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Jean El-Mouhoub Amrouche – Pour une théorie de la décolonisation

Etudes sur l’image de soi

de Aziza Yakoubi Lounis (Auteur)
©2014 Thèses 258 Pages

Résumé

Cette étude s’appuie sur une série d’articles politiques réédités par Tassadit Yacine dans: Jean El-Mouhoub Amrouche, Un Algérien s’adresse aux Français ou l’histoire d’Algérie par les textes (1943–1961), et sur l’unique essai de Jean Amrouche: L’éternel Jugurtha. Ces textes sont contextualisés, analysés et confrontés à des positions d’intellectuels tel que Albert Camus, à des écrits critiques d’écrivains, tels que Antonio Gramsci, Frantz Fanon, Albert Memmi, Aimé Césaire et Edward Saïd et à ceux de la génération de «pieds noirs» d’Algérie (Jacques Derrida). L’œuvre de Jean El-Mouhoub Amrouche a non seulement mobilisé la résistance active contre le colonialisme mais elle a aussi contribué au processus de la décolonisation. Cet intellectuel «inconnu» qui était d’abord et avant tout un homme de lettres et de savoir, basculera dans la politique et servira de médiateur (de pont vivant) entre les deux communautés qui lui sont chères (l’Algérie et la France) ; malgré son impuissance à concilier ses deux notions contradictoires de l’identité – se qualifiant de monstre et d’hybride culturel – il oeuvrera pour le mouvement de libération et se fera le porte-parole de tous les colonisés dans le monde entier jusqu’à la fin de sa vie.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Langues – littératures – cultures Études romanes comparées
  • Remerciements
  • Table des Matières
  • 1. Plan et objectif du travail de recherche
  • 1.1 Corpus et problématique
  • 1.2 Champ discursif et contexte de production
  • 1.3 La méthode de travail
  • 1.4 Hypothèses
  • 1.5 Les grands chapitres de la thèse
  • 2. L’histoire de la colonisation
  • 2.1 Les relations entre l’Algérie et la France 1830–1962
  • 2.2 Définition de la colonisation et ses diverses formes
  • 2.3 Fonctionnement et processus de la colonisation
  • 2.4 L’âge missionnaire du christianisme
  • 2.5 Le mythe kabyle dans la conquête française
  • 3. Affirmation et engagement politique de Jean Mouhoub Amrouche
  • 3.1 Aperçu sur la vie de Jean Mouhoub Amrouche, et de l’importance de la muse matriarcale
  • 3.2 La littérature des Amrouche est une littérature d’exil
  • 3.3 L’importance de l’ancêtre “Jugurtha” chez Amrouche et chez les Berbères
  • 3.4 Les différentes étapes de l’engagement chez Jean Amrouche
  • 3.5 Les thèmes majeurs de la réflexion de Jean Amrouche
  • 3.5.1 Le ‘génie’ africain : « L’éternel Jugurtha » de Jean Amrouche
  • 3.5.2 L’Occident et l’Afrique : La France mythique et la France réelle chez Amrouche
  • 3.5.3 Amrouche a pensé la question coloniale de manière universelle
  • 3.5.4 L’aliénation et l’acculturation : états d’âme du colonisé
  • 3.5.5 Le catalyseur et passeur de rives : « l’Arche qui fait communiquer deux mondes »
  • 4. L’intellectuel et la colonisation : positions et fonctions
  • 4.1 La colonisation d’après les penseurs des Lumières
  • 4.2 La colonisation comme synonyme de l’impérialisme
  • 4.3 Le marxisme et le léninisme
  • 4.4 La colonisation perçue et vécue par le colonisé : Jean Mouhoub Amrouche, Frantz Fanon et Aimé Césaire
  • 4.5 L’intellectuel et l’engagement
  • 4.6 L’acculturation intellectuelle
  • 5. Réflexions sur l’image de soi et portraits du colonisé
  • 5.1 L’ambiguïté de la politique coloniale
  • 5.1.1 La politique coloniale «raciste» en Algérie
  • 5.1.2 Aliénation idéologique et culturelle
  • 6. Les apories de l’appartenance à la France
  • 6.1 Jean Mouhoub Amrouche et Albert Camus : deux figures différentes d’un même combat
  • 6.1.1 « Appel pour une trêve civile »
  • 6.1.2 « Sauver les corps »
  • 6.2 Le général Charles De Gaulle face à la situation algérienne
  • 6.3 Qui est ce pied-noir ?
  • 6.3.1 Émile Tersen, Germaine Tillion, Pierre Nora, Jacques Derrida et la question algérienne
  • 7. La prise de conscience de soi et de l’autre comme moyen de la désaliénation
  • 7.1 ‘Savoir’, ‘Pouvoir’ et Désaliénation
  • 7.2 Retour vers ses origines et racines culturelles
  • 7.3 Le rôle de l’intellectuel dans la relecture de l’histoire
  • Conclusions
  • Bibliographie

