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Dire la Suisse

Quête d’identité et vocation littéraire dans « Cités et pays suisses » de Gonzague de Reynold

de Augustin Matter (Auteur)
©2017 Monographies 228 Pages

Résumé

« Le Suisse trait sa vache et vit paisiblement », disait Victor Hugo. Au tournant du XXe siècle, de jeunes écrivains romands mettent en question leur adhésion aux mythes officiels et aux clichés romantiques sur le pays des Alpes. Face au tourisme et au folklore, dans la confrontation aux mutations politiques et sociales de la modernité, un contemporain de Ch. F. Ramuz, Gonzague de Reynold (1880-1970), exprime sa propre vision de la Suisse. Dans une série de textes publiés de 1909 à 1920, Cités et pays suisses, la diversité helvétique s’exprime par la multiplication des genres, des registres et des points de vue : le livre est tour à tour essai, page d’histoire ou d’archive, poème en prose et récit de voyage.
En promenant son lecteur de villages en châteaux, des collines du Plateau au Jura bâlois, de l’Albula à Genève, le poète-promeneur cherche à promouvoir de nouvelles valeurs helvétiques. « Passéistes », aristocratiques, anti-modernes ? Tant que l’on voudra. Sans pour autant que ce livre, considéré parfois comme « bréviaire de la conscience nationale », sacrifie de manière univoque aux mythes helvétiques de l’Alpe, de l’âge d’or et de l’insularité.
Dans le prolongement, la confirmation et parfois la correction des travaux classiques sur l’identité suisse et les intellectuels en Suisse, la présente étude examine le traitement du mythe helvétique dans Cités et pays suisses ; elle souligne à son tour la mise à distance de l’helvétisme traditionnel opérée par Reynold. Au travers d’une lecture serrée des textes, elle s’interroge en particulier sur la portée inextricablement poétique et politique d’une quête d’identité qui devient pour son auteur une édification de soi et une vocation littéraire.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Préface (par Peter Schnyder)
  • Avant-propos
  • Introduction
  • Première partie : Littérature et helvétisme
  • Chapitre premier. Une préoccupation nationaliste
  • 1. L’œuvre d’un connaisseur de l’helvétisme
  • 2. À la recherche de l’esprit suisse
  • 3. Dans la tradition générique du voyage en Suisse
  • Chapitre deuxième. Une mise à distance des mythes helvétiques ?
  • 1. Alpes et Terre promise
  • 2. Liberté, fraternité et âge d’or
  • 3. Le rejet du modèle démocratique
  • Chapitre troisième. Du littéraire au politique : le néo-helvétisme
  • 1. La promotion d’une nouvelle droite
  • 2. Sous le signe de Barrès
  • 3. Dans l’atmosphère de la Grande Guerre
  • 4. Dans l’héritage « libéral » romand ?
  • Seconde partie : écriture et invention de soi
  • Chapitre premier. écrire contre le désenchantement du monde
  • 1. Une présence au pays/paysage
  • 2. La permanence d’un idéal aristocratique
  • 3. Une Suisse héroïsée
  • 4. Une Chrétienté toujours vivante
  • Chapitre deuxième. Nouvelles figurations de l’écrivain
  • 1. L’inscription d’un je lyrique
  • 2. L’identification patriotique
  • 3. Une figure d’intellectuel contrasté
  • 4. Un antimoderne ?
  • Chapitre troisième. Le sens d’une vocation
  • 1. Une écriture cathartique
  • 2. Cités et pays suisses ou la consécration nationale
  • 3. La perspective d’une mission européenne
  • Conclusion
  • Annexes
  • Annexe 1 : Premières publications de Cités et pays suisses dans La Semaine littéraire
  • Annexe 2 : « Aux lecteurs pour prendre congé d’eux » Conclusion inédite de Cités et pays
  • Annexe 3 : « Vue d’ensemble ». Première parution en feuilleton dans La Semaine littéraire
  • Bibliographie
  • Index
  • Series index

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Préface

Relire Cités et pays suisses

Berne est le centre de la Suisse, le nœud de fer qui tient liés les deux blocs : celui de granit et celui de molasse. C’est à Berne que l’on sent l’unité nationale. On la sent dans la ville même. Tout ce qu’il y a de pittoresque vous parle de la vieille Allemagne. Mais les façades des hôtels patriciens évoquent la vieille France et les arcades viennent d’Italie. On se trouve au carrefour de toutes les routes ; en quelques heures, on est en Souabe, à Paris, dans les plaines lombardes.

