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Contre-cultures et littératures de langue allemande depuis 1960

Entre utopies et subversion

de Achim Geisenhanslüke (Éditeur de volume) Yves Iehl (Éditeur de volume) Nadia Lapchine (Éditeur de volume) Françoise Lartillot (Éditeur de volume)
©2017 Collections 618 Pages

Résumé

Cet ouvrage se propose d’étudier la réception des contre-cultures des années 1960 dans la prose et la poésie de langue allemande. La notion de « contre-culture » est envisagée au sens défini par Theodore Roszak (The making of a counter culture, 1968) comme mouvement d’opposition aux valeurs de la culture dominante porté par « l’utopie concrète » d’une société synonyme d’épanouissement de l’individu, dans l’esprit de l’hédonisme freudo-marxiste du philosophe Herbert Marcuse. Les contributions réunies dans ce volume étudient les processus de littérarisation des phénomènes contre-culturels et font ressortir la fonction subversive et émancipatrice de la littérature à partir de 1968, et notamment l’étroite corrélation que l’on a pu observer à cette époque entre protestation politique, sociale et artistique. Il s’est avéré que la révolution culturelle s’est accompagnée d’une authentique révolution esthétique et d’un processus inédit de libération de l’art qui ont durablement modifié les domaines de la prose et de la poésie en suscitant en RFA l’avènement de la postmodernité et de la littérature Pop. Une attention particulière a été portée au phénomène très spécifique de la « littérature grise » du Prenzlauer-Berg qui constitue un exemple inédit de subculture littéraire en RDA. A partir des années 1970, la notion de subversion tend à se substituer à celle d’engagement, devenue caduque après le constat de l’échec des utopies réalisées. Bien qu’elle ait pu prendre ses distances avec les audaces d’une époque où changer le monde semblait encore possible, la littérature n’en continue pas moins, en dépit des vicissitudes de l’Histoire, à affirmer sa réalité profonde de « contre-discours ».

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos des directeurs de la publication
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Introduction (Nadia Lapchine / Yves Iehl)
  • Entre fantasmes de délivrance et aspirations à l’autonomie : les ambiguïtés de Marcuse et de la contre-culture des années 1960 (Aurélien Berlan)
  • Wilhelm Reich : sa vision du monde, de l’être et de la civilisation (Joël Bernat)
  • Der Sänger und der Philosoph. Von Herbert Marcuses Eindimensionalem Menschen zu Mick Jaggers Satisfaction (Alfred Pfabigan)
  • Das paradoxe Verhältnis zwischen Bob Dylan und der bundesrepublikanischen Gegenkultur (Alfred Pfabigan)
  • L’éternel retour des contre-cultures, une nécessité (Joël Bernat)
  • L’œuvre de Peter Rühmkorf (1929–2008) entre subversion et utopie poétiques (Frédérique Colombat)
  • Gegen das Gegen. Gegenkulturen, Revolten und Bürgerlichkeit bei Enzensberger (Eva Kocziszky)
  • Underground und Poesie. Rygullas und Brinkmanns Anthologien der amerikanischen Szene (Ton Naaijkens)
  • Fragment zu einigen populären Songs von Rolf Dieter Brinkmann: zwischen Subversion und Utopie (Nadia Lapchine)
  • „Magic & Reality“. Rolf Dieter Brinkmanns Suche nach der anderen Wirklichkeit (Roberto Di Bella)
  • La « révolution intérieure » de Friederike Mayröcker, Ernst Jandl et Andreas Okopenko (Élisabeth Kargl / Aurélie Le Née)
  • „Das Wirtshaus als geistiger Raum der Nation“. Überlegungen zu Uwe Dicks Monolog Der Öd (Gerald Stieg)
  • De Wolfgang Weyrauch (Uni, 1969) à Uwe Timm (Der Freund und der Fremde, 2005) : regards croisés sur les étudiants en révolte dans les années 1960 (Alain Cozic)
  • Subjektivität und Revolte in Peter Schneiders Lenz (1973) und Rebellion und Wahn (2008) (Yves Iehl)
  • Karl Kraus et la « citation de combat » (Hélène Florea)
  • Que faisaient les artistes autrichiens en 1968 ? (Sarah Neelsen)
  • Vom „Widerstand“ zur „Widerständigkeit“: 60 Jahre Widerspruch (1954–2014). Subversion und Utopie im Werk von Karl-Markus Gauß (Marie-Christin Bugelnig)
  • Horizontales Material – vertikale Macht. Elfriede Jelineks frühe popartistische Verfahren in feldanalytischer Perspektive (Heribert Tommek)
  • Le féminisme selon Elfriede Jelinek : un modèle de contre-culture ? Étude à l’exemple du roman virtuel Neid (2007/2008) (Cécile Chamayou-Kuhn)
  • „Er bekam ihn nicht hin, unseren spitzfindigen, neurasthenischen, abgefuckten Blick“ – das kreative Individuum und sein Zuschauerkollektiv in Judith Hermanns Erzählungen Bali-Frau und Sommerhaus, später (Christian Steltz)
  • Eigensinn durch Sinnvielfalt. Diskursive und literarische Strategien der Subversion in den selbstverlegten literarischen Zeitschriften der DDR in den 1980er Jahren (Carola Hähnel-Mesnard)
  • La poésie contre-culturelle d’Elke Erb : initiation à une écologie politique de l’esprit (Françoise Lartillot)
  • Le « Prenzlauer Berg » : subculture autonome ou culture de la trahison ? Retour sur la (dé)construction d’un mythe contre-culturel (Sibylle Goepper)
  • Réflexes de l’homme-machine et sarcasme du flâneur : Schädelbasislektion (1991) de Durs Grünbein ou le vertige existentiel d’un poeta doctus (Sonia Schott)
  • Le recours au mythe dans Kassandra de Christa Wolf : un plaidoyer en faveur de la paix (Dorothée Merchiers)
  • Mémoire et subversion : Nachtstaub und Klopfzeichen oder Die Akte Robert de Karsten Dümmel (Andrea Chartier-Bunzel)
  • Les Essais choisis d’Annett Gröschner : une contre-mémoire de la vie est-allemande (Isabelle Ruiz)
  • Titres de la collection

Contre-cultures et littératures de
langue allemande depuis 1960

Entre utopie et subversion

Achim Geisenhanslüke, Yves Iehl,
Nadia Lapchine et Françoise Lartillot (éd.)

