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Rhétorique et cognition - Rhetoric and Cognition

Perspectives théoriques et stratégies persuasives - Theoretical Perspectives and Persuasive Strategies

de Thierry Herman (Éditeur de volume) Steve Oswald (Éditeur de volume)
©2014 Collections VIII, 362 Pages
Open Access
Série: Sciences pour la communication, Volume 112

Résumé

Ce volume met l’accent sur le lien entre démarches cognitives et art du discours qui a toujours été un des enjeux de la rhétorique. Sans ajouter une nouvelle couche à l’examen critique des sophismes, les contributions de cet ouvrage n’ont pas pour but de dénoncer les effets de certains schèmes argumentatifs que d’aucuns jugeraient fallacieux, mais d’étudier leur fonctionnement et leurs effets cognitifs hic et nunc. Quels sont les mécanismes qui expliquent la « performance » des arguments réputés fallacieux ? Comment fonctionnent les stratégies rhétoriques à l’intersection entre cognition, sciences du langage et société ?

This volume gathers contributions from two disciplines which have much to gain from one another – rhetoric and cognitive science – as they both have much to say in the broad realm of argumentation studies. This collection neither condemns the fallacious effects of specific argument schemes nor adds yet another layer to fallacy criticism, but studies how argumentation and fallacies work, hic et nunc. What are the linguistic and cognitive mechanisms behind the «performance » of fallacious arguments? How do rhetorical strategies work at the interface of cognition, language science and society?