1.  Plan et objectif du travail de recherche

1.1  Corpus et problématique

Le présent travail développe le thème de la décolonisation vu spécifiquement par Jean Amrouche. Notre dissertation porte sur le devenir des indigènes assimilés ou soumis et exclus des bienfaits de la civilisation française. L’un des points forts du discours accompagnant la conquête colonisatrice, s’accentue sur la mission civilisatrice de la France qui a libéré le peuple algérien de la tyrannie et de l’obscurantisme des Turcs. Ce champ intellectuel est traversé par un discours qui relègue les indigènes au rang de barbares réfractaires à toute idée de progrès. Il conforte les positions des colons les plus radicaux, qui refusent l’octroi de droits aux Indigènes. Il était implicitement demandé à l’indigène colonisé et évolué de redire sa leçon.

Amrouche avait une conscience aiguë du phénomène colonial qui dépassait le cadre étroit du Maghreb. Le colonisé est victime de la différence raciale et de l’inégalité des statuts, réalité vécue collectivement. Il va essayer dans un style exigeant de tenir un discours ferme contre le colonialisme, contre la ‘France d’Algérie’, et de décrire sa propre condition sociale, celle de colonisé à son époque1. Il en fait une théorie générale de la situation de l’Africain et de l’Afro-Américain et pose déjà un des fondements de sa thèse politique concernant la colonisation : un système qui est fondé sur la supériorité raciale, dont il dénonce les mécanismes et les modes de discrimination. Il contribue ainsi, par sa réflexion, à une théorie de la décolonisation.

Amrouche est parmi les premiers intellectuels autochtones ayant écrit en langue française et dans des pratiques discursives inédites, « on fait quelque ← 11 | 12 → bruit autour de la littérature nord-africaine – d’où l’on m’a exclu – nulle part je n’ai vu cité mon nom, ni celui de Marie-Louise. Pourquoi cacher que j’en ai souffert ? Blessure d’amour-propre seulement ? Non : cela me touche plus profondément. À qui demander de reconnaître mon ‘génie’ à des signes, dont presque tous sont cachés ? »2 Albert Memmi analyse ainsi cette position d’impossible reconnaissance : « On s’est étonné de l’âpreté des premiers écrivains colonisés. Oublient-ils qu’ils s’adressent au même public dont ils empruntent la langue ? Ce n’est pourtant ni inconscience, ni ingratitude, ni insolence. A ce public précisément, dès qu’ils osent parler, que vont-ils dire sinon leur malaise et leur révolte? Espérait-on des paroles de paix de celui qui souffre d’une longue discorde ? »3

Notre corpus est composé d’une série d’articles repris et établis par Tassadit Yacine dans Jean El-Mouhoub Amrouche, Un Algérien s’adresse aux Français ou l’histoire d’Algérie par les textes : 1943–19614. La personnalité de Jean El-Mouhoub Amrouche et son œuvre suscitent, jusqu’à nos jours, un intérêt considérable : hommages, colloques internationaux, expositions, manifestations littéraires lui sont régulièrement consacrés depuis la fin des années 70. Ses œuvres ont été ← 12 | 13 → rééditées maintes fois, « la figure de l’Absent, au départ imprécise et mystérieuse, s’impose peu à peu et resplendit dans sa pureté et sa grandeur. »5

