Chargement...

Célébrer Salazar en France (1930–1974)

Du philosalazarisme au salazarisme français

de Olivier Dard (Éditeur de volume) Ana Sardinha-Desvignes (Éditeur de volume)
©2018 Collections 334 Pages
Série: Convergences, Volume 90

Résumé

« Célébrer Salazar ». La formule peut étonner mais c’est bien l’idée d’une forme de laudatio rendue des années 1930 aux années 1960 au dirigeant de l’Estado Novo portugais (1889–1970) par une partie des élites françaises que cet ouvrage entend mettre en lumière. La recherche s’appuie ainsi sur le dépouillement des archives de Salazar mais aussi sur les papiers du critique et écrivain António Ferro, l’homme qui fut aux origines de la création de cette image de Salazar en France. Du côté français, ont été mobilisés des dizaines de livres, des centaines d’articles publiés dans les quotidiens et les revues, quatre décennies durant. La plupart de leurs auteurs décrivent avantageusement le régime portugais et son dirigeant qu’une partie de privilégiés parmi eux a réussi à rencontrer pour en dresser un portrait qui va parfois jusqu'au panégyrique. Car le regard positif porté sur Salazar, principalement dans les milieux de droite conservatrice et radicale français, exprime un soutien à l’homme et aux principes qu’il incarne. Le philosalazarisme tient ainsi une place notable dans l’histoire politique et intellectuelle française contemporaine. Son étude enrichit l’histoire des réceptions et des transferts à travers celles des circulations et des réseaux à l’œuvre entre les bords du Tage et de la Seine, notamment après 1945 où il faut compter avec les exilés français installés à Lisbonne. Mais cette histoire n’est pas linéaire. L’entre-deux-guerres campe Salazar en Cincinnatus européen, héritier d’Henri le Navigateur. Au tournant des années 1950, c’est un Salazar humanisé que propose la journaliste Christine Garnier dans Vacances avec Salazar. Enfin, les quinze dernières consacrent le « Sage de l’Occident » que ses thuriféraires opposent aux modèles soviétique, cubain ou chinois et bien sûr à une Cinquième République gaullienne dont la politique algérienne est mise en regard des efforts de Salazar pour conserver l’empire portugais.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • Première partie : Le dictateur et sa geste des années 1930 à 1945
  • Chapitre premier: Aux origines était António Ferro…
  • A. António Ferro : modernisme et journalisme
  • B. António Ferro : journalisme et évolution politique
  • C. António Ferro et la Politique de l’Esprit
  • II. Genèse d’un texte : 1932, António Ferro et les interviews de Salazar
  • III. Salazar, o homem e a sua obra : le livre portugais de 1933
  • IV. L’édition Française de Salazar. Le Portugal et son chef
  • A. La préface de Paul Valéry : « Note sur l’idée de la dictature »
  • B. La préface de Salazar
  • C. Les entretiens avec Salazar ou de l’art de la mise en scène
  • D. L’Epilogue : Salazar ou le nouvel Henri le Navigateur
  • E. En marge du texte : les choix éditoriaux de la version française
  • V. Réception de Salazar. Le Portugal et son Chef en France
  • VI. Salazar dans la Revue des Deux Mondes : une réception légitimatrice importée au Portugal
  • VII. Salazar et António Ferro dans l’Encyclopédie Française
  • Chapitre deux: Ouvrages et thèmes fondateurs du salazarisme français
  • I. « Le Portugal renaît »
  • II. Le chef « providentiel » attendu par « le peuple qui le méritait »
  • III. « Salazar ou la dictature de l’intelligence »
  • IV. Salazar ou la « dictature tempérée » au service de la modernisation
  • V. « L’énigme de l’impénétrable silence de Salazar » sous le regard de son premier biographe français
  • VI. Le corporatisme en partage
  • Chapitre trois: Écrivains, journalistes et voyageurs au pays de Salazar : 1930-1945
  • I. Livres et écrivains voyageurs dans les années 1930
  • A. Gabrielle Réval et L’enchantement du Portugal (1934) : un texte fondateur ?
  • B. Maurice Martin du Gard : Lettres Portugaises (1934) et Un Français en Europe, 1935
  • C. André Villeboeuf et le « village le plus portugais du Portugal » : Le Coq d’argent (1939)
  • D. Portugal (1938) : Gonzague de Reynold, l’ami suisse de Salazar
  • II. Loisir et propagande : intellectuels et écrivains français au Portugal en 1935
  • III. Le Petit Journal (1937-1942) : un bastion du salazarisme en France
  • IV. Les années 1940 et le Portugal de Salazar en France : regards croisés
  • A. Salazar dans la presse de la droite conservatrice et radicale
  • B. Les récits de voyages au Portugal en temps de guerre : A. Serstevens et Christian de Caters
  • Intermède Vacances avec Salazar (1952) de Christine Garnier, ou le salazarisme côté coeur
  • I. Christine Garnier ou l’art de la séduction
  • II. Le livre en soi : Salazar pour les intimes
  • III. La réception de Vacances avec Salazar en France et au Portugal
  • IV. António Ferro face à Vacances avec Salazar : l’adhésion gênée
  • Seconde partie Le « sage » au service de la défense de l’occident
  • Chapitre premier: Le traducteur, le héros de la Résistance et le porte-parole
  • I. Jean Haupt, traducteur officiel de Salazar et interprète officieux du salazarisme
  • II. Héros de la Résistance et médiateur militant : Gilbert Renault dit Rémy
  • III. Le porte-parole : Jacques Ploncard d’Assac
  • Chapitre second: Le salazarisme des maurrassiens
  • I. Xavier Vallat et Aspects de la France
  • II. Henri Massis ou la poursuite d’un « face à face »
  • III. Un maurrassien des marges : Paul Sérant
  • IV. Pierre Debray et L’Ordre français
  • V. « Les Amitiés françaises » et leurs voyages
  • Chapitre trois: La « Voix de l’Occident »
  • I. Origines et maturation du projet d’Alger à Goa
  • II. Une entreprise ambitieuse et ses limites
  • Chapitre quatre: Les derniers feux
  • I. Les derniers grands entretiens de Salazar dans la presse française
  • A. Saint-Paulien et Les Écrits de Paris
  • B. Le général de Bénouville et Jours de France
  • C. Le rendez-vous manqué avec Planète
  • II. La biographie-testament de Ploncard d’Assac
  • III. Découvertes. La Revue française de Lisbonne
  • A. Découvertes : Une expérience originale dans le paysage éditorial et politique portugais
  • B. Défendre Salazar et l’Empire colonial portugais
  • C. Servir la cause du néo-fascisme international
  • Chapitre cinq: Un salazarisme sans Salazar ?
  • I. « Un grand occidental est mort »
  • II. Esprit ou la mise en place d’un contre-modèle antisalazariste
  • III. Célébrer Caetano après Salazar : le passage du flambeau et ses limites
  • A. « Conduire le Portugal « jusqu’au bout de sa mission »
  • B. La « Révolution des œillets » ou le procès d’un Caetano fossoyeur
  • Conclusion
  • Sources
  • Bibliographie
  • Index
  • Titres de la collection