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction: Thierry Herman, Steve Oswald
  • Introduction (English version)
  • Bibliographie / References
  • La vigilance épistémique: Dan Sperber, Fabrice Clément, Christophe Heintz, Olivier Mascaro, Hugo Mercier, Gloria Origgi et Deirdre Wilson
  • 1. Introduction
  • 2. Confiance épistémique et vigilance
  • 3. Compréhension et acceptation
  • 4. Vigilance envers la source
  • 5. Le développement de la vigilance épistémique (et de la lecture de l’esprit)
  • 6. Vigilance envers le contenu
  • 7. Vigilance épistémique et raisonnement
  • 8. Vigilance épistémique à l’échelle d’une population
  • 9. Remarque conclusive
  • Bibliographie
  • Manipulation et cognition: un modèle pragmatique: Didier Maillat
  • 1. Introduction
  • 2. Quelle définition pour la manipulation?
  • 3. Pragmatique de la manipulation
  • 4. Argument fallacieux pas si fallacieux: le cas de l’ad populum
  • 5. Conclusion
  • Bibliographie
  • Biased argumentation and critical thinking: Vasco Correia
  • 1. Introduction
  • 2. Wishful thinking
  • 3. Aversive thinking
  • 4. Fretful thinking
  • 5. Critical thinking and argumentative self-regulation
  • 6. Conclusion
  • References
  • Vers une naturalisation de la rhétorique? Problèmes épistémologiques: Emmanuelle Danblon
  • 1. Introduction
  • 2. Le risque des «impostures intellectuelles»
  • 3. Le style postmoderne: Lacan et la rhétorique
  • 4. Le style réductionniste: Sperber et la «rhétorique»
  • 5. Est-il rationnel d’être touché? Remarques sur le naturalisme d’Aristote
  • 6. Retour sur la dichotomie persuader vs. convaincre
  • 7. Persuader et être persuadé en retour
  • 8. La persuasion dans les trois niveaux de l’art rhétorique
  • 8.1. La praxis: des actions intelligentes coordonnées
  • 8.2. La poièsis: l’effet et la nécessité du détour
  • 8.3 L’hèxis: devenir un citoyen
  • 9. Conclusion
  • Bibliographie
  • A case for emotion awareness: Evgenia Paparouni
  • 1. Introduction
  • 2. Emotion and argumentation theories
  • 3. The claim of manipulation
  • 4. Emotion and Cognition: from reciprocal influence to consubstantiality
  • 4.1. Some key ideas
  • 4.2. Emotion and logicality in experimental psychology
  • 4.3. Emotion and bias in the work of J. Elster
  • 4.4. A paradigm shift in the view of Rationality
  • 4.5. Swayed away, in spite of one’s will?
  • 5. A pedagogical project for rhetoric
  • 5.1. Debate emotions for their own sake
  • 5.2. Does a descriptive vocation equal permissiveness?
  • 6. Conclusion
  • References
  • L’argument d’autorité: de sa structure à ses effets: Thierry Herman
  • 1. Introduction
  • 2. Un sophisme inévitable
  • 3. Une structure atypique et ses effets stratégiques
  • 3.1 Structure ramassée de l’argument d’autorité
  • 3.2 Structure subordonnée de l’argument d’autorité
  • 4. Examen des caractéristiques essentielles
  • 4.1 L’absence d’argumentation subordonnée
  • 4.2 P doit-il être uniquement vrai ou faux?
  • 4.3 Quand la source n’est pas une autorité reconnue
  • 4.4 Quand la source n’est pas un tiers
  • 5 Conclusion
  • Bibliographie
  • Argumentation from expert opinion in science journalism: The case of Eureka’s Fight Club: Sara Greco Morasso, Carlo Morasso
  • 1. Introduction: a double-edged sword
  • 2. Appeals to expert opinion in science journalism
  • 2.1 Science journalism as a context of argumentation
  • 2.2 “Fight club”: a case study in science journalism
  • 3. Tools for evaluating appeals to expert opinion: the tradition of argumentation theory
  • 3.1 Walton’s critical questions
  • 3.2 Agency theory and strategic manoeuvring
  • 3.3 The Argumentum Model of Topics
  • 4. Discussion
  • 4.1 Fight Club as setting the stage for two argumentative discussions
  • 4.2 Vagueness in appeals to expert opinion
  • 4.3 Towards the formulation of a new critical question
  • 5. Conclusions
  • References
  • Two-sided rhetorical strategies in top management’s letters to shareholders and stakeholders from corporate reports: Ioana Agatha Filimon
  • 1. Two-sided communication in corporate reports
  • 2. Argumentation theory and persuasion research as analytical frameworks for the study of the two-sided rhetorical strategies of the corpus letters
  • 3. Corpus description and methodological approach
  • 4. Results and discussion
  • 4.1 Two-sided rhetorical moves in the letters to shareholders
  • 4.2 Two-sided rhetorical moves in the letters to stakeholders
  • 5. Conclusions
  • References
  • Appendix 1.
  • Corpus of introductory letters from annual reports
  • Appendix 2.
  • Corpus of introductory letters from CSR reports
  • Presupposing redefinitions: Fabrizio Macagno
  • 1. Introduction – Definitions in argumentation
  • 2. The persuasive dimensions of words
  • 3. Arguments in words
  • 3.1 Reasoning from classification
  • 3.2 Argumentation from values
  • 4. Presupposing definitions
  • 4.1 Definitions and implicit definitions
  • 4.2 Pragmatic presuppositions
  • 4.3 Presuppositions of discourse relations
  • 5. The act of presupposing
  • 5.1 Presupposition as an implicit act
  • 5.2 The limits of presupposing
  • 6. Presuppositions as presumptive reasoning
  • 6.1 Presumptive reasoning
  • 6.2 Presumptions and redefinitions
  • 7. Conclusion
  • References
  • Présuppositions discursives, assertion d’arrière-plan et persuasion: Louis de Saussure
  • 1. Introduction
  • 2. Présupposition discursive et types de contenus
  • 3. Remarques sur l’accommodation présuppositionelle
  • 4. Présuppositions et pertinence
  • 5. Pertinence d’arrière-plan: deux exemples
  • 6. Conclusions et perspectives: une hiérarchie de biais cognitifs
  • Bibliographie
  • Pragmatics, cognitive heuristics and the straw man fallacy: Steve Oswald, Marcin Lewiñski
  • 1. Introduction
  • 2. Argumentative fallacies and cognitive heuristics
  • 2.1 Heuristics and biases in Argumentation Theory
  • 2.2 Epistemic vigilance: cognitive insights into argument processing
  • 2.2.1 Assessing trust (and exploiting the way we assess trust)
  • 2.2.2 Assessing message consistency (and exploiting the way we assess message consistency)
  • 2.2.3 Cognitive heuristics
  • 3. Accounting for the straw man fallacy
  • 3.1 Walton’s account
  • 3.2 An integrated normative and cognitive pragmatic account of the straw man fallacy
  • 4. Exhuming the straw man: a concrete example
  • 5. Conclusion
  • References
  • Résumés / Abstracts