Gonzague de Reynold, Cités et pays suisses1

Cités et pays suisses reste un livre-somme. On aurait tort de trop le négliger, sous prétexte que c’est un livre exigeant, qui relie la géographie à l’histoire, à l’architecture, à l’héraldique, à la culture religieuse – ou que son auteur, Gonzague de Reynold (1880-1970), s’est mû par trop à droite de l’échiquier politique. Aussi faut-il remercier Augustin Matter de nous dire les raisons pour lesquelles Cités et pays suisses, publié en trois séries, entre 1914 et 1920, mérite une relecture approfondie. Divisée en deux grandes parties, son étude, très documentée, n’omet aucune des publications récentes sur son auteur (Clavien, Jost, König, Mattioli, Santschi…), ni les grandes synthèses sur les lettres romandes (Francillon, Maggetti, Reichler…), fait le point sur l’« helvétisme » – notion quelque peu ondoyante – et démontre la place centrale de cet ouvrage dans l’œuvre de Gonzague de Reynold : « Lire ou relire Cités et pays suisses », dit-il, « c’est sans doute assister à la forge exemplaire d’une identité à la fois collective et personnelle ; c’est aussi se pencher comme en un miroir sur une individualité inséparable du littéraire, notamment par le biais de la méditation historique, de l’élaboration poétique et d’une vision épique du monde2. » M. Matter pose les bonnes questions autour de ce livre, autrefois lu et apprécié, aujourd’hui délaissé. Elles sont politiques, sociales et littéraires, elles poursuivent un cheminement précis, dans la mesure où l’identité « patriotique » se fait ici – nous est-il démontré – dans et par l’écriture : « Nous voudrions montrer comment Gonzague de Reynold, à ← 11 | 12 → partir du voyage réel dans les divers cantons, est conscient d’élaborer une véritable vision de la Suisse, radicalement nouvelle, poétique et héroïque3. »

Le châtelain élégant de Cressier-sur-Morat, en pays fribourgeois, le poète et plus tard brillant professeur, initiateur de la vie littéraire en Suisse romande autour de La Voile latine et de La Semaine littéraire, fondateur de la « Nouvelle Société helvétique », a laissé une œuvre importante en tant qu’historien de la Suisse mais également de l’Europe. Mais on lui doit aussi des études littéraires, un Charles Baudelaire4 par exemple, qui a contredit les détracteurs parisiens du poète et préfiguré la critique à venir (comme l’essai de Sartre), deux brèves études sur Rousseau5, et un ouvrage important (totalisant plus de 1500 pages) sur l’Histoire littéraire de la Suisse au XVIIIe siècle6, qui valorise à merveille la partie alémanique. De Reynold s’est frotté à la poésie et au théâtre, et il a rédigé Contes et légendes de la Suisse héroïque (1913-1947) – un recueil réédité7 entre autres en 2010 – qui montrent que son talent d’écrivain transgresse parfois allègrement son sens du devoir, son positionnement anti-démocratique et son catholicisme social démodé. Sans songer à laisser de côté les livres de sa maturité, en particulier La Formation de l’Europe8, ou encore ses Mémoires9, il est permis de voir – comme le fait Augustin Matter (et Maurice Zermatten avant lui) – dans Cités et pays suisses la matrice de son œuvre entière. L’édition définitive, qui date de 1948, a été rééditée en 1964 et, hors commerce, en 1966. En 1982, Pierre-Olivier Walzer l’a admise dans la collection « Poche / Suisse » des Éditions L’Âge d’Homme. Des extraits de l’ouvrage ont été publiés en 1942. Une traduction allemande remonte à 1932, cependant que la traduction italienne, par Ugo Gherner, date de 2003, avec une préface de l’historien François Bergier10. Gonzague de Reynold a volontiers évoqué les « cercles concentriques » de son œuvre qui s’interpénètrent et qui vont de la famille à Fribourg, puis à la Suisse, et plus tard à l’Europe11.