Au début de cette année 2012, la population d’Ighil Ali à Bejaïa (Algérie), village natal du poète, s’est rassemblée pour empêcher la destruction de sa demeure natale, et a demandé à ce qu’elle soit classée patrimoine national. Le lundi 1er Avril 2012, une stèle6 a été érigée à l’effigie de Jean El-Mouhoub Amrouche sur la place des martyrs du village commémorant les cinquante ans de son décès, malgré l’opposition de certains pour qui sa position durant la révolution algérienne demeure « ambiguë »7. Ce que Beïda Chikhi nomme une « impasse institutionnelle et éditoriale » maintient Amrouche hors de l’enseignement et des évènements officiels, et l’empêche d’exister dans les deux pays. Pour sa part, Réjane Le Baut, constate que l’œuvre de Jean El-Mouhoub Amrouche, est non seulement écrite mais aussi orale8, car « il fut une voix et une date ». Elle dit encore de lui : « Cet auteur francophone et de haute culture est presque ignoré en France, sauf dans quelques milieux universitaires spécialistes du Maghreb, pour de multiples raisons, certaines d’ordre politique. Ses origines algériennes pour certains, sa foi chrétienne pour d’autres ; les séquelles de la guerre d’indépendance sont encore loin d’être réduites. »9 Jean Amouche demeure ainsi que le dit sa mère Fadhma Nath Mansour : « D aγrib di tmurt-is » : « un étranger dans son pays. »10 ← 13 | 14 →

Les écrits de Jean Amrouche retracent l’histoire de l’Algérie, des émeutes de Sétif, Kherrata, Guelma 1945 jusqu’à la veille de la fête de l’indépendance de l’Algérie en 1962, sous forme d’articles politiques réédités par Tassadit Yacine dans Jean El-Mouhoub Amrouche, Un Algérien s’adresse aux Français ou l’histoire d’Algérie par les textes (1943–1961). Dans son introduction, Tassadit Yacine-Titouh, explique comment Jean El-Mouhoub Amrouche quitte son statut de poète pour s’engager dans l’action politique, pour l’émancipation de son peuple : loin d’être « assimilé » ou « renégat », « Jean El-Mouhoub est un patriote et un savant algérien enraciné dans l’africanité la plus profonde, et ouvert sur l’universalité. »11

1.2  Champ discursif et contexte de production

Le discours colonial en Algérie est marqué par les schèmes sociaux et mentaux de l’Europe du 19e siècle. Un discours justifiant l’occupation française par le retard social et mental des indigènes, par la situation des Juifs naturalisés par le décret Crémieux, et celle des Berbères présentés comme une ethnie à part. Le décret Crémieux, paru le 24 octobre 1870, est une autre loi qui a créé une fracture douloureuse et irréductible entre les deux communautés : algérienne et française. Ce décret a créé surtout une fracture entre les Arabo-berbères, les musulmans et les Juifs algériens, qui sont aussi des autochtones. Un décret qui avait offert la citoyenneté française aux 37.000 Juifs d’Algérie ; tous les colons originaires d’Europe (Italie, Espagne, Malte) sont aussi francisés en bloc. Quant aux musulmans d’Algérie, ils sont ravalés au statut d’indigènes. Une partie de ces Juifs s’était établie en Afrique du Nord depuis la première diaspora au Ve siècle avant Jésus-Christ et était à l’origine d’une langue, aujourd’hui perdue, le judéo-berbère. Les autres étaient originaires d’Espagne d’où ils avaient été chassés en 1492, d’où leur appellation de juifs séfarades (d’après le nom de l’Espagne en langue hébraïque). La ‘francisation’ des uns et des autres avait débuté dès le lendemain de la prise d’Alger.12

Il est moins vrai que la mission civilisatrice ait été conçue pour établir l’égalité entre les cultures et entre les genres car la préoccupation principale du colonisateur était de dominer au plan politique. La population européenne était d’origine et de cultures diversifiées. On distingue les Français de France et les ‘pieds-noirs’ ou Français d’Algérie, puis les Espagnols, les Italiens, les Maltais, les Israélites ← 14 | 15 → algériens naturalisés français. La communauté européenne ‘moderne’ était principalement catholique et protestante et d’ordre politique hétérogène : conservateurs, socialistes, communistes, anarchistes, libéraux.