← 10 | 11 →

Introduction

On sait toute l’importance dans la France du XXe siècle de la construction et de la diffusion des modèles étrangers. À gauche, par les études sur les différentes versions du communisme (de l’URSS à la Chine en passant par Cuba) ou du socialisme (du modèle suédois aux interprétations autogestionnaires du modèle yougoslave titiste). Au sein des droites radicales, la question du « fascisme français » domine les esprits depuis trois décennies, opposant les tenants des thèses du politiste Zeev Sternhell, soutenues par des historiens et politistes anglo-saxons appuyés et relayés par des universitaires français1 à ce qu’il est convenu d’appeler « l’école de Sciences-Po »2. Dominée par des controverses centrées sur la question des critères de définition du fascisme et de « l’allergie » de la France des années 1930 au fascisme, cette opposition, souvent répétitive et stérile, n’a pas débouché sur des études de fond concernant ses circulations, les réseaux et les transferts qui auraient permis de questionner autrement cet objet fuyant qu’est le fascisme français.

La polarisation sur ce dernier a eu une autre conséquence, celle de négliger presque complètement l’importance d’une figure et d’un régime, Salazar et l’Estado novo3. Ceux-ci jouent pourtant un rôle important et durable au sein de larges secteurs de l’opinion publique française et notamment des droites radicales hexagonales si l’on songe à l’écho du salazarisme dans les sphères maurrassiennes et catholiques, traditionnelles comme traditionalistes4. C’est à cette carence qu’entend répondre cet ouvrage qui s’inscrit dans une ← 11 | 12 → historiographie en plein développement sur les voyages politiques dans les dictatures de l’entre-deux-guerres et qui met à jour un corpus de sources imprimées et d’archives éclaté, largement inédit et sous-exploité.

