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La pénurie en eau est-elle inéluctable ?

Une approche institutionnaliste de l’évolution du mode d’usage de l’eau en Espagne et au Maroc

de Arnaud Buchs (Auteur)
©2016 Thèses 331 Pages
Série: EcoPolis, Volume 25

Résumé

Sécheresse, aridité, pénurie en eau, sont des termes parfois présentés comme synonymes. Questionnant cette apparente évidence, l’auteur focalise son analyse sur la notion de pénurie en eau et oppose aux travaux centrés sur la rareté physique des ressources en eau une approche qui place les usages de l’eau au cœur de l’explication. Tiré d’une thèse de doctorat, cet ouvrage propose un examen des principaux indicateurs de pénurie (notamment celui de « stress hydrique ») et conduit à caractériser la pénurie comme un phénomène à la dimension anthropique prononcée : il est en grande partie socialement construit, géographiquement et historiquement situé. L’analyse historique de l’évolution du mode d’usage de l’eau de part et d’autre de la Méditerranée révèle des similitudes quant à la manière de se représenter l’eau comme une simple ressource dont l’abondance ne serait limitée que par le dynamisme des infrastructures hydrauliques (barrages, forages, usines de dessalement, etc.). Par le biais d’une approche en économie institutionnaliste, historique et pragmatique qui restitue les justifications à l’origine des règles d’usage de l’eau, l’auteur propose des éléments de compréhension de l’avènement d’une pénurie en eau au Maroc et en Espagne et discute les solutions proposées pour tenter d’y faire face et qui participeraient de l’émergence d’un nouveau mode d’usage de l’eau.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Préface
  • Remerciements
  • Introduction générale
  • Première Partie: Observer sur le long terme l’avènement d’une pénurie en eau en Espagne et au Maroc
  • Introduction de la première partie
  • Chapitre I: L’Espagne ou la permanence du paradigme hydraulique
  • De la Première république à la guerre d’Espagne : l’instauration d’un État « moderne » (1873-1936)
  • Une ère franquiste (1939-1975) marquée par un « hydro-populisme »
  • Le tournant des années 1970 : retour de la démocratie et essor du modèle agro-exportateur d’Almeria (1975-…)
  • Du constat de la raréfaction aux solutions pour y remédier (1975-…)
  • Conclusion : exposé des faits stylisés élaborés pour l’Espagne
  • Chapitre II: Le Maroc : un développement « hydrophage »
  • L’émergence du modèle économique colonial (1912-1956)
  • L’indépendance : la réforme agraire et le million d’hectares irrigués (1956-années 1980)
  • Le tournant des années 1980 : libéralisation, désengagement de l’État et nouvelle stratégie de développement
  • Du constat de la raréfaction des ressources à l’émergence d’un nouveau modèle (décennie 1980-…)
  • Conclusion : exposé des faits stylisés élaborés pour le Maroc
  • Chapitre III: De part et d’autre de la Méditerranée : les quatre étapes de l’évolution du mode d’usage de l’eau
  • Introduction
  • Périodiser le cycle de vie des modes d’usage de l’eau
  • Montée en généricité : formulation des faits stylisés de niveau 2
  • Conclusion
  • Deuxième Partie: la pénurie en eau comme phénomène social-contingent : une lecture institutionnaliste, historique et pragmatique
  • Introduction de la seconde partie
  • Chapitre IV: Définition de la pénurie et compréhension de son avènement : d’une problématique technique a-historique à une problématique sociale-contingente
  • Introduction
  • Caractériser la pénurie par des indicateurs : d’un phénomène exogène à une vision intégrée
  • De la dimension anthropique de la pénurie ou la nécessité d’une approche en sciences sociales en général, et en économie en particulier
  • Conclusion
  • Chapitre V: Explorer le « triangle des Bermudes institutionnel » : conjuguer action collective et justification
  • Introduction
  • L’économie selon J.R. Commons : une approche fondamentalement relationnelle
  • Donner du sens à l’action : l’institutionnalisme sociologique de l’économie des conventions
  • Une appropriation critique des institutionnalismes de J.R. Commons et de l’économie des conventions
  • Conclusion
  • Chapitre VI: La pénurie en eau comme crises du mode d’usage de l’eau « hydrauliciste »
  • Introduction
  • Caractérisation du mode d’usage de l’eau « hydrauliciste »
  • La crise du régime : aménagement interne au mode d’usage de l’eau « hydrauliciste » ou changement de paradigme ?
  • Conclusion
  • Conclusion générale
  • Bibliographie
  • Titres de la collection

