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Hybridations et tensions narratives au Maghreb et en Afrique subsaharienne

Lectures croisées II

de Daniel Delas (Éditeur de volume) Khalid Zekri (Éditeur de volume) Anne Begenat-Neuschäfer (Éditeur de volume)
©2020 Collections 352 Pages

Résumé

Les littératures du Maghreb et d’Afrique subsaharienne constituent un espace symbolique où se déploie le processus d’hybridation et de traduction culturelle. Ce qui se constate dans ces littératures d’Afrique de langue française et portugaise, c’est un travail de disponibilité que l’écrivain opère à l’intérieur de son univers fictionnel en accueillant de nouvelles possibilités d’existence. En résultent d’intéressantes tensions narratives, variant d’un contexte l’autre, et qui sont analysées dans ce volume qui réunit les travaux présentés lors du colloque « Hybridations et tensions narratives au Maghreb et en Afrique subsaharienne » à Cerisy-la-Salle.

Table des matières

  • Cover
  • Titel
  • Copyright
  • Autorenangaben
  • Über das Buch
  • Zitierfähigkeit des eBooks
  • Langues – Littératures – Civilisations Aachen Romance Studies
  • Table des matières
  • En guise de préface
  • Ana Mafalda Leite: Modernité tardive ou anticipée du roman africain de langue portugaise ?
  • Abdelkrim Chiguer: Film Palimpseste Timbuktu d’Abderrahmane Sissako
  • Mohammed Ourasse: La reconquête de soi aux temps de la déception : étude de l’humour dans Les Tribulations du dernier Sijilmassi de Fouad Laroui
  • Marie-José Hourantier: Hampâté Bâ : une inspiration hybride.
  • Daniel Delas: Langues d’écriture et modalités narratives
  • Martin Neumann: ‘Théâtre africain’ : Le cas d’Abdulai Sila (Guinée-Bissau)
  • Catherine Mazauric: L’inquiétude spatiale du roman : Partir, de Tahar Ben Jelloun, et La Divine Chanson, d’Abdourahman A. Waberi
  • Serge Meitinger: Des conditions impossibles aux vies possibles :
  • Anouar Ouyachchi: Savoirs et lieux de savoir chez Fouad Laroui
  • Selma Pantoja: Mémoire, Histoire et Littérature : la reine Ginga dans le récit d’Agualusa
  • Anna Rocca: Azza Filali et les interférences créatrices
  • Hervé Sanson: Une quête de forme hors formes : les derniers ouvrages
  • Ieme van der Poel: Écriture de soi et émigration : les Euro-Marocaines se racontent (en catalan, néerlandais et français)
  • Chantal Zabus: Trans Sahara : Transsexualité et État-nation au Maghreb et en Afrique sub-saharienne
  • Khalid Zekri: Écrire le Maghreb d’aujourd’hui
  • Jean-Marie Kouakou: Ombre de récit… corps de récit.
  • Ineke Phaf-Rheinberger: Musique et modernité – Stratégies communautaires dans deux narrations du Congo et de l’Angola
  • Julie Hahn: La nouvelle subsaharienne au XXIe siècle :
  • Salima Khattari: Altérité, identité et mémoire : lecture croisée entre L’Accordeur de silences de Mia Couto et Rue Darwin de Boualem Sansal
  • BIBLIOGRAPHIE
  • LES AUTEURS

En guise de préface

Le processus d’hybridation culturelle qui caractérise de plus en plus les sociétés du Maghreb et d’Afrique subsaharienne implique l’articulation des composantes identitaires, culturelles et esthétiques qui les constituent. Cela suppose également que les tensions qui résultent de cette articulation donnent lieu à une négociation vers une reformulation du vivre-ensemble. C’est pour cela que l’hybridité n’est pas à confondre avec un quelconque mélange ni avec un métissage biologique.

Les littératures du Maghreb et d’Afrique subsaharienne constituent un espace symbolique où se déploie, avec toutes les tensions que cela suppose le processus d’hybridation et de traduction culturelle (transculturation). Ce qui se constate dans ces littératures d’Afrique, dans leurs diverses expressions linguistiques, c’est un travail de disponibilité que l’écrivain opère à l’intérieur de son univers fictionnel en accueillant de nouvelles possibilités d’existence. En résultent d’intéressantes tensions narratives, analysées dans ce volume et variant d’un contexte l’autre.

Le colloque qui s’est tenu à Cerisy-la-Salle, du 22 au 29 juillet 2015, s’est attaché à explorer les liens et les clivages des champs littéraires africains de langue française et portugaise afin de mieux saisir les potentialités de cette nouvelle parole littéraire.

