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Pierre Bourdieu et la distinction sociale

Un essai philosophique

de Simon Susen (Auteur)
©2016 Monographies 164 Pages

Résumé

L’objet principal de cette réflexion est d’examiner de manière approfondie la conception bourdieusienne de la « distinction sociale ». À partir d’une analyse détaillée de La distinction. Critique sociale du jugement (1979), cet essai passe au crible les forces et les faiblesses des explications élaborées par Pierre Bourdieu à propos des processus de différenciation symbolique et matérielle. L’analyse montre que La distinction contient dix tensions épistémiques significatives, dont l’étude critique permet de comprendre les contradictions fondamentales qui se trouvent au cœur de la conception bourdieusienne de la « distinction sociale ».

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Derek Robbins : Préface
  • Introduction
  • I. Structuralisme versus actionnisme
  • II. Déterminisme versus volontarisme
  • III. Objectivisme versus subjectivisme
  • IV. Empirisme versus théoricisme
  • V. Essentialisme versus constructivisme
  • VI. Hétéronomisme versus autonomisme
  • VII. Positivisme versus interprétativisme
  • VIII. Universalisme versus particularisme
  • IX. Économisme versus culturalisme
  • X. Élitisme versus populisme
  • Quelques problèmes et questions
  • Remerciements
  • Bibliographie
  • Index des noms
  • Index thématique

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DEREK ROBBINS

Préface

Introduction

Le sous-titre de l’étude de Simon Susen, Pierre Bourdieu et la distinction sociale,1 constitue en lui-même une proposition forte. Susen qualifie en effet ses réflexions sur Bourdieu et sur la distinction sociale d’ « essai philosophique ». Cette qualification soulève des questions importantes quant au contenu et à la forme de son propos. Ces questions concernent de près notre façon d’aborder l’œuvre de Bourdieu ; elles impliquent en outre d’interroger la manière dont nous devrions, ou ne devrions pas, aborder les textes « canoniques » de la pensée sociologique. Le risque, c’est de réifier la philosophie de la science sociale que propose Bourdieu, de l’appréhender comme une simple contribution de plus à la production universitaire traitant de la « philosophie de la science sociale ». Les échanges que j’ai pu avoir avec Susen ont mis à jour certaines de nos divergences sur cette question. J’ai recensé son œuvre The Foundations of the Social: Between Critical Theory and Reflexive Sociology [Les fondements du social : Entre théorie critique et sociologie réflexive],2 dans un article intitulé « The Foundations of Social Theoretical Discourse » [« Les fondements du discours de la théorie sociale »].3 Plus récemment, on m’a invité à répondre à son article « Bourdieusian Reflections on Language: Unavoidable Conditions of the Real Speech Situation » [« Réflexions bourdieusiennes sur le langage : ← 1 | 2 → Conditions inévitables des actes de langage réels »].4 Cet article et ma réponse5 ont tous les deux été publiés dans la revue Social Epistemology,6 ainsi que la réponse de Susen à mes remarques.7

L’enjeu de la discussion est la nature et le statut de l’espace, constitué de façon relationnelle, au sein duquel une évaluation des théories sociales est possible. Selon Bourdieu, les discours théoriques disciplinaires possèdent leurs propres critères de validité internes, qui se déploient au sein de « champs » socialement constitués et s’incarnent au niveau institutionnel en des communautés épistémiques discrètes. La logique interne de ces discours est historiquement contingente, elle est la conséquence de facteurs sociaux externes. Pour reprendre la distinction que fait Bourdieu entre « structures structurantes » et « structures structurées », je reconnais l’importance de l’analyse de Susen, que je comprends comme une approche anhistorique de l’appareillage conceptuel bourdieusien, en tant que contribution à une évaluation interne de la discipline sociologique. Pourtant, je souhaiterais insister sur le caractère premier chez Bourdieu d’une prise en compte réflexive et réfléchie des mutations sociales, de sorte que son œuvre sociologique demeure toujours dynamique et résiste à toute interprétation à partir d’un modèle statique.

