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Écrire et penser le genre en contextes postcoloniaux

de Anne Castaing (Éditeur de volume) Élodie Gaden (Éditeur de volume)
©2017 Comptes-rendus de conférences 326 Pages

Résumé

À l’heure où se banalisent les discours féministes et, avec eux, une conception universelle de l’émancipation ; à l’heure où les questions de différence et d’intégration deviennent cruciales pour penser les sociétés contemporaines dans le Nord comme dans le Sud, il est urgent de conserver une réflexion dynamique sur la diversité comme sur l’hétérogénéité du genre et de ses formulations. Cet ouvrage propose donc une réflexion sur les corrélations et les négociations entre genre et nation (coloniale comme postcoloniale), sur la représentation fantasmée de l’« Oriental.e » et sur la cristallisation des identités nationales, religieuses et de genre. Il interroge ainsi les singularités culturelles et historiques du genre et de ses formulations, des subalternités et de leurs modes de résistance. Il s’intéresse enfin à la dimension genrée des migrations coloniales et postcoloniales.
L’approche plurielle que ce volume propose de l’articulation entre identités de genre et débat postcolonial dérive d’une valorisation de la circulation des disciplines et des méthodes (histoire, anthropologie, histoire littéraire, poétique, esthétique cinématographique, philosophie), toutes préoccupées par des questions de représentations. Elles mobilisent de même des terrains divers, au Nord comme au Sud (Afrique du Sud, Antilles, Inde, Viêtnam, Canada, Nouvelle-Calédonie, Maroc), colonisés comme décolonisés, certains demeurant peu sollicités par la critique postcoloniale.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction (Anne Castaing / Élodie Gaden)
  • Première partie : Penser l’histoire
  • Allier l’histoire et l’anthropologie pour interroger le genre en contexte (post)colonial (Lifou, Kanaky-Nouvelle-Calédonie) (Hélène Nicolas)
  • Écrire en d’autres langues. Histoires et métaphores féminines en contexte postcolonial (Anne Castaing)
  • La danseuse de temple et courtisane au miroir de l’Occident chrétien. Usages et déplacements de l’imaginaire orientaliste dans l’Inde nationaliste et dans les études féministes postcoloniales (Tiziana Leucci)
  • Deuxième partie : Métisser la nation
  • Adieu madras, Adieu foulard ? Retour au pays et réflexion sur le genre dans trois œuvres d’écrivaines antillaises : L’Autre qui danse de Suzanne Dracius, Lucy de Jamaica Kincaid et Combien de solitudes… de Véronique Kanor (Tina Harpin)
  • Quand l’écriture des femmes fait entendre la voix des hommes… Réflexions sur la répétition dans trois romans d’écrivaines « franco-vietnamiennes » (Emmanuelle Radar)
  • Troisième partie : Poétiques postcoloniales
  • Belle, jeune, cultivée… et métisse. Les séductions afropolitaines de Bessora (Xavier Garnier)
  • Genre, (post)colonialisme et littérature autochtone canadienne. Une (re)lecture de Kiss of the Fur Queen (1998) de Tomson Highway (Christine Lorre-Johnston)
  • Sœurs, sirène et sorcière. Figures de femmes puissantes entre la France et l’Afrique postcoloniales de Marie NDiaye (Sarah-Anaïs Crevier Goulet)
  • Reconfigurations postcoloniales. L’esthétique de la mélancolie à l’épreuve du féminin dans La Route des Indes (D. Lean, 1984) et Zero Dark Thirty (K. Bigelow, 2012) (Mehdi Derfoufi)
  • Quatrième partie : Singularitès culturelles : décoloniser le genre
  • Derrière le « voile islamique », de multiples visages. Voile, harem, chevelure : identité, genre et colonialisme (Corinne Fortier)
  • Imbrication des rapports de pouvoir et épistémologie féministe matérialiste (Hélène Martin / Patricia Roux)
  • Négociations entre genre, nation et migrations. Exercices de traduction (Rada Iveković)
  • Le genre en contexte postcolonial. Traduction et réception françaises (Avec Maxime Cervulle / Cornelia Möser / Karima Ramdani)
  • Biographies
  • Index
  • Titres de la collection