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PETER LANG

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À propos des directeurs de la publication

Achim Geisenhanslüke est professeur des universités et directeur de l’Institut d’études littéraires générales et comparées à l’Université Goethe de Francfort-sur-

le-Main. Il est spécialiste de l’étude comparée de la littérature et de l’histoire culturelle modernes et contemporaines en Europe.

Yves Iehl est enseignant chercheur à la section d’allemand de l’Université Toulouse

Jean Jaurès en tant que maître de conférences. Ses principaux sujets de recherche sont la littérature autrichienne du XXe siècle, l’intermédialité et les diverses formes de l’écriture narrative brève.

Nadia Lapchine est maître de conférences à la section d’allemand de l’Université Toulouse Jean Jaurès. Ses recherches portent principalement sur la poésie moderne et contemporaine.

Françoise Lartillot est professeur des universités en études germaniques à l’Université de Lorraine (Metz). Elle est spécialiste de littérature et histoire des idées modernes et contemporaines des pays de langue allemande.

À propos du livre

Cet ouvrage se propose d’étudier la réception des contre-cultures des années 1960 dans la prose et la poésie de langue allemande. La notion de « contre-culture » est envisagée au sens défini par Theodore Roszak (The making of a counter culture,

1968) comme mouvement d’opposition aux valeurs de la culture dominante porté par « l’utopie concrète » d’une société synonyme d’épanouissement de l’individu, dans l’esprit de l’hédonisme freudo-marxiste du philosophe Herbert Marcuse. Les contributions réunies dans ce volume étudient les processus de littérarisation des phénomènes contre-culturels et font ressortir la fonction subversive et émancipatrice de la littérature à partir de 1968, et notamment l’étroite corrélation que l’on a pu observer à cette époque entre protestation politique, sociale et artistique. Il s’est avéré que la révolution culturelle s’est accompagnée d’une authentique révolution esthétique et d’un processus inédit de libération de l’art qui ont durablement modifié les domaines de la prose et de la poésie en suscitant en RFA l’avènement de la postmodernité et de la littérature Pop. Une attention particulière a été portée au phénomène très spécifique de la « littérature grise » du Prenzlauer-Berg qui constitue un exemple inédit de subculture littéraire en RDA. A partir des années 1970, la notion de subversion tend à se substituer à celle d’engagement, devenue caduque après le constat de l’échec des utopies réalisées. Bien qu’elle ait pu prendre ses distances avec les audaces d’une époque où changer le monde semblait encore possible, la littérature n’en continue pas moins, en dépit des vicissitudes de l’Histoire, à affirmer sa réalité profonde de « contre-discours ».

Pour référencer cet eBook

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Remerciements

Les éditeurs de l’ouvrage souhaitent ici exprimer leur vive reconnaissance aux institutions et aux personnes sans l’appui et le dévouement desquels la manifestation couplée qui a regroupé deux colloques internationaux (l’un à l’Université Toulouse Jean Jaurès et l’autre à l’Université de Lorraine) et la publication de cet ouvrage n’auraient pas pu voir le jour :

L’Université franco-allemande

Le Conseil Régional de Midi-Pyrénées

L’Université de Regensburg (Lehrstuhl Pr. Dr. Achim Geisenhanslüke)

L’Université de Lorraine (le CEGIL EA 3944, le Conseil Scientifique de Lorraine, le Pôle TELL, Mesdames Rébecca Champenois et Laurence Chabeaux)

L’Université Toulouse Jean Jaurès (le CREG, le Conseil Scientifique, l’UFR des Langues, le Département des langues étrangères, la Section d’allemand, l’IRPALL)

Le DAAD

Le Goethe-Institut de Toulouse

L’association Leben in Midi-Pyrénées

La Librairie Ombres Blanches

Le Forum Culturel Autrichien←7 | 8→ ←8 | 9→

Table des matières

Introduction

Entre fantasmes de délivrance et aspirations à l’autonomie : les ambiguïtés de Marcuse et de la contre-culture des années 1960

Wilhelm Reich : sa vision du monde, de l’être et de la civilisation

Der Sänger und der Philosoph. Von Herbert Marcuses Eindimensionalem Menschen zu Mick Jaggers Satisfaction

Das paradoxe Verhältnis zwischen Bob Dylan und der bundesrepublikanischen Gegenkultur

L’éternel retour des contre-cultures, une nécessité

L’œuvre de Peter Rühmkorf (1929–2008) entre subversion et utopie poétiques

Gegen das Gegen. Gegenkulturen, Revolten und Bürgerlichkeit bei Enzensberger

Underground und Poesie. Rygullas und Brinkmanns Anthologien der amerikanischen Szene←9 | 10→

Fragment zu einigen populären Songs von Rolf Dieter Brinkmann: zwischen Subversion und Utopie

„Magic & Reality“. Rolf Dieter Brinkmanns Suche nach der anderen Wirklichkeit

La « révolution intérieure » de Friederike Mayröcker, Ernst Jandl et Andreas Okopenko

„Das Wirtshaus als geistiger Raum der Nation“. Überlegungen zu Uwe Dicks Monolog Der Öd

De Wolfgang Weyrauch (Uni, 1969) à Uwe Timm (Der Freund und der Fremde, 2005) : regards croisés sur les étudiants en révolte dans les années 1960

Subjektivität und Revolte in Peter Schneiders Lenz (1973) und Rebellion und Wahn (2008)

Karl Kraus et la « citation de combat »

Que faisaient les artistes autrichiens en 1968 ?

