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Enseigner les littératures dans le souci de la langue

de Christophe Ronveaux (Éditeur de volume)
©2016 Collections 278 Pages
Série: ThéoCrit', Volume 10

Résumé

Qui enseigne la littérature est plongé dans l’embarras lorsqu’il doit délimiter l’objet à enseigner. Soit la langue lui apparait dans la régularité d’un système irréductible à ses usages singuliers, considérés comme « littéraires », soit c’est la littérature qui s’impose comme l’usage le plus abouti d’une langue pour élaborer des savoirs scolaires sur celle-ci. Qu’il enseigne les littératures dans le souci de la langue ou la langue dans le souci des littératures, celui-là devra poser des choix qui renvoient aux savoirs scolaires d’une discipline, définie dans les configurations successives de son histoire. Les contributions rassemblées dans cet ouvrage questionnent ces choix sous l’angle historique des pratiques attestées, sous l’angle esthétique de représentations fantasmées, sous l’angle des pratiques de classe contemporaines, sous l’angle des objets à enseigner (la ponctuation, les albums pour la jeunesse, le comique, la lecture littéraire). Se côtoient analyses de dispositifs d’enseignement et de formation, du primaire et du secondaire, dans un dialogue constructif, dont la synthèse reste à faire.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Présentation
  • Partie 1 Enseigner les littératures : usages d’hier et rêves d’aujourd’hui
  • « La veillée en famille » ou de quelques usages de la littérature à l’école élémentaire française entre 1923 et 1938
  • Usages disciplinaires langagiers des genres littéraires
  • Littérature et langue en LP
  • Attention ! La littérature française se soucie de l’enseignement de la langue !
  • Partie 2 Des pratiques effectives d’enseignement et de formation
  • Quels gestes d’étayage et souci de la langue dans le contexte d’activités dialogiques autogérées pour la lecture d’un roman en classe inclusive ?
  • Travailler le stéréotype dans le souci de la langue
  • Quelle communication didactique dans la classe de français au service de la complexité littéraire ?
  • Opacité linguistique, résistance stylistique et lecture des œuvres
  • Partie 3 Langue et littérature pour quels objets à enseigner dans quelle discipline ?
  • Co-élaborer la ponctuation au cycle 2 de l’école primaire
  • Enseigner la langue dans le souci de la littérature
  • Langue, littérature et effet comique réunis dans un (improbable ?) « tête-à-texte »
  • La lecture littéraire en débat, pour en finir ?
  • Épilogue
  • Place de la littérature dans une pensée du continu du langage et des pratiques discursives
  • Références bibliographiques
  • Titres de la collection

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Présentation

Christophe RONVEAUX

Superstitions littéraires – j’appelle ainsi toutes croyances qui ont en commun l’oubli de la condition verbale de la littérature. Ainsi existence et psychologie des personnages, ces vivants sans entrailles.

Paul Valéry, Tel Quel.

Depuis la création de l’école publique en Europe au XIXe, la littérature et la langue entretiennent à l’école des rapports complexes faits de rejets et de révérences mutuelles, variant selon les ordres d’enseignement. Depuis les thèses de Balibar (1974/2007), les enquêtes se sont multipliées (Massol, 2004 ; Philippe, 2002 ; Philippe & Piat, 2009) et confirment peu ou prou comment l’école a pu influencer les formes littéraires (du roman réaliste au vers libre français), mais aussi comment la littérature a contribué à forger la norme de l’école élémentaire et encore comment la critique littéraire a institué l’explication de texte ou l’histoire littéraire au secondaire.