Nous tenons à remercier Giordana Vacca qui s’est consacrée à harmoniser les diverses contributions au niveau formel et à veiller que tous les éléments des actes figurent dans la version finale de l’ouvrage. Nous devons également des remerciements à Edith Heurgon du Centre Culturel international de Cerisy pour les précieuses concessions qu’elle a bien voulu faire et à Peter Lang Editions pour le généreux soutien sans lequel ce projet d’édition n’aurait pu aboutir.

Anne Begenat-Neuschäfer, Daniel Delas, Khalid Zekri

Modernité tardive ou anticipée du roman africain de langue portugaise ?

Abstract
The present article points out the characteristics and recurrent tendencies of the African literatures of Portuguese language in Angola as well as in Mozambique. These particularities are due to an interval of more than thirty years between the African novel of Portuguese and French language, coinciding with the publication of Ahmadou Kourouma’s charismatic work, The Suns of Independence.

Certaines particularités des littératures africaines de langue portugaise résultent d’une sorte de processus lié au décalage dans le temps si on les compare à celles de leurs congénères en d’autres langues. De ce fait, une réflexion comparative des propositions narratives entre la production africaine en langue française et celle en portugais implique nécessairement de contextualiser historiquement les indépendances des pays africains de langue française approximativement au cours des années soixante, et les indépendances des pays de langue portugaise 15 ans plus tard, en 1975, après une violente guerre de libération initiée lors de l’indépendance de la majorité des autres pays africains.

Quand l’œuvre de Ahmadou Kourouma, l’auteur de Les Soleils des Indépendances (1968, Canada ; 1970, France) est publiée, elle marque un tournant dans l’écriture romanesque en Afrique subsaharienne. Ce roman se fait remarquer à la fois par le fait qu’il ne prend plus pour cible les malheurs infligés à l’Afrique par le colonialisme mais plutôt les méfaits des nouveaux régimes, et par son style qui donne au lecteur l’impression qu’il est raconté dans la langue du peuple. Par ailleurs, le style imagé de Kourouma fait dire à la critique qu’il réussit l’exploit « d’écrire le malinké en français »1.

Bref, avec Kourouma le roman s’africanise. Le roman se libère donc, en quelque sorte, à partir de cette œuvre magistrale de Kourouma, des tendances précédentes, plus uniformisantes, pour laisser à chacun la possibilité d’exprimer son « africanité » à sa façon. Cette œuvre qui représente une modernisation de la seconde génération d’auteurs de romans africains, propose une méditation ←13 | 14→sur les nouveaux pouvoirs et conflits entre la tradition et la modernité, anticipant de presque vingt ans le roman postcolonial en langue portugaise, qui commencera à traiter de certains de ces thèmes et les développera plus pleinement lors de la dernière décennie du XXe siècle.

Toutefois, le travail d’appropriation linguistique des littératures africaines en langue portugaise avait débuté bien plus tôt. Comme nous le savons, les littératures africaines ont émergé d’une expérience de colonisation, dont l’un des principaux facteurs d’oppression de la part de la puissance coloniale fut le contrôle de la langue. Le système éducatif a établi l’étalon de la langue métropolitaine comme norme, et les « variantes » étaient considérées comme marginales. La fonction cruciale de la langue comme moyen de pouvoir et de domination, qui est l’une des questions qui anime la théorie postcoloniale, a montré comment les nouvelles littératures africaines se distinguent par l’appropriation de la langue du centre ex-impérial, l’adaptant localement.

Un tel processus selon Bill Ashcroft2 implique deux notions : celle de l’abrogation ou rejet de la langue normative, et de l’appropriation ou reconstitution de la langue du centre, la remodelant en de nouveaux usages. Comme je l’ai mentionné auparavant, cette appropriation fut plus tardive pour les littératures de langue portugaise que pour ses homologues, celles de langue française et anglaise. Ce travail qui ne surgit pleinement qu’avec l’œuvre de Kourouma au cours des années soixante-dix, dans le cadre des littératures africaines de langue française, avait déjà été initié durant l’époque coloniale, à la fin des années cinquante et au début des années soixante-dix en Angola avec l’œuvre de Luandino Vieira et Uanhenga Xitu, et au Mozambique avec celle de José Craveirinha.

