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Représenter le pouvoir

Images du pouvoir dans la littérature et les arts

de Marie-Madeleine Castellani (Éditeur de volume) Fiona McIntosh-Verjabédian (Éditeur de volume)
©2014 Collections 480 Pages

Résumé

Point d’ancrage de la réflexion théorique dans le domaine de la philosophie de l’histoire, la question de la représentation du pouvoir se lit au travers de la littérature et des arts qui témoignent de son évolution et de ses enjeux. Les articles réunis ici vont de l’époque médiévale française aux réalités coloniales du Sud-Est asiatique, de l’art aristocratique des jardins aux expositions les plus contemporaines.
L’ouvrage, conçu dans une perspective transdisciplinaire, rassemble des spécialistes internationaux (littéraires, philosophes, sociologues et historiens de l'architecture et des arts).

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • PREMIÈRE PARTIE MODÈLES DE POUVOIR
  • La couronne de Charlemagne dans les chansons de geste françaises
  • Le pictogramme du roi
  • Un attribut de puissance
  • Une puissance conférée par Dieu
  • L’emblème du bon gouvernement
  • La couronne comme « objet de la quête »
  • Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople
  • Renaut de Montauban
  • Liste des ouvrages cités
  • Pouvoir et savoir, l’exemple d’Alexandre le Grand. Des Romans d’Alexandre aux miroirs du prince du XIVe siècle, Policratique, Songe du Verger et Songe du Vieil Pèlerin
  • Florence de Rome, quel pouvoir pour une reine ?
  • Figurer l’enfance du pouvoir. L’entrée du jeune Charles IX à Lyon (13 juin 1564)
  • Que faire de la jeunesse du roi ?
  • De la jeunesse niée à la jeunesse magnifiée : une Institution lyonnaise ?
  • Charles IX épique. L’entrée parisienne de 1571 et la Franciade de Ronsard
  • Le pouvoir vu d’outre-tombe. La satire de la vanité des puissants dans les dialogues des morts à la manière de Lucien de Samosate en Europe (XVIIe-XVIIIe siècles)
  • Dans la lignée de Fontenelle : le cimetière des valeurs héroïques
  • Dans la lignée de Fénelon : revalorisations pédagogiques, nationalistes ou aristocratiques de l’héroïsme, retournements de la satire
  • Conclusion : la revendication d’une liberté de parole défunte au temps des censures modernes
  • Bélisaire : une figure aux frontières du pouvoir
  • Souveraineté, Cruauté, Théâtralité. La tragédie cruelle et la légitimité fragile des gouvernements modernes
  • DEUXIÈME PARTIE LE POUVOIR ET LES ARTS
  • « Sanz demander le reconurent/As riches oevres qui parurent ». Figures et signes du pouvoir dans les romans d’Antiquité
  • Iconographie du pouvoir loin de la métropole. Le cas des cycles peints par Giuseppe Galeotti dans le palais Falcone de Chiavari (Gênes, Italie) au XVIIIe siècle
  • De Machiavel à Baltasar Gracián. La place du paraître dans la construction de l’homme politique
  • Le déséquilibre du pouvoir en place
  • Désaccords et convergences
  • Le vide de pouvoir et le devenir-prince
  • Art de paraître en politique
  • Agencement et stabilité du paraître
  • Le paraître comme forme de belligérance
  • Conclusion
  • Les « lunettes », le « petit balai » et la « chaire brûlante ». Trois images de la Prudence dans les allégories politiques de Léonard de Vinci pour Ludovic Le More
  • Une image indistincte. Le roi protecteur des Lettres
  • Le pouvoir de l’anonymat. Le cas de Charles Perrault
  • Figurer un jardin ouvert sur une « perspective » dans l’entrée triomphale d’Henri II à Rouen (1550)
  • Le spectacle d’une encyclopédie du jardin
  • Une perspective au lieu de la figure paradigmatique de l’arc de triomphe
  • Bibliographie
  • TROISIÈME PARTIE IRONIES DU POUVOIR
  • « Chanter la gloire du règne ». Molière et Louis XIV vus par Mikhaïl Boulgakov
  • Entre roi et ennemi : l’ambivalence structurelle du pouvoir héroïque dans La Bataille d’Arminius de Christian Dietrich Grabbe. La Bataille d’Arminius dans le contexte du Vormärz allemand
  • La nation souhaitée
  • Ami ou ennemi ?
  • La position ambivalente d’Arminius
  • Conclusion
  • Œuvres citées
  • Corpus primaire
  • Corpus secondaire
  • Représenter Louis XIV au XIXe siècle. L’exemple d’Alexandre Dumas père