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Préface

Bernard BARRAQUÉ

Directeur de recherches émérite CNRS
(UMR CIRED, ENPC-AgroParisTech-EHESS)

Issu d’une thèse d’économie institutionnaliste à l’Université de Grenoble, l’ouvrage d’Arnaud Buchs est impressionnant par la qualité et la quantité du travail conduit sur des terrains espagnol et marocain. Mais c’est aussi un témoignage de la richesse des approches menées dans cette université, autour de Bernard Billaudot et, pour ce qui concerne l’eau au Maghreb, de René Arrus (ce dernier trop tôt disparu). Le premier, comme on le lira dans les pages qui suivent, a proposé une typologie éclairante des normes, en croisant une entrée distinguant la technique et le social, avec une entrée distinguant la qualification (le discours légitimateur) et l’usage (la pratique). Cette typologie systémique est mobilisée pour analyser la constitution et le fonctionnement, puis la crise, d’un « mode d’usage de l’eau » dans une démarche institutionnaliste historique et pragmatique. Cela conduit Arnaud Buchs à construire sa modélisation de l’eau comme objet socio-technico-naturel dans une analyse en longue durée, portant sur les deux siècles de la période contemporaine. Et ainsi, il se rapproche des travaux initiés par nos collègues suisses sur les régimes institutionnels de ressources1, du tout récent livre d’écologie politique d’Erik Swyngedouw appliquée à l’Espagne hydraulique2, ou encore de l’extraordinaire analyse de la formation du capitalisme comme façon de regarder le monde de Timothy Mitchell, à travers la politique foncière, ← 11 | 12 → sanitaire et hydraulique d’une colonie devenue un État-Nation soutenu par les États-Unis, l’Égypte3.

La caractéristique de la politique de l’eau espagnole, c’est le « retour de la colonie sur le territoire métropolitain » comme l’a écrit Michel Marié4, et le pouvoir de « bétonner l’eau » accordé aux ingénieurs du génie civil par la dictature franquiste. Mais cette histoire remonte très loin, car d’abord, on trouve en Espagne des barrages et des réseaux d’irrigation initiés par les Romains, et qui ont traversé les siècles jusqu’à nous en passant par les Wisigoths et les Arabes. Puis les progrès des connaissances, après la Renaissance, ont permis aux grands propriétaires latifondiaires de développer une hydraulique d’irrigation dans les colonies, au XVIIIe siècle. La perte de cet empire au XIXe devait nécessairement susciter l’idée de « régénérer » la mère partie en y introduisant les innovations coloniales : « España no sera rica mientras sus rios desemboquen en el mar »5 s’écriait le président du conseil Mendizabal devant les Cortes dès 1850. Puis la mobilisation de l’eau pour produire la nourriture en régime méditerranéen est devenue une obsession de l’Espagne privée des Philippines, de Cuba et de Porto Rico, faisant ainsi éclater la crise politique et morale majeure qui couvait. Le courant de pensée régénérationniste qui en a émergé pensait qu’il fallait recoloniser le pays intérieur, en déplaçant les petits agriculteurs des vallées de montagne vers les plaines où les rivières régularisées permettraient l’irrigation à grande échelle. Ainsi, dès le début du XXe siècle, comme en France d’ailleurs, les sites prometteurs pour faire des barrages furent identifiés.