À l’école, dès lors, le jeune lecteur en apprentissage vit un paradoxe. Il doit apprendre une langue scolaire, normée, pourvue d’une légitimité et matière à exercices, par la médiation de textes littéraires, alors que ceux-ci se démarquent de l’institution scolaire, dénoncent parfois la banalisation de la langue par l’école, quand ils ne l’ignorent pas. Pour l’enseignant, le paradoxe n’est pas moindre. Comment enseigner la littérature, ce « collège discordant des voix et des écritures sans égales » (Starobinski, 1970), à l’école, lieu de promotion de la norme ? Mais aussi comment travailler la norme et le signe dans une confrontation d’objets symboliques qui miment l’écart de l’institution et du signe ? À tout le moins, ce « souci de la langue », pour reprendre l’expression d’Irène Fenoglio (2007), dans le cadre d’un enseignement de la « littérature » et de la « lecture littéraire », renvoie à la question des outils, mais aussi des savoirs utiles, pensés et exercés par l’école et pour elle.

Prétendrait-on que la littérature enseignée est définie par l’utilité des savoirs scolaires ? Les contributions rassemblées dans ce volume traitent de cette question par le truchement des liens délicats entre l’enseignement ← 9 | 10 → de la langue et des littératures sur trois axes de questions : sur l’axe des discours prescriptifs (plans d’études et manuels scolaires) et esthétiques (représentations littéraires de ce que devrait être l’enseignement du français) d’abord, quelle place est accordée à la langue dans l’enseignement de la littérature, comment cette tension est rêvée dans la production artistique contemporaine ; sur l’axe des pratiques effectives enseignantes et de formation ensuite, quelle place est faite aux dimensions langagières lorsque le texte littéraire se travaille dans une classe, au primaire et au secondaire, et dans un institut de formation ; sur l’axe de la discipline enfin, comment les enseignants coordonnent des objets de la discipline, définis comme tels par les plans d’études (successivement, la ponctuation, la grammaire, le lexique et le comique) avec un travail sur le texte littéraire en réception ou en production et à quel système de communication didactique renvoient les activités scolaires où s’opère cette coordination complexe entre œuvres littéraires, langue et interprétation ?

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PARTIE 1

ENSEIGNER LES LITTÉRATURES : USAGES DHIER ET RÊVES DAUJOURDHUI

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CHAPITRE 1

« La veillée en famille » ou de quelques usages de la littérature à l’école élémentaire française entre 1923 et 1938

Marie-France BISHOP1

La relation existant entre langue et littérature dans l’enseignement du français connait de nombreuses variations, elle dépend des niveaux scolaires, des filières et de la manière dont les différentes époques ont pu concevoir cet apprentissage. Le « souci de la langue » pour reprendre le titre de cet ouvrage a été, dans certaines configurations de la discipline (Reuter, 2005), prédominant, aux dépens d’approches plus littéraires des textes. C’est ce que l’on peut remarquer dans les revues ou manuels destinés aux classes de l’école primaire française, au début du XXe siècle. En effet, la lecture des textes littéraires y apparait souvent comme étant mise au service de certaines acquisitions, linguistiques, morales ou civiques, sans que soient évoquées les spécificités des textes qui servent de prétexte à ces différents apprentissages. Il est même possible d’évoquer un enseignement de la langue peu soucieux de la valeur littéraire des textes, dès la fin du XIXe siècle.

Ce jeu de dépendance entre langue et littérature se remarque particulièrement dans les rédactions qui instaurent un lien étroit entre les connaissances linguistiques et la lecture des textes littéraires. C’est donc en observant cet exercice que notre analyse des relations entre langue et littérature va être menée, en mettant en regard un ensemble de lectures proposées dans des revues pédagogiques et quelques rédactions d’élèves directement issues de ces lectures. Le corpus ainsi constitué est organisé autour d’une thématique devenue courante dès la fin du XIXe siècle, celle de la veillée en famille. Il s’agit d’un motif qui présente un certain nombre d’avantages. Le premier est sa fréquence, le second sa forte prévisibilité dans la manière dont il est exploité et le dernier est la diversité des domaines qu’il touche. En effet, au-delà des questions de ← 13 | 14 → langue et de littérature, ce sont des valeurs fortes qui sont transmises à travers ces textes comme celles liées à la famille et à l’ordre social.