  • Raconter l’histoire de Louis XIV au XIXe siècle : les enjeux historiques de la représentation du Roi-Soleil
  • Le Roi-Soleil au cœur des « batailles de mémoire »
  • Le Roi-Soleil à l’épreuve de l’historiographie romantique
  • Le Roi-Soleil à l’épreuve de la démocratisation romantique : enjeux de la vulgarisation historique
  • Une dénonciation républicaine de la monarchie absolue ? Enjeux politiques de la représentation du Roi-Soleil
  • Les échos contemporains de la figure de Louis XIV
  • La délicate question de l’engagement politique d’Alexandre Dumas
  • Une lecture républicaine de la monarchie absolue ? La fiction, critique de Louis XIV
  • Une dénonciation qui n’est pas exempte d’admiration : Louis XIV le Grand Roi
  • Une dénonciation romantique de Louis XIV ? Enjeux poétiques de la représentation du Roi-Soleil
  • La fiction comme laboratoire des possibles
  • La posture mélancolique : la déception (romantique) face à la monarchie
  • L’échec de la figure du pouvoir monarchique et l’émergence d’une nouvelle figure du pouvoir : l’écrivain appelé à combler le vide laissé par le roi déchu ?
  • Figures et figurations du pouvoir en Grèce. Donateurs et création de musées d’art au cours de la seconde moitié du XXe siècle
  • Portrait d’un évergète : Georges I. Katsigras et la création de la Pinacothèque de Larissa
  • La place de l’évergétisme en Grèce des XIXe et XXe siècles et la création de musées dans l’État grec contemporain
  • Conclusion
  • Figures et figuration du pouvoir sur la scène française « fin de siècle »
  • Liminaire
  • Le pouvoir des rois est – les rois eux-mêmes sont – en voie de disparition
  • Pouvoir « royal » : grandeur imaginée, imaginaire ?
  • Trois premières réponses, trois exceptions
  • Les réponses du répertoire
  • La réponse de l’actualité théâtrale : la figuration du pouvoir royal dans la production contemporaine
  • Victorien Sardou
  • Et les autres
  • Dans la « pièce » au goût du jour, actualité du pouvoir royal
  • Sur un thème commun, au fond, la même pièce ?
  • Situations
  • Perspectives
  • Variations, deux « castings » différents
  • Roi(s) et princes
  • « Échec au roi – Vive la reine ? »
  • Au-delà des ressemblances et des différences évidentes, originalité de la nature des deux pièces – le « style » de leur actualité
  • La couronne
  • Les Rois
  • Pour conclure
  • Art and power. Contemporary figurations
  • The power of artists
  • A chessboard of powers and the power of ideas
  • A figurational perspective of power
  • QUATRIÈME PARTIE PHILOSOPHIES DU POUVOIR
  • Maximilien, figure de l’homme providentiel dans le Narrenschiff de S. Brant. Le Saint Empire romain face à la menace turque
  • Maximilien, homme providentiel
  • « Qui jette en l’air une pierre elle lui tombe dessus et le blesse ; et qui se fie à sa chance souvent tombe soudainement »
  • D’un Empire à l’autre ou l’imperium en mouvement
  • Jean-Jacques Rousseau et le symbolisme du pouvoir
  • Le symbole et l’expression du sens
  • La communication des significations
  • La communication du sentiment et la disposition d’esprit
  • Le symbolisme et l’exercice du pouvoir
  • Le peuple souverain
  • L’autoreprésentation du peuple
  • La fonction théologico-politique du symbolisme religieux
  • La fonction identitaire du symbolisme culturel
  • Le pouvoir du prince et l’administration de l’État
  • Le symbole comme institution de la norme
  • La description critique et satirique du rituel monarchique
  • Conclusion
  • Jacques VI/Ier ou le miroir du cœur
  • « Cor regis in oculis populi »
  • « Rex est lex loquens »
  • Le roi mal interprété
  • Catharine Macaulay et le pouvoir royal
  • Figures and figurations of political protest in the nineteenth-century french revolutionary tradition. Politics of memory chez Louis-Auguste Blanqui
  • Figuration in the making of a political legend
  • Blanqui: the man in the making of a legend
  • Blanqui: a memorable mentor for youth during the Second Empire
  • The politics of revolutionary remembrance reconceived
  • Remembering Blanqui à la longue durée
  • La figuration du pouvoir européen dans la littérature coloniale
  • Les représentants du pouvoir colonial
  • L’incarnation spatiale du pouvoir colonial
  • L’autorité des discours
  • Conclusion