Vom „Widerstand“ zur „Widerständigkeit“: 60 Jahre Widerspruch (1954–2014). Subversion und Utopie im Werk von Karl-Markus Gauß

Horizontales Material – vertikale Macht. Elfriede Jelineks frühe popartistische Verfahren in feldanalytischer Perspektive←10 | 11→

Le féminisme selon Elfriede Jelinek : un modèle de contre-culture ? Étude à l’exemple du roman virtuel Neid (2007/2008)

„Er bekam ihn nicht hin, unseren spitzfindigen, neurasthenischen, abgefuckten Blick“ – das kreative Individuum und sein Zuschauerkollektiv in Judith Hermanns Erzählungen Bali-Frau und Sommerhaus, später

Eigensinn durch Sinnvielfalt. Diskursive und literarische Strategien der Subversion in den selbstverlegten literarischen Zeitschriften der DDR in den 1980er Jahren

La poésie contre-culturelle d’Elke Erb : initiation à une écologie politique de l’esprit

Le « Prenzlauer Berg » : subculture autonome ou culture de la trahison ? Retour sur la (dé)construction d’un mythe contre-culturel

Réflexes de l’homme-machine et sarcasme du flâneur : Schädelbasislektion (1991) de Durs Grünbein ou le vertige existentiel d’un poeta doctus

Le recours au mythe dans Kassandra de Christa Wolf : un plaidoyer en faveur de la paix

Mémoire et subversion : Nachtstaub und Klopfzeichen oder Die Akte Robert de Karsten Dümmel

Les Essais choisis d’Annett Gröschner : une contre-mémoire de la vie est-allemande←11 | 12→ ←12 | 13→

Nadia Lapchine, Yves Iehl

Introduction

Wenn der Staat Dir /
Vögeln und Tanzen verleiden will /
mach den Staat kaputt
1

« Si l’État veut t’interdire de baiser et de danser, démolis l’État », telle était la devise d’une célèbre commune berlinoise et de ses « Umherschweifenden Haschrebellen » bien décidés, durant la période de gloire du mouvement de 1968 en Allemagne, à faire triompher les nouvelles valeurs libertaires de la jeunesse contestataire (« sex, drugs and rock’n’roll ») et à poursuivre la lutte contre la répression du système capitaliste dans le sillage de la grande révolte anti-autoritaire des années 1960. Cependant, si l’effervescence révolutionnaire des événements de mai en France a acquis une dimension quasi mythique, comme en témoigne l’élaboration rétrospective de la notion de « pensée 68 », la genèse et les implications à la fois politiques, sociales, culturelles et littéraires du « heißer Sommer » en Allemagne2 n’ont pas bénéficié du même retentissement médiatique. En RFA, c’est surtout la littérature qui a contribué à élaborer et préserver la mémoire culturelle de cette césure radicale de son histoire.←13 | 14→

I. Contre-culture, approches théoriques, influences musicales

L’objectif des contributions réunies dans cet ouvrage est précisément d’analyser comment la littérature de langue allemande a représenté, diffusé, voire problématisé les aspirations des différents mouvements contre-culturels qui, sous l’impulsion de la vague de contestation américaine surgie au cours de cette décennie, se sont succédé en Europe et notamment dans les pays germaniques depuis 1960. La notion de « contre-culture » est envisagée ici au sens défini par le sociologue américain Theodor Roszak dans son ouvrage The making of a counter culture (1968/1969)3 comme mouvement d’opposition délibérée aux valeurs et aux normes de la culture dominante du monde capitaliste ainsi qu’à l’uniformisation des individualités et sensibilités qu’elle produit. Dans son célèbre ouvrage de 1968 Vers la libération, Herbert Marcuse, autre théoricien et figure de proue de la contre-culture, a donné à cette révolte d’envergure internationale portée par la jeunesse le nom de « Grand Refus »4. Dirigée contre le système répressif de la culture dominante, cette révolte antiautoritaire se distingue par sa dimension à la fois politique, culturelle et esthétique : elle associe en effet à un désir radical de transformation sociale l’aspiration utopique à la mise en place d’une société authentiquement démocratique permettant avant toute chose l’émancipation et l’épanouissement de l’individu. L’objectif de cette volonté de changer le monde est de permettre l’avènement d’une société « libre », au sens très fort que Marcuse confère à ce terme. Bien que l’on constate une certaine ambivalence du concept marcusien de liberté, qui ne renonce pas entièrement au rêve propre à l’utopie industrielle moderne de vaincre la nécessité grâce aux bienfaits de la technologie (A. Berlan), ce projet de libération passe d’une part, sur le plan politique, par une rupture avec le continuum de la domination capitaliste et de la répression sociale, et de l’autre par une révolution culturelle permettant une régénération de la conscience et de la sensibilité individuelles.←14 | 15→

La notion d’utopie semble donc consubstantielle à celle de contre-culture5, qui est portée par le « rêve d’une vie et d’un monde meilleurs » comme le suggère le philosophe Ernst Bloch dans son ouvrage Das Prinzip Hoffnung (1959). Mais à la fin des années 1960, il s’agit d’emblée d’une utopie des plus concrètes au sens du freudo-marxisme marcusien. Installée dans l’ici et maintenant du geste protestataire, elle aspire à une transmutation radicale des valeurs et à une transformation qualitative des modes de vie au sein d’une société hédoniste placée sous le signe du principe de plaisir, où « le sensible, le ludique, le calme, le beau deviennent des formes de conscience et par là, la Forme même de la société »6. Oscillant entre une redéfinition théorique de la notion d’utopie et une analyse concrète du mouvement contestataire dont il est apparu à bien des égards comme le porte-parole, Marcuse projette l’image très novatrice d’une « société comme œuvre d’art »7 générée par la force politique de la « nouvelle sensibilité » et la réévaluation de l’imagination créatrice qui devient ainsi l’un des principaux moteurs de la révolution culturelle : « l’imagination au pouvoir » était, on le sait, un des slogans favoris du mouvement étudiant en France comme en Allemagne.