Avant-propos

Le sujet de cette étude est l’observation, entre 1923 à 1938, de la relation entre la langue et la littérature telle qu’elle apparait dans certaines revues pédagogiques et dans quelques rédactions d’élèves d’école élémentaire. Il s’agit d’un moment historique bref correspondant à peu près à l’entre-deux-guerres. Pourquoi ce choix d’une période courte ? Tout d’abord l’analyse s’inscrit dans une périodisation classique pour l’étude des pratiques scolaires, qui est celle des textes et règlements officiels2. En choisissant un intervalle entre deux dates de publication de programmes (ici, 1923 et 1938), on circonscrit un moment précis, homogène et stable, au cours duquel les prescriptions ne changent pas. Ensuite, l’observation des relations entre langue et littérature, au travers des rédactions, sur une période brève permet non pas d’en retracer l’histoire, ce qui n’est pas le propos, mais de voir avec précision la manière dont se produit leur interrelation, à partir des exercices proposés. La méthode est celle de l’étude didactique de supports, au cours d’un intervalle délimité, non pour en tirer des conclusions générales, mais pour comprendre, comment dans un contexte précis, ce sont articulés les deux piliers de la discipline. L’hypothèse est que la temporalité brève facilite l’étude minutieuse du mécanisme de réification du texte littéraire au profit d’autres apprentissages, linguistiques et moraux.

Cette étude prend appui sur deux types de documents. Les premiers sont les revues pédagogiques et particulièrement le Manuel de l’Instruction Primaire qui existe depuis 1832 (Caspard, 1986). Il est publié par la librairie Hachette à partir de 1850 puis change de titre en 1964 et devient Le Manuel Général. Sa publication cesse définitivement en 1967. Très utilisé et apprécié par les instituteurs (il est tiré à 60 000 exemplaires à partir de 1930), il leur offre des informations et des exercices dans toutes les disciplines enseignées. Ces séquences sont une source d’informations précieuses sur ce qui a pu être travaillé dans les classes. L’autre ensemble de documents est constitué de cahiers d’élèves conservés au Musée de Saint-Ouen l’Aumône3 : les travaux des écoliers constituant un terrain d’observation irremplaçable des pratiques scolaires entre les deux guerres. ← 14 | 15 →

Cette période constitue un moment intéressant, car elle correspond à la mise en place d’une démarche assez codifiée de l’enseignement la langue nationale. Toutefois, il s’agit d’une évolution et non d’une rupture, car ce moment s’inscrit fortement dans la continuité et la consolidation des lois et règlements de 1882 et 1887, puisque les instructions de 1923 et 1938, qui succèdent à celles de 1882 en conservent l’esprit. L’école républicaine, telle qu’elle a été mise en place par Jules Ferry, semble atteindre une forme de maturité après la Première Guerre mondiale, et en 1923, les instructions préparées par Paul Lapie, directeur de l’enseignement primaire, et signées de Léon Bérard, ministre de l’Instruction publique, reprennent pour l’essentiel les programmes de 1882 et les prescriptions de l’arrêté du 18 janvier 1887. Mais, une grande nouveauté y apparait : on passe de la méthode concentrique, qui consiste à reprendre aux différents cours les mêmes notions en les approfondissant, à une avancée progressive, qui évite les répétitions d’un cours à l’autre, sans renoncer aux révisions jugées indispensables. Ce changement a des incidences notables sur l’enseignement du français puisque la rédaction et la lecture sont conçues selon le même principe de progressivité. L’apprentissage de la lecture est concentré sur les trois premières années de l’élémentaire et évolue de la lecture courante à la lecture expressive aux cours moyen et supérieur. Pour la rédaction, la démarche est également fractionnée et progressive : on commence par écrire des petites phrases au cours élémentaire, pour continuer par la construction d’un paragraphe au cours moyen, tandis que la rédaction véritable n’apparait qu’au cours supérieur. Il s’agit de l’institutionnalisation d’une méthode de l’enseignement de la rédaction, progressive et totalisante, puisque tous les autres apprentissages y participent et s’y superposent, comme le mentionnent les instructions de 1923, à propos des apprentissages de l’élève :

La démarche progressive de l’enseignement du français s’installe pour de longues années, puisqu’elle va rester la méthode officielle jusqu’en 1972.