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Introduction

Anne CASTAING et Élodie GADEN

L’analyse de la construction intellectuelle et politique des « féminismes du Tiers-monde » implique nécessairement deux mouvements simultanés : d’une part une critique interne des féminismes « occidentaux » hégémoniques et, d’autre part, la formulation de problématiques et de stratégies féministes autonomes et ancrées géographiquement, historiquement, culturellement. Le premier mouvement consiste à déconstruire et décomposer ; le second, à concevoir et construire.

Par ces termes lumineux en ouverture de son article « Sous les yeux de l’Occident : recherches féministes et discours coloniaux »1, Chandra Mohanty résume la double problématique qui préside à toute réflexion sur le genre (puis sur le féminisme et, par extension, les masculinités) dans un contexte non occidental : saisir d’une part les tensions à l’œuvre dans la construction d’une altérité genrée et racisée, isoler les stratégies de pouvoir et les processus hégémoniques qui y participent, identifier les phénomènes de circulation et la complexité des relations de domination ; saisir, d’autre part, les singularités de ces phénomènes, ces processus et ces identités, les resituer dans leur contexte, valoriser les savoirs et les productions indigènes.

La métaphore de la construction (comme celle, connexe, de la déconstruction) permet ainsi à Mohanty non seulement d’articuler domination de genre et domination coloniale, de fait toutes deux mues par des phénomènes de construction (sociale, culturelle et politique), de naturalisation et donc d’hégémonie, mais aussi de souligner les liens profonds et les processus de fécondation mutuelle qui unissent genre et postcolonialité. À la fin des années 1980, la remise en question de l’universalisme de certains discours féministes a permis de repenser les catégorisations arbitraires établies et d’étendre la quête de la spécificité à une dimension extra-occidentale. Celle-ci incite dès lors à intégrer de façon systématique les données culturelles, géographiques et historiques ← 9 | 10 → à toute réflexion sur les femmes et les hommes, leurs représentations et le patriarcat, et plus largement, sur le genre. Chandra Mohanty appelle ainsi à une « décolonisation du genre » et une « reconnaissance des différences », Adrienne Rich à une « politique (et donc, une pensée) de la localisation »2, quand Gayatri Spivak dénonce la façon dont l’Occident colonise l’hétérogénéité de l’expérience de la « Femme du Tiers-Monde » et accapare son discours3. De fait, si ce type de travaux ouvre le champ de la pensée postcoloniale aux questions de genre, ils permettent à la fois de repenser le féminisme comme discours racé et historicisé.

En 1978, dans Orientalism4, Edward Said montrait que « le rapport entre le Moyen-Orient et l’Occident est, en réalité, défini, comme sexuel […]. L’association entre l’Orient et le sexe est remarquablement persistante. Le Moyen-Orient résiste, comme le ferait n’importe quelle vierge, mais l’érudit mâle gagne la récompense en ouvrant brutalement, en pénétrant le nœud gordien »5. Depuis, de nombreux travaux ont pu mettre en évidence la sexuation du processus colonial et la féminisation du colonisé, représenté dans les images comme dans les discours, témoignant là de l’imbrication entre exotisation, féminisation et domination. Mrinalini Sinha observe ainsi la récurrence et la persistance du couple « manly Englishman » vs « effeminate Bengali babu », représentation qui, de fait, sature le paysage bengali à l’époque coloniale comme dans les décennies qui suivirent la décolonisation6. De même, Ann Stoler met en évidence la collusion entre savoirs sexuels et pouvoirs raciaux dans le cadre de la domination coloniale, collusion qui édifie par là une « chair de l’Empire » qui régule la sexualité dans les colonies7. Enfin, Ann MacClintock décrit le nationalisme comme héritage des luttes anticoloniales et « constitué depuis le tout début comme un discours genré », qui « ne peut être compris sans une théorie du pouvoir de genre »8. En écho, nombreuses sont les réflexions de cet ouvrage (Ivekovic, Castaing, Lorre-Johnston, Harpin) qui reposent sur l’évidente assimilation de la colonisation à une conquête genrée, saturée de représentations sexuelles ou amoureuses ← 10 | 11 → visant à romanciser les rapports de pouvoir et de possession. Il s’agit donc, pour Mohanty, de débarrasser les discours féministes des représentations coloniales qui visent à essentialiser et homogénéiser la « Femme du Tiers-monde » (comme, par extension, l’« homme du Tiers-monde »), comme il s’agit par-là de « reconnaître les frontières »9 et de penser les identités de genre à l’aune de la différence.