La différence cependant entre les deux pays, et, au-delà, entre l’Europe méditerranéenne et l’Europe plus au nord, c’est que dans cette dernière, dans la deuxième moitié du XIXe, la problématique de la quantité d’eau et de l’irrigation (et du drainage), a été relayée par celle de la qualité de l’eau, liée à l’industrialisation et à l’urbanisation rapides qui se produisent alors, à suite de la révolution industrielle et de l’invention du confort bourgeois, importées d’Angleterre. Et, à la gestion centralisatrice de l’eau mobilisée par les aqueducs et stockée dans des barrages, s’est ajoutée, voire s’est substituée une gestion locale de services publics. Ces derniers s’affranchissent de la ressource grâce aux usines de traitement de l’eau qui permettent de pomper dans les rivières qui baignent les villes, juste en amont ; presqu’en même temps, le génie sanitaire invente le traitement ← 12 | 13 → des eaux usées. Ainsi au fil des décennies suivantes, il matérialise la frontière entre eau urbaine (service public) et ressource, avec d’un côté l’usine d’eau potable, et de l’autre, en aval, la station d’épuration des eaux usées. Dorénavant, c’est clair, les masses de capitaux nécessaires pour mobiliser et traiter l’eau privilégient la ville par rapport à la campagne. Or, en Espagne, en Italie et au Portugal, pour ne pas parler de la Grèce ou de la rive sud de la Méditerranée, ce n’est pas le cas : certes il y a des régions industrielles et urbaines comme en Catalogne, au Pays Basque, et dans le nord de l’Italie, c’est-à-dire là où en plus l’eau venant des montagnes est abondante ; mais pour le reste, on est resté pendant des décennies dans une problématique de population pauvre rurale, qui majoritairement a opté pour des gouvernements autoritaires, souvent liés à l’oligarchie foncière, et protégeant celle-ci en promettant l’eau à fonds perdu aux petits paysans. L’idée était de maintenir les populations à la campagne et de les empêcher de devenir une classe ouvrière rouge en ville. Malheureusement, il n’y avait guère de capitaux disponibles pour le développement économique dans la péninsule ibérique. D’ailleurs, à part quelques réalisations sur l’Èbre initiées sous la première dictature de la phalange, celle de Primo de Rivera dans les années 1925-32, les barrages espagnols sont restés en plans dans des tiroirs. Mais c’est largement la pauvreté et le populisme lié qui ont popularisé la problématique de la pénurie, avec la réponse des ingénieurs d’État en termes d’augmentation de l’offre d’eau.

En revanche, une évolution différente a eu lieu aux États-Unis. L’immensité du pays et l’abondance de ses ressources en eau ont permis de prolonger la logique quantitative et de génie civil au XXe siècle, à une époque où elle a pu attirer des capitaux publics impressionnants : endiguement du Mississippi, adductions d’eau à grande distance pour plusieurs grandes villes (New York et Boston pour la côte est, et côte ouest, San Francisco et Oakland, puis Los Angeles et San Diego à 500 km dans le Colorado), réseaux d’irrigation traversant la Californie de part en part… La plus emblématique de ces réalisations est la Tennessee Valley Authority, parce qu’elle se présente d’emblée comme un projet multi-fonctions (électricité, irrigation, navigation améliorée, approvisionnement industriel et urbain), et aussi comme un modèle pour le développement économique. Ainsi peut-on lire sur le site actuel de la TVA : « Under the leadership of David Lilienthal (“Mr. TVA”), the Authority became a model for America’s governmental efforts to modernize Third World agrarian societies ». Et justement, suite à la victoire de 1945 et à la fin de trois empires coloniaux (anglais, français, japonais), les Américains ont participé à réorganiser le monde en une assemblée d’États-Nations articulés par des institutions financières internationales. Les États du Tiers Monde ont construit leur légitimité notamment par la nationalisation de ← 13 | 14 → l’eau, l’aide internationale permettant un développement économique appuyé sur la grande hydraulique. On ne trouvait guère d’opposants puisque l’Union Soviétique et ses alliés promouvaient des projets similaires (Goelro, Sibaral …).