D’autre part, les enseignements de la morale laïque semblent s’affiner et subir une discrète transformation qui va avoir une influence sur les thèmes enseignés. Ceux-ci se diversifient, en effet, en 1882, à la suite de la défaite de 1870 et de la perte de l’Alsace-Lorraine, le sentiment fort autour duquel s’organisait l’ensemble des valeurs morales était ← 15 | 16 → le patriotisme. Or, s’il est toujours dominant dans l’après-guerre, il ne s’agit plus d’un patriotisme militaire et belliqueux. Comme le remarque Yves Deloye (Deloye, 1994, p. 188), les discours se nuancent et les manuels défendent des principes de tolérance, de relations apaisées entre les hommes, voire de pacifisme. Par ailleurs, les positions laïques s’affirment et les références « aux devoirs envers Dieu » disparaissent des programmes. La morale est essentiellement consacrée à l’éducation du citoyen. Celui-ci doit apprendre à se modérer, à se contrôler, en trouvant sa place comme membre de la société, dont la famille constitue la cellule de base. Les instructions de 1923 introduisent des formes d’autocontrôle et d’autogestion dans la vie de la classe, dès le cours moyen :

L’élève apprend autant à se contrôler individuellement qu’à maitriser la vie sociale et à s’y engager. L’importance accordée à l’autocontrôle et à la maitrise des liens sociaux explique, en partie, la multiplication des thèmes comme ceux du village et de la famille ou des sentiments tels que la compassion qui semblent prendre le pas, dans les manuels de lecture, sur ceux du sacrifice et de la défense du territoire national. Mais ces changements touchent peu les démarches d’enseignement, et comme au cours de la période précédente, l’édification morale des élèves est fondée sur le quotidien et toutes les activités scolaires sont mises à son service. La forte relation entre enseignement de la langue, lecture des textes littéraires et formation morale est non seulement confortée, mais enrichie de ces nouvelles valeurs plus humanistes.

Ces discrets changements font de la période de l’entre-deux-guerres un moment particulier, mêlant la continuité et l’expansion du modèle pédagogique républicain à quelques éléments de modification de ce même modèle. Les quelques transformations relevées sont liées aux évolutions sociales et économiques qui se traduisent par un accroissement de la demande d’éducation des familles et par un désir de progression sociale de plus en plus affirmé (Prost, 1968, p. 330). Dans ce contexte, il devient moins nécessaire de vouloir tout faire apprendre au cours des premières années de l’élémentaire, puisque depuis la fin de la Première Guerre, la scolarité des jeunes élèves se prolonge plus fréquemment jusqu’au cours supérieur. Un autre élément spécifique de l’entre-deux-guerres est le début d’une contestation des structures traditionnelles et l’amorce d’une revendication de démocratisation de l’enseignement. Ce mouvement qui va prendre de l’ampleur à partir de 1945 est encore balbutiant. Après ← 16 | 17 → 1918, le clivage en deux ordres est remis en question par les Compagnons de l’Université nouvelle, universitaires et anciens combattants qui militent pour une école unique (Prost, 1968, p. 406). C’est dans cet esprit que les programmes des classes élémentaires des lycées et collèges sont alignés sur ceux de l’école primaire en 1925. Puis, en mai 1937, Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale du Front populaire, fait voter un décret prévoyant des programmes communs pour le premier cycle et les écoles primaires supérieures. La demande sociale de promotion par l’éducation est en lien avec ces nouvelles attentes de démocratisation. En témoigne l’augmentation du nombre d’enfants poursuivant leurs études dans l’enseignement primaire supérieur, ce qui conduit le ministère, à redéfinir, en 1938, les programmes de ces classes post élémentaires que sont le cours supérieur et la classe de fin d’études primaires.