Introduction

Thierry HERMAN, Université de Neuchâtel & Université de Lausanne

Steve OSWALD, Université de Fribourg & Université de Neuchâtel

D’une certaine manière, la rhétorique est un art ou une technique – plutôt qu’une science – cognitive. Beaucoup de travaux ont relevé la pertinence sociale de la rhétorique, qui se déploie à travers différents genres de discours, le délibératif, le judiciaire et l’épidictique, lesquels représentent différents lieux sociaux: l’agora, le tribunal, la Cité. Mais l’art de discourir en situation concrète dans l’espoir de faire adhérer l’auditoire à une thèse suppose une forte aptitude cognitive qu’on appellerait aujourd’hui de la métareprésentation. Les traités rhétoriques antiques, on le sait, sont littéralement innervés par cette dimension cardinale de l’art oratoire: l’adaptation à l’auditoire. Comment puis-je m’en faire une représentation? Qu’est-ce qui est susceptible de l’émouvoir ou de l’agacer? Comment arranger mes arguments pour ne pas brusquer le juge? Depuis Corax et Tisias, l’enjeu majeur est de tenter de maîtriser les ressorts cognitifs du juge; sa réussite, si on en croit l’évolution de la pensée contre la rhétorique sophistique, serait alors un indice d’un pouvoir quasi-magique de la parole.

Or, à partir de moment où agir sur les représentations d’autrui est facilité par des techniques rhétoriques ou sophistiques, la question de la tromperie verbale s’est immiscée dans des affaires de régulation sociale et, avec elle, des enjeux tant de crédibilité que de crédulité. La naissance mythique de la rhétorique fondée sur une parole libérée et des institutions démocratiques met paradoxalement en scène une forme de tyrannie de la parole par ceux qui la maîtrisent et qui exploitent notre propension naturelle à prendre des raccourcis dans le raisonnement. La psychologie, les sciences cognitives et comportementales ont largement illustré maintenant nos illusions cognitives (Pohl 2004), nos raisonnements à deux vitesses (Kahneman 2011, Evans & Over 1996) tout comme la persuasion par des voies périphériques (Petty & Cacioppo 1986) et des heuristiques approximatives (Tverksy & Kahneman 1974, Gigerenzer et al. 2011). Et on peut supposer que les sophistes ont pris conscience de cette fragilité intrinsèque de notre art de raisonner. L’exemple ← 1 | 2 → totémique du procès de Phryné, où la beauté de Phryné suffit à retourner une cause que l’on croyait perdue, illustre parfaitement la peur d’être persuadé pour de mauvaises raisons:

Hypéride, l’avocat de Phryné, n’ayant pas réussi à émouvoir les juges et se doutant qu’ils allaient la condamner, décida de la mettre bien en vue, déchira sa tunique et dévoila sa poitrine à tout le monde. A ce moment, il tint des arguments si pathétiques que les juges, pris soudain d’une frayeur superstitieuse vis-à-vis d’une servante et prêtresse d’Aphrodite, se laissèrent gagner par la pitié et s’abstinrent de la mettre à la mort. (Athénée de Naucratis, Deipnosophistes, XIII, 59)

Dans le cadre démocratique rendant encore plus aigu une forme de dépendance à l’information d’autrui, la nécessité de croire tout comme la possibilité de se faire avoir mettent à l’épreuve tant le fonctionnement social de la Cité que l’évaluation des informations et de leurs auteurs. La rhétorique du vraisemblable plutôt que du vrai, la rhétorique des opinions plutôt que du juste et de l’injuste (Platon, Gorgias, 455a) est à la fois une chance – la rhétorique est fille de la démocratie, elle en sert les principales institutions – et une menace. Cette tension illustrée par l’idéale «rhétorique pour les dieux» (Danblon 2005: 31) souhaitée par Platon contre la rhétorique à hauteur d’homme professée par Aristote est bien documentée sur le plan philosophique et historique. Mais l’éclairage jeté par les sciences cognitives dans ce débat nous paraît assez fascinant pour justifier ce volume. Le but de plusieurs contributions dans cet ouvrage n’est pas de dénoncer les effets de certains schèmes argumentatifs que d’aucuns jugeraient fallacieux ni d’ajouter une couche nouvelle aux critiques des sophismes. De Platon aux écoles d’argumentation modernes professant le Critical Thinking (Herman 2011), des normes critiques sont édifiées contre les abus de langage, les déviances argumentatives, les illusions de logique ou paralogismes (cf., par ex. Hamblin 1970). On peut évidemment enseigner les arguments fallacieux et comment les contrer – encore que cela pose quelques problèmes: comment distinguer le fallacieux du maladroit, l’abus de l’approximation, la rigueur argumentative de la liberté rhétorique prise avec elle? Mais les classiques mouvements réputés fallacieux comme l’ad hominem (Johnstone 1978, Walton 1998), l’ad populum (Maillat, ce volume) et l’ad verecundiam (Herman, ce volume) sont souvent réinterprétés comme moins sophistiques qu’il n’y paraît lorsqu’ils ne sont pas considérés comme une façon courante d’argumenter: «le paralogisme n’est pas l’exception, il est la règle» (Angenot 2008: 92). L’enjeu de ce ← 2 | 3 → volume ne se situe dès lors ni dans la prophylaxie vis-à-vis des sophismes ni dans leurs remèdes, autrement dit ni dans l’amont ni dans l’aval des sophismes et paralogismes, mais dans leur fonctionnement hic et nunc. Quels sont les mécanismes langagiers et cognitifs qui expliquent la «performance» des arguments réputés fallacieux? Ce livre, issu du colloque Communication et Cognition: manipulation, persuasion et biais dans le langage, tenu à Neuchâtel du 26 au 28 janvier 2011, met clairement en perspective l’interface languecognition-société à travers des contributions de plusieurs auteurs qui ont été relus en double-aveugle par un collège d’experts que nous remercions ici.