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Introduction

Marie-Madeleine CASTELLANI et Fiona MCINTOSH-VARJABÉDIAN1

La question des relations entre le pouvoir et sa représentation semble prendre dans les recherches contemporaines une importance capitale, si l’on en croit le grand nombre de publications consacrées très récemment à cette question, voire des expositions comme celle tenue en 2011-2012 au Musée Saint-Raymond de Toulouse, intitulée précisément « L’image et le pouvoir » et montrant l’évolution du portrait impérial sous les Antonins. On sait que des centaines de ces portraits étaient diffusées jusqu’aux extrémités de l’Empire pour donner une image unificatrice du souverain. Cet exemple montre que la question de la représentation est liée de façon essentielle à tout pouvoir, constituant à la fois un enjeu politique et un extraordinaire moyen publicitaire à la gloire des dynasties concernées.

Pourtant la nature même de la puissance et de l’autorité, qu’elles soient régaliennes, judiciaires ou financières, a évolué et on peut se demander si cette évolution, qui se manifeste par un éclatement progressif, n’a pas pour conséquence l’inutilité, voire l’impossibilité des représentations, du fait de la dilution de la notion de pouvoir, ou si au contraire ces dernières ne sont pas plus nécessaires encore à l’établissement d’une légitimité.

Afin de comprendre ce que cette notion signifie encore actuellement et de saisir dans un second temps la manière dont le pouvoir peut se représenter par des figures, c’est-à-dire par des images et des symboles, ou se donner à voir, afin d’asseoir dans les esprits sa propre puissance, partons des titres des dernières parutions sur le sujet depuis 2009 tels qu’ils sont répertoriés sur le site de la BnF. À partir de cet échantillon, nous voulons proposer une brève étude sémantique afin de nous situer dans le champ de la recherche contemporaine et de dégager les tendances qui expliquent la répartition des siècles au sein du présent ouvrage. ← 11 | 12 →

Il est frappant de constater que, dans la recherche contemporaine, la sémantique du « pouvoir » est fortement liée à des questions de droit et d’institutions, que ce soit au sein des États ou dans les organismes transnationaux ou supranationaux : c’est le cas dans Le Pouvoir constituant et l’Europe dirigé par Olivier Cayla et Pasquale Pasquino (2011), ou dans La Bolivie : histoire constitutionnelle et ambivalence du pouvoir exécutif de Jean-René Garcia (2010). Mais bien que ces publications fassent le constat d’un pouvoir étatique au travers des institutions politiques, une tendance très forte se dégage au contraire, qui met en avant la dissolution du siège de l’autorité dans les sociétés contemporaines ou l’émiettement de l’instance exécutive organisée aujourd’hui en réseau. C’est ce qu’on peut voir dans le récent Ville, démocratie et citoyenneté : expérience du pouvoir partagé de Patrick Norynberg (2011), ou dans la traduction que Philippe Delamare a donnée la même année d’un ouvrage de Susan Strange daté de 1996, Le Retrait de l’État : la dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale. Les diverses publications sur l’Europe ou le développement des institutions locales vont dans le même sens.