L’objectif de cet ouvrage est de penser le genre et la différence par une méthode de la déconstruction, mais surtout une pratique de la construction : identifier les stéréotypies, isoler les paradoxes des discours coloniaux et plus largement, des universalismes ; mais surtout, se situer à partir du Sud pour penser le genre, provincialiser les modèles européens, valoriser l’hétérogénéité des pratiques et des identités ; en d’autres mots, valoriser les modes alternatifs d’écriture du genre.

Perçue comme la métaphore de toute création ou production, cette écriture est tout à la fois système culturel composé de signes et de sens, rituel et mode de représentation. À la fois collective et individuelle, elle témoigne tout autant du réseau imaginaire dont elle est traversée que des moyens de s’en extraire ; elle est performance et subversion, pour reprendre la rhétorique butlerienne. Ainsi, si cet ouvrage mobilise particulièrement des questions de représentations (dans les arts mais aussi dans les performances, dans les rituels et dans les pratiques culturelles), c’est que celles-ci témoignent certes de la « violence épistémique » de la colonisation10 et de l’infiltration des processus hégémoniques dans la production culturelle. Mais c’est aussi et surtout car les productions, les créations et les rituels indigènes sont aptes à laisser entendre les voix subalternes dans toute leur complexité par la formulation d’un langage décolonisé.

À l’heure où se banalisent les discours féministes et, avec eux, une conception universelle de l’émancipation, des femmes, de leurs combats et de leurs revendications, à l’heure où les questions de différence et d’intégration deviennent cruciales pour penser les sociétés contemporaines dans le Nord comme dans le Sud, il est urgent de conserver une réflexion dynamique sur la diversité des femmes comme sur l’hétérogénéité du genre et de ses formulations. En 2010, la publication du n° 7 des Cahiers Genre et Développement sous le titre « Genre, postcolonialisme et diversité des mouvements de femmes » (dir. Christine Verschuur), témoigne à la fois de ce dynamisme et du retard spectaculaire dont la ← 11 | 12 → recherche française est atteinte : frappée d’une amnésie coloniale qui a pu contraindre les Postcolonial Studies à incarner « une critique très franco-française de la République »11, la France est également malade d’une virulente résistance au principe d’« exception culturelle »12, contraire aux ambitions universalistes des Lumières. La valorisation de la différence se trouve donc soumise aux exigences certes louables de l’égalité, qui sous-tend néanmoins une négation des aspérités des identités et du « grain » de la langue de l’autre.

Les travaux de qualité13 menés dans ce sens en France demeurent relativement marginaux ou tardifs si on les compare au dynamisme des universités outre-atlantique, – où des chercheuses comme Beth Baron, Margot Badran et Miriam Cooke ont interrogé dès les années 1990 les enjeux de genre en contexte postcolonial du Moyen-Orient14 – ou, pour des raisons évidentes, celles des anciennes colonies, dont les traductions furent tardives ou restent toujours attendues15. En Inde, par exemple, ← 12 | 13 → les Subaltern Studies se sont rapidement emparées de la question qui non seulement faisait sens, mais s’imposait dans toute réflexion sur les questions de genre. Gayatri C. Spivak ou Veena Das, ayant toutes deux fréquenté les rangs des Subaltern Studies bien qu’expatriées aux États-Unis, réinvestissent largement le terrain de la production culturelle (en l’occurrence, de la littérature) pour penser tout autant l’investissement du féminin au projet colonial puis décolonial que les singularités des formulations féminines, saturées tant de violence patriarcale que coloniale16. Il est de fait crucial de faire écho à la vitalité de ces travaux menés dans le Nord comme dans le Sud, de fournir un matériel toujours nouveau pour une réflexion renouvelée.