On ignore en général que le modèle espagnol de la pénurie socialement construite a justement réussi à devenir le régime hydraulique analysé par Arnaud Buchs en partie grâce aux États-Unis : Erik Swyngedouw (2015, ch. 6) montre qu’un « plan Marshall » a participé à sortir le pays d’une autarcie nationaliste promouvant l’auto-satisfaction des besoins alimentaires, mais où l’on mourait quasiment de faim… En contrepartie d’une ouverture à l’économie occidentale (qui d’ailleurs s’est aussi traduite par un véritable miracle touristique pour le pays) les États-Unis ont financé une bonne part des 800 barrages réalisés entre 1955 et 1975, année de la mort du Caudillo. Les confédérations hydrographiques (organismes de bassin) initialement conçues pour régulariser les cours d’eau par bassin furent reprises dans des plans visant à nationaliser la gestion de l’eau, en transférant la ressource du nord-ouest humide vers le sud-est ensoleillé mais aride. L’exemple fameux de cette politique est le transfert du Tage vers le Segura (d’un bassin atlantique vers un bassin méditerranéen), qui aura mis près de vingt ans à voir le jour (inauguration en 1978).

Pourtant, le modèle de la « grande hydraulique agricole » américain qui remonte à la toute fin du XIXe siècle (canal du Colorado vers Imperial irrigation District) a commencé à subir la critique, au sein de son pays d’invention, à partir des années 1960 de la part des écologistes (sauver les rivières sauvages) puis des libéraux (les bénéficiaires doivent payer le coût complet). Face à la difficulté de poursuivre un modèle d’offre, des économistes ont imaginé de rendre les usages plus efficients grâce à des marchés de l’eau. Mais c’était sans se rendre compte, ou en « oubliant » que les échanges ne sont possibles qu’une fois l’infrastructure construite. Puis, en Californie, on a vite découvert que les transferts d’eau ont des effets indirects sur des tierces parties ou sur le milieu naturel qui aboutissent à des litiges et des procès, puis à des lois sur le « wheeling » (1996), si bien que les marchés ont été très peu développés.

En tout cas, là où une infrastructure régionale n’est pas terminée, faut-il la subventionner d’abord pour ensuite pouvoir faire des marchés ? Ridicule ! En Espagne, malgré la fin du franquisme, l’idée d’un réseau national d’adduction d’eau n’a pas disparu, et deux gouvernements, l’un socialiste en 1992 et l’autre conservateur en 2001 ont proposé de transférer l’eau du nord-ouest, ainsi que des bassins partagés avec les Portugais, vers les bassins méditerranéens. Malgré le soutien d’une société politique et d’ingénieurs toujours persuadés de la priorité à donner de fait à l’irrigation, ← 14 | 15 → l’influence des retournements californiens et européens en faveur de l’environnement et de l’idée de « rendre de l’espace aux cours d’eau » a gagné la société espagnole, via notamment les universitaires (L. Del Moral, P. Arrojo, F. Aguilera Klink, J. Martinez Alier, F.J. Martinez Gil, Narcis Prat, E. Cabrera, etc.) regroupés dans les congrès ibériques pour une nouvelle culture de l’eau6.

Mais ce qui a sans doute le mieux sapé la domination de la grande hydraulique en Espagne, c’est la généralisation de l’emploi de la pompe électrique immergée. Légaux, puis souvent illégaux, les puits et forages ainsi équipés ont permis aux agriculteurs de s’affranchir d’une gestion collective de l’eau devenue pesante, tout en les obligeant à cultiver des productions d’exportation permettant de payer le coût global du pompage. Ramón Llamas a montré il y a déjà 20 ans que les surfaces irriguées par l’eau souterraine pompée ne représentaient qu’un quart du total des surfaces irriguées, mais qu’elles produisaient la moitié de la valeur ajoutée totale. Il en résulte malheureusement aujourd’hui une dramatique surexploitation des eaux souterraines, au détriment des zones humides comme les fameuses Tablas de Daimiel dans la Mancha7.