Plusieurs contributions font explicitement ou non référence à l’hypothèse d’un nécessaire filtre cognitif de vigilance épistémique: «nous ne pourrions pas faire preuve de confiance mutuelle sans vigilance mutuelle» (Sperber et al., ce volume). Nous avons choisi de traduire en français cet article en tête de notre ouvrage pour fournir un cadre explicatif intéressant à bien des phénomènes observés ici. L’avantageuse posture de confiance vis-à-vis de l’information communiquée par autrui, la présomption de vérité sur laquelle la communication humaine doit pouvoir compter demande dans le même temps, dans un contexte asymétrique d’intérêts divergents, une possibilité de circonspection proche de ce que la rhétorique appelle la phronèsis ou la prudence. La mise à contribution voire la mise à l’épreuve de la vigilance épistémique se fait jour lorsque, par exemple, un juge se voit présenter un schème argumentatif comme le corax visant à plaider l’innocence d’un prévenu non à cause du manque d’indices et motifs, mais de leur surabondance suspecte. Le retournement d’un argument, qui fascinait les anciens (cf. les exercices des dissoï logoï ou des antilogies), voire le retournement des convictions illustré par exemple par le film Douze homme en colère (Lumet 1957), noue irrémédiablement les enjeux sociaux de la rhétorique aux effets cognitifs de la parole argumentée et à sa potentielle puissance persuasive. Quand bien même l’article de Sperber et al. ne mentionne nullement la rhétorique, les connaisseurs de cette discipline ne seront pas surpris de constater que les facteurs qui influencent l’acceptation ou le rejet d’une information relèvent de sa source ou de son contenu. Pour la première, les auteurs estiment que la fiabilité d’une source se mesure à l’aune de sa compétence et de sa bienveillance; on n’est pas très loin de l’ethos aristotélicien composé de prudence (phronèsis), vertu (arèté) et bienveillance (eunoïa). Pour la seconde, les auteurs mobilisent la théorie de la pertinence ← 3 | 4 → pour expliquer le mécanisme d’évaluation des informations et la mobilisation des informations contextuelles d’arrière-plan, mobilisant ainsi un rapport entre sciences du langage et cognition, alors que la dimension sociale est interrogée en fin d’article par une transposition de la vigilance épistémique à l’échelle de la population.

Ce cadre théorique stimulant et innovant est exploité par Didier Maillat pour traiter le cas de la manipulation (voir aussi Maillat & Oswald 2009, 2011). Ne la considérant pas du point de vue de l’émetteur ou de ses intentions, mais du point de vue des destinataires, Maillat envisage la manipulation comme un effet sur les processus interprétatifs mobilisés. Elle s’exerce par des contraintes de sélection d’un contexte pertinent: soit on rend plus accessible un contexte dans lequel l’énoncé manipulateur se voit renforcé, soit on affaiblit le contexte dans lequel l’énoncé manipulateur serait inconsistant et éliminé. En somme, la manipulation profite d’une propension à rechercher l’information la plus pertinente à moindre coût: au cas où un contexte est pertinent pour rejeter l’énoncé E, il faudra faire en sorte que l’effort pour accéder à ce contexte soit plus important que celui nécessaire pour mobiliser un contexte dans lequel E est admis. Maillat illustre cela par le matraquage des arguments dans la publicité et la propagande pour augmenter le degré d’accessibilité d’un slogan par exemple. La dimension langagière de cette exploration est illustrée par l’ad populum, mouvement simulant sur le plan langagier l’effet de la répétition physique d’une même idée par des sources différentes. Sur le plan rhétorique, Maillat illustre par son article un des aspects de la question cruciale de l’efficacité discursive. Cette quête éternelle de la technè rhétorique pour les procédés les plus efficaces dans la construction du discours – inventio, dispositio et elocutio – trouve ici, du côté de la réception et des effets cognitifs du destinataire, une hypothèse explicative sur l’efficacité de certains procédés trompeurs. Cette proposition illustre du même coup le potentiel dialogue entre rhétorique et cognition que nous souhaitions mettre en place dans cet ouvrage et le colloque dont il est issu.