Une étude importante de Salvato Trigo « Les littératures africaines d’expression portugaise – un phénomène de l’urbanisme »3 souligne la particularité de ces littératures en comparaison avec ses homologues francophones et anglophones. Dans cet essai on souligne l’origine urbaine des textes des littératures modernes africaines de langue portugaise et leur relatif détachement vis-à-vis de la ruralité. D’autres études, comme par exemple, celles de Tânia Macedo, Luanda Ville et Littérature4 confirment cette spécificité urbaine des littératures africaines de langue portugaise.

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En effet, la majorité des écrivains assimilés, dont certains d’ascendance européenne ayant grandi à la ville, n’ont pas eu de contact direct avec la campagne, et ne maîtrisent pas, sauf quelques rares exceptions, les langues africaines. Fait qui ne se produit pas dans les autres pays de langue portugaise, où le lien avec le terroir se maintient depuis l’enfance, et où les écrivains sont tout au moins bilingues. Dans les littératures africaines de langue portugaise, en tenant compte de la spécificité de la colonisation qui a favorisé l’indigénisation du colon et l’acculturation du colonisé, à des degrés divers et substantiellement différents des autres colonisations, la relation thématique avec les traditions orales et avec l’oralité, commence à se manifester précisément par les différents « parlers » avec lesquels les écrivains s’approprient la langue. Nous référons ici à la distinction entre langue et parole chez Saussure.

Le « pillage » ou le « vol » de la langue portugaise par le colonisé, montre que l’africanisation se forme et procède de l’intérieur de l’instrument communicatif, dans un processus transformatif et nativisant5. Ainsi, ce que l’on peut désigner par une « thématisation linguistique » prend un relief particulier dans la littérature angolaise, en particulier à partir des œuvres de Luandino Vieira et de Uanhenga Xitu au cours des années soixante-dix, toujours sous le joug colonial.

Par ailleurs, lorsque, dans les années soixante, la majorité des pays africains de langue française obtient l’indépendance, dans les colonies du Mozambique, de l’Angola et de la Guinée[-Bissau] débute une guerre de libération, et un processus de développement et de croissance urbaine qui n’a pas eu lieu dans la majorité des autres pays.

Ces deux phénomènes – guerre et urbanisation – ont contribué davantage à l’élargissement de la frontière déjà existante entre le monde rural et la ville, et donc également à la « modernisation » forcée des villes, qui a provoqué l’affaiblissement des liens avec le monde rural traditionnel. Si nous ajoutons à ces contingences historiques, les presque vingt ans de guerres civiles qui ont eu lieu après les indépendances (années quatre-vingt et quatre-vingt-dix), nous constatons que la relation des villes avec le monde clanique et celui de l’intérieur, où les traditions orales demeurent les plus vives, a été de plus en plus perturbée et altérée dans les pays africains de langue portugaise.

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Pour ces raisons, et d’autres encore, qui ont à voir avec l’histoire propre et spécifique à chacun de ces pays et de leurs littératures, la relation avec les traditions orales, les mémoires rituelles et l’oralité est au départ une relation de seconde main, résultant dans la plupart des cas, non pas d’une expérience vécue, mais plutôt filtrée, appréhendée, étudiée. Même l’oralité suburbaine est déjà partiellement acculturée et hybride, distante et différente de celle que nous retrouverions à la campagne. Tous ces conditionnements nous amènent à envisager les « traditions » et le traitement de l’interface oralité/écriture dans le roman africain de langue portugaise d’une manière nécessairement spécifique.

Ce n’est donc pas par hasard que surgit ce phénomène d’appropriation linguistique dans l’œuvre de Luandino Vieira ou de Uanhenga Xitu – dans le contexte angolais – ou plus récemment, dans la littérature post-coloniale de Mia Couto dans le contexte mozambicain. Ce sont des œuvres d’une grande originalité, où la manipulation de la langue devient un instrument privilégié de contamination, métissage et engrenage des cultures, orales et écrites.

L’énonciation du legs « oral » se fait au travers de l’énoncé de la langue, qui cumule et concentre une sorte de géologie stratifiée qui atteint la syntaxe, les rythmes hybrides des « oralités ». C’est dans ce travail de la « langue » en tant que texte (dans son acception kristévienne) que se dévoilent les « traditions » reformulées, et que se récupèrent les traces généalogiques de « formes » variées ou des « genres » oraux africains, et autres genres provenant de la littérature écrite.

