend que le Lloyd, contrairement à son propre règlement, n’empêche pas la communication des citernes entre elles dans la construction des tankers18. L’armateur pourrait donc, en l’absence de toute mesure prohibitive de la Compagnie de Suez, modifier les aménagements intérieurs et pratiquer des ouvertures dans les citernes afin d’obtenir plus de facilités pour le transport des cargaisons de retour. Pour contourner la mesure, Suez stipule dans le règlement de 1902 d’élever la capacité maximale des citernes à 500 tonnes et d’interdire qu’elles soient communicantes19.

Un troisième acteur vient confirmer la position rigoureuse de la Compagnie de Suez. Dès 1892, le registre allemand, le Lloyd germanique demande à être reconnu pour l’expertise des tankers20. Jusque-là tous les pétroliers en vrac ont été construits en Angleterre et classés soit au Lloyd anglais soit au Veritas. Suez, compagnie Universelle, ne peut qu’accéder ← 23 | 24 → aux desiderata de l’Allemagne : « c’est une question de pratique commerciale et de confiance spéciale de la part des armateurs et la compagnie n’a fait que se conformer au choix du monde maritime »21. Très habilement, le Lloyd allemand s’est en fait inspiré des préconisations de Suez pour rédiger son propre règlement destiné aux armateurs de tankers allemands ou étrangers22. Après une longue négociation, les navires portant le certificat de la British Corporation sont autorisés à transiter en 190723. Ce type de réactions positives encourage la Compagnie de Suez à s’en tenir strictement au texte de son règlement qui impose au capitaine une déclaration formelle24.

Cette confiance dans les principes de la sécurité s’oppose aux pressions exercées par l’armateur Marcus Samuel, fondateur de la future compagnie Shell, qui s’expliquent par la nature très concurrentielle du trafic des pétroles en vrac. Il propose dès avril 1891 d’expédier des tank steamers25 par la voie de Suez. Comme l’agent de Suez à Londres est désormais convaincu qu’il n’y a « pas d’exemple d’inflammation spontanée du pétrole sous l’effet de la seule influence de la température atmosphérique »26 la compagnie du canal décide à l’aide d’un « règlement des plus stricts » de réserver le passage aux chargements exclusifs de pétrole raffiné dont les caractéristiques sont stables et bien connues d’elle avec l’expérience des benziniers, et d’interdire le passage en vrac du pétrole brut dont les caractéristiques ne sont pas uniformes27.

Samuel n’hésite pas à assigner la compagnie du canal de Suez en justice pour obtenir des surestaries occasionnées par le refus de faire passer un de ses tankers qui utilisent ses cofferdams28 comme soute à combustibles29. Suez considère comme « un défi direct au droit de la compagnie d’imposer des règlements qui ont été dictés pour la sécurité des navires »30 ce qui amène Samuel à retirer son recours en justice. En fait, il veut pouvoir transporter de la benzine en vrac et voir supprimer l’obligation de remplir ← 24 | 25 → d’eau les cofferdams, s’appuyant sur des interprétations des règlements de « certaines voies navigables en France » et sur celui du Lloyd Register. Ses arguments sont donc particulièrement saugrenus ; pour lui « la même opération peut être faite dans tous les espaces isolants à doubles cloisons sans qu’il en résulte aucun danger »31. Devant tant de mauvaise foi, Suez mène l’enquête à Londres pour connaître la réglementation en vigueur dans la Tamise et les docks de Londres32 et dans les ports pétroliers de France et de Belgique33. Pour son agent à Suez, Worms et Cie : « L’obligation absolument inutile de remplir d’eau les cofferdams infligerait à MM. Samuel & Co, une perte terrible »34. Samuel en vient donc à menacer de faire passer ses navires par le Cap si on maintient les mesures en vigueur à Suez35.

Au début de 1902 le nouveau règlement sur le transit des tankers est publié36. Les navires se trouvent sous la surveillance d’un remorqueur-citerne équipé de barrage de pannes pour isoler le navire en cas de fuite. Il est financé dans un premier temps par la maison Worms, mais les armateurs considèrent que le convoyage n’est pas nécessaire37, alors que leur motivation est surtout financière puisque cette escorte augmente les frais du transit. Suez finit par le supprimer en deux temps entre 1898 et 190238. Le sort veut qu’un mois après la suppression du convoyage, le pétrolier en vrac Nerite prenne feu dans le grand lac Amer alors qu’il était en train de charger une partie du pétrole d’un autre tanker qui s’était échoué. L’incendie se poursuit pendant deux semaines sans qu’on puisse intervenir pour l’arrêter. Les délibérations du Comité de direction de Suez insistent sur « l’avertissement que paraît donner cet accident », concluant à la nécessité d’être vigilant et de prendre de nombreuses précautions39. ← 25 | 26 →

Details

Pages
388
Year
2016
ISBN (PDF)
9783035265668
ISBN (ePUB)
9783035297959
ISBN (MOBI)
9783035297942
ISBN (Softcover)
9782875742957
DOI
10.3726/978-3-0352-6566-8
Language
English
Publication date
2016 (June)
Keywords
Production de pétrole les routes du pétrole Gaz altérnatif Pollution
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2016. 388 p., 41 ill., 18 tabl.

Biographical notes

Alain Beltran (Volume editor)

Alain Beltran est historien, directeur de recherche au Centre National de la Recherche scientifique, membre de l’UMR SIRICE, commune aux universités Paris-Sorbonne et Panthéon-Sorbonne. Ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de l’énergie depuis la fi n du XIXe siècle, l’histoire d’entreprise, l’évolution des grands services publics et l’innovation. Alain Beltran, Historian, is Professor and Research Director at National Center for Scientific Research (CNRS), and member of UMR SIRICE (Panthéon-Sorbonne and Paris-Sorbonne). His main research fields are history of Energy XIXth-XXIst centuries (oil and gas, electricity, energy savings), business history (especially state-owned companies), technical networks and territories, and innovation history.

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