Depuis les premières études conduites sur l’URSS par Sophie Coeuré et Rachel Mazuy5 l’historiographie s’est progressivement enrichie sur les voyageurs dans les régimes totalitaires à travers des travaux sur l’Italie fasciste6 et sur l’Allemagne nazie7. D’autres recherches sont en cours sur l’Espagne franquiste et une journée d’études, réunissant différentes générations de chercheurs, a été organisée à Paris au printemps 20178. Le Portugal salazariste était le parent très pauvre de ce renouveau alors qu’il fut une destination très prisée de nombreux voyageurs français durant l’entre-deux-guerres. Ecrivaines ou écrivains, journalistes ou patrons furent nombreux à se rendre sur les bords du Tage durant l’entre-deux-guerres dans le cadre de voyages individuels mais aussi collectifs. Le résultat de ces différents périples se traduit par la publication de récits parus dans les grands quotidiens et hebdomadaires du temps ou sous formes de livres. Lus et analysés en série, ils proposent un tableau suggestif d’une réalité portugaise souvent décrite en termes laudatifs et convergents. Ce sont ces similitudes qui font évidemment question. Elles prennent encore plus de sens à la lumière des archives consultées. La confrontation a en effet permis de mettre en évidence l’importance du rôle des services de propagande du régime salazariste qui, comme dans d’autres régimes, voient dans les voyageurs des vecteurs importants pour construire à l’étranger une image favorable de l’Estado novo. Les invitations sont donc ciblées, les trajets bien étudiés et les moyens déployés importants pour gagner la sympathie des étrangers, tout en montrant aux Portugais, y compris à travers le recours au cinéma utilisé comme film d’actualités, la satisfaction que sont réputés éprouver les invités du Portugal. Au cœur de ← 12 | 13 → cette propagande, on trouve deux décennies durant un homme, António Ferro, figure de l’avant-garde gagnée au nationalisme et au salazarisme après le premier conflit mondial. Ses contacts tissés depuis les années 1920 dans les milieux intellectuels et journalistiques français, et dont la consultation de la correspondance montre l’infinie diversité, ont permis d’œuvrer pour la cause de l’Estado novo. Mais si Ferro, comme le montrera abondamment ce volume, est l’interlocuteur privilégié des voyageuses (à commencer par la première d’entre elles, la romancière Gabrielle Réval) comme des voyageurs français, il est aussi celui par qui la figure de Salazar s’est imposée dans la France des années 1930, contribuant ainsi à donner tout son rayonnement à l’Estado novo qu’il personnifie pendant quatre décennies.