Outre-Rhin cependant, la spécificité de cette révolte était liée à un arrière-plan historique bien particulier. Aux États-Unis, la dynamique contre-culturelle et artistique était essentiellement inspirée par le rejet de la guerre du Vietnam, associé aux aspirations de la Nouvelle Gauche et aux différents mouvements pour la conquête des droits civiques comme par exemple celui des Black Panthers. Ce que l’on a qualifié de movement englobait des formes de contestation et de protestation très diverses portées par des groupes hétérogènes – les hippies, les minorités noires, les étudiants engagés des campus et les féministes –, unis dans une même lutte contre la technocratie inhumaine et aliénante8.←15 | 16→

Dans les pays de langue allemande, l’opposition au Système, principalement portée dès 1966 par le mouvement étudiant, souhaitait en finir avec le rigorisme austère de l’après-guerre dans une époque de reconstruction. Au-delà du rejet d’un système universitaire considéré comme sclérosé et excessivement hiérarchique (citons le célèbre slogan « Unter den Talaren, der Muff von tausend Jahren »), cette jeune génération souhaitait avant tout briser la chape de plomb que constituait le refoulement du passé national-socialiste et la persistance d’une mentalité autoritaire héritée de celui-ci durant l’époque de la « Restauration ». Cette réaction s’est cristallisée en particulier dans les prises de position et les actions de ce que l’on a appelé l’opposition extra-parlementaire (APO) à la Grande Coalition dirigée par Kiesinger, un ancien membre du parti national-socialiste, et elle avait auparavant été préparée par les procès d’Eichmann (1961) et d’Auschwitz à Francfort (de 1963 à 1965), qui avaient attisé le conflit entre la génération des pères et une jeunesse éprise de vérité, de liberté et d’émancipation sous l’influence musicale des rythmes trépidants et euphorisants du rock’n’roll. Cette dimension politique spécifiquement allemande liée à la Vergangenheitsbewältigung et aux nouvelles lois relatives à l’état d’urgence (Notstandsgesetze) à partir de 1966, jugées comme une menace pour la démocratie, est certainement aussi importante outre-Rhin que l’opposition à la guerre du Vietnam, que l’on considère habituellement comme l’élément déclencheur de la révolte. Alors qu’il se voulait initialement ludique et pacifique, ce mouvement a ensuite connu une radicalisation considérable après l’assassinat, le 2 juin 1967, de l’étudiant Benno Ohnesorg à l’occasion de la visite du Shah d’Iran à Berlin, et l’attentat contre le leader du SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund) Rudi Dutschke en avril 1968. À ce moment, la révolte étudiante avait atteint son paroxysme pour ensuite basculer, après les événements de mai 68 à Paris, soit dans une hypertrophie de l’idéologie marxiste-léniniste cultivée dans une multitude de groupuscules, soit dans la violence armée de la bande à Baader qui marquera en profondeur l’histoire de l’Allemagne, durant les « années de plomb » que furent les années 19709.←16 | 17→

Si le bilan politique de ce mouvement international peut aujourd’hui paraître décevant, ses visées utopiques ont trouvé rétrospectivement leur concrétisation au plan des avancées culturelles et sociales qu’il a permises. En Europe comme outre-Atlantique, la spécificité de la contre-culture des années 1960 est incontestablement l’étroite corrélation qu’elle établit entre les divers aspects d’une protestation tout à la fois politique, sociale et culturelle au sens le plus large du terme – donc qui englobe la littérature et les arts. La révolution culturelle prônée en particulier par Herbert Marcuse comme condition d’un réel changement politique se manifeste par une subversion radicale des normes et valeurs bourgeoises, et l’exploration de nouvelles formes de vie communautaires et égalitaires. C’est en particulier le cas dans la célèbre Kommune I, qui constitue à Berlin-Ouest un véritable laboratoire social où le dépassement du modèle traditionnel de la famille bourgeoise et l’expérimentation de la révolution sexuelle et de l’amour libre10 s’inscrivent dans le sillage des théories élaborées par Wilhelm Reich sur la fonction émancipatrice de l’orgasme11 dès les années 1930. Ce penseur iconoclaste appelé à devenir, à l’instar d’Herbert Marcuse, une des icônes de la contre-culture a, comme ce dernier, associé psychanalyse et marxisme : il est l’un des premiers intellectuels de son temps à avoir développé la théorie d’une révolution culturelle fondée sur une libération de la sexualité qui permet à l’individu d’accéder à l’autonomie et de lutter contre les multiples formes du refoulement sexuel, génératrices, selon lui, d’angoisse collective et de comportements politiques réactionnaires et répressifs (J. Bernat).

C’est incontestablement dans le domaine musical que la révolte s’est en définitive avérée la plus productive et féconde. Issue du rock’n’roll des années 1950 et de la tradition américaine du blues, mais nourrie aussi d’influences très diverses, la musique des années 1960 a, en même temps que la consommation de drogues, l’aventure psychédélique et la nouvelle liberté sexuelle, stimulé et cristallisé les aspirations de la jeunesse à une libération des corps et des esprits à travers une expérience transgressive, émancipatrice et quasiment initiatique de déconditionnement mental et de←17 | 18→ voyage intérieur12. Par l’immédiateté de ses effets et la concision de ses textes, la musique rock a pu relayer et prolonger les questionnements du discours philosophique avec lequel elle mène un dialogue non exempt de contradictions, comme le montre par exemple l’illustration emblématique, dans le célèbre I can’t get no satisfaction des Rolling Stones, des thèmes marcusiens que sont la critique du consumérisme et plus généralement de la « désublimation répressive », sous ses formes également sexuelles. Avec le philosophe, ce groupe partageait aussi une profonde fascination pour le blues et le rock perçus sous un angle typiquement contre-culturel comme le cri de souffrance et de révolte de la minorité afro-américaine opprimée, bien que cette appréciation mérite sans doute d’être nuancée (A. Pfabigan). Mais c’est incontestablement Bob Dylan qui, en popularisant l’héritage de la musique folk, a, par la virulence de ses textes, soutenu et nourri la révolte de la jeune génération même si son influence considérable en Allemagne n’a pas suscité de nouvelle tradition allemande du protest song au-delà d’un certain nombre d’exemples isolés. L’attitude fondamentalement engagée et protestataire qui est la sienne s’est manifestée bien plus nettement que chez d’autres musiciens à travers les étapes d’une évolution artistique qui l’a amené à s’élever contre les certitudes faciles que l’optimisme quelque peu lénifiant de certaines utopies contre-culturelles tendait à ancrer dans les esprits. En dépit de sa conversion tardive à une religiosité pessimiste, conservatrice et apocalyptique, Dylan, désormais lauréat du prix Nobel, reste un artiste pugnace et caustique dont la pratique artistique proche de l’avant-garde contribue à défendre l’esprit de la contre-culture contre toute forme d’obsolescence (A. Pfabigan).