La contribution de Vasco Correia traite frontalement de la problématique du lien entre biais cognitifs et arguments fallacieux dans une perspective non de réception, mais de production d’arguments. Il défend en particulier l’idée que le raisonnement soutenu par une motivation biaisée est responsable des erreurs argumentatives non intentionnelles que les sujets parlants peuvent ← 4 | 5 → être amenés à commettre dans les échanges argumentatifs. Correia présente trois biais motivationnels liés aux émotions, à savoir prendre ses désirs pour des réalités (wishful thinking), croire p par peur de non-p (aversive thinking) et prendre ses inquiétudes pour des réalités (freftul thinking), comme lorsque, sans nouvelle de son enfant depuis des heures, on pense qu’il lui est arrivé malheur; il souligne dans un deuxième temps les liens entre ces trois biais et des formes reconnues d’argumentation fallacieuse – l’argument de la pente glissante pour le fretful thinking par exemple, puis discute de différentes techniques destinées à contrecarrer l’effet de ces biais pour assurer la qualité d’un échange argumentatif. Correia prend résolument le parti de s’intéresser à la production d’arguments, dans une perspective dialogique, afin de montrer que le caractère fallacieux de certains arguments peut s’expliquer en faisant intervenir un modèle cognitif du traitement de l’information, notamment en ce qui concerne les motivations sous-jacentes aux croyances. Il envisage en fin de parcours différentes techniques d’autocontrôle des biais motivationnels à même d’assurer une pratique raisonnée, et même éthique, d’un idéal argumentatif. En ceci, Correia pourrait se montrer plus platonicien qu’aristotélicien, quand bien même sa contribution est majoritairement soutenue par une volonté explicative et non normative. Il illustre d’une certaine manière que les locuteurs les mieux intentionnés du monde peuvent produire des arguments fragiles sinon erronés qu’aucune norme argumentative ou de raisonnement ne peut saisir, d’autant moins que ses locuteurs peuvent rationaliser a posteriori leurs croyances acquises sous l’influence des trois biais motivationnels décrits. Or, en ceci, il ramène la rhétorique à hauteur d’homme et rappelle que la faiblesse argumentative n’est pas qu’une faiblesse de raisonnement, mais aussi une faiblesse humaine.

Emmanuelle Danblon fait écho à plusieurs contributions déjà mentionnées en s’inscrivant dans un cadre radicalement naturaliste et interdisciplinaire cherchant tant à éviter le réductionnisme que le relativisme post-moderne. Le cadre naturaliste est celui largement adopté par les sciences cognitives et la transversalité de la rhétorique est une préoccupation continue de cet ouvrage. Emettant des réserves par rapport à la vision naturaliste de Sperber, considérée par elle comme réductionniste, Danblon insiste sur la dimension pratique de l’intelligence humaine. Conduisant son enquête à partir de la célèbre dichotomie entre convaincre et persuader qui mène Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca à assouplir leur notion de ← 5 | 6 → rationalité, Danblon propose de penser la persuasion hors de la question limitée des effets, mais dans un cadre technique au sens propre de tekhnè, à savoir l’artisanat. Dans ce cadre, la praxis, fait de règles, mais aussi d’expériences, d’intuition, le tout au sein de cadres sociaux, permet la production rhétorique, ou poiésis, visant l’efficacité pour atteindre une visée, poiésis rendue possible par, et qui rend possible, des dispositions citoyennes à persuader comme à être persuadé en retour, l’hèxis. Danblon inscrit dès lors sa réflexion dans un cadre naturaliste sans se cantonner à une «dimension purement cognitive de la raison»; le cadre social, concrètement pragmatique et citoyen de la persuasion autorise le développement d’une forme d’agilité artisanale qu’est l’exercice de la rhétorique, en dehors de toute considération d’ordre moral.