Dans cette aire où l’étude des institutions rime avec la description des modes d’organisation, le terme de pouvoir est fortement concurrencé par d’autres notions connexes dont celle de compétences, qui désigne le champ où peut s’exprimer l’autorité dans des sociétés décentralisées, ou de gouvernance, comme dans la réédition de l’ouvrage du même nom de Philippe Moreau Defarges. La même évolution se remarque dans les publications anglo-saxonnes, comme en témoigne Parliaments and coalitions : the role of legislative institutions in multiparty governance de Lanny W. Martin et de Georg Vanberg (2011) : la notion de pouvoir semble moins centrale là où, sous l’effet des coalitions, la gestion technique des décisions dans une optique de consensus semble de mise ; en revanche, elle continue de s’affirmer en force lorsqu’il s’agit d’identifier un centre privilégié, l’État, ainsi dans States and Power de Richard Lachman (2009). Une certaine tendance moderne à dissimuler, dans les mots, les rapports de force est également soulignée par Steven Vallas. Selon lui, la notion a été vidée de sa valeur conceptuelle à mesure que les approches « néo-institutionnelles » inspirées par les théories de management l’ont emporté. Le pouvoir refuse de dire son nom, non pas parce que tout type de rapport contraint et hiérarchisé aurait disparu de la société, mais parce que la vision d’un équilibre des forces dans leur contrôle réciproque, le fameux check and balance des Libéraux traditionnels, aurait été profondément subvertie au cours de ces dernières années2. Comme le montre Stewart R. Clegg dans un ouvrage ← 12 | 13 → un peu plus ancien, il s’agit, en effet, sous l’influence de la pensée néoconservatrice, de décentraliser (favour decentralization), de faire perdre à l’action politique son autorité (de-authorization of action), afin de privilégier la formation spontanée et libre de coalitions et de favoriser le marché3. Les publications ne seraient en ce sens que le symptôme d’un mouvement qui, au sein des démocraties modernes, rend les relations de hiérarchies et de force plus abstraites à mesure qu’elles deviennent plus contraignantes (Vallas pense en particulier à la finance)4.

Tout cela semble bien loin du champ de la littérature et des représentations, mais en apparence seulement, car, dans ce contexte intellectuel de décentrement de l’action politique, on comprend pourquoi la symbolisation du pouvoir, sa capacité à susciter des images et à s’autoreprésenter ne semble guère une préoccupation dans des sociétés contemporaines. On peut y lire un rêve de transparence hérité de Rousseau comme le montre Patrice Canivez dans notre recueil : la souveraineté doit pouvoir s’exprimer directement sans intermédiaires. Cette aspiration à une représentation directe du citoyen a été dénoncée par Ankersmit : « soit la représentation [politique] est conforme à ce qui est représenté (auquel cas elle est superflue), soit elle ne l’est pas et dans la logique de la théorie mimétique le pouvoir représentatif est illégitime5. » À l’inverse de cette forte tendance, qui paraît occulter la force du symbole dans les systèmes de gouvernement modernes, nous pouvons noter l’existence d’un ouvrage transversal et transéculaire Die Szene der Gewalt : Bilder, Codes und Materialitäten. Publié en 2007 par Daniel Tyradellis et Burkhardt Wolf, il s’intéresse aux images du pouvoir, de la puissance et de la force (Gewalt)6, à la description des codes et des formes imaginaires liés au pouvoir, ainsi qu’à l’existence ou non d’une puissance sans médiation, sans symbole, sans image. Cet exemple fait presque figure d’exception, bien qu’on puisse également signaler l’existence d’un numéro spécial de Raison Publique (Figures et Figurations du pouvoir politique7, coordonné par Sylvie Servoise) et de l’ouvrage Le Pouvoir & les images : photographie & corps politiques8 dirigé par François Soulages (2011). La relative rareté des publications ← 13 | 14 → de ce type confirme le fait que la préoccupation de figurer et de représenter l’autorité paraît davantage attachée à des régimes, souvent antérieurs à l’époque contemporaine, lorsque le centre même de cette autorité était clairement décelable9.

Assurément au premier rang des recherches sur cette question, il faut placer les études portant sur la monarchie pendant l’époque moderne. Ainsi on retiendra, en 2012, Le Théâtre de la mort : lecture politique de l’apparat funèbre dans l’Europe du XVIe au XVIIIe siècle par Franck Lafage, ou encore Richelieu : l’art et le pouvoir, dirigé par Hilliard Todd Goldfarb. La même préoccupation se lit dans Medicaea medaea : art, astres et pouvoir à la cour de Catherine de Médicis de Luisa Capodieci (2011). On peut considérer que les travaux de Guy Verron sur François Eudes de Mézeray : histoire et pouvoir en France au XVII siècle, ainsi que les actes du colloque Savoir et pouvoir au siècle des Lumières (2011), publiés par Jan Borm, Bernard et Monique Cottret, s’inscrivent dans une perspective analogue, si l’on se souvient des efforts de la monarchie absolue pour institutionnaliser de façon comparable le domaine des lettres et des arts, de l’histoire et des sciences par la création des Académies. Enfin, la même année, ce sont les symboles du pouvoir par excellence qui ont été à l’honneur à Versailles lors d’une exposition tenue au château du 1er mars au 19 juin, exposition reprise dans un numéro spécial de Beaux Arts « Trônes en majesté : Château de Versailles ».