Ce n’est du reste pas un hasard si la musique rock, au-delà de son retentissement culturel considérable, a pu servir à cette époque de modèle esthétique aux écrivains contestataires qui souhaitaient impulser sur le plan artistique une véritable révolution littéraire pour remédier à la crise que subissait la littérature autour de 1968. Dans le Kursbuch n° 15 de novembre 1968, Hans Magnus Enzensberger et Karl Markus Michel évoquent en effet de manière éminemment provocatrice « la mort de la littérature »←18 | 19→ bourgeoise13 qu’ils rejettent, en raison de son élitisme et de son inefficacité politique, au profit d’une littérature au service de la praxis révolutionnaire. Cette démarche iconoclaste s’en prend tout d’abord au Groupe 47 dirigé par Hans Werner Richter : en dépit de sa valorisation d’une littérature engagée et critique qui avait su renaître de ses cendres après la guerre, la littérature du Groupe 47 n’aurait à leurs yeux servi qu’à cautionner l’ordre existant. Peter Schneider, autre grande figure à la fois politique et littéraire de la contestation étudiante, revendique pour sa part un rejet radical de l’art bourgeois devenu obsolète en 68 et une nouvelle esthétique révolutionnaire conçue comme une démarche active de concrétisation de l’utopie politique : « Holen wir die geschriebenen Träume von den brechenden Bücherborden der Bibliotheken herunter und drücken wir ihnen einen Stein in die Hand »14. De fait, la nouvelle conception de la littérature qui émerge dans le sillage du mouvement étudiant est émancipatrice : son objectif premier est une transformation des consciences à travers la propagation de la « nouvelle sensibilité » qui doit permettre le dépassement des frontières entre la littérature et la vie ainsi que l’instauration d’un nouveau rapport au corps et aux sens. Mais la politisation du domaine littéraire, que l’on associe souvent à la révolte de 68, n’est en réalité qu’un aspect de cette révolte esthétique qui se distingue plus spécifiquement par l’émergence de la « Popliteratur ». Avec la célèbre formule « Cross the border, close the gap » publiée en 68 dans l’essai intitulé Das Zeitalter der neuen Literatur15, l’angliciste américain Leslie Fiedler s’est affirmé comme un théoricien précoce de la postmodernité soucieux de légitimer la culture populaire. Il a à ce titre défendu l’idée d’une littérature déhiérarchisée, en adéquation avec son temps, et se distinguant par l’abolition des frontières entre écriture élitiste et culture de masse. Rompant avec toute la tradition littéraire et son « esprit de sérieux », selon la formule de Marcuse, il projette ainsi l’image d’une anti-littérature portée par l’influence de la Beat Generation←19 | 20→ et de l’underground américain, désormais ouverte à des thèmes et modes d’expression jusqu’alors tabous (western, pornographie, SF…).

Toutes ces théories ont trouvé leur illustration et leur concrétisation dans la prose et la poésie de cette époque, qui ont d’une part préservé la mémoire de cette génération et contribué à la construction du mythe de 68, et de l’autre favorisé une véritable révolte esthétique.

II. Contre-cultures et littérature en RFA et en Autriche

A. La poésie : entre « impératif révolutionnaire » et subversion esthétique

En RFA, la réception des contre-cultures dans le domaine de la poésie, qui est certainement l’un des modes privilégiés d’expression de la révolte antiautoritaire, est d’une part représentative de l’intensification du processus de politisation de la littérature à partir des années 1960 et témoigne d’autre part d’une volonté générale de libération et de démocratisation de l’écriture poétique. Si les années 1950 marquent l’apogée de la poésie hermétique représentée notamment par la poésie de Paul Celan et d’Ingeborg Bachmann, la publication du premier recueil de Hans Magnus Enzensberger, Verteidigung der Wölfe (1957), inaugure le début d’une poésie politique de qualité réalisant une synthèse originale entre virtuosité artistique dans le sillage de Benn et valeur utilitaire (« Gebrauchswert ») dans la tradition de Brecht16. Les différents recueils des années 1960 du poeta doctus sont délibérément placés sous le signe du « contre » à travers leur critique véhémente de la réalité sociale et politique durant la période de Restauration et attestent une volonté d’éducation politique du lecteur : la polémique, le collage et la citation parodique sont autant de procédés formels employés par Enzensberger pour dénoncer avec force la manipulation du langage courant et des consciences dans la société de l’époque. Mais le passage de la révolte←20 | 21→ à une situation pré-révolutionnaire à partir de 196817 va précipiter une crise déjà latente de la littérature engagée telle que l’on la concevait jusque-là18. Les porte-paroles de la révolution culturelle la rejettent désormais en bloc en raison de son incapacité à transformer le monde. C’est le célèbre n° 15 de la revue Kursbuch, principal organe de la gauche littéraire d’orientation marxiste, publié en 1968, qui va susciter de nombreux débats et malentendus sur la légitimité de la poésie alors que la contestation étudiante atteint son paroxysme. La proclamation ironique, mais non prescriptive, de la mort de la littérature bourgeoise (« Die Kunst ist tot! ») dans les essais respectifs de Hans Magnus Enzensberger et de Karl Markus Michel illustre la remise en question fondamentale de l’esthétique bourgeoise et de la modernité poétique : dans le contexte révolutionnaire de mai 68, les graffitis provocateurs inscrits sur les murs de la Sorbonne apparaissent infiniment plus subversifs que toute la tradition de la littérature critique car ils réalisent, sur le mode du happening, la transposition de la poésie dans la rue. Cette interrogation centrale sur la légitimité de la poésie moderne, reléguée au rang d’opium des intellectuels (« Wozu Dichter? »), est particulièrement explicite à la fin de l’essai de Michel qui fait référence à l’activisme des étudiants et à la nécessité présente non plus de poétiser le monde mais de le transformer : « Die dritte Möglichkeit – sie lässt sich aus dieser Stimme nicht folgen, aber sie folgt aus ihrem Verstummen, weil es zwingender als jedes Manifest erklärt, dass unsere Welt sich nicht mehr poetisieren lässt, nur noch verändern – diesen Weg erprobten die Studenten von Paris »19. Changer le monde et/ou changer la poésie, « changer la vie » au sens de Rimbaud ?