Je profite de l’occasion que Simon Susen a bien voulu m’accorder en me demandant de préfacer son livre pour réviser et augmenter un texte que j’avais écrit à la fin de l’année 2004. Il s’agit de l’introduction à un recueil d’articles sur Bourdieu (qui devait être publié post mortem comme une suite au recueil que j’avais dirigé du vivant de Bourdieu), publié dans la série SAGE Masters of Contemporary Social Thought,8 et dont Susen cite plusieurs contributions. L’objectif de cette nouvelle Introduction était d’interroger la nature du « champ intellectuel » auquel devait être assignée l’œuvre de Bourdieu, étant donné la situation nouvelle où celui-ci n’était plus en mesure de contrôler la réception de son œuvre ni à travers ← 2 | 3 → des interventions personnelles, ni grâce à sa forte personnalité. Pour tenter d’éclairer cette question, j’avais mis l’œuvre de Bourdieu en regard avec celle de Habermas. J’avais alors soutenu qu’à la différence de Habermas, Bourdieu refusait d’admettre l’existence d’une « sphère publique » idéelle qui possèderait des caractéristiques universelles. Il croyait au contraire que l’espace social propre aux échanges intellectuels devait perpétuellement être constitué et reconstitué en fonction des divers contextes socio-historiques auxquels il s’adaptait, et que malgré le risque d’être accusé de corporatisme, c’était la tâche des intellectuels au niveau international que de proposer une « Realpolitik de la raison » qui s’approprierait consciemment diverses conceptions de la rationalité pourtant culturellement spécifiques.9

La publication du recueil a été annulée à la demande des légataires de Bourdieu, et mon introduction n’est donc jamais parue. Le texte se montre toujours aussi pertinent dix ans plus tard, d’autant qu’il est ici juxtaposé à l’analyse développée par Susen de la notion bourdieusienne de « distinction sociale ». Pour conclure, je formulerai quelques remarques plus spécifiquement consacrée à l’essai de Susen, avec un commentaire sur certains développements intellectuels parmi les plus marquants de la période 2005–2015.

J’avais ouvert cette discussion et rapproché les œuvres de ces deux penseurs avec pour objectif de proposer une étude de cas, celle de la rencontre entre deux traditions intellectuelles différentes. À cette fin, je m’étais penché sur les échanges entre Bourdieu et Honneth de 1985, de façon à situer leur discordance intellectuelle socio-historiquement plutôt que de manière abstraite ou philosophique. Autrement dit, la forme même de mon analyse appuyait la position représentée par Bourdieu, contre les présupposés inhérents à la perspective de Honneth.

Selon moi, l’Esquisse d’une théorie de la pratique10 ne représente qu’un moment « théorétique » transitionnel chez Bourdieu. Il s’agit d’un texte où Bourdieu rejetait les prétentions du structuralisme à posséder une valeur explicative et proposait de comprendre les relations sociales objectives comme des relations dialectiques entre agents et structures. Il n’y avait qu’un pas à ← 3 | 4 → franchir, quoiqu’il nécessite du courage et qu’il soit décisif, pour reconnaître que les chercheurs qui font de la théorie sociale sont eux aussi des agents sociaux. Il existe une relation dialectique entre leurs théories et leurs actions qui remet en cause le caractère soi-disant universel et absolu de leurs théories. Par la suite, Bourdieu s’est présenté non pas comme un « théoricien de la pratique », mais plutôt comme un théoricien qui travaillait à l’articulation de ces deux dimensions, reconnaissant que sa théorie s’inscrivait intégralement dans ses conditions d’émergence et d’application. Souligner les divergences entre l’œuvre de Bourdieu et celle de Habermas conduit – inévitablement – à interroger la validité universelle de théories produites au sein de cultures occidentales concurrentes. Ce que j’affirme dans cette préface, c’est que l’intérêt porté par Bourdieu à une pratique théorique réflexive permet de problématiser l’universalité de la tradition qui a accouché d’une telle préoccupation, et ainsi de contribuer à une entreprise d’ « universalisation » intellectuelle participative. L’œuvre de Habermas, au contraire, sert d’épitaphe à la rationalité européocentrée.