Mais la France n’est pas la seule, tant s’en faut, pendant cette période, à s’intéresser à la démonstration figurée du pouvoir monarchique et impérial, comme le montre le catalogue de l’exposition Staging power : Napoleon, Charles John and Alexander (30 septembre 2010-23 janvier 2011) au Nationalmuseum de Stockholm10. De la même façon, la réédition en 2010 de Radical tragedy : religion, ideology and power in the drama of Shakespeare and his contemporaries de Jonathan Dollimore, publié à l’origine en 1984, témoigne de la permanence d’une réflexion sur le sens politique des pièces de Shakespeare et de ses contemporains. La mise en scène du pouvoir est double, au sein des monarchies d’abord mais également dans les œuvres qui représentent elles-mêmes ces monarchies. ← 14 | 15 →

Comme la période moderne, l’époque médiévale est particulièrement riche : il s’agit là d’un domaine de recherche déjà ancien, comme le montre par exemple l’ouvrage de Dominique Boutet sur Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire qui s’interrogeait précisément sur la figuration de la royauté en Occident, chacun de ses représentants étant lié à un genre littéraire particulier, ou des réflexions comme celle d’Yves Sassier qui, dans Royauté et Idéologie au Moyen Âge. Bas-Empire, monde franc, France (IVe-XIIe siècles), publié chez Armand Colin en 2002, s’appuie sur les textes théoriques médiévaux comme le Policraticus pour décrire la nature du pouvoir pendant toute la période qui va de la fin de l’Empire romain aux derniers siècles du Moyen Âge. La métaphore, voire l’allégorie, ont servi à cette représentation, comme le montre par exemple le succès persistant depuis la période romaine de la fable des membres et de l’estomac, qui souligne la nécessité d’une collaboration harmonieuse entre le cœur de l’État et ses différentes parties, même les plus faibles en apparence ou les plus éloignées de ce centre11. Les historiens se sont ainsi intéressés à la représentation du pouvoir, dans toutes les régions de l’Europe du temps12, tant pour les rois que pour les diverses instances du pouvoir féodal. On citera dans cette perspective l’étude intitulée Autour des comtes de Vaudémont : lieux, symboles et images d’un pouvoir princier au Moyen Âge, publiée en 2011 sous la direction de Gérard Giuliato, ou celle de Stéphane Morin Trégor, Goëlo, Penthièvre : le pouvoir des comtes de Bretagne du XIe au XIIIe siècle13. Le Moyen Âge s’interrogeait aussi sur les limites du pouvoir, entre le temporel et le religieux, comme l’illustra le conflit entre Papauté et Empire ou encore entre le roi de France Philippe le Bel et le pape, aboutissant à l’élection d’un pape profrançais14.

Enfin, pour clore ce parcours, nous devons consacrer quelques lignes à un domaine qui, à la différence de la période moderne et médiévale, n’a pas fait l’objet d’études dans notre propre ouvrage, mais qui, nous ← 15 | 16 → l’avons suggéré dans les premières lignes de notre propre introduction, est essentiel pour comprendre la force politique des images et des mots : l’Antiquité, en particulier romaine. À titre d’aperçu pour la seule année 2011, on citera Timothy David Barnes qui, en s’appuyant sur des données nouvelles, s’est intéressé à l’Empereur Constantin dans un livre, Constantine : dynasty, religion and power in the later Roman Empire15, qui a été primé en 2011 par l’association des éditeurs américains. La même ambition de renouvellement méthodologique et de réévaluation des données se lit dans Figures d’empire, fragments de mémoire : pouvoirs et identités dans le monde romain impérial, IIe s. av. n. è.-VIe s. de n. è. que Stéphane Benoist, Anne Daguet-Gagey et Christine Hoët-Van Cauwenberghe ont édité la même année à Villeneuve-d’Ascq. La figure de l’empereur et ses modes de commémoration y sont centraux et se combinent avec une analyse du droit et des questions religieuses, politiques et économiques, que ce soit à Rome même ou dans les Provinces. Enfin, de façon tout à fait parallèle, et toujours en 2011, John Scheid, professeur au Collège de France, a écrit, avec la collaboration de Jean-Maurice de Montremy, Pouvoir et religion à Rome. L’ouvrage témoigne des liens entre pouvoir et religion d’Auguste à Constantin. Ces publications montrent non seulement à quel point la question du pouvoir personnel reste centrale pour comprendre l’Empire, mais suggèrent que nous sommes arrivés à une croisée du chemin, comme si les conditions contemporaines d’un pouvoir éclaté donnaient justement sens à une réévaluation des références antiques, médiévales et modernes. Scheid en particulier souligne, au lieu d’opposer la dimension collective et personnelle, combien les deux sont liés, par la religion qui vient renforcer la loi et l’imposer.