Si certains auteurs engagés comme Peter Schneider ont délibérément délaissé l’écriture pour participer activement au combat sur les barricades20, le←21 | 22→ mythe de la « mort de la littérature » a incité de nombreux poètes à préciser leurs positions idéologiques à l’égard du mouvement étudiant ou de la tradition littéraire et à renouveler leurs modes d’expression poétique : « Die Literatur ist tot, es lebe die Literatur! » Durant la phase d’intense agitation politique entre 1966 et 1970, on remarque la coexistence de diverses formes de révolte dans la poésie comme l’Agit-Prop, la poésie politique, l’anti-poésie dans le lyrisme underground et la Neue Subjektivität à partir des années 1970.

L’impératif révolutionnaire a trouvé son expression la plus radicale dans la poésie Agit-Prop qui a connu son apogée en 68. Cette poésie de propagande qu’Erich Fried avait déjà pratiquée dans son recueil Und Vietnam publié en 1966 où il exprime sur le mode didactique de l’épigramme son indignation morale et sa vive condamnation de la guerre du Vietnam devient, avec le théâtre de rue, un mode d’expression directe de la révolte politique. En renouant avec l’esthétique marxiste de l’Agit-Prop des années 1920, la poésie activiste (« Kampfreime ») a pour principal objectif d’inciter les masses à l’action révolutionnaire et contribue ainsi au phénomène « d’esthétisation de la politique ». Mais cette forme interventionniste de protestation politique s’est rapidement avérée peu efficace, voire désastreuse : en effet, loin de favoriser la révolution culturelle, l’Agit-Prop a fait l’objet de critiques virulentes de la part de poètes et d’écrivains engagés en raison de sa médiocrité artistique et d’une utilisation exclusive du langage poétique à des fins de propagande.

C’est probablement Hans Magnus Enzensberger, considéré à l’époque comme le poète politique de référence en RFA, qui a tiré les conséquences les plus radicales de « l’impératif révolutionnaire » de 1968 à travers la réfutation de ses réflexions poétologiques développées au début des années 1960 dans son ouvrage Einzelheiten II. Dans son essai déterminant Poésie und Politik (1962), il reprend les théories d’Adorno sur l’essence subversive du poème21 et l’immanence du politique dans l’art22 pour défendre←22 | 23→ l’autonomie de la parole poétique, tout en refusant catégoriquement l’assujettissement de l’art à la politique23. Mais sa conception à la fois critique et utopique de la poésie qui, au début des années 1960, a pour vocation de révéler la vérité et d’anticiper l’avenir24 ne semble plus du tout d’actualité au moment où il publie, en 1968, son fameux essai Gemeinplätze die neueste Literatur betreffend dans la revue Kursbuch. À l’instar de Karl Michel, Enzensberger ironise sur la prétendue mort de la littérature bourgeoise tout en déplorant l’absence d’une littérature authentiquement révolutionnaire : il constate de fait l’inefficacité politique de la littérature engagée et même de la poésie de propagande qui, dans un système capitaliste dominé par l’industrie de la conscience (« Bewusstseinsindustrie »), s’avèrent incapables d’atteindre les masses25. Pour Enzensberger, le seul moyen de remédier à la profonde crise de la littérature engagée tout en participant à la révolution culturelle est de contribuer à « l’alphabétisation politique » de l’Allemagne en s’inspirant des reportages de Günter Wallraff, de la littérature documentaire ou des chroniques journalistiques : « Die politische Alphabetisierung Deutschlands ist ein gigantisches Projekt. Sie hätte selbstverständlich, wie jedes derartige Unternehmen, mit der Alphabetisierung der Alphabetisierer zu beginnen »26. C’est cette position du « contre le contre » (E. Kosziszky) qu’Enzensberger va adopter, entre 1968 et 1978, date à laquelle il publie son recueil Der Untergang der Titanic, en se consacrant principalement à une littérature documentaire centrée sur la thématique révolutionnaire : on songe à sa pièce Das Verhör von Habana (1970) construite à partir d’extraits d’interrogatoires de prisonniers politiques, dans laquelle il évoque son expérience directe de la révolution à Cuba entre 68 et 69, ou à son roman-←23 | 24→collage Der kurze Sommer der Anarchie (1972), consacré à l’anarchiste espagnol Buenaventura Durriti fusillé en 1936, où l’auteur-documentariste ne cache pas sa sympathie à l’égard du communisme libertaire des anarchistes. Après l’échec de 68, ces espoirs révolutionnaires font place à la désillusion politique, matérialisée en particulier à travers l’image forte du naufrage du Titanic, dans le recueil Der Untergang der Titanic (1978), qui reflète chez Enzensberger la faillite de la conscience utopique dans une langue virtuose et fidèle à sa verve polémique.