La rencontre Bourdieu-Honneth : Avril 1985

La rencontre-clé entre ces deux conceptions de la science sociale, celle qui explore au plus près la question de l’intérêt social d’une réflexion philosophique sur le caractère scientifique des explications en sciences sociales, est l’interview de Bourdieu réalisé en avril 1985 par trois chercheurs allemands (Axel Honneth, Hermann Kocyba et Bernd Schwibs). Schwibs avait déjà traduit La distinction. Critique sociale du jugement11 en allemand sous le titre Die feinen Unterschiede. Kritik der gesellschaftlichen Urteilskraft.12 Il traduisit par la suite l‘Homo academicus13 de Bourdieu ← 4 | 5 → sous le titre Homo Academicus.14 En 1985, il publia une autre interview de Bourdieu intitulée « Vernunft ist eine historische Errungenschaft, wie die Sozialversicherung »15 [« La raison est un acquis historique, comme la sécurité sociale »]. À l’époque de l’interview, Honneth travaillait comme assistant dans le département de Habermas à l’Université Johann Wolfgang Goethe de Francfort, et en 1996 il succéda à Habermas en devenant titulaire de la Chaire de Philosophie Sociale. En 1984, Honneth avait déjà publié un article sur Bourdieu dans le Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie [Revue de sociologie et de psychologie sociale de Cologne] intitulé « Die zerrissene Welt der symbolischen Formen. Zum kultursoziologischen Werk Pierre Bourdieus »;16 une traduction anglaise de cet article fut par la suite publiée dans Theory, Culture & Society sous le titre « The Fragmented World of Symbolic Forms. Reflections on Pierre Bourdieu’s Sociology of Culture » [« Le monde fragmenté des formes symboliques. Réflexions sur la sociologie de la culture de Pierre Bourdieu »].17 L’interview avec Bourdieu fut publiée en 1986 dans un numéro de Ästhetik und Kommunikation en partie consacrée à l’œuvre de Bourdieu, dans une section intitulée « Wiederkehr des Intellektuellen? » [« Le retour de l’intellectuel ? »]. Cette section comprenait deux articles de Bourdieu, une recension de Homo Academicus, un article de Martin Schmeiser intitulé « Von der Sozio-Ethnologie Algeriens zur Ethno-Soziologie der französischen Gegenwartsgesellschaft » [« De la socio-ethnologie de l’Algérie à l’ethno-sociologie de la société française contemporaine »], ainsi que la longue interview intitulée « Der Kampf um die symbolische Ordnung »18 [« La lutte pour l’ordre symbolique »].19 Une traduction anglaise de l’interview fut publiée dans le même numéro de Theory, Culture & Society que l’article de Honneth « Le Monde Fragmenté des Formes ← 5 | 6 → Symboliques »,20 sous le titre « The Struggle for Symbolic Order »,21 avant d’être publié en français dans Choses dites22 sous le titre « Fieldwork in Philosophy ».

Pour finir de contextualiser l’interview, il faut rappeler que Habermas avait donné quatre conférences au Collège de France en mars 1983 – peut-être à l’invitation de Bourdieu, comme certains l’ont suggéré, qui venait d’être nommé titulaire de la Chaire de Sociologie l’année universitaire précédente. Ces conférences devinrent ensuite les quatre premiers chapitres de Der philosophische Diskurs der Moderne. Zwölf Vorlesungen23 [Le discours philosophique de la modernité. Douze conférences].24 Habermas déclare lui-même dans la préface que le point de départ de ces conférences (et des huit suivantes, dont une partie fut donnée à l’Université de Cornell en septembre 1984) était un discours prononcé en septembre 1980 intitulé « La modernité : Un projet inachevé », et qui avait été publié séparément sous le titre « Modernité contre postmodernité ».25 Cette idée d’un fourvoiement de la modernité, avouait-il

[…] ne m’a jamais quittée. Ses maximes philosophiques ont gagné plus de terrain encore dans la conscience collective depuis la réception du néostructuralisme français – tout comme le terme de « postmodernité », après une publication de Jean-François Lyotard.26

Comme le résume Thomas McCarthy dans son Introduction à la version anglaise de l’œuvre, le souci de Habermas était