La veillée en famille : un scénario littéraire

Le thème de la veillée en famille, très présent dans les lectures et les rédactions de l’école primaire au début du XXe siècle, trouve son origine dans la littérature générale et particulièrement dans la poésie, comme l’observe Hans Robert Jauss qui consacre la dernière étude de son ouvrage, Pour une esthétique de la réception, à « La douceur du foyer » (Jauss, 1978, p. 288). Supposant que l’expérience esthétique a une fonction sociale, Jauss analyse comment « les stéréotypes de comportements » (Jauss, 1978, p. 296) se constituent grâce à la littérature qui décrit des rôles normalisés, exigés par la vie en commun. L’exemple qu’il développe est le moment où la famille se retrouve le soir près du feu, présentant une image du bonheur familial construite sur le modèle bourgeois. Ce motif analysé à travers différents poèmes écrits entre 1856 et 1857 se retrouve, traité à l’identique, quelques années plus tard, dans les lectures et les rédactions de l’école primaire française, où il va connaitre une belle carrière. Apparaissant peu de temps après l’introduction de la rédaction à l’école primaire en 1882, il est encore présent dans les années 1960 sous forme de sujet de rédaction. À titre d’exemple, voici la première occurrence de notre corpus. Il s’agit du Manuel Général de l’Instruction primaire du 18 décembre 1897, dans lequel il est demandé aux élèves de cours moyen et de cours supérieur cette description :

Ce sujet de rédaction est présent tout au long des décennies, les cahiers d’élèves en contiennent de nombreux exemples. Pour observer ces écrits scolaires, prenons un devoir de cours moyen, daté de novembre ← 17 | 18 → 1923, conservé au Musée de Saint-Ouen l’Aumône et reproduit avec son orthographe d’origine et en gras les corrections du maitre ou de la maitresse.

Racontez une de vos veillées en famille. 1/ La pièce dans laquelle vous veillez – 2/ Le temps qu’il fait dehors – 3/ Occupations et attitudes de ceux qui veillent – 4/ sentiments que vous éprouvez.

Dans quelques semaines nous serons à l’hiver. Tous les jours nous veillons ; chaque soir après le diner, on se réunit tous dans la cuisine, près du foyer. Au-dehors il fait froid ; un vent violent souffle, fait battre les portes et les volets, les petites vitres tremblent. Les arbres gémissent, craquent, s’inclinent sous la force du vent. Quelques chiens, au fond de leurs niches, hurlent contre le froid. Le vent siffle dans les cheminées, pénètre dans les maisons, à travers les intertistes/c des fenêtres et par-dessous les portes.

Sur une tablette près du foyer, maman pose la lampe. Papa, dans un coin de la cheminées/e, son chien entre les jambes, lit le journal et raconte les nouvelles du jour. Maman, assise sur un tabouret, raccommode les habits déchirés la veille. Près d’elle notre bonne tricote des bas ou des gilets. Moi, assis dans une petite chaise, près du feu, mon livre sur mes genoux, j’étudie mes leçons. Tout en travaillant et en bavardant, on grignote des châtaignes. Et bientôt l’on s’endort : « Allons au lit, dit papa, il est tant/temps » ; et chacun abandonne son ouvrage et se couche. Quelle joie ! quel bonheur ! qu’il fait bon se chauffer, regarder les hautes flammes lécher la crémaillère. Tout en allongeant les jambes vers le feu, on songe à ceux qui sont dehors. Aux mendiants sans abri, parcourant les campagnes. Aux pauvres qui n’ont pas de bois pour se chauffer. Aux marins naviguant à travers la tempête.