Salazar, sa réception et, pour certains sa célébration en France, sont en effet au cœur de cet ouvrage. Si les travaux sur Adolf Hitler9, Mussolini10 ou Staline11, sans oublier le cas du Maréchal Pétain12, ont pu montrer toute l’importance de leur image et de sa construction, il n’en allait pas de même concernant Salazar si on excepte les études consacrées à la « visite » qui pouvait lui être rendue13. Cette carence était doublement regrettable. D’abord parce qu’en France, des années 1930 aux années 1960, Salazar a suscité une littérature abondante qui traduit un intérêt qui ne s’est pas démenti même si l’après second conflit mondial s’est accompagné d’un silence considérable jusqu’à la parution en 1952 de l’ouvrage de la journaliste Christine Garnier, Vacances avec Salazar ; silence qu’elle brise avec fracas en contribuant à susciter un regain d’intérêt pour le dirigeant portugais qui, après la seconde moitié des années 1930, connaît son second temps fort au tournant des ← 13 | 14 → années 1960. Le fait mérite d’être souligné et peut être largement documenté grâce à la correspondance de Salazar consultable à l’Arquivo Oliveira Salazar conservé à Lisbonne à l’Arquivo Nacional da Torre do Tombo. Son inventaire et son dépouillement montrent que ce sont par dizaines que des personnalités françaises ont écrit à Salazar et l’ont rencontré. Le cas n’est évidemment pas unique et l’Archivio Centrale à Rome a conservé la liste des visiteurs reçus par le Duce. Le cas du dirigeant portugais est cependant différent. D’abord, parce qu’ils sont moins nombreux. Ensuite, parce que ces correspondants et visiteurs français n’ont pas tous le même statut : une toute petite minorité, parmi laquelle on compte Jean Haupt, le traducteur de Salazar, le colonel Rémy, une icône de la France libre qui pendant plusieurs années partage sa vie entre Estoril et Paris ou encore Jacques Ploncard d’Assac, le journaliste vichyssois réfugié à Lisbonne après la guerre, peuvent être considérés comme des salazaristes convaincus et militants, soucieux d’œuvrer au rayonnement du « Président » en France depuis le Portugal. On peut leur ajouter leurs relais français, à commencer par Henri Massis, figure majeure du maurrassisme. L’abondante correspondance que tous entretiennent avec le dictateur portugais est de première importance car elle montre que, comme durant les années 1930, le souci de propagande est omniprésent même si António Ferro n’en a plus la charge. Mais à la différence de l’entre-deux-guerres, ces correspondants de Salazar sont tout à fait conscients de leur démarche de propagandistes et assument parfaitement la défense d’un homme et d’un régime dans lequel ils se reconnaissent. Gaullistes (à Rémy on peut ajouter Guillain de Bénouville) ou défenseurs du Maréchal Pétain, ces convaincus du premier cercle sont marqués par l’Action française. Leur salazarisme n’est donc pas un simple vernis mais renvoie d’abord à des affinités idéologiques et à une admiration pour une expérience qui aurait, selon une célèbre dédicace d’ouvrage de Maurras à Salazar, « rendu à l’autorité le plus beau des visages »14.

Le salazarisme français ne correspond pas seulement à un regard teinté d’une nostalgie sur ce qu’aurait pu être un régime traditionaliste en France sans la guerre et l’occupation. Il signifie aussi un engagement et une mobilisation de ses partisans pour faire face aux enjeux marquants d’alors : guerre froide et décolonisation. Salazar et son régime, réputés incarner la sagesse et la défense de l’Occident, sont considérés comme un rempart à défendre et une source d’inspiration à diffuser le plus largement possible. Ainsi, écrire l’histoire du salazarisme de ces Français ne relève pas seulement de l’histoire des idées politiques. Il est fondamental de s’interroger sur ce « philo-salazarisme » partagé et de se demander s’il peut être assimilé à un ← 14 | 15 → salazarisme français. Il faut mettre en valeur la facture de celui-ci par rapport au modèle original et mesurer à quel point il peut être compris comme un transfert politique et culturel. Un transfert d’autant plus intéressant à questionner que les thuriféraires français les plus militants du salazarisme vivent alors dans la capitale portugaise ou dans ses environs.

Mais cette approche par les discours, quel qu’en soit l’intérêt, peut être dépassée. En effet, la confrontation des sources imprimées aux archives donne à voir beaucoup plus finement selon quelle chronologie, sur quels registres et fondements et par quels supports et vecteurs ce salazarisme des Français circule entre le Tage et la Seine ; mais aussi dans l’autre sens car des écrivains, des journalistes ou des responsables d’associations utilisent l’accès à Salazar, proposé notamment par Rémy ou Ploncard d’Assac, pour rencontrer le dirigeant portugais, l’interroger et diffuser son image et ce qu’ils considèrent comme son enseignement. Outre que cette documentation nous apprend beaucoup sur les épistoliers et les visiteurs réguliers du Doutor, elle nous renseigne également sur ce dernier et son mode de gouvernement. Ainsi, la disponibilité des Français ne vaut rien sans l’accord des services du régime et surtout de Salazar lui-même qui peut accepter ou, sans refuser, rester silencieux devant les requêtes qui lui sont adressées, ce qui revient au même. La méfiance bien connue de Salazar trouve ici sa traduction de même que l’on mesure à quel point c’est lui qui donne le tempo. Et ce, que l’on se situe dans les années 1930 avec la publication du célèbre livre de Ferro, Le Portugal et son chef 15, ou des discours de Salazar préfacés par Maurice Maeterlinck et introduits par le dirigeant portugais lui-même16 ; ou encore dans le cadre de cet ouvrage, faussement léger, qu’est Vacances avec Salazar17 ; ou enfin lorsqu’il ne s’agit pas seulement de célébrer Salazar et son œuvre mais de prendre position lorsque le Portugal fait l’objet de campagnes internationales – crise de Goa, détournement du Santa Maria – relayées en France par les exilés portugais assimilant l’Estado novo au fascisme. Les salazaristes français, qui vivent alors à l’heure de la guerre d’Algérie, ne défendent pas seulement le Portugal pour lui-même mais l’inscrivent dans une géopolitique et un argumentaire plus large visant à dénoncer une subversion à fondement communiste qui menacerait un Occident trop passif et décadent.