Cet ouvrage propose donc une réflexion tout autant orientée autour des corrélations et des négociations entre genre et nation (coloniale comme postcoloniale), de la représentation fantasmée de l’« oriental.e » et la cristallisation des identités nationales, religieuses et de genre, que préoccupée par la construction des subalternités et leurs modalités de résistance en contexte. De même, il interroge les singularités culturelles et historiques du genre et de leurs formulations et, enfin, les formes de déplacement (migration, voyage, exil) et leur effet dans la constitution d’une identité culturelle genrée et/ou postcoloniale17. L’approche plurielle que ce volume propose de l’articulation entre identités de genre et débat postcolonial dérive d’une valorisation de la circulation des disciplines et des méthodes (histoire, anthropologie, histoire littéraire, poétique, esthétique cinématographique, philosophie), toutes préoccupées par des questions de représentations. Elles mobilisent de même des terrains divers, au Nord comme au Sud (Antilles, Inde, Viêtnam, Canada, Nouvelle-Calédonie, Maroc, Gabon), colonisés comme décolonisés, certains demeurant peu sollicités par la critique postcoloniale. Un tel assemblage, espérons-le, témoigne du dynamisme de ce type de réflexions dans différents domaines et différentes aires culturelles.

Cet ouvrage se structure en quatre parties qui figurent une circulation de la déconstruction vers la reconstruction : s’il s’agit de déchiffrer les stratégies visant à genrer la colonisation et intégrer le féminin et le masculin au projet colonial en tant que métaphores, il s’agit également de valoriser l’hybridité et l’hétérogénéité des représentations et des pratiques locales, et d’entendre le langage subalterne dans toute sa complexité ; en d’autres termes, de décoloniser le genre. ← 13 | 14 →

La première partie, « Penser l’Histoire ? », envisage l’organisation genrée des sociétés en contextes postcoloniaux par une approche historique. Les trois contributions proposées interrogent l’apport d’une perspective diachronique pour penser leur objet d’étude : Hélène Nicolas avec la Kanaky-Nouvelle-Calédonie, Tiziana Leucci et Anne Castaing avec l’Inde, mettent en évidence la prégnance des histoires coloniales dans les rapports sociaux régissant les sociétés actuelles des deux pays.

Tiziana Leucci se penche sur l’évolution de l’imaginaire orientaliste au sujet des devadāsī et des rājadāsī, des femmes indiennes à la fois danseuses, poétesses et musiciennes, dont la présence dans les temples surprit les voyageurs, fascina et choqua notamment les missionnaires chrétiens, intrigua les philosophes et les savants, dès le XIIIe siècle. Au fil du temps, les étrangers soit portèrent un jugement moral sur celles qu’on considéra comme des femmes de petite vertu, soit admirèrent ces femmes cultivées, autonomes et fières. Le statut, le rôle et la fonction de ces danseuses de temple au cours des siècles interrogent l’organisation genrée de la société indienne, servant aux missionnaires à démontrer l’ignominie des pratiques religieuses indiennes et la nécessité de les civiliser. Or, ces accusations d’immoralité furent intériorisées par l’élite locale occidentalisée, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle et, au début du XXe siècle, par les premières féministes indiennes. Tiziana Leucci retrace la manière dont ce double regard occidental orientaliste, fait de fascination érotisée et de condamnation morale, a clivé le débat porté par les élites indiennes, conduisant à l’interdiction légale de cette profession et à son effacement de la vie indienne dans l’Inde indépendante. Cet article cherche à montrer comment les différents agents en cause, y compris ceux qui souhaitaient sincèrement moderniser et améliorer la condition féminine en Inde, ont finalement contribué au renforcement des valeurs patriarcales.