Le 19e siècle a été une époque d’industrialisation en Europe. Par conséquent, les Européens étaient à la recherche à la fois d’une source de matières premières, ainsi que, d’un marché pour commercialiser leurs produits manufacturés en Afrique. Cette motivation économique et la concurrence des nations européennes quant à l’expansion coloniale ont joué un grand rôle dans la colonisation de l’Afrique (1885–1910). Aucune grande nation ne voulait être sans colonies, la compétition a été particulièrement forte entre la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne qui étaient les États européens les plus puissants de la fin du 19e siècle. Les colonisateurs ont cru – pour certains – à leur mission : «éclairer» et «civiliser» les gens dans le reste du monde.

Ce sentiment de supériorité raciale, de ‘responsabilité’ ainsi que de nombreux stéréotypes concernant les peuples africains ont été utilisés pour justifier le colonialisme en Afrique. Les nations européennes étaient en mesure de faire de certaines régions d’Afrique leurs colonies de deux manières principales : certains dirigeants africains étaient prêts à signer des traités avec les Européens pour des raisons diverses, et ils ont vu un avantage à se gagner des alliés européens ; dans d’autres cas, ils n’avaient pas une compréhension claire des traités. La force militaire a été utilisée dans les cas où se manifestait une résistance à la domination coloniale.

La colonisation de l’Afrique a coïncidé avec l’expansion de l’activité missionnaire chrétienne en Afrique. Certaines parties de l’Afrique, telles que l’Ethiopie et l’Egypte, ont accueilli et adopté le christianisme en tant que religion. Cependant, les historiens ne sont pas tous d’accord sur la relation entre l’activité missionnaire chrétienne et le colonialisme. Les missionnaires qui ont soutenu le colonialisme européen ont estimé que celui-ci leur fournirait un environnement politique qui faciliterait l’activité missionnaire en Afrique. Ce soutien au colonialisme a joué un rôle important dans la légitimation de l’entreprise coloniale. L’examen du passé colonial de l’Algérie, l’exclusion du colonisé du progrès diachronique de l’histoire et la momification de son passé révèlent que la politique française d’assimilation n’a jamais eu l’intention d’assimiler la population autochtone, mais plutôt de confisquer les terres fertiles de l’Algérie au profit des colons français.

Ainsi, le Sénat de 1865 a soumis les Algériens colonisés à la législation française, mais leur a refusé les droits de la citoyenneté politique. En outre, le décret Crémeux, institué en 1870, a accordé la citoyenneté aux Juifs d’origine algérienne, créant ainsi un fossé entre les deux communautés autochtones. Enfin, l’écart ← 15 | 16 → significatif entre colonisé et colonisateur dans les domaines politique, social et économique a conduit l’Algérie française dans une impasse historique qui a abouti à la lutte nationaliste pour l’indépendance. Le 1er novembre 1954 a marqué son début. L’Histoire a établi le contexte du mouvement indépendantiste, et a retracé l’ascension et la chute des pieds-noirs et de la société coloniale française en Algérie (1830–1962).

Dans l’Algérie colonisée de 1920 à 1945, les relations politiques ont pris la forme d’une pyramide : avec une administration coloniale française au sommet et les trois tendances politiques opposées des colonisés, à la base : Les réformistes séculaires, les Jeunes Algériens ont épousé l’assimilation ; les réformateurs religieux, les Oulémas ont demandé un retour aux traditions islamiques ; les réformistes radicaux, le Parti du peuple algérien : PPA (qui avaient des liens avec le Parti communiste français) croyaient à l’indépendance, et non pas à l’assimilation, contrairement aux Jeunes Algériens, qui représentaient l’élite indigène acculturée.

Le conflit entourant l’assimilation est apparu aussi chez les Français, ainsi que chez les politiciens libéraux de la métropole, qui avaient entamé un dialogue politique avec l’élite colonisée qui avait accepté l’idéologie de l’assimilation. Quand aux colons, ils voulaient seulement maintenir leur position dominante, politique et économique, dans la colonie française.

On peut situer l’écrivain algérien au 20e siècle, à travers le développement des diverses écoles littéraires : d’abord, l’école Algérianiste des années 1920 qui défend la mission coloniale de la France, puis l’école d’Alger des années 1930 qui a tenu une position humaniste plus libérale. Le dernier groupe d’écrivains, qui comprenait Jules Roy, Emmanuel Roblès, Marcel Moussy, René-Jean Clot, et Albert Camus, a été critiqué pour avoir cherché refuge dans une utopie méditerranéenne, fuyant ainsi les questions coloniales de l’époque. Au début des années 1950, cependant, les écrivains algériens, arabes et berbères tels que Jean Amrouche, Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Assia Djebar ont exploré les complexités de la société algérienne coloniale.