Il suffit de parcourir Cités et pays suisses pour se rendre compte qu’il s’agit véritablement d’un livre-somme, inclassable : récit de voyage autant que livre d’histoire, Baedeker de haut vol et examen précis du cadastre décrivant par le menu les hauts lieux du pays, mais également tel vallon abandonné. Le lecteur-visiteur se rend vite compte que son guide a bien du talent, qu’il ← 12 | 13 → lui permet de connaître la Suisse comme jamais l’école n’avait réussi à le faire. Oui, il lui ouvre les yeux sur le passé concret du pays, il fait revivre ses acteurs historiques, il fait découvrir des trésors insoupçonnés, trop souvent laissés inaperçus faute de connaissances : la géographie entre ici en fusion avec l’histoire, l’architecture avec l’histoire des ordres religieux, l’héraldique avec l’histoire des noms de lieux, les beaux-arts avec la beauté du paysage ! Qu’un exemple, sur Saint-Ursanne, illustre la démarche à l’œuvre :

« C’est tout », certes, si l’on ne tient pas compte des monuments, à commencer par « l’admirable basilique », qui à « elle seule vaut le voyage13 » :

Ce qu’il faut saluer d’abord en cette église dont la tour se détache sur des rochers gris plus hauts qu’elle, c’est le porche roman : il date de la fin du XIe siècle et l’on y voit, dans les entrelacs, des figures de loups et de moines ; mais, regardez ! en des niches à colonnettes, deux statues le surmontent : la Vierge, saint Ursanne. Ces deux statues, c’est toute l’Histoire du Jura bernois, c’est sa tradition, et sa raison d’être. Le cœur de ce pays bat dans le sarcophage où reposent les restes de l’apôtre irlandais14.

Cette citation doit suffire pour rappeler l’un des points forts de l’ouvrage : l’alliance d’une connaissance jouissive du passé au plaisir d’arpenter le pays réel sans chercher à l’embellir. Peu impressionné par Guizot, plus proche de Michelet, de Reynold avait conçu l’historiographie comme un continuum. L’histoire doit toujours être respectée, les ruptures et les sauts, prescrits. En dépit de son faible pour un certain autoritarisme, cette attitude lui a permis de cerner l’excès autodestructeur inhérent au nazisme. Concevoir la race comme il le fit relève selon lui de la zoologie !

Quant à l’héroïsme – une constante chez lui –, il ne faut pas oublier que la conception de Cités et pays suisses remonte à 1914, c’est-à-dire à l’époque des poésies viriles et martiales comme Les Bannières flammées (1915). S’il y a lieu de réfuter catégoriquement sa position anti-démocratique et ses sympathies pour les dictatures (notamment Salazar, « dictateur par devoir »), il serait injuste de ne pas rappeler ici ce que l’on peut considérer comme une profession de foi de sa part : c’est que de Reynold a toujours voulu servir son pays. Il s’en est expliqué dans un petit autoportrait peu cité, sans doute pour ← 13 | 14 → avoir pris place dans un volume d’hommages publié en l’an de malheur 1941, à la suite de son 60e anniversaire en juillet 1940. Il se demande ce que vaut et vaudra la trentaine de volumes qu’il a publiés jusqu’alors, et insiste sur son souci du devoir : « Ce n’est pas le moi que j’ai exprimé dans ces milliers de pages, mais le soi. Le moi prend, le soi se donne. Je me suis donné »15. Et de rappeler quel a été son combat – lié à son destin :

J’ai servi parce que je suis un gentilhomme. Me l’a-t-on assez reproché ! Dès mon entrée au Collège m’a-t-on – mes camarades et parfois mes professeurs – assez fait souffrir parce que je ne m’étais donné que la peine de naître ! Il m’en est resté une amertume, une blessure qui, depuis l’âge de onze ans, ne s’est jamais complètement cicatrisée. Ce que l’on attaquait en moi m’est devenu plus cher encore, m’est devenu sacré. J’ai résolu farouchement de le défendre, et de le défendre en servant parce que j’appartiens à une lignée de soldats16.

Il y dit également qu’il a toujours accepté de travailler, et que toute son œuvre pourrait « se définir ainsi : une longue lutte contre le milieu »17. Ce causeur exceptionnel détestait l’improvisation avant tout. Les circonstances ont fait qu’il a cultivé la solitude. L’éducation de sa famille, les traditions, les objets qui l’ont entouré, l’amour des vieux objets, lui ont permis de comprendre la valeur du passé et de le rendre vivant : « Il vit en moi. Je ne l’ai jamais ramené à moi-même, réduit à moi-même : je me suis donné à lui, objectivement, si je me lâche à employer ici cette création pédante. De là, une certaine capacité d’évocation, de résurrection. Je n’ai, je crois, jamais commis l’erreur, la faute de juger le passé d’après le présent, erreur et faute que la plupart des bons Suisses commettent18. » Et de clore sur cette boutade : « J’ai peut-être eu le privilège de prendre l’Histoire par l’autre bout : j’ai commencé par la poésie et terminé par l’érudition, j’ai fait beaucoup de vers avant de faire beaucoup de fiches19. »