Révéler les paradoxes des sociétés postcoloniales en adoptant une analyse historique, c’est aussi ce que propose l’anthropologue Hélène Nicolas. Cette spécialiste de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie souligne la nécessité d’allier anthropologie et histoire afin de mener à bien une recherche sur le genre dans un pays que l’on peut considérer comme étant encore colonisé. En effet, la perspective historique permet de ne pas réifier le système de genre des « autres », et de ne pas le placer dans une différence radicale avec un système de genre dit « occidental ». Au contraire, l’analyse ethno-historique permet à Hélène Nicolas de montrer à quel point l’actuel système de genre des Kanaks de Lifou, fondé sur la conjugalité, le mariage et les rapports de genre et marqué par une forte domination masculine, est moins l’expression de ce qui pourrait être considéré comme une tradition kanake que le fruit d’une interprétation locale des politiques coloniales de « civilisation des mœurs ». Hélène Nicolas adopte une posture doublement réflexive. D’une part, elle interroge l’idée reçue ayant alimenté de nombreux débats en France ← 14 | 15 → comme dans la société kanake, selon laquelle l’égalité entre les femmes et les hommes serait une caractéristique des sociétés occidentales. L’analyse historique est l’un des ressorts choisis pour invalider cette idée reçue. D’autre part, l’auteure montre le cheminement et les choix qu’une chercheure française métropolitaine doit opérer pour que ses travaux en anthropologie sur le genre ne constituent pas à leur tour une forme de discours colonial. S’appuyant sur la lecture des intellectuelles féministes issues des Postcolonial Studies et des Subaltern Studies, mettant en évidence les biais de l’analyse anthropologique, le travail d’Hélène Nicolas réfléchit aux revers d’un néo-colonialisme scientifique et cherche à « appréhender la différence culturelle, à ne pas projeter les catégories de sa propre culture sur d’autres cultures, notamment en ce qui concerne le genre ; en un mot, à se méfier de l’ethnocentrisme ».

Ce retour sur soi témoigne d’une nécessité : celle de localiser les discours, qu’il s’agisse de celui du chercheur, comme l’explique H. Nicolas, ou de celle des écrivains et des penseurs, comme le suggère Anne Castaing dans « Écrire en d’autres langues. Histoires et métaphores féminines en contexte postcolonial ». En prenant appui sur la littérature indienne, des années 1920 à la période contemporaine, elle interroge les formulations d’un langage féminin dans un contexte de subalternité, c’est-à-dire un contexte d’oppressions multiples, à la fois culturelle, historique et épistémique, genrée et coloniale. Anne Castaing examine la façon dont l’instrumentalisation du féminin dans l’histoire de la nation et de sa construction a permis l’élaboration d’une autre langue, forme de langage situé hors du pouvoir et détaché des structures d’oppression. Elle met ainsi en évidence un paradoxe : « dans le langage nationaliste comme dans le langage colonial, les femmes sont réduites à une image essentielle et dés-historicisée qui leur confisque la parole tout en les érigeant aux premières lignes de ses combats ». À partir de ce constat, le récit littéraire est relu dans sa capacité à tisser une histoire populaire alternative et à offrir un espace complexe d’expression pour la voix subalterne. Il s’agit de saisir dans quelle mesure le discours littéraire peut être considéré comme le « témoin de la violence épistémique (coloniale, patriarcale) et des formes de résistance à l’œuvre ». Dans cette perspective, penser l’histoire du genre en contextes postcoloniaux consiste à penser une histoire alternative, en prenant en compte les écritures des marges.