Mais, naturellement les cas de Luandino Vieira, de Xitu et de Craveirinha sont seulement exemplaires et des paradigmes des « parlers » possibles, et d’une certaine façon aussi démonstratifs, par la force de leur registre et par leur attitude inaugurale, du fait que les littératures africaines de langue portugaise ont trouvé – dans une première phase et encore lors de l’époque coloniale – des façons propres de dialoguer avec les traditions, en les intertextualisant, de manière obtuse, dans le corps linguistique.

Cette « tradition » des « oralités » réalisée dans le cadre de la langue ex-coloniale, travaillée, plus ou moins involontairement, en tant que corps composite de fragments de rythmes et formes, va réguler la syntaxe et la discursivité littéraire d’une façon innovante et surprenante dans le corpus des œuvres postcoloniales de langue portugaise qui apparaîtront plus tard.

Le registre narratif des littératures africaines de langue portugaise encore sous le joug colonial – au travers de certains de ses auteurs les plus prééminents – a anticipé une modernité dans le cadre des littératures africaines, en faisant coexister dans la malléabilité de la langue, le nouveau avec l’ancien, l’écrit avec l’oralité, dans une harmonie hybride, plus ou moins imparable, que les textes littéraires nous laissent savourer.

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Ceci est même reconnu par les théoriciens et critiques africains d’autres domaines, comme c’est le cas d’Alain Ricard6 quand il dit :

La lusophonie peine à se définir malgré la plasticité et la perméabilité de la langue portugaise pénétrée des mots et des locutions africaines. L’œuvre poétique de José Craveirinha (1922–2003) Karingana ua Karingana (1974) montre comment accomplir ce métissage littéraire des langues européennes et africaines […].

Abiola Irele, de sa part, affirme :

[…] when we consider the work of some Portuguese-born writers such as Castro Soromenho and Luandino Vieira, who express an engagement with Africa not simply in terms of external allusion to forms of life but as a real, formal identification with local modes of expression, that is, not merely as thematic reference but also as touchstone of form. This observation leads to a consideration of modern literature written in European languages by indigenous africans. The striking feature that gives interest to this literature is a noticeable preoccupation not only with the African experience as the central subject of their works, but also with the problem of a proper and adequate reflection of that experience, which involves, in formal terms, a reworking of their means of expression for that purpose7.

Mais si le cas Luandino ou Craveirinha prouve que la langue est le premier instrument de nativisation, la forme qu’ils utilisent n’est pas un dénominateur commun, heureusement, pour les autres écrivains qui apparaissent après les indépendances. Différents modes d’appropriation de la langue simulent et exécutent différents registres de textualisation des « oralités ».

Le pluriel d’« oralités » que j’utilise ici permet, au-delà de ce qui a été mentionné plus haut, de distinguer les modes de relation des écrivains avec la textualité orale et avec les langues africaines. C’est-à-dire qu’il faudrait sans doute distinguer trois types d’appropriation : le premier, le plus fréquent, tant dans la littérature angolaise que mozambicaine, consiste à suivre une norme plus ou moins normée dans la production littéraire postcoloniale (comme dans le cas de Pepetela ou Ungulani Ba Ka Khosa) ou bien d’« oraliser localement » la langue portugaise, suivant des registres plus ou moins colloquiaux (par exemple, dans le cas des Angolais Manuel Rui et Ondjaki). Le second tend à « hybridiser » par le biais d’une reconstruction et de reformulations linguistiques, provenant de plus d’une langue (par exemple, le cas déjà mentionné de Luandino ←17 | 18→Vieira ou de Mia Couto pour la période postcoloniale). Le troisième, moins fréquent, et exclusivement utilisé par des écrivains bilingues, dont le contact avec l’oralité est plus intime et proche, institue une relation de dialogue, créant un « parallélisme », ou prolongement de phrases, en alternant des morceaux de phrases dans différentes langues, tout en imprimant des rythmes diversifiés, et en faisant surgir, entrelacées, différentes cosmovisions. Cette troisième et dernière situation, de quasi dialogisme, résulte de l’interaction entre deux langues connues, l’africaine et la portugaise, qui essaient de se traduire mutuellement, comme c’est le cas de Uanhenga Xitu en Angola, et différemment, de Paulina Chiziane ou Aldino Muianga, auteurs postcoloniaux qui apparaissent au Mozambique au tout début du XXIe siècle.

Le roman africain de langue portugaise : une modernité complexe et hétérogène

Il convient aussi de mentionner que, avant les indépendances, le registre romanesque dans les pays de langue portugaise fut précaire et discontinu, et que prévalait la publication, également émergeante, du conte. Par ailleurs, la politique, de base marxiste, qui a prévalu durant les premières décennies postcoloniales – alliée à l’urbanisation et à la guerre qui ont précédé les indépendances – a suscité la diminution des thèmes nativistes, en faveur d’une posture culturelle plus occidentalisée.