[…] de répondre au défi posé par la critique radicale de la rationalité proposée par la pensée française contemporaine en réexaminant « le discours philosophique de la modernité » dont cette pensée était issue. Sa stratégie est de revenir à ces « carrefours » historiques où Hegel et les Jeunes Hégéliens, Nietzsche et Heidegger ont ← 6 | 7 → pris les décisions fatidiques qui ont conduit à ce résultat ; son objectif est d’identifier et d’indiquer clairement un chemin déjà signalé mais jamais emprunté : la négation résolue d’une rationalité centrée sur le sujet au profit d’une rationalité comprise comme acte de communication.27

Habermas considérait manifestement son jeune assistant Honneth comme un allié dans sa campagne contre le postmodernisme français. La référence à La condition postmoderne28 citée plus haut indique en note :

[…] À ce sujet, voir Axel Honneth, « Der Affekt gegen das Allgemeine »,29 Merkur 430 (Décembre, 1984): 893ff.

Il semble clair que l’interview de Bourdieu par Honneth, Kocyba et Schwibs fut de part et d’autre consciemment perçue comme une rencontre entre deux traditions intellectuelles, et tacitement aussi comme l’occasion pour chacun des deux bords de se positionner par rapport à la lecture du débat modernité/postmodernité que Habermas avait commencé à formuler.

Il est possible d’analyser les développements de la pensée de Bourdieu en se référant d’une part à la terminologie adoptée par Habermas dans La logique des sciences sociales30 et dans Connaissance et intérêt31 (c’est-à-dire, dans les années 1960), d’autre part à la catégorisation de la pensée allemande du XIXe siècle proposée dans Le discours philosophique de la modernité.32 La forme de questionnement adoptée par Honneth et par ses collègues imposait implicitement la séparation d’une « théorie » à partir d’intérêts pratiques. Comme on peut le lire dans la version allemande (mais pas dans les versions anglaise ni française), Honneth entama la conversation en déclarant que ses collègues et lui souhaitaient structurer l’entretien selon quatre axes principaux. Avec le premier axe, il s’agissait d’en savoir plus sur ← 7 | 8 → « le climat intellectuel au sein duquel la théorie de Bourdieu est née » [« das geistige Klima […], in dem Ihre Theorie entstand »].33 Honneth et ses collègues essayaient donc dès le départ de comprendre la « théorie » de Bourdieu, alors même que celui-ci s’était déjà prononcé contre la notion de théorie sociale et en faveur de celle de méthode sociologique dans son article de 1968 intitulé « Structuralisme et théorie de la connaissance sociologique »,34 dont une traduction allemande était parue dans Zur Soziologie der symbolischen Formen.35 C’est pour répondre à cette première question que Bourdieu a pour la première fois explicitement souligné l’importance de Husserl et de Heidegger sur sa formation intellectuelle. C’est seulement après la réédition en 1988 (sous forme de livre éponyme)36 de son article de 1975 intitulé « L’ontologie politique de Martin Heidegger »37 que Bourdieu a été disposé à déclarer, dans une conversation avec H. Woetzel sur la « controverse Heidegger » publiée en allemand et jamais traduite depuis, que « je pense que je pourrais être son meilleur avocat » [« ich glaube, ich wäre sein bester Verteidiger »].38 De même, c’est à cette période que Bourdieu a admis que bien que « je n’ai jamais participé du mood existentialiste » pendant ses années d’étudiant au début des années 1950, néanmoins

Merleau-Ponty occupait une place à part, au moins à mes yeux. Il s’intéressait aux sciences de l’homme, à la biologie […].39