Le poète devenu historien… En fait, les Archives littéraires suisses (Berne) possèdent les quatre-vingt-cinq carnets manuscrits et d’autres matériaux qui ont servi à nourrir Cités et pays suisses. Il y a là, comme le montre judicieusement Augustin Matter dans son étude, pas mal de travail de défrichement, d’analyse, d’interprétation qui reste à faire. Nul doute que si l’on se met à lire ou relire ce livre de Gonzague de Reynold, l’intérêt pour l’aspect littéraire et poétique de cette personnalité d’exception sera accru. Aussi voudrions-nous clore ces quelques notes en soulignant que pour nous, bien des pages sont étincelantes d’intelligence, au style châtié, vif, tantôt âpre, tantôt souple, prompt à surprendre par ses comparaisons, ses raccourcis, ses évocations d’un passé parfois glorieux, souvent tragique, ← 14 | 15 → par les synthèses grandioses qui font la part belle aux symboles sans perdre de vue le pays concret dont il exalte la diversité et la complexité. L’hommage que rend l’auteur à la Suisse profonde justifie l’hommage que nous lui devons. Cet homme si raisonnable, si érudit, ce noble si nostalgique du passé héroïque de ses ancêtres, ce catholique intransigeant tellement attristé devant le spectacle de la modernité a, en quelque sorte, réussi à dépasser ses convictions au profit d’une synthèse qui n’est pas helvétiste mais helvétique. La découverte de la Suisse, multiple et pluriculturelle, lui a permis de se découvrir lui-même et de trouver son identité d’écrivain. Rendons grâce à l’étude d’Augustin Matter de nous le rappeler si bien : « C’est pourquoi, lorsque je doute de notre passé, de notre avenir, de notre force d’assimilation, de notre esprit commun – je vais à Berne20. »

Peter Schnyder


1 Cités et pays suisses, éd. définitive, Lausanne, Payot, 1948, p. 128.

2 Voir infra, p. 196.

3 Voir infra, p. 25.

4 Paris/Genève, Crès/Georg, 1920.

5 « Rousseau et les paysages suisses », dans Revue de Fribourg, n° 1, 1905 ; « Rousseau et ses contradicteurs. Du premier Discours à L’inégalité », dans Revue de Fribourg, n° 7 et 9, 1904.

6 Histoire littéraire de la Suisse au XVIII e siècle, tome I : Le Doyen Bridel (1757-1845) et les origines de la littérature romande ; tome II : Bodmer et l’école suisse, Lausanne, Bridel, 1909-1912.

7 Gollion, Éditions Infolio, 2010.

8 8 vol., Fribourg, Egloff, puis Paris, Plon, 1941-1957.

9 3 vol., Genève, Éditions générales, 1960-1963.

10 Locarno, A. Dadò, 2003.

11 Voir Cercles concentriques. Études et morceaux sur la Suisse, Bienne, Éditions du Chandelier, 1943.

12 Cités et pays suisses, Lausanne, éd. citée, p. 160.

13 Ibid., p. 161.

14 Ibid.

15 Hommage à Gonzague de Reynold, Fribourg, Éditions de la Librairie de l’Université, 1941, p. 16.

16 Ibid.

Résumé des informations

Pages
228
Année
2017
ISBN (PDF)
9782807601680
ISBN (ePUB)
9782807601697
ISBN (MOBI)
9782807601703
ISBN (Broché)
9782807601673
DOI
10.3726/b10695
Langue
français
Date de parution
2017 (Janvier)
Mots clés
Suisse littérature nationalisme écriture
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2017. 223 p., 4 ill. n/b

Notes biographiques

Augustin Matter (Auteur)

Originaire du Valais romand, Augustin Matter est enseignant dans la région lyonnaise. Doctorant-chercheur à l’université Jean-Moulin Lyon 3 et membre du groupe de recherche MARGE, il poursuit ses recherches sur l’helvétisme, la poésie en Suisse romande et Gonzague de Reynold.

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