C’est par l’intermédiaire de l’Ecole française13, qu’on assiste à l’émergence d’une minorité indigène plus ou moins ‘assimilée’, d’une élite nommée ‘«évoluée» qui a adhéré dans sa majorité à la ‘mission civilisatrice’ et aux principes républicains, et qui s’est identifiée par sa littérature aux auteurs français. La trajectoire de ces intellectuels, dont la littérature était essentiellement ethnographique, est ← 16 | 17 → difficile : ils se sont détachés de la masse tout en essayant de se rapprocher de la classe dominante, de la sphère du pouvoir à conquérir ; cette dernière demeure pourtant inaccessible et devient une source de contradiction et de malaise pour beaucoup d’entre eux, ainsi que l’analyse Tassadit Yacine dans son chapitre « Les intellectuels dominés ou l’inévitable ambigüité » dans son livre Chacal ou la ruse des dominés, aux origines du malaise culturel des intellectuels algériens14.

Des écrivains tels que Jean Amrouche, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun et bien d’autres ont joué un rôle important dans le rapprochement de la culture française et de la culture indigène, mais aussi dans la transmission de leur culture d’origine. Pour l’anthropologue Tassadit Yacine, ces auteurs s’inscrivent dans une même « lignée intellectuelle qui est déterminée par le champ culturel métropolitain, marquée par des solidarités intellectuelles et politiques », dont « les plus enracinés dans leur culture (Feraoun, Boulifa, Mammeri) ne ressentiront pas de grands déchirements comme cela a été le cas pour ceux qui sont allés loin dans l’acculturation (Malek Haddad, Jean Amrouche) ».

Il leur était difficile de trouver des modèles d’identification correspondant à leur situation de ‘biculturalité’15, ils sont tiraillés entre deux cultures, commençant à écrire sous la colonisation et s’interrogeant sur leurs difficultés sociales et culturelles. Selon Tassadit Yacine, les lettrés kabyles (les poètes, les troubadours, les marabouts) dont la langue et la culture n’étaient pas reconnues, étaient confrontés à une domination double : coloniale d’abord et nationale par la suite, qu’ils ont choisi de contourner et de détourner pour exister et sauvegarder leur culture, et cela dans un souci de création ‘esthétique’ et/ou politique et pour se positionner dans un champ social. Comme on peut le constater, la figure de l’intellectuel indigène traditionnel qui suit des lois conventionnelles est éloignée de la figure de l’intellectuel européen. En Europe, une nouvelle figure de l’intellectuel émerge selon l’expression de Christophe Charles, dans son ouvrage Naissance des intellectuels : Émile Zola et son célèbre « J’accuse » engendrent un évènement fondateur, enjoignant à un groupe social de porter des valeurs humaines universelles à l’encontre des hiérarchies établies16.

Pour Tassadit Yacine, se sont des évènements particuliers qui ont favorisé l’émergence et la naissance de l’intellectuel en Algérie, au sens de ‘contestataire de l’ordre établi’ : l’insurrection de 1871, les évènements du 8 mai 1945 et enfin le 1er novembre 1954 sont des dates qui ont favorisé la maturation et la transformation ← 17 | 18 → des êtres. L’intellectuel indigène a incorporé les schèmes de perception et d’action des dominants17, et revendique ainsi l’égalité des droits des indigènes et des Français, et l’abolition du code de l’indigénat. Des revendications qui l’ont réduit au statut de ‘renégat’18, puisqu’il voulait la naturalisation, ce qui était le cas de Jean Amrouche et de beaucoup de ses congénères.

Le 5 juillet 1962 a marqué l’indépendance de l’Algérie et mis fin à un siècle de domination française. Pour la société coloniale, l’indépendance a conduit au rapatriement de plus d’un million de pieds noirs, le retour en France de nombreux Français d’Algérie qui connaissaient à peine la ‘mère-patrie’. On a beaucoup écrit au sujet de la conquête française de l’Algérie en 1830 et sur les relations tendues entre colonisateur et colonisé qui ont défini la période coloniale, ainsi que sur la violente guerre de sept ans qui a abouti à l’indépendance algérienne.