On observe la même tendance à la subversion politique chez Peter Rühmkorf, autre représentant de la poésie politique en RFA, dont le parcours poétique est indissociable de l’évolution politique et culturelle de la RFA (F. Colombat). En 1957, « Rühmkorf le rouge » invente, bien avant le début du mouvement étudiant, la notion de « außerparlamentarische Opposition » qu’il transpose dans une poésie qui assume ainsi une fonction de contestation sociale. Dans les recueils postérieurs à 68, cette volonté de synthèse entre le politique et le poétique se traduit par une valorisation de la dimension artistique de l’écriture en réaction à la « mort de la littérature » et un transfert des catégories politiques dans la sphère esthétique : après l’échec du militantisme politique, Rühmkorf projette l’utopie dans la poésie qu’il assimile à un espace autre (« Überort »), c’est-à-dire à un espace de préservation de l’idéal politique et de subversion des valeurs de la culture dominante. La double revendication du subjectivisme et de la fonction sociale de la poésie dans son essai Kein Apollo-Programm für Lyrik (1975) rapproche Rühmkorf du courant littéraire de la « Nouvelle Subjectivité » à l’époque de la « Tendenzwende », dont l’émergence coïncide avec la fin du mouvement27.

Cette poésie de la Nouvelle Subjectivité qui a durablement marqué le lyrisme allemand dans les années 1970 se caractérise par le dépassement du militantisme politique au profit d’un repli souvent méditatif et mélancolique sur la subjectivité : après l’effacement du sujet derrière les revendications collectives de la révolte étudiante, on remarque à l’inverse une revalorisation de l’expérience individuelle et sensorielle chez des auteurs comme Nicolas Born, Jürgen Theobaldy, Wolf Wondratschek ou Karin Kiwus qui évoquent dans leurs poèmes une perception subjective du monde quotidien ou du rapport à autrui à travers les motifs récurrents de l’amour, de la sexualité ou de←24 | 25→ l’amitié. Ce n’est pas un hasard si l’on a souvent qualifié cette poésie d’une simplicité inédite, qui se fait l’écho des désillusions de la génération de 68, de « Alltagslyrik » : on lui a souvent reproché, outre son hyperréalisme, une tendance à céder à la forme facile du « journalisme versifié » par un recours systématique au langage quotidien, une absence de recherche formelle au profit du style narratif du « parlando », et une prédilection pour le « poème long » prôné en 1965 par Walter Höllerer28. Cela revient toutefois à méconnaître la dimension subversive de la Neue Subjektivität comme « contre-genre » qui, par son ancrage délibéré dans la réalité, perpétue le processus déterminant de désublimation de l’art propre à l’époque de 68. Ce qui fait la spécificité de ce lyrisme autobiographique, c’est la transposition des revendications du mouvement de 68 dans la pratique littéraire : ces poèmes sont l’expression d’une « révolution du sujet » et d’une libération de la perception qui témoignent de la reconquête d’un nouveau rapport sensualiste au réel prôné par les théoriciens de la nouvelle sensibilité comme Herbert Marcuse ou Susan Sontag : « Sinneswahrnehmungen, Gefühle, die abstrakten Formen und Stile der Erlebnisweise sind es, was zählt. Sie sind das Ziel der zeitgenössischen Kunst. Der Grundmaßstab für zeitgenössische Kunst ist nicht die Idee, sondern die Analyse und Erweiterung der Wahrnehmungen (und wenn es doch eine « Idee » ist, dann betrifft sie die Erlebnisweise) »29.

C’est précisément cette conception sensualiste de l’écriture comme instrument de modification des consciences et d’intensification de l’existence par l’introduction du principe de plaisir dans « l’anti-littérature » qui est au centre de la poésie iconoclaste de Rolf Dieter Brinkmann que l’on a à juste titre surnommé « l’enfant terrible de 68 »30. Ce « poète Beat », réputé pour son attitude éminemment provocatrice et ses propos haineux contre l’establishment (« Fick das System! »), est considéré comme la figure de proue de la poésie underground en RFA qui s’inscrit dans la continuité du mouvement de←25 | 26→ la Beat Generation et de la subculture américaine dont il va se faire le principal médiateur (T. Naaijkens). À la fin des années 1960, il publie avec Ralf-Rainer Rygulla quatre anthologies, Underground Poems (1967), Fuck You! (1968), Acid (1969) et Silverscreen (1969) regroupant des textes, photos, poèmes et manifestes de la culture underground américaine. Tout en suscitant une vive polémique au sein de la scène littéraire, choquée par les obscénités de certains textes, ces ouvrages vont connaître un énorme succès auprès de la jeunesse en RFA et contribuer à la diffusion de l’esprit contestataire de la jeune littérature américaine érigée en modèle de littérature contre-culturelle. À l’inverse de la poésie politique qui vise une transformation directe de la société, la littérature underground relève d’une forme radicale de subversion esthétique en revendiquant un « assaut total contre la culture »31 (Ed Sanders). « Man muss vergessen, dass es so etwas wie Kunst gibt! Und einfach anfangen! »32 proclame en effet Brinkmann dans la préface de son recueil Die Piloten (1968) où il se fait le chantre de l’anti-art : il prône une rupture radicale avec la tradition littéraire allemande (« Ich hasse alte Dichter! ») qu’il rejette en bloc en raison de son intellectualisme et de son abstraction. Son écriture poétique se met au service de la propagation de l’idéal de la nouvelle sensibilité devenu synonyme d’émancipation, de démocratisation et d’hédonisation d’une poésie qui participe activement à la révolution culturelle par sa transgression de tous les tabous. Cette révolution de la poésie est systématisée dans ses essais poétologiques Silverscreen et Der Film in Worten, où le poeta subversivus revendique, à l’instar de Kerouac, une « poésie filmique »33 et adhère pleinement aux théories postmodernistes de Leslie Fiedler. « Eine post-moderne Literatur beginnt »34 prophétise à juste titre Brinkmann qui devient en RFA le chef de file de la poésie pop, délibérément multimédiale et provocatrice : cette nouvelle poésie se caractérise par l’abolition des frontières entre littérature élitiste et culture populaire, et l’ouverture à d’autres formes d’expression←26 | 27→ artistique comme la musique rock, la peinture, la BD, la publicité, le cinéma, la pornographie (« Kunst schreitet nicht fort, Kunst erweitert sich »)35. À travers son exhortation à l’expérience psychédélique et à la libération sexuelle, la poésie pop contribue par ailleurs à la propagation du nouveau style de vie hédoniste des contre-cultures. L’esthétique du quotidien (« Alltagsästhetik ») propre aux recueils que Brinkmann a écrits durant sa période pop entre 1967 et 1970 atteste l’influence de la poésie américaine : le poète se sert d’éléments empruntés à la culture de masse comme d’un matériau artistique pour dynamiter à la fois l’art traditionnel, les conventions morales, culturelles et langagières au moyen du « dirty speech ». Mais après l’échec de la révolte étudiante, cet engagement euphorique en faveur de la littérature underground est totalement remis en question au début des années 1970 qui constituent une césure décisive dans l’évolution poétique de Brinkmann (N. Lapchine). Le poème long Fragment zu einigen populären Songs, écrit parallèlement à son dernier recueil Westwärts 1 & 2 (1975), est à ce titre représentatif d’une rupture poétologique et idéologique. Sur le plan formel, ce « poème-surface » se caractérise par son éclatement typographique sur la page et la destruction délibérée de la linéarité de l’écriture qui coïncide avec la fragmentation du sujet lyrique après la fin de l’utopie. On peut assimiler ce poème à un « film verbal » constitué d’une mosaïque de fragments de perceptions, réflexions, de souvenirs et de rêves consignés par le sujet lyrique tout en écoutant de la musique. Brinkmann a massivement recours à l’intermédialité et à l’intertextualité en utilisant la technique du collage de citations littéraires ou filmiques, d’extraits de journaux ou de morceaux de rock. Ce « chaosmos poétique » met en scène la simultanéité d’un flux de conscience et d’un processus d’écriture : ils sont d’une part placés sous le signe d’une réflexion mélancolique du « je » sur l’échec de 1968 et évoquent d’autre part une émancipation progressive de la perception, de la sensation et de la parole poétique au fil d’un acte d’écriture résolument contestataire. La critique féroce de la société de consommation ouest-allemande est indissociable d’une critique du langage et des médias par le sujet écrivant qui, sous l’influence libératrice du rock, s’émancipe progressivement de « l’ordre du discours »36 au profit d’une accession progressive à l’utopie d’un langage libéré que l’on pourrait assimiler à un « langage du corps ». Le poème culmine dans l’évocation de l’expérience épiphanique d’un←27 | 28→ « pure moment of being »37 durant la promenade dans un parc, qui marque le passage à une strate supérieure de conscience permettant de parvenir à l’utopie d’une sensation de présence authentique au monde au-delà du langage. Brinkmann parvient ainsi à prolonger sa lutte en faveur de la nouvelle sensibilité dans l’espace utopique de son « contre-poème » dont l’écriture révolutionnaire s’apparente à une expérience psychédélique.