Célébrer Salazar apparaît donc comme une constante des années 1930 aux années 1960. On se gardera cependant de considérer cette séquence comme ← 15 | 16 → temporellement homogène : d’où notre choix d’une scansion chronologique centrée sur deux temps forts, séparés par un intermède. Les années 1930-1945 dessinent un regard sur Salazar fondé sur le dictateur et sa geste. Si en cette matière l’influence d’António Ferro fut fondatrice et déterminante, ces années-là furent aussi celles des ouvrages fondateurs du salazarisme français et de la vogue touristico-culturelle qui incita nombre de grandes plumes à se rendre au Portugal et accompagna le rayonnement de Salazar en France. Un Salazar qui est réputé bien différent des autres dictateurs contemporains. La séquence qui s’ouvre dans la seconde moitié des années 1950 touche un nombre beaucoup plus réduit d’acteurs et met en scène un Salazar d’une autre facture. Pour ses admirateurs, il est à présent le « Sage » et le défenseur de l’Occident dont cependant ils craignent que la postérité ne soit pas assurée : sans lui, le salazarisme peut-il avoir un avenir et un sens ? Si Marcello Caetano est accepté, la « Révolution des œillets » douche les espérances et sonne la fin d’une histoire qui aura duré près d’un demi-siècle. Entre les deux temps forts, il s’écoule une dizaine d’années marquées par un titre, déjà évoqué, Vacances avec Salazar. S’il peut être vu comme un intermède, ce titre, dont la sortie est un événement médiatique, marque aussi une transition entre deux phases importantes de discours sur Salazar. Un Salazar que Christine Garnier fait évoluer : elle permet à l’homme mûr d’éclipser le dirigeant des années 1930 et, en même temps, elle annonce le « Sage » et l’« Oracle » tant vantés dans la littérature philo-salazariste des années 1960.


1 On se contentera de citer ici Michel DOBRY (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel, 2003.

2 Comme précédemment, on se contentera d’un titre : Serge BERSTEIN et Michel WINOCK (dir.), Fascisme français ? La controverse, introduction de Jean-Noël Jeanneney, Paris, CNRS Éditions, 2014.

3 On dispose cependant d’utiles mises au point en français sur la relation entre le salazarisme et le fascisme : Yves LÉONARD, Salazarisme & Fascisme, préface de Mario Soares, Paris, Chandeigne, 1996. António COSTA PINTO, « Le salazarisme et le fascisme européen », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 62, avril-juin 1999, p. 15-25.

4 Emmanuel HURAULT, « La perception en France de l’Estado Novo de Salazar », Latitudes n° 4, décembre 1998 et « Le modèle portugais », in Marc Olivier BARUCH et Vincent DUCLERT (dir.), Serviteurs de l’État, Une histoire politique de l’administration française 1875-1945, La Découverte, 2000, p. 439-447. Voir aussi Frederic Rozeira de MARIZ, « Le Portugal de Salazar et la droite extrême Française », 1928-1945, in French Politics, Culture & Society, Vol. 23, No. 2 (Summer 2005), Berghahn Books, p. 28-42.

5 Sophie COEURÉ, La grande lueur à l’Est. Les Français et l’Union soviétique 1917-1939, Paris, Seuil, 1999. Rachem MAZUY, Croire plutôt que voir ? Voyages en Russie soviétique (1919-1930), Paris, Odile Jacob, 2002.

6 Christophe POUPAULT, À l’ombre des faisceaux. Les voyages français dans l’Italie des chemises noires (1922-1943), Rome, École française de Rome, 2014.