Les deux articles de la deuxième partie proposent une analyse littéraire et politique des différents ressorts mis en place pour « métisser la nation », ou au contraire s’opposer au métissage dans le but de privilégier une assise traditionaliste de la société. Emmanuelle Radar propose une réflexion sur les processus de répétition et les enjeux énonciatifs de voix, dans trois romans d’écrivaines franco-vietnamiennes publiés en langue française. L’analyse du plagiat dans La Double Vie d’Anna Song de Minh Tran Huy (2009), de la mise en abyme dans Chinatown de Thuân (2009) et de l’inceste dans Lame de fond de Linda Lê (2012), cherche à montrer ← 15 | 16 → que les répétitions sont capables d’établir une relation entre entités séparées (masculin-féminin, Viêtnam-France, passé colonial-présent des banlieues, etc.), et que cette relation vient dans une certaine mesure subvertir l’hégémonie, l’idéologie des divisions de genre, race et classe. Cependant, dans les œuvres étudiées, au-delà de solidarités ponctuelles entre personnages subalternes, il n’y a guère d’attention portée à la construction d’une subalternité qui pourrait formuler des revendications et s’opposer à l’hégémonie. Au contraire, E. Radar étudie comment cette stratégie postcoloniale se voit désavouée, en analysant dans quelle mesure cette absence pourrait être un véritable choix à interpréter, dans le contexte du communisme vietnamien, comme la résistance à une autre forme d’oppression, celle du collectif. Ainsi, les processus littéraires de répétition contribuent à élaborer une poétique au service de la relation qui subvertit l’hégémonie et permet d’imaginer le monde différemment, condition sine qua non pour le changer.

Penser le monde différemment : tel est également le propos des trois écrivaines antillaises, Suzanne Dracius, Jamaica Kincaid et Véronique Kanor, dont les œuvres L’Autre qui danse, Lucy et Combien de solitudes… montrent une réalité autrement plus complexe que celle des représentations stéréotypées de la culture caribéenne. Longtemps présentée comme érotisée et dépolitisée, l’opposition du féminin et du masculin fut longtemps instrumentalisée, de sorte que les Antilles sont encore largement perçues comme des terres du féminin, aussi ambivalent soit-il. Le féminin y est en effet dépeint tantôt en position de triomphe, tantôt en position de soumission car les îles de la Caraïbe seraient, d’après l’imagerie coloniale, le pays natal des « doudous » et des « femmes debout » (fanm doubout). En se penchant sur la réécriture du topos du retour au pays dans les trois œuvres littéraires, Tina Harpin s’intéresse à la manière dont les écrivaines antillaises « contredisent la fixation coloniale fantasmée de la femme antillaise qu’incarne la langoureuse berceuse “Adieu madras, adieu foulard” ». Le réinvestissement de ce thème littéraire ancien du retour au pays natal contribue ainsi à interroger les identités culturelles comme les identités de genre, et à penser la création.

En se focalisant sur différents types de production artistique, qu’il s’agisse de films, de romans, de nouvelles ou de contes, la troisième partie, intitulée « Poétiques postcoloniales », entend explorer le genre sous l’angle des poétiques mises en œuvre par les créateurs, cinéastes ou écrivains. Des quatre articles portant sur Bessora, Highway, NDiaye ou Lean et Bigelow, il ressort un même constat : celui de la complexification des représentations des femmes, du féminin, du masculin et des rapports entre hommes et femmes ; et un même souci d’élaborer des poétiques postcoloniales contribuant à mettre à distance les stéréotypes. Que ce soit par l’humour féroce chez Bessora, auteure suisso-gabonaise, par le tragique chez Highway, auteur canadien ← 16 | 17 → autochtone, ou par les figures « puissantes » chez NDiaye, écrivaine née de mère française blanche et de père sénégalais noir, les représentations genrées sont mises en question.

Dans la relecture qu’elle propose de Kiss of the Fur Queen, Christine Lorre-Johnston s’attache au parcours des deux frères du roman qui, élevés dans un pensionnat visant à assimiler les enfants des « premières nations » du Canada, trouvent la force de résister aux abus sexuels dont ils sont victimes, en puisant dans la mythologie du folklore. Celui-ci semble être la base du terrain postcolonial sur lequel les dégâts causés par la colonisation peuvent être dépassés, notamment par la figure du trickster, ou filou, capable de déjouer les assignations de genre imposées par une nation coloniale.