Les travaux sur la perception de l’art effectués par Bourdieu dans les années 1960, comme la création de ses concepts d’« habitus » et d’« hexis », prouvent assez que Bourdieu connaissait bien à la fois La phénoménologie ← 8 | 9 → de la perception40 et La structure du comportement41 de Merleau-Ponty. Il est donc remarquable pour Bourdieu d’affirmer que pour lui, l’intérêt de Merleau-Ponty est d’avoir établi des ponts entre la biologie et les sciences sociales. Nous savons grâce à l’œuvre posthume de Bourdieu Esquisse pour une auto-analyse42 qu’il avait envisagé de faire une thèse sous la direction de Georges Canguilhem, un philosophe spécialiste de l’histoire de la médecine qui soutiendrait Foucault lors de ses premières recherches sur la folie et la civilisation. Bref, les réponses données par Bourdieu indiquaient que via Merleau-Ponty, il s’était familiarisé avec l’interprétation de Husserl qui avait cours dans la France d’après-guerre, un syncrétisme entre la méthodologie de Husserl et certains éléments du vitalisme bergsonien. Autrement dit, Bourdieu s’était familiarisé avec une version de la philosophie de Husserl différente de celle que Habermas avait prise pour cible dans Connaissance et intérêt.43 Il s’agissait d’un Husserl débarrassé de son transcendantalisme, ce dont Habermas aurait approuvé, mais aussi d’un Husserl intégré au sein d’une tradition d’irrationalisme, ce que Habermas aurait rejeté.

Le second axe proposé par Honneth avait pour objectif d’éclaircir « les présupposés fondamentaux, théoriques de vos recherches philosophiques » [« die theoretischen Grundannahmen Ihrer soziologischen Forschungen »].44 Bourdieu fut alors interrogé sur sa transition professionnelle de la « philosophie » à la « sociologie ». Il évoqua le rôle joué par Claude Lévi-Strauss dans l’accession des sciences sociales à la « respectabilité »45 et mentionna aussi la traduction par Foucault de l’Anthropologie in pragmatischer Hinsicht [Anthropologie du point de vue pragmatique]46 de Kant, à propos de laquelle Foucault avait également préparé une thèse complémentaire (dont Bourdieu ignorait potentiellement l’existence car ← 9 | 10 → elle n’avait pas été publiée).47 Dans cette thèse complémentaire, Foucault développait l’idée que l’intérêt (tardif) de Kant pour une anthropologie pragmatique qui analyserait ce que « l’homme a fait de l’homme » fut inhibée par sa philosophie critique antérieure, qui le prédisposait à concevoir l’être humain comme une entité anhistorique et non-contingente dotée de caractéristiques universelles, notamment d’une rationalité transcendante. Foucault soutenait que la seule façon de sortir de cette impasse kantienne était de suivre la voie ouverte par Nietzsche. Bourdieu suggérait donc que des facteurs sociaux avaient été à l’origine de sa transition d’une formation philosophique à la recherche sociologique. C’est Honneth qui orienta l’entretien sur ce point, interrogeant Bourdieu sur les raisons qui l’avaient poussé à se lancer d’abord dans une recherche de type ethnologique, à quoi celui-ci répondit :

Ich hatte Untersuchungen zur « Phänomenologie des Gefühlslebens » unternommen, oder genauer: zu den Zeitstrukturen der affektiven Erfahrung. [J’avais entrepris des recherches sur la « phénoménologie de la vie affective », ou plus précisément : sur les structures de l’expérience affective.]48

« Gefühlsleben » est rendu en français par « la vie affective » et en anglais par « emotional life », tandis que « affektiven Erfahrung » est traduit respectivement par « l’expérience affective » et « emotional experience ». Ce qui est remarquable, c’est l’insistance de Bourdieu à souligner qu’il n’avait pas principalement conduit cette recherche en tant qu’ethnologue, mais comme un philosophe visant à explorer empiriquement des problèmes théoriques. (Il faut ajouter que le choix du terme « emotional » dans la traduction anglaise rapproche faussement les préoccupations de Bourdieu de celles que l’on trouve chez Sartre dans son Esquisse d’une théorie des émotions,49 alors que l’intérêt de Bourdieu portait plutôt sur une analyse phénoménologique des expériences affectives intersubjectives ou interculturelles). Bourdieu continue comme suit : ← 10 | 11 →