7 Frédéric SALLÉE, Sur les chemins de terre brune. Voyages dans l’Allemagne nazie 1933-1939, Paris, Fayard, 2017.

8 « Voyager dans les États autoritaires et totalitaires de l’Europe de l’entre-deux-guerres : confrontations aux régimes, perceptions des idéologies et comparaisons ». La journée d’études a été organisée le 21 avril 2017 à la Maison de la recherche (université Paris-Sorbonne) par le LABEX EHNE en partenariat avec l’université Savoie Mont-Blanc. Les actes doivent paraître à l’automne 2017 (éditions de l’Université Savoie Mont-Blanc) sous la codirection d’Olivier Dard, d’Emmanuel Mattiato, de Christophe Poupault et de Frédéric Sallée. Voir aussi Martyn CORNICK, Martin HURCOMBE et Angela KERSHAW, French Political Travel Writing in the Interwar Years: Radical Departures, Abington-on-Thames, Routledge, 2017.

9 Ian KERSHAW, Le mythe Hitler, Paris, Flammarion, 2006. Voir aussi Dominique PINSOLLE, « Interroger le Führer : les pratiques journalistiques à travers les interviews d’Hitler dans la presse française (1933-1938) » in Michel GRUNEWALD, Olivier DARD, Uwe PUSCHNER (dir.) Confrontations au national socialisme en Europe francophone et germanophone/Auseinandersetzungen mit dem Nationalsozialismus im deutsch-und französisprachigen Europa (1910-1949), vol. 1. Introduction générale, savoirs et opinions publiques, Band 1. Allgemeine historische und methodische Grundlagen, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2017, p. 229-243.

10 Voir en particulier la première partie « Mussolini imaginaire » de Didier MUSIEDLAK, Mussolini, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.

11 La force de son image en France et de la dévotion qu’il a inspirée en France se mesurent notamment à la lecture de Jean-Marie GOULEMOT, Le clairon de Staline, de quelques aventures du Parti communiste français, Paris, Le Sycomore, 1981.

12 Voir en particulier Michèle COINTET, Pétain et les Français 1940-1951, Paris, Perrin, 2002 et Rémi DALISSON, Les fêtes du Maréchal. Propagande et imaginaire dans la France de Vichy, Paris, Tallandier, 2007.

13 Yves LÉONARD, « La visite au “grand homme” Salazar », in Anne DULPHY, Yves LÉONARD, Marie-Anne MATARD-BONUCCI (dir.), Intellectuels, artistes et militants. Le voyage comme expérience de l’étranger, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2010, p. 65-76.

14 Olivier DARD, Charles Maurras. Le maître et l’action, Paris, Armand Colin, 2013, p. 238. Il s’agit de la Balance intérieure, volume de poésie apporté par Massis en 1952.

15 António FERRO, Salazar. Le Portugal et son chef, traduction de Fernanda de Castro, précédé d’une note sur l’idée de dictature par Paul Valéry, Paris, Éditions Bernard Grasset, 1934.

16 António de Oliveira SALAZAR, Une révolution dans la paix, préface de Maurice Maeterlinck, traduction de Fernanda de Castro, Flammarion, 1937.