C’est donc à la lumière de ces travaux qu’il faut peut-être comprendre le poids des représentations et de l’iconographie : l’image a indubitablement à faire avec la constitution d’un culte qui ne doit pas être assimilé de façon réductrice au seul culte de la personnalité : il s’agit plutôt de construire une légitimité, de rendre évidente la force de la loi et d’incarner l’action politique. Pour reprendre Agamben, « l’épithète hagiographique “père du peuple” qui est attribuée à chaque époque aux dirigeants investis de l’autorité souveraine acquiert […] son sens originel et sinistre c’est-à-dire le pouvoir de vie ou de mort16. » Selon toute probabilité les symboles et les images paternelles servent également à définir la toute-puissance du chef : il en est ainsi de la couronne royale ou impériale dans les chansons de geste, portée en toute ← 16 | 17 → circonstance par le roi, même vaincu, comme le montre Sarah Baudelle-Michels. La représentation joue également le rôle d’un miroir et comme pour le miroir des princes il s’agit à la fois de renvoyer l’image d’un pouvoir tel qu’il est, mais également tel qu’il voudrait être : c’est ce que montrent, pour le Moyen Âge, la contribution de Catherine Gaullier-Bougassas ou celle d’Emmanuelle Poulain-Gautret s’intéressant respectivement aux figures d’Alexandre et à la possibilité d’un pouvoir féminin dans la chanson de geste, ainsi que, pour la Renaissance celle d’Elsa Kammerer : si sa contribution étudie les entrées du jeune roi Charles IX, prince enfant porteur d’espoir, ce même roi est présenté, un peu plus tard, sous la posture épique du continuateur d’une lignée héroïque, gage espéré de paix, dans la communication d’Anne Carrols. Pour l’époque classique, Nicolas Correard montre en revanche toute l’ironie que peut produire l’image d’un pouvoir qui n’est après tout que celui d’hommes mortels, ce que déjà à la fin de l’Antiquité avait porté la figure de Bélisaire décrite par Anne-Sophie Barrovecchio, ou ce que met en scène le sanglant théâtre baroque de la cruauté, cherchant dans les modèles bibliques une leçon pour la modernité (Klaas Tindemans).

Ces représentations valent tant pour le domaine français que pour les autres pays européens ; il en est ainsi de l’Italie : Elena Zamagni décrit, de Machiavel à Gracian, une image mouvante, en proie aux fluctuations politiques, tandis que Marco Versiero montre Léonard construisant, à travers plusieurs symboles, la légitimité de Ludovic Le More. Le lien avec les arts, déjà présent dans la réflexion médiévale, qui inscrit dans des ekphraseis le pouvoir des rois sur le monde (Marie-Madeleine Castellani), est l’un des points essentiels de la représentation du prince. Celui-ci est présenté inlassablement comme un mécène, protecteur des Arts, tant à la Renaissance (Bruno Petey-Girard) qu’à l’époque classique, comme le montre Adriana Bontea qui rend compte de l’activité de Perrault à la cour du roi Soleil et de l’importance que revêtait l’invention des devises. Les arts se répondent dans la mise en scène de la gloire princière, ainsi le jardin doit-il être également rangé parmi les manifestations artistiques dont la grammaire et la sémiotique spécifiques illustrent également des rêves de puissance, comme on le voit dans la communication de Laurent Paya.