Evgenia Paparouni discute du rôle joué par les émotions dans l’analyse de l’argumentation, en particulier depuis un point de vue rhétorique. Le problème principal discuté est le suivant: si d’une part l’émotion est traditionnellement considérée comme un obstacle à la discussion raisonnée, et si d’autre part l’émotion, en rhétorique, est toutefois considérée comme un moyen de conviction/persuasion au même titre que l’ethos et le logos, comment envisager l’émotion dans un cadre rhétorique de recherche cohérent (c’est-à-dire qui puisse évacuer le problème du caractère fallacieux traditionnellement imputé aux émotions tout en posant des limites à leur utilisation)? Cette contribution examine les apports des sciences cognitives dans le domaine de l’émotion ainsi que ceux de la philosophie de l’esprit, pour montrer que le dualisme cartésien n’est plus de mise dans le domaine et relever que cela permet dès lors de réfléchir sur la compatibilité entre une approche rhétorique et une approche cognitive. La question à laquelle la pratique rhétorique peut aider à répondre n’est donc plus celle de savoir si les émotions sont responsables des dérives de l’argumentation (en tant qu’elles seraient instrumentales à la manipulation), mais plutôt celle de savoir comment la pratique de la rhétorique – avec sa composante émotive – peut constituer un moyen responsable d’éviter une telle dérive.

Thierry Herman propose pour sa part de revenir sur une autre ressource rhétorique fréquemment considérée comme fallacieuse: l’appel à l’autorité. Ancrée dans une dimension linguistique et rhétorique, sa réflexion intègre une dimension cognitive dans la mesure où il enquête sur les effets du lien entre l’assertion sur le plan langagier et l’autorité sur le plan rhétorique. Il ← 6 | 7 → montre que l’argumentation d’autorité ne saurait se réduire à une description classique de l’argumentation et impose moins une vérité du monde que l’idée d’indubitabilité de cette supposée vérité. Constatant que l’argument d’autorité se réduit empiriquement le plus souvent à une prémisse – la conclusion X est vraie étant triviale – Herman montre les effets d’une argumentation d’autorité qui se voit greffée à une argumentation plus complète, ce qui favorise entre autres l’idée d’imposer une certitude. Allant jusqu’au bout d’un travail de désossement de l’argument d’autorité, Herman évalue ses différents critères définitoires et ose un rapprochement entre l’argument d’autorité et l’assertion autoritaire, les deux partageant l’idée d’imposer un contenu comme certain. Il étudie à ce titre différents exemples de formes langagières et les effets d’une forme de rhétorique de l’autorité.

Dans une forme de continuité avec la réflexion précédente, Sara Greco Morasso et Carlo Morasso investiguent le cas particulier de l’argument de l’autorité experte dans le cadre du journalisme scientifique. L’appel à l’autorité est vu dans une tension entre la nécessité de faire confiance à l’autorité scientifique et le scepticisme vis-à-vis de celle-ci dans le cadre d’une relation asymétrique entre expert et public. L’étude sur l’appel à l’autorité dans le journalisme scientifique – alors même qu’il est mal considéré par les scientifiques eux-mêmes – s’appuie sur un exemple analysé dans le cadre de deux principaux modèles d’analyse de l’argumentation: les questions critiques de Walton et le modèle topique tessinois (AMT). Elle montre qu’une ressource fallacieuse de l’autorité est de rester vague sur les sources mobilisées. Le caractère fallacieux ou non de l’argument d’autorité est ainsi revisité, jusqu’à proposer une nouvelle question critique à la liste de Douglas Walton.

La contribution de Ioana Agatha Filimon étudie les caractéristiques et l’emploi de messages ambivalents (définis comme des messages qui défendent une conclusion, mais qui mentionnent également une conclusion ou des contre-arguments adverses) dans un corpus très spécifique: les lettres d’introduction écrites par les instances dirigeantes d’une entreprise, destinées soit aux actionnaires soit aux parties prenantes (partenaires, etc.). Filimon combine de manière originale les outils de la théorie de l’argumentation (la théorie pragma-dialectique en particulier) et ceux de la recherche sur la persuasion (d’après O’Keefe principalement). Cette contribution sur le plan rhétorique a des implications sur celui de la cognition. D’une part, ce chapitre ← 7 | 8 → tente d’apporter une réponse aux deux questions majeures de l’argumentation (sur la base de l’étude d’un corpus donné): les arguments sont-ils valides/acceptables? Les arguments sont-ils efficaces? D’autre part, l’analyse de Filimon permet de dégager les contraintes liées au genre du corpus, mais aussi des contraintes pesant sur la crédibilité de tels messages: ses résultats montrent que les instances dirigeantes des entreprises sont très souvent amenées à faire usage de messages ambivalents dans le but d’augmenter leur crédibilité.