Cette rédaction mérite que l’on s’y arrête car l’élève y a placé tous les ingrédients du scénario construit par la littérature et transmis par l’école. D’abord, la famille est installée en cercle autour d’un point de lumière ou de chaleur : la lampe ou la cheminée. Au cours de la veillée, chacun se livre à des activités liées au sexe, au statut social et à l’âge. La description commence généralement en suivant l’ordre d’importance, c’est-à-dire que l’on commence le plus souvent par les parents : le père qui lit ou fume, suivi de la mère qui coud ou tricote, puis les enfants qui jouent ou terminent leurs devoirs. Très souvent un animal familier, chien ou chat, dort, complétant le tableau et contribuant à renforcer l’impression de quiétude. Comme dans les poèmes analysés par Jauss, l’extérieur, séparé de la douce chaleur du foyer par la vitre, est un lieu hostile, froid, pluvieux, venteux, où règnent la misère et les dangers de toutes sortes. À l’intérieur, c’est au contraire la lumière qui est au centre de la scène, la lampe ou le feu dans la cheminée délimitent la zone d’intimité, chaude et confortable. Le sentiment dominant est la quiétude : le bonheur règne dans cette intimité partagée et la scène est paisible et rassurante. Une analyse lexicale des deux paragraphes du devoir ci-dessus met en lumière cette opposition. ← 18 | 19 → La scène passe du registre du froid, de la violence et de la douleur (hurler, gémir, battre, siffler, etc.), à celui de la tranquillité (grignoter, raconter, bavarder, s’endormir, etc.) et même, à l’expression de la joie et du bonheur (Quelle joie ! quel bonheur !). Cette opposition est fondamentale, car en insistant sur la douceur et la quiétude du foyer qui protège des dangers de l’extérieur, on renforce les sentiments qui sont l’essence même de ces lectures, grâce auxquelles on apprend que la famille est le cadre naturel de l’ordre et de la tranquillité par opposition aux dangers de l’extérieur. La veillée est aussi le lieu de la transmission du patrimoine avec le rôle de l’aïeul qui quelquefois raconte des histoires anciennes ou des contes. Par ce récit codifié, on inculque une représentation bourgeoise de la famille différente de la réalité des milieux ruraux et ouvriers où la vie familiale, rarement paisible, est souvent perturbée par la pauvreté, la promiscuité et l’alcoolisme comme le raconte Léon Frapié, en 1904, dans son ouvrage La Maternelle. La fonction sociale et politique de ces écrits est indéniable, il s’agit de transmettre, de légitimer et d’intérioriser des stéréotypes de comportements, socialement valorisés, facteurs d’apaisement public et de stabilité politique.

Cette scène ne change pas au fil du temps, elle reste identique à celle que l’on retrouve dans les récits ou les poèmes proposés en lecture. Il s’agit d’un véritable tableau que les élèves décrivent et dessinent comme dans ce devoir extrait d’une série de travaux effectués dans une classe de cours moyen, en décembre 1936 et conservés au Musée de Saint-Ouen l’Aumône :

Ces petits textes, écrits en 1936, sont accompagnés de dessins, qui illustrent parfaitement la disposition spatiale de la veillée autour du feu. L’on aperçoit même sur certains, la vitre en arrière-plan (figure 1). ← 19 | 20 →

Résumé des informations

Pages
278
Année
2016
ISBN (ePUB)
9782807600249
ISBN (PDF)
9783035266344
ISBN (MOBI)
9782807600256
ISBN (Broché)
9782875743657
DOI
10.3726/978-3-0352-6634-4
Langue
français
Date de parution
2016 (Septembre)
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2016. 278 p., 1 ill., 8 tabl., 2 graph.

Notes biographiques

Christophe Ronveaux (Éditeur de volume)

Christophe Ronveaux est maitre d’enseignement et de recherche à l’Université de Genève. Il y enseigne la didactique de la lecture et de la littérature de jeunesse. Ses projets de recherche visent à décrire des pratiques de classe et à développer des ingénieries collaboratives en français, langue de scolarité.

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