Ce rôle du prince perdure donc, même si la relation entre Molière et Louis XIV peut être relue de façon distanciée et ironique comme repoussoir à celle unissant Boulgakov à Staline dans la contribution de Tatiana Sokolnikova. Le passé mis en scène sert ainsi de miroir au présent : on peut le constater aussi bien dans l’analyse de La Bataille d’Arminius de Christian Dietrich Grabbe par Sientje Maes ou dans celle de Louis XIV dans les romans de Dumas père, chez Florence Botello, ou au théâtre dans le regard porté sur les rois en exil (Monique Dubar). ← 17 | 18 → Ce passé est enfin appelé à renouer avec le présent dans l’évergétisme grec contemporain : les acteurs de la Grèce contemporaine cherchent à y exprimer les valeurs de l’Antiquité au travers de leurs collections et activités muséales (Christina Ntaflou), ou dans le mécénat des instances européennes dont Idalina Conde analyse de façon sociologique les buts et les manifestations.

Mais la question du pouvoir est aussi philosophique et en tant que telle elle nourrit la pensée de Rousseau, lue par Patrice Canivez et avant lui celle d’un Sebastien Brandt posant la figure équilibrée de Maximilien face aux vertiges d’un pouvoir analysé par Anne-Laure Metzger-Rambach. Cependant, on doit souligner qu’il ne s’agit nullement d’une nouveauté : en effet, ces préoccupations étaient déjà présentes dans l’Angleterre du XVIIsiècle, comme le montrent la théorisation absolutiste sous le roi Jacques (Gilles Bertheau) ou encore le contre-discours développé un siècle plus tard par Catharine Macaulay, inspiratrice de la pensée radicale anglo-saxonne (Fiona McIntosh-Varjabédian). Une radicalisation se décèle également sous la plume d’un Blanqui, à la fois homme politique et théoricien réfléchissant sur la Révolution et l’Empire (Patrick H. Hutton). Cependant, cette radicalisation théorique va se heurter aux politiques de conquête coloniale : comme le montre Yves Clavaron, le pouvoir occidental s’y perpétue à l’identique, en construisant des villes, reflet de celles de la métropole, détachées de l’histoire et des conditions géographiques locales, fidèlement décrites par la production romanesque contemporaine.

À travers les différentes contributions présentées dans cet ouvrage, on peut constater combien non seulement la question de la représentation du pouvoir constitue un point d’ancrage de la réflexion théorique dans le domaine de la philosophie de l’histoire, mais combien surtout elle est présente dans la littérature et les arts, qui rendent constamment témoignage de l’évolution de la conception du pouvoir, voire en sont les acteurs directs et privilégiés. ← 18 | 19 →

1 Nous remercions ici Émilie Amand pour l’aide apportée à la relecture de ces communications.

2 Steven Vallas, « Part II Power, interviews with Steven Vallas, Neil Flegstein, Stewart Clegg, Jean-Claude Thoenig », Management, 2011/1, vol. 14.

3 Stewart R. Clegg, Modern Organizations, Organization Studies in the Postmodern World, Londres, Newbury Park, Delhi, Sage Publications, 1990, p. 59.

4 Steven Vallas, op. cit.

5 Frank Ankersmit, Aesthetic Politics, Political Philosophy Beyond fact and Value, Stanford University Press, 1996, p. 49.

6 L’emploi de ce terme suggère une force abusive.

7 N° 10, 2010.

8 On remarquera toutefois que l’ouvrage se focalise moins sur les images que le pouvoir cherche à donner de lui-même que sur les clichés et les peintures qui montrent comment le pouvoir est exercé dans les camps ou sur les prisonniers politiques.

9 En effet, si les articles portent sur le XXe siècle et sur la représentation du pouvoir dans le roman, pour reprendre Sylvie Servoise, « [ils] signalent tout particulièrement la capacité de l’écrivain à donner l’envers du décor » et font participer le lecteur à un processus de « démythification » (p. 266). La figuration du pouvoir est vue comme un contre-pouvoir que ce soit au théâtre ou au cinéma (p. 268).

10 Outre Napoléon, l’exposition mettait à l’honneur Alexandre Ier, tsar de Russie de 1777 à 1825, ainsi que Charles XIV, roi de Suède et de Norvège de 1763 à 1844.