En un sens qu’il est important de préciser, Bourdieu n’est bien entendu jamais véritablement « devenu un ethnologue ». Kocyba est intervenu pour demander si, en tant qu’ethnologue, Bourdieu était vraiment un autodidacte (« Autodidakt »), à quoi Bourdieu répliqua : « Pas seulement en ethnologie ! » [« Nicht nur in Ethnologie! »]. Dans plusieurs articles, j’ai soutenu qu’il fallait comprendre le temps passée par Bourdieu en Algérie comme une période d’apprentissage méthodologique au cours de laquelle il avait testé l’utilité de divers cadres conceptuels pour essayer de rendre compte de la nature des sociétés algériennes précoloniales (dans la Sociologie de l’Algérie),51 condition nécessaire à la compréhension des processus d’adaptation culturelle imposés aux populations indigènes par le pouvoir colonial. J’ai suggéré que sa présentation du fondamentalisme islamique des Moabites52 interrogeait la validité de l’interprétation wébérienne du protestantisme, tandis que son compte rendu de l’organisation sociale des Kabyles53 explorait la validité de la notion durkheimienne de « solidarité mécanique ». De même, ce qui relevait à l’origine de la « pure » observation photographique fut modifié dans la deuxième édition du texte, après que Bourdieu a suivi le séminaire de Lévi-Strauss au Collège de France en 1960, de sorte que ses résultats furent présentés sous forme de diagrammes comme une série d’oppositions binaires. C’était en 1962, un an avant que Bourdieu n’écrive son analyse typiquement structuraliste (publiée quelques années plus tard dans un ouvrage collectif célébrant le soixantième anniversaire de Lévi-Strauss) « La maison kabyle ou le monde renversé ».54 ← 11 | 12 →

Étant « devenu » ethnologue, Bourdieu fut invité par Raymond Aron à occuper le poste de secrétaire de son groupe de recherche – le Centre de sociologie européenne (CSE). En accord avec les souhaits d’Aron, Passeron – dont la trajectoire n’était pas sans rappeler celle de Bourdieu, passé comme lui par une formation philosophique à l’École normale supérieure puis par le service militaire en Algérie, avant de rejoindre le groupe d’Aron – acquit rapidement le savoir nécessaire pour enseigner Weber. Ensemble, Bourdieu et Passeron se lancèrent dans des recherches sur les étudiants, sur la photographie et sur les musées. Ensemble, ils s’efforcèrent de mettre en application les méthodes d’analyse néo-positivistes et quantitatives qui, sous l’influence des États-Unis, s’étaient semble-t-il imposées comme la norme pour les recherches en sociologie. Ensemble, ils écrivirent « Sociology and Philosophy in France since 1945: Death and Resurrection of a Philosophy without Subject »55 [« Sociologie et philosophie en France depuis 1945. Mort et résurrection de la philosophie sans sujet »], où ils cherchèrent à redéfinir le positivisme durkheimien en l’accommodant à un « relationalisme » tiré de Cassirer, ainsi qu’à situer leur propre travail de façon exemplairement relationnelle par rapport aux champs de la philosophie et de la sociologie, disciplines en concurrence dans la France d’après-guerre. Ensemble, avec Jean-Claude Chamboredon, ils publièrent Le métier de sociologue. Préalables épistémologiques,56 où en conclusion de l’introduction consacrée à « l’Épistémologie et la Méthodologie », ils développèrent l’idée que, comme Bourdieu le formulerait plus tard, la sociologie devait se constituer en champ autonome. Citant Durkheim à l’appui, ils argumentèrent en faveur de l’établissement d’une communauté professionnelle qui coexisterait avec celle d’une communauté épistémique :

C’est dire que la communauté scientifique doit se doter de formes de sociabilité spécifiques et que l’on est en droit de voir, avec Durkheim, un symptôme de son hétéronomie dans le fait qu’en France au moins, et aujourd’hui encore, elle sacrifie souvent aux complaisances de la mondanité intellectuelle : « Nous croyons, écrivait Durkheim à la fin des Règles de la méthode sociologique, que le moment est venu pour la sociologie de renoncer aux succès mondains, pour ainsi parler, et de prendre le ← 12 | 13 → caractère ésotérique qui convient à toute science. Elle gagnera ainsi en dignité et en autorité ce qu’elle perdra peut-être en popularité. »57