Les textes de Bessora, quant à eux, interrogent les conditions sociales de la stylisation à outrance de la transculturalité, qui se développe chez les tenants de l’afropolitanisme : pris au piège de centres-villes élitistes et mondains, les personnages témoignent de la fracture sociale transculturelle, qui place les séducteurs et les séductrices du « bon côté » de la barrière. Xavier Garnier montre combien l’humour est, chez Bessora, « une façon d’humaniser le vertige provoqué par l’exposition généralisée des attributs du genre et de la race, dans un contexte postcolonial hanté par les inégalités sociales. La fracture sociale est prise dans un jeu érotique dont les attributs de race et de genre sont les cartes à jouer ».

De son côté, Marie NDiaye complexifie dans ses œuvres la représentation du féminin. Sarah-Anaïs Crevier Goulet montre que l’appartenance – ou le refus d’appartenance – de l’auteure à des catégories telles que « africaine » ou « francophone » a toujours fait débat dans la réception de l’œuvre de NDiaye, qui porte un regard distancié sur son origine africaine. L’article étudie l’évolution du positionnement de l’auteure, en prenant en compte des problématiques telles que la couleur de la peau et les racines extra-européennes des personnages. Par ailleurs, en s’intéressant de manière croisée à différents genres littéraires – une nouvelle (Les Sœurs), un conte (La Naufragée), ainsi que deux romans (La Sorcière ; Trois femmes puissantes) –, Sarah-Anaïs Crevier Goulet propose une analyse poétique des rapports de pouvoir instaurés par des personnages féminins incarnés par des sœurs, des sirènes ou des sorcières, qui permettent de reposer la question du genre, dans un contexte de décolonisation. Quelle(s) « puissance(s) » ces différentes figures féminines incarnent-elles ? Une puissance virile ? Surnaturelle et merveilleuse ? Créatrice ? Identitaire ? Dans l’entrelacs des textes de Marie NDiaye se dessine une nouvelle manière de penser et de représenter la force et la domination des personnages féminins, par le biais d’une puissance vulnérable, paradoxalement source d’agentivité.

Travaillant sur des sources cinématographiques, Mehdi Derfoufi se penche sur La Route des Indes et Zero Dark Thirty, deux films du cinéma ← 17 | 18 → hollywoodien réalisés respectivement par David Lean et Kathryn Bigelow à trente ans d’intervalle. Le premier, emblématique de la décennie 1980, le second, concluant la séquence post-11-Septembre, sont analysés sous l’angle des reconfigurations postcoloniales en prenant notamment appui sur les représentations de la femme blanche. L’article cherche à mettre en avant les « potentialités critiques de la masculinité hégémonique blanche dont les figures féminines sont porteuses », et montre comment les personnages féminins blancs contribuent à élaborer une poétique de l’altérité raciale. Mehdi Derfoufi fonde sa réflexion sur les évolutions de la poétique de la mélancolie entre ces deux films : dans La Route des Indes, la mélancolie s’ancre dans une nostalgie de l’empire, tandis que Zero Dark Thirty se base sur une mélancolie victimaire. Ainsi est mis en évidence le « renversement du sentiment d’oppression et une égalisation des souffrances » : « ces deux films travaillent à inscrire les Blancs dans le tragique et le malheur en rapprochant leur condition de celle des opprimés ».