1.3  La méthode de travail

La présente étude s’appuie sur un échantillon de l’œuvre anticolonialiste de l’auteur maghrébin Jean El-Mouhoub Amrouche dont l’outil linguistique de travail est le français, et plus précisément sur une série d’articles repris et établis par Tassadit Yacine dans Jean El-Mouhoub Amrouche, Un Algérien s’adresse aux Français ou l’histoire d’Algérie par les textes : 1943–1961. Cette œuvre politique ‘engagée’ s’inscrit dans une conjoncture déterminée et dans un champ politique et social spécifique qui est l’Algérie entre 1940 et 1962. Les écrits de Amrouche renouent avec l’Histoire, en prenant pour objet de représentation la réalité coloniale et le climat d’injustice sociale qui prédispose cet intellectuel au combat et à la révolte.

Beaucoup de travaux et d’études m’ont inspirée pour élargir et effectuer mon étude sur la réflexion de Jean Amrouche : les travaux et analyses de Tassadit Yacine qui ont été consacrés à cet auteur : principalement ses deux articles : « Image de soi et altérité coloniale : l’exemple de Jean Amrouche »19 ; « L’impossible reconnaissance et l’impossible satisfaction » dans Jean Amrouche et le pluralisme culturel20, ainsi que Jean Amrouche, l’éternel exilé. Choix de textes : 1939–1950 ; ← 18 | 19 → Jean-El Mouhoub, Journal 1928–1962. Il convient ensuite de se référer aux travaux de Réjane le Baut21, dans : Jean El-Mouhoub Amrouche, Algérien universel et Jean El-Mouhoub Amrouche 1906–1962, mythe et réalité, ainsi que son mémoire de thèse : Jean Amrouche et le pluralisme culturel 1908–1962, sa vie, son œuvre, son action (1983), dans lesquels elle a pu prouver l’existence de l’œuvre de Jean Amrouche, non seulement écrite mais aussi orale. Et nous n’oublions pas le trentième numéro la revue Awal, consacré à Jean Amrouche 1906–1962 ; ainsi que les Actes du colloque Jean Amrouche22. Notre but est de le saisir dans son univers social, anthropologique et de comprendre les raisons conscientes et inconscientes qui feront de lui un agent de médiation.

Les interrogations de Amrouche sont liées aussi à la conception de l’ancêtre, de la culture et des traditions kabyles, notamment dans L’Eternel Jugurtha (1943), son unique essai, qui est une auto-analyse. Ces deux hommes, Amrouche et Jugurtha, se ressemblent dans la mesure où tous les deux ont lutté contre la colonisation, pour la libération de leur peuple, pour être Amazigh, c’est-à-dire ‘un homme libre’23.

Les écrits de Amrouche se conjuguent très étroitement avec l’histoire, comme le lieu même de son engagement précoce, d’une « prise de position » qui consiste en cette intense participation à la vie politique, selon les convictions de l’intellectuel : Amrouche s’est assigné pour finalité d’éclairer les consciences, par le biais du choix de la dénonciation, et par là même, de l’engagement, il va basculer ainsi dans l’univers de la politique. Il était donc nécessaire de nous interroger sur la notion d’intellectuel et d’engagement vu par un certain nombre d’auteurs24, tels ← 19 | 20 → que : Antonio Gramsci, Jean-François Sirinelli, Frantz Fanon, Ali Shariati, Abdelkader Djeghloul, Edward Saïd et autres.

Résumé des informations

Pages
258
Année
2014
ISBN (PDF)
9783653049862
ISBN (ePUB)
9783653973600
ISBN (MOBI)
9783653973594
ISBN (Broché)
9783631656747
DOI
10.3726/978-3-653-04986-2
Langue
français
Date de parution
2014 (Septembre)
Mots clés
Dekolonisierung Kolonialismus Rassismus Mutterland
Published
Frankfurt am Main, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, 2014. 258 p.

Notes biographiques

Aziza Yakoubi Lounis (Auteur)

Aziza Yakoubi Lounis, après avoir achevé un DEA en linguistique à l’Université de Liège en Belgique, elle a soutenu une thèse de doctorat à l’Université de RWTH-Aachen (Allemagne). Elle a dispensé différents cours, en particulier sur la littérature maghrébine et sur le fonctionnement de la langue française.

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