La quête d’une autre réalité est également inscrite dans l’œuvre en prose de Brinkmann, notamment dans son ouvrage expérimental Schnitte (1988) qui est symptomatique de l’intensité de son pessimisme et de sa désillusion face à la récupération commerciale des références culturelles de 68 au début des années 1970 (R. Di Bella). Avec sa combinaison de matériaux extrêmement hétéroclites issus de journaux, de la littérature, de la presse, de la musique des années 1960 et 70, cet immense « montage texte-image » se présente comme une démarche inédite d’archivage culturel de cette époque. Parmi les nombreuses sources d’inspiration de cet ouvrage, on compte non seulement la couverture du magazine Times, mais aussi William Burroughs avec sa technique du cut-up et Carlos Castaneda dont les ouvrages faisaient à l’époque l’objet d’un véritable culte. Dans son livre The teachings of Don Juan : a Yaqui way of knowledge publié en 1968, Castaneda prétend avoir fait la connaissance d’un chamane de la tribu des Indiens Yaqui qui l’aurait initié à diverses expériences psychédéliques au moyen de substances hallucinogènes comme la mescaline, considérée par les indiens comme la « drogue de l’inspiration ». L’intérêt de Brinkmann pour cet ouvrage témoigne de l’attirance générale de la génération de 68 pour les philosophies orientales ainsi que pour toutes les formes d’exploration psychédélique de l’intériorité38 motivées par la quête d’une autre réalité que la réalité « unidimensionelle »39. L’influence de Castaneda dans Schnitte s’inscrit pour Brinkmann dans la continuité de sa recherche d’une « perception totale » réalisant une synthèse entre corps et esprit comme dans les moments épiphaniques.←28 | 29→

Résumé des informations

Pages
618
Année
2017
ISBN (PDF)
9783034327466
ISBN (ePUB)
9783034329613
ISBN (MOBI)
9783034329620
ISBN (Broché)
9783034316231
DOI
10.3726/b11185
Langue
français
Date de parution
2017 (Septembre)
Mots clés
réception Theodore Roszak mouvement d’opposition années 1960 révolution esthétique art
Published
Bern, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2017. 591 p., 5 ill. n/b

Notes biographiques

Achim Geisenhanslüke (Éditeur de volume) Yves Iehl (Éditeur de volume) Nadia Lapchine (Éditeur de volume) Françoise Lartillot (Éditeur de volume)

Achim Geisenhanslüke est professeur des universités et directeur de l’institut d’études littéraires générales et comparées à l’université Goethe de Francfort-sur-le-Main. Il est spécialiste de l’étude comparée de la littérature et de l’histoire culturelle modernes et contemporaines en Europe. Yves Iehl est enseignant chercheur à la section d’allemand de l’Université Toulouse Jean Jaurès en tant que maître de conférences. Ses principaux sujets de recherche sont la littérature autrichienne du XXe siècle, l’intermédialité et les diverses formes de l’écriture narrative brève. Nadia Lapchine est maître de conférences à la section d’allemand de l’Université Toulouse Jean Jaurès. Ses recherches portent principalement sur la poésie moderne et contemporaine. Françoise Lartillot est professeur des universités en études germaniques à l’université de Lorraine (Metz). Elle est spécialiste de littérature et histoire des idées modernes et contemporaines des pays de langue allemande.

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Titre: Contre-cultures et littératures de langue allemande depuis 1960
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