Le Plan hydrologique national a reçu un coup fatal de la Commission européenne en 2004. Le président du Conseil J.M. Aznar (Parti populaire) avait fait voter un projet de réseau national d’adduction d’eau en 2001, après l’adoption de la directive-cadre sur l’eau. En 2004, peu avant les élections, la Commission européenne a jugé que ce plan n’avait bénéficié ni d’une analyse environnementale d’impact, ni d’une évaluation économique suffisante. Elle suspendait les aides européennes correspondantes. Cette affaire a été masquée par l’attentat des terroristes islamistes de Madrid, survenu juste avant les élections, et dont l’interprétation erronée par le gouvernement en place a contribué à lui faire perdre les élections au profit de F.R. Zapatero. Ce dernier a eu à temps l’avis motivé de la Commission, et il a annoncé la fin des grands transferts au profit d’une politique systématique de dessalement de l’eau de mer. Certes c’est une autre forme de poursuite de la politique de l’offre, mais ses coûts de fonctionnement conduiraient à faire des économies d’eau. D’ailleurs, la crise financière a condamné l’exécution de la fin du programme : sur une soixantaine ← 15 | 16 → d’usines de dessalement, une vingtaine est reportée à plus tard et un autre tiers ne fonctionne pas.

Mais celle de Barcelone a bien été mise en service en 2009. Comprenant que la Confédération hydrographique de l’Èbre allait retarder pour longtemps un projet de transfert d’eau de Tarragone vers la capitale de la Catalogne, mais aussi que celui de l’eau du Rhône depuis Montpellier était une dispendieuse chimère, la ville a opté pour la mise en place d’une usine de dessalement de l’eau de mer. La construction n’était pas encore achevée lorsqu’est survenue une sécheresse plus que centennale en 2008 : il a fallu faire venir l’eau par tankers, mais la pluie a vite fait retomber l’engouement renouvelé pour les grands tuyaux. Désormais non seulement Barcelone dispose de cette usine comme alternative en cas de pénurie, mais en plus, la société d’approvisionnement AGBAR a créé une deuxième usine utilisant la même technologie à membranes (osmose inverse), cette fois en sortie de la station d’épuration des eaux usées ! Et on découvre ici que retraiter l’eau usée coûte moins cher que dessaler l’eau de mer, ce qui, avec la réutilisation de l’eau de pluie, conduit l’agglomération vers une sorte d’économie circulaire…

De plus, ce n’est peut-être pas un hasard si c’est en même temps, au tout début du XXIe siècle, que la Banque mondiale et la Banque européenne d’investissements ont fait savoir que les projets qu’ils finançaient sur l’eau étaient les pires sur le plan du retour sur investissement. Leur prise de recul reste cependant limitée, et de surcroît, le relais de la grande hydraulique a été pris par la coopération japonaise et chinoise… Le paradigme hydraulique n’est pas mort dans bien des pays du Sud, ainsi que dans bien des pays de l’ex-empire soviétique. En Europe même, on a pu identifier de nombreux projets de transferts abandonnés avant construction (Albanie-Pouilles, Suède-Copenhague, national water grid en Angleterre, etc.), ou remis en cause après construction (comme l’aqueduc Bodensee-Stuttgart ou encore celui du Hartz en Allemagne). Mais en France, et notamment au sud, avons-nous vraiment quitté le modèle de l’offre hydraulique ? Avons-nous vraiment laissé derrière nous le mode d’usage de l’eau « hydrauliciste » analysé par Arnaud Buchs pour l’Espagne et le Maroc ?

Ce n’est pas certain : on constate par exemple qu’une Directive européenne en préparation est intitulée « Scarcity » en anglais, et « Sécheresse » en français. Entre les deux, il y a la différence que le terme anglais correspond à un déséquilibre entre offre et demande, alors que le mot français est purement hydrologique.