Au cours des années 1960, Bourdieu et Passeron embrassèrent une conception résolument empirico-analytique (pour reprendre les termes définis par Habermas dans Connaissance et intérêt)58 de la recherche sociologique. L’une des idées sous-jacentes à Le métier de sociologue59 était que cette communauté des sciences sociales tiendrait son unité d’une méthodologie définie indépendamment des divergences idéologiques. Réaffirmant la thèse soutenue par Bourdieu dans son article « Structuralism and Theory of Sociological Knowledge » [« Structuralisme et théorie de la connaissance sociale »],60 les auteurs de Le métier de sociologue61 déclarent clairement dans leur Introduction que

La question de l’affiliation d’une recherche sociologique à une théorie particulière du social, celle de Marx, de Weber ou de Durkheim, par exemple, est toujours seconde par rapport à la question de l’appartenance de cette recherche à la science sociologique : le seul critère de cette appartenance réside en effet dans la mise en œuvre des principes fondamentaux de la théorie de la connaissance sociologique qui, en tant que telle, ne sépare aucunement des auteurs que tout séparerait sur le terrain de la théorie du système social. Si la plupart des auteurs ont été portés à confondre avec leur théorie particulière du système social la théorie de la connaissance du social qu’ils engageaient, au moins implicitement, dans leur pratique sociologique, le projet épistémologique peut s’autoriser de cette distinction préalable pour rapprocher des auteurs dont les oppositions doctrinales dissimulent l’accord épistémologique.62

L’objectif était de présenter le champ du discours sociologique comme celui d’une « science pure », pratiquée avec savoir-faire par des chercheurs partageant une méthodologie commune. L’autonomie de la pratique valait quelles que soient les divergences culturelles ou idéologiques. Il est cependant ← 13 | 14 → important de souligner que philosophiquement, Bourdieu conservait des réserves quant à la force explicative de cette tradition sociale-scientifique qui concevait la recherche comme un champ artificiel et autonome. Honneth et ses co-interviewers mirent le doigt sur cette tension lorsqu’ils interrogèrent ensuite Bourdieu sur sa relation au structuralisme. Dans Le monde déchiré des formes symboliques,63 Honneth avait déjà identifié la manière dont Bourdieu avait été déçu par le structuralisme lévi-straussien, citant à l’appui le compte-rendu que Bourdieu avait lui-même proposé dans sa préface à Le sens pratique.64 Honneth avait résumé les implications de l’influence de Lévi-Strauss de la façon suivante :

Les travaux initiaux de Bourdieu comme anthropologue en Algérie Française étaient guidés par les principes de base de l’anthropologie structurale ; les rites de mariage ainsi que les contes Kabyles qu’il étudia furent interprétés selon un modèle linguistique comme des systèmes sémiotiques clos, dont l’organisation structurale reflétait censément les lois constitutives de l’esprit humain.65

Il avait correctement identifié l’objection de Bourdieu à la tendance universalisante de la pensée de Lévi-Strauss, mais la thèse centrale de son article était que la conception bourdieusienne de l’agentivité humaine se fondait sur le présupposé inaperçu que celle-ci était spontanément motivée par « un calcul utilitariste situé ».66 Ayant montré que les recherches anthropologiques de Bourdieu l’avaient amené à remettre en question le structuralisme, Honneth affirma que ces recherches lui avaient

[…] fourni l’impulsion pour qu’il développe ses propres instruments théoriques, lesquels d’une certaine façon constituèrent un retour vers précisément la sorte de fonctionnalisme social-scientifique visée par l’approche de Lévi-Strauss.67

Résumé des informations

Pages
164
Année
2016
ISBN (PDF)
9783035308242
ISBN (ePUB)
9783035396348
ISBN (MOBI)
9783035396331
ISBN (Broché)
9783034319133
DOI
10.3726/978-3-0353-0824-2
Langue
français
Date de parution
2016 (Juin)
Mots clés
Distinction sociale Structuralisme Constructivism Différenciation symbolique
Published
Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Wien, 2016. 164 p.

Notes biographiques

Simon Susen (Auteur)

Simon Susen est Reader à la City University London, Royaume-Uni.

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Titre: Pierre Bourdieu et la distinction sociale
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