Fabrizio Macagno étudie le schème particulier de l’argument par définition. A l’instar d’Herman qui montre ici les effets de l’autorité présupposée, Macagno s’intéresse à la désignation de la réalité lorsque la définition de cette réalité est laissée implicite, considérée comme acquise. Cet acte de présupposer une redéfinition est étudié sous l’angle des effets persuasifs possibles. S’appuyant sur les travaux de Stevenson, Macagno rappelle ainsi la composante descriptive mais aussi émotionnelle des définitions et des désignations, poussant par exemple l’administration Obama à ne plus utiliser le syntagme «guerre contre le terrorisme», mais «Overseas Contingency Operation». Etudiant les différentes logiques profondes qui structurent les arguments de classification, lesquelles s’occupent plus de la part descriptive de la désignation que de la part émotionnelle, Macagno inscrit sa réflexion dans le cadre de schèmes liés à des valeurs, qui sont susceptibles de provoquer l’action. Plus largement, il cherche à montrer comment les mots redéfinis – Obama impliquant par exemple que parler d’hostilités en Libye est impossible tant que des troupes ne se battent pas sur le terrain – peuvent provoquer l’action et rappelle l’importance de la présupposition linguistique qu’il considère sous la forme d’un raisonnement de présomption. Le pouvoir persuasif et manipulatoire de s’appuyer sur une redéfinition présupposée et a priori non-partagée plutôt qu’exposée est ainsi mis en lumière. Il s’inscrit dans la ligne directrice de cet ouvrage: les effets cognitifs de stratégies linguistiques dans des contextes rhétoriques de tentatives de persuasion.

Avec la contribution de Louis de Saussure, la réflexion sur l’importance de la présupposition dans les mouvements persuasifs est prolongée. Examinant les questions d’accommodation des présuppositions, Saussure considère le phénomène de présupposition de manière large en ce que des contenus inférés peuvent aussi être considérés comme des présuppositions. ← 8 | 9 → A mi-chemin entre la présupposition stricte et les implicatures, les présuppositions qu’il appelle discursives demandent à être inférées pour faire sens des intentions du locuteur. Dire «Les armes sont interdites dans ce secteur» conduit à tirer des inférences du type «Les armes peuvent être autorisées dans d’autres secteurs» qui ne sont ni présupposées, ni conversationnellement implicitées. Souvent, elles font partie de l’arrière-plan conversationnel, mais il peut arriver que ce ne soit pas le cas: en cela, elles peuvent aussi être accommodées, faire faussement croire à de l’information ancienne. Ainsi, le vote suisse sur l’interdiction des minarets présupposait discursivement une forme de dangerosité ou de menace pour que les citoyens puissent faire sens de cet objet de vote. Cette présupposition discursive est hautement pertinente et pourtant se situe en arrière-plan: Saussure rend compte d’une pertinence d’arrière-plan. Cette contribution complète ainsi plusieurs autres propositions de ce volume en montrant les effets de persuasion qui semblent échapper à une structure argumentative explicite et limiter notre vigilance épistémique pour faire admettre une vision du monde.

Le chapitre d’Oswald & Lewiński clôt l’ouvrage et reprend la ligne directrice de celui-ci en proposant une analyse des mécanismes cognitifs sur lesquels le sophisme bien connu de l’homme de paille s’appuie, en proposant une explication à l’interface de la rhétorique et des sciences cognitives. Les auteurs discutent des liens entre heuristiques cognitives et argumentation fallacieuse à la lumière de la notion de vigilance épistémique proposée par Sperber et al en début de volume. Leur prolongement de cette réflexion amène Oswald et Lewiński à considérer que si les arguments fallacieux ont des chances de couronner de succès une entreprise de persuasion, c’est précisément parce que d’un point de vue cognitif ils agissent sur nos filtres de vigilance épistémique; en ce sens, le sophisme génère une illusion de compétence et de bienveillance (quant à la source d’information) dans le même temps qu’il mime la cohérence d’un propos. C’est donc en évacuant toute réticence critique – ou en l’empêchant – qu’un sophisme est victorieux. Le cas de l’homme de paille, argument fallacieux tablant sur la mésattribution d’un propos à un locuteur, est discuté à la lumière d’un exemple issu d’un débat politique lors d’une séance du Conseil National suisse. L’analyse proposée montre en particulier que les chances de succès de l’homme de paille reposent en grande partie sur sa capacité de rendre la mésattribution ← 9 | 10 → sur laquelle il repose indétectable, soit, en termes cognitifs, non pertinente (difficilement accessible et épistémiquement faible).