La quatrième partie propose d’interroger le genre en contextes postcoloniaux par le prisme des singularités culturelles, afin d’envisager les modalités de décolonisation du genre. Corinne Fortier propose à cet égard de faire le point sur les origines culturelles et religieuses du voile en dressant un état des lieux à la fois historique et anthropologique. En se penchant non seulement sur l’usage polysémique du « voile » dans le Coran, mais aussi sur la notion centrale de arîm (l’interdit, le sacré), l’article met en cause certaines perspectives d’étude (notamment la dichotomie privé/public) au profit d’autres, plus pertinentes, comme les rapports de parenté. Les problématiques inhérentes à la question étudiée par C. Fortier mettent en évidence combien les représentations sont prises dans des rapports de genre complexes : l’homme, perçu comme un être désirant et pulsionnel, la femme, comme un être désirable et séducteur. Cependant, l’anthropologue montre que si le voile, protégeant la chevelure de la femme, est parfois interprété comme un acte de soumission passive à un ordre patriarcal archaïque, il peut également représenter dans certains contextes un acte de résistance actif à l’ordre colonial imposé et une nouvelle forme d’engagement pour une génération en recherche de justice sociale.

La production d’un savoir féministe décolonisé est au cœur des travaux d’Hélène Martin, de Patricia Roux ainsi que de Rada Ivekovic. Celle-ci envisage notamment les négociations entre genre, nation et migrations, et parie sur le pouvoir politique du genre : dans quelle mesure les migrants, de la même manière que les femmes ou certains groupes exclus, sont-ils aujourd’hui « l’extériorité constituante de la citoyenneté nationale qui, par cette exclusion qui est une exception faite norme, se construit en son identité comme une figure aussi paradoxale qu’inquiétante » ? En replaçant les migrations dans la perspective de l’histoire coloniale, Rada Ivekovic propose d’analyser tous les types de ← 18 | 19 → frontières comme des tentatives de « traductions » des représentations et des négociations de rapports sociaux.

Dans un même retour réflexif sur les fondements des rapports sociaux, Hélène Martin et Patricia Roux proposent de nouvelles bases à une réflexion passant par une épistémologie féministe matérialiste. Celle-ci consiste notamment à réfléchir sur les lieux et les conditions d’énonciation du savoir scientifique, afin de développer une approche non substantialiste de la catégorie « femmes ». Les deux chercheures avancent ainsi un déplacement nécessaire de l’objet de l’analyse féministe : il s’agit de passer de l’analyse des femmes à l’analyse des rapports de pouvoir multiples qui les produisent. Martin et Roux passent au crible la posture du chercheur sur le genre, suggérant que tout concept mobilisé doit essuyer l’analyse critique, afin d’éviter toute généralisation et de saisir, au contraire, l’hétérogénéité des constructions sociales de genre. C’est en conjuguant nécessairement deux approches – l’épistémologie féministe matérialiste et les critiques du féminisme postcolonial – qu’une compréhension du patriarcat peut être rendue possible. Toute la démonstration repose sur l’idée d’une distanciation critique des catégories préconçues et sur la reconnaissance scientifique de la pluralité des modèles de féminité, appuyée sur une prise en compte des rapports de genre, mais aussi des autres rapports de pouvoir comme la classe et la race.

Résumé des informations

Pages
326
Année
2017
ISBN (PDF)
9782807603264
ISBN (ePUB)
9782807603271
ISBN (MOBI)
9782807603288
ISBN (Broché)
9782807603257
DOI
10.3726/b11702
Langue
français
Date de parution
2017 (Septembre)
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2017. 321 p., 14 ill. n/b, 1 tabl.

Notes biographiques

Anne Castaing (Éditeur de volume) Élodie Gaden (Éditeur de volume)

Indianiste de formation, Anne Castaing est chargée de recherche au CNRS (UMR THALIM/CEIAS). Ses travaux portent sur les littératures de l’Inde dans le champ des Subaltern Studies, des études postcoloniales et des études de genre. Élodie Gaden est agrégée de lettres modernes et docteure ès lettres. Ses recherches portent sur la littérature francophone du monde arabe, les orientalismes littéraires dans une perspective postcoloniale et genrée, ainsi que sur l’histoire littéraire et les enjeux de « revie » des œuvres

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Titre: Écrire et penser le genre en contextes postcoloniaux
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