11 Voir Laurence Harf-Lancner, « Les Membres et l’estomac : la fable et son interprétation politique au Moyen Âge », Penser le pouvoir au Moyen Âge VIIIe-XVe siècles, Études offertes à Françoise Autrand, Dominique Boutet et Jacques Verger (eds.), Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2000, p. 111-126.

12 On consultera sur ces questions pour l’Espagne La Majesté en Navarre et dans les couronnes de Castille et d’Aragon à la fin du Moyen Âge, Jean-Pierre Barraqué, Béatrice Leroy (dir.), 2011, et pour l’Angleterre L’Éthique du pouvoir au Moyen Âge : l’office dans la culture politique : Angleterre, vers 1150-vers 1330 de Frédérique Lachaud, 2010.

13 Préface d’Yves Sassier, Presses universitaires de Rennes. [Saint-Brieuc] Société d’émulation des Côtes-d’Armor, 2010.

14 On lira sur ce point l’étude récente (2010) de Gianluca Briguglia intitulée La questione del potere : teologi e teoria politica nella disputa tra Bonifacio VIII e Filippo il Bello.

15 Chichester, West Sussex, U.K. ; Malden, MA : Wiley-Blackwell, 2011.

16 Giorgio Agamben, Homo Sacer, Sovereign Power and Real Life, translated by Daniel Heller-Roazen, Stanford University Press, 1998, [1995 pour la version italienne], p. 88-89, nous traduisons.

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PREMIÈRE PARTIE

MODÈLES DE POUVOIR

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La couronne de Charlemagne dans les chansons de geste françaises

Sarah BAUDELLE-MICHELS

Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 ALITHILA

Le pictogramme du roi

Dans le langage conventionnel de l’iconographie, la couronne, au même titre que le sceptre et éventuellement un habit héraldique spécifique, sert à désigner, avec une lisibilité instantanée, le roi ou son pendant la reine. Couronnant le chef d’un cercle qui signifie par sa forme fermée sur elle-même, sans origine ni fin, une infinie perfection globalisante, la couronne s’est imposée en Occident comme un symbole régalien avec les Carolingiens. Mais dans la représentation figurée médiévale, elle identifie tout roi, fût-il un roi de l’Ancien Testament ou encore un roi sarrasin1. La couronne est devenue à ce point efficace pour signifier la royauté (alors même qu’elle n’est pas toujours royale car il est des couronnes ducales), qu’on ne saurait au Moyen Âge figurer un roi sans couronne, quelles que soient les circonstances de son évocation. Que la représentation du roi stéphanophore s’impose pour l’illustration de scènes publiques montrant un souverain en majesté dans l’exercice officiel du pouvoir, on le comprend aisément. Ainsi la succession de Charlemagne évoquée dans Le Couronnement de Louis compilé dans Les Grandes Chroniques de France nous montre Charlemagne couronné devant son fils également couronné2. Mais force est de constater que cette couronne est devenue de surcroît un appendice du corps du ← 21 | 22 → souverain et qu’on ne saurait l’amputer, toutes considérations de réalisme ou de vraisemblance mises à part : le roi combattant porte couronne sur son heaume3, le roi dormant porte couronne dans son lit4, le roi culbuté la tête en bas porte couronne5, le roi constatant le vol de sa couronne porte toujours couronne6.

Résumé des informations

Pages
480
Année
2014
ISBN (PDF)
9783035264807
ISBN (ePUB)
9783035295672
ISBN (MOBI)
9783035295665
ISBN (Broché)
9782875741790
DOI
10.3726/978-3-0352-6480-7
Langue
français
Date de parution
2015 (Janvier)
Mots clés
philosophie de l¿histoire époque médiévale expositions aristocratique transdisciplinaire
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. 480 p., 24 ill.

Notes biographiques

Marie-Madeleine Castellani (Éditeur de volume) Fiona McIntosh-Verjabédian (Éditeur de volume)

Anciennes élèves de l’École Normale Supérieure (Paris), agrégées de Lettres, Marie-Madeleine Castellani et Fiona McIntosh-Varjabédian enseignent à l’Université de Lille 3, respectivement la littérature comparée et la littérature médiévale. Elles ont publié plusieurs ouvrages et travaux sur la représentation de la royauté et des grandes figures historiques, sur l’écriture de l’histoire ainsi que sur la postérité du Moyen Âge et de la Renaissance dans la littérature et les arts.

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Titre: Représenter le pouvoir
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