Et puis, nous avons dans la partie sud de la France, trois sociétés d’aménagement régionales, Canal de Provence (SCP), Bas-Rhône Languedoc (BRL), et Coteaux de Gascogne (CACG), qui sont typiquement bâties sur le modèle hydraulique de l’offre. Elles sont nées dans la deuxième moitié ← 16 | 17 → des années 1950, à l’époque de l’aménagement du territoire et du Plan. Alors que les agences de l’eau, mises en place entre 1964 et 1968, relèvent de la décentralisation, du passage au « ménagement du territoire » et au « gouvernement par contrat » imaginé à la DATAR8. Si la première société est relativement florissante sur le plan économique, c’est qu’elle vend son eau brute à des villes et à des industriels pour moitié. Les deux autres sont structurellement en déficit, n’ayant pour clients, pour l’essentiel, que des agriculteurs, incapables de payer le coût complet des réseaux et des barrages mis en place. Et pourtant, n’assiste-t-on pas à une fuite en avant depuis que l’État a revendu ses parts aux Régions concernées ? La CACG s’est lancée dans un projet de dizaines de barrages financés par les départements et les régions du grand sud-ouest, quitte à fabriquer un besoin en eau qui n’est pas évident, comme l’ont révélé les experts du CGEDD suite à l’affaire du barrage de Sivens. Quant à la Région Languedoc Roussillon, elle n’hésite pas à financer à 87 % un réseau régional d’adduction d’eau de plus de 200 millions d’euros, dénommé Aqua Domitia : comme si c’était une évidence qu’il faille faire du génie civil comme les Romains ! Là aussi, le promoteur réel du projet, BRL, fait le raisonnement à l’envers, et estime des besoins en eau de l’agriculture, des villes et « d’usages divers » de façon à pouvoir calculer un recouvrement des coûts partiel mais pas trop catastrophique. Mais le Conseil scientifique de l’agence de l’eau, qui nul doute sera conviée à participer au financement de ce projet (ou au moins des raccordements des usagers à l’infrastructure primaire financée par la région), estime que le projet est très fragile sur le plan économique, et que certains maillons de ce réseau ne devraient être mis en chantier qu’une fois les demandes en eau avérées…

Si l’on veut pouvoir déconstruire ces modèles « supply-side » imaginés au XIXe siècle, et accompagnés parfois d’un imaginaire étatico-belliqueux (la guerre de l’Eau entre États riverains des mêmes fleuves), celui qui a été justement critiqué par Tony Allan9, il ne suffit pas de prendre la défense de la nature, il faut conduire une analyse économique appropriée. Ce qu’a fait Arnaud Buchs. ← 17 | 18 →


1 Gerber J.-D., Knoepfel P., Nahrath S., Varone F. (2009), « Institutional Resource Regimes : towards sustainability through the combination of property-rights theory and policy analysis », Ecological Economics, 68(3), 798-809. Et, en français : D. Aubin (2007), L’eau en partage. L’activation des règles dans les rivalités d’usages en Belgique et en Suisse, Peter Lang, Bruxelles.

2 Swyngedouw E. (2015), Liquid power. Contested hydro-modernities in twentieth-century Spain, MIT Press, Cambridge.

3 Mitchell T. (2002), Rule of experts. Egypt, technopolitics, modernity, Univ. California Press, Berkeley.

4 Marié M. (1989), Les Terres et les mots, Méridiens-Klinksieck, Paris.

Résumé des informations

Pages
331
Année
2016
ISBN (PDF)
9783035265934
ISBN (ePUB)
9783035297577
ISBN (MOBI)
9783035297560
ISBN (Broché)
9782875743190
DOI
10.3726/978-3-0352-6593-4
Langue
français
Date de parution
2016 (Février)
Mots clés
Modes d'usage de l'eau Institutions règles justification Pénurie en eau et indicateurs de pénurie
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2016. 331 p., 15 graph., 21 tabl.

Notes biographiques

Arnaud Buchs (Auteur)

Après un doctorat d’économie à l’Université Pierre Mendès France de Grenoble et un contrat de recherche postdoctoral à l’Université de Lausanne (Institut de géographie et durabilité), Arnaud Buchs est aujourd’hui maître de conférences en économie à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Ses recherches portent sur l’analyse des politiques et des règles qui encadrent la régulation des ressources en eau et de leurs usages, notamment en Méditerranée et en Suisse (pénurie en eau et sécurité hydrique, gestion intégrée par bassin, etc.).

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