Au final, même si certaines contributions diffèrent profondément, nous avons voulu un livre traversé d’une part par l’interdisciplinarité nécessaire entre sciences du langage, sciences cognitives et sciences sociales qu’exige la rhétorique et, d’autre part, par l’examen de multiples schèmes argumentatifs, fallacieux ou non, dans leurs formes, leurs effets et, pour certaines contributions, dans le cadre de pratiques discursives délimitées. Adoptant une posture descriptive et explicative visant à comprendre la mécanique de ces schèmes, les contributeurs de ce volume montrent, explicitement ou non, l’avantage de reconsidérer la rhétorique sous l’angle cognitif, avantage qui nous semblait assez peu mis en valeur dans les publications récentes révélant, elles, toute la vivacité et l’actualité de la rhétorique. Plusieurs propositions originales ou hypothèses stimulantes émaillent cet ouvrage: on espère qu’elles inspireront tant les chercheurs spécialisés en rhétorique et sciences du langage à aller voir du côté de la psychologie cognitive que les spécialistes de ce domaine à mettre en évidence la rhétoricité de leurs recherches. ← 10 | 11 →

Introduction (English version)

In a way, rhetoric is an art or a cognitive technique – more than a science. Numerous works have highlighted the social relevance of rhetoric, which spreads across different discourse genres, such as the deliberative, the judicial and the epidictic. These in turn represent different social links: the agora, the court of law, the city. Yet, the art of expressing oneself in concrete situations in the hope of gaining the audience’s consent on a given issue requires the operation of a cognitive ability that is nowadays referred to with the term metarepresentation. Ancient treatises of rhetoric, as we know, abound with this cardinal dimension of oratory art, namely audience adaptation. How can I achieve an accurate representation of the audience’s values, beliefs and other mental states? What is likely to move or to annoy its members? How can I design my arguments in order not to rush the judge? Ever since Corax and Tisias, the major stake in this endeavour has been to master the cognitive responses of the judge; if we follow the evolution of thought that gradually built against sophistic rhetoric over the centuries, it appears that the success of the latter is an indication of the quasi-magical power of words.

Résumé des informations

Pages
VIII, 362
Année
2014
ISBN (ePUB)
9783035195415
ISBN (PDF)
9783035202717
ISBN (MOBI)
9783035195408
ISBN (Broché)
9783034315470
DOI
10.3726/978-3-0352-0271-7
Open Access
CC-BY-NC-ND
Langue
français
Date de parution
2014 (Août)
Mots clés
Discours Sophisme Langage Argumentation
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. VIII, 362 p.

Notes biographiques

Thierry Herman (Éditeur de volume) Steve Oswald (Éditeur de volume)

Thierry Herman est maître d’enseignement et de recherche dans les Universités de Neuchâtel et de Lausanne. Formé en linguistique textuelle et analyse du discours, il a fait état de recherches portant sur l’exploitation des techniques rhétoriques dans le discours politique, médiatique ou universitaire. Membre fondateur du Collectif Romand de Recherches en Argumentation (CoRReA), il s’intéresse aux formes langagières des schèmes argumentatifs et à leurs effets persuasifs. Steve Oswald est chercheur post-doctoral dans les Universités de Fribourg et de Neuchâtel. Il a obtenu sa thèse en 2010 à l’Université de Neuchâtel avec un travail portant sur la communication manipulatoire et non-coopérative. Ses recherches actuelles se situent à l’interface de la pragmatique linguistique, l’argumentation, l’analyse du discours et les sciences cognitives. Egalement membre fondateur du Collectif Romand de Recherches en Argumentation (CoRReA), il étudie les liens entre les arguments fallacieux et leurs soubassements cognitifs pour l’élaboration d’une approche cognitive de la rhétorique. Thierry Herman is a senior lecturer at the Universities of Neuchâtel and Lausanne. Trained in textual linguistics and discourse analysis, his research concerns the use of rhetorical techniques in political, media and academic discourse. Founding member of the Collectif Romand de Recherches en Argumentation (CoRReA), he is interested in the linguistic form of argumentative schemes and their persuasive effects. Steve Oswald is a postdoctoral fellow at the Universities of Fribourg and Neuchâtel. His dissertation (2010, University of Neuchâtel) investigated uncooperative and manipulative communication. His current research explores the interface between linguistic pragmatics, argumentation, discourse analysis and cognitive science. He is also a founding member of the CoRReA and he studies the relationship between fallacious argumentation and its cognitive counterpart for the elaboration of a cognitive account of rhetoric.

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Titre: Rhétorique et cognition - Rhetoric and Cognition
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