17 Christine GARNIER, Vacances Avec Salazar, Paris, Éditions Bernard Grasset, 1952.

← 16 | 17 →

PREMIÈRE PARTIE

LE DICTATEUR ET SA GESTE DES ANNÉES 1930 À 1945

Si les premiers pas de Salazar dans l’histoire du Portugal se situent en 1926 et surtout en 1928, lorsqu’il occupe à partir de cette date et très durablement le ministère des Finances, avant de le cumuler à partir de 1930 avec les fonctions de président du Conseil, l’écho de son action ne parvient en France qu’au milieu des années 1930, principalement à partir de 1934, à l’heure où le pays connaît des convulsions sérieuses dont l’émeute du 6 février 1934 est sans doute un des éléments les plus marquants. La France dans laquelle s’opère la réception de Salazar est une France touchée par une crise polymorphe. Économique tout d’abord, même si la crise mondiale a touché la France plus tardivement (septembre 1931) que les principaux pays européens et de façon par ailleurs moins dramatique si l’on se réfère par exemple aux chiffres du chômage, largement inférieurs à ceux de la Grande-Bretagne ou de l’Allemagne. Mais la crise française n’est pas qu’économique et sociale. Elle met en jeu effet l’aptitude des institutions républicaines à répondre aux enjeux de l’heure. Ainsi, pour des franges de plus en plus larges de l’opinion, le régime parlementaire, sorti pourtant conforté des élections législatives de 1932 remportées par les gauches radicale et socialiste, paraît de moins en moins adapté. L’heure est donc à la réforme de l’État et au foisonnement de projets où se combinent, hors ou à l’intérieur du cadre républicain, une volonté de renforcement du pouvoir exécutif doublée d’une volonté d’élargissement de la notion de représentation qui ne serait plus limitée à la sphère politique mais prendrait en compte l’économique et le social. Le temps est aussi à la promotion d’un nouveau mode d’organisation des relations économiques et sociales, dominé par la référence au corporatisme. La France et les Français sont donc en quête de solutions et d’issues pour sortir le pays de la crise et les regards portés vers l’étranger jouent en l’espèce un rôle essentiel. Si du côté des démocraties, les expériences britanniques et surtout américaine (New Deal) suscitent de l’intérêt (en attendant la Suède, référence en vue de la seconde moitié des années 193018), il en va de même ← 17 | 18 → pour ce qui concerne les dictatures. Ainsi, depuis les années 1920, les régimes fasciste19 et soviétique20 ont généré voyages et études mais cet éventail se renouvelle avec l’avènement du nazisme en Allemagne21 ou le gouvernement de Dolfuss en Autriche. L’heure est à l’examen des « expériences », terme très usité à cette époque et qui est aussi beaucoup employé pour parler du Portugal salazariste. Salazar et son régime ne sauraient donc être considérés comme un isolat à l’échelle de la France de l’entre-deux-guerres mais comme un élément important du véritable bouillonnement qui s’observe à cette époque dans un pays où foisonnent des relèves multiples en quête de solutions22.

Les années 1930 sont donc un premier temps fort de la construction d’une image positive de Salazar. Si les articles de presse et de revues se succèdent pour traiter du dirigeant portugais, il faut donner toute leur place à une série d’ouvrages le concernant, ouvrages différents de par leurs auteurs, leurs contenus et les types de publics visés mais dont la succession entre 1934 et 1939 livre une vision instructive de la construction qui s’opère alors de la figure de Salazar ; une construction qui lui confère une singularité ainsi qu’à son régime par rapport aux autres régimes dictatoriaux sur lesquels, de l’Italie fasciste à l’Allemagne nazie en passant par l’URSS stalinienne, les ouvrages sont également foisonnants.

Résumé des informations

Pages
334
Année
2018
ISBN (PDF)
9782807603882
ISBN (ePUB)
9782807603899
ISBN (MOBI)
9782807603905
ISBN (Relié)
9782807603875
DOI
10.3726/b12903
Langue
français
Date de parution
2017 (Décembre)
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2018. 326 p.

Notes biographiques

Olivier Dard (Éditeur de volume) Ana Sardinha-Desvignes (Éditeur de volume)

Olivier Dard est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Paris-Sorbonne. Spécialiste d’histoire politique et notamment des droites radicales, il a notamment publié une biographie de Charles Maurras (2013) et dirigé différents collectifs sur les droites radicales parus chez Peter Lang. Ana Isabel Sardinha-Desvignes est maître de conférences à l’université de la Sorbonne Nouvelle. Spécialiste d’histoire de la culture et des mentalités et en particulier des droites portugaises dans la première moitié du XXe siècle, elle a publié António Sardinha (1897–1925). Um intelectual no século (2006).

Précédent

Titre: Célébrer Salazar en France (1930–1974)
book preview page numper 1
book preview page numper 2
book preview page numper 3
book preview page numper 4
book preview page numper 5
book preview page numper 6
book preview page numper 7
book preview page numper 8
book preview page numper 9
book preview page numper 10
book preview page numper 11
book preview page numper 12
book preview page numper 13
book preview page numper 14
book preview page numper 15
book preview page numper 16
book preview page numper 17
book preview page numper 18
book preview page numper 19
book preview page numper 20
book preview page numper 21
book preview page numper 22
book preview page numper 23
book preview page numper 24
book preview page numper 25
book preview page numper 26
book preview page numper 27
book preview page numper 28
book preview page numper 29
book preview page numper 30
book preview page numper 31
book preview page numper 32
book preview page numper 33
book preview page numper 34
book preview page numper 35
book preview page numper 36
book preview page numper 37
book preview page numper 38
book preview page numper 39
book preview page numper 40
336 pages