Ces particularités historiques et culturelles expliquent partiellement l’apparition tardive dans ces littératures d’une tendance critique plus accentuée relative aux nouveaux pouvoirs, tout comme une tendance indigéniste qui s’est développée, en particulier à partir des années quatre-vingt-dix, avec la publication de romans et contes qui thématisent et assimilent, dans des formes discursives, les intertextes recréés des poésies et des traditions orales provenant des zones rurales, ainsi que les thèmes de la ruralité et les contrastes entre celle-ci et le monde urbain.

Le développement du roman africain de langue portugaise se manifeste en particulier à partir des années quatre-vingt-dix du siècle dernier, explorant des thèmes aussi variés que la révision de l’histoire coloniale et précoloniale, l’observation des cultures locales et les effets de l’assimilation, la critique des nouveaux pouvoirs politiques, la recréation magique de formes de spiritualité, la réinvention des langues au travers d’imaginaires variés, la méditation sur le geste épique de libération et le désenchantement qui a suivi, le traitement narratif de la violence de la guerre civile, avec pour conséquence la destruction des villes, des moyens de communication et de transport, l’implication des enfants ←18 | 19→soldats et la destruction des liens communautaires, la dystopie et le désenchantement devant l’utopie célébratrice des indépendances, l’intervention de la caricature et du grotesque dans les contrastes entre la misère et la richesse dans le contexte urbain, le relâchement des liens nationaux et la demande de thèmes universaux comme l’amour, la sensualité et l’érotisme, l’observation de nouveaux paysages et croyances réinventées.

Ainsi, nous observons un décalage chronologique, de presque trente à quarante ans, avec la dimension critique du roman africain de langue française, représenté ici par la seconde génération du roman africain, notamment avec la publication en 1970 de l’œuvre charismatique de Ahmadou Kourouma Les Soleils des Indépendances8.

Il convient néanmoins de mentionner que ce retard temporel dans le développement de thèmes présents dans les littératures africaines de langue française, révèle des spécificités de développement et de traitement de l’écriture narrative. Nous pensons que le roman de langue portugaise est fortement occidentalisé, ayant incorporé des modalités postmodernes d’écriture, notamment et en particulier le roman angolais qui se distingue par ses modalités discursives privilégiant une hétérogénéité des choix génotypes, tandis que le roman mozambicain cherche à réinventer des nativismes et des formes de représentation du « griotisme oral », en même temps qu’il modélise la connaissance des intertextes locaux, oraux, ou entre autres d’origine latino-américaine, optant pour un choix multiple et quasi baroque de procédures narratives.

Les écrivains de chaque pays cherchent à user de différentes formes de narration, sans se laisser accaparer par des poésies locales – reconstruisant ses paysages, ses histoires et ses mythes. Nous observons que le regard de l’écrivain est un co-adjuvant à la création de l’idée de nation, dans un trajet entre la mémoire, l’histoire, l’espace territorial et le voyage, et qu’il opte pour des stratégies diversifiées du genre et/ou des stratégies narratives spécifiques.

Nous constatons l’adéquation de nouvelles façons de « raconter », qui intègrent, dans leur tissu linguistique et générique, des croisements de traditions culturelles, provenant des territoires locaux et de l’Occident. Le sujet de l’Histoire est un point de repère pertinent pour la construction de l’idée de nation dans la narration postcoloniale et le thème du voyage aide à le configurer par la mémoire, ainsi que par des combinaisons entre les différents genres narratifs : roman, conte-roman, poésie narrative, narration dramatique, autobiographie, mémoires et autres.

←19 | 20→

Ainsi, dans le roman de langue portugaise, la révision des discours de fondation de la nation est commune, et les auteurs angolais et mozambicains ont recours, pour ce faire, à des narrations qui mettent en jeu des notions telles que l’origine, la généalogie, la race, le genre, l’indigénisme, le pouvoir, la communauté.

On constate également une insistance dans la révision des documents de l’histoire coloniale à la frontière de l’histoire précoloniale, en accord avec des points de vue endogènes qui reposent sur des témoignages de base orale ou sur la révision de sources historiographiques et de la documentation écrite, ou bien encore sur l’imagination. Dans cette perspective, l’on observe parfois la tendance à la fictionnalisation des sources et le recours à la citation reconstruite ou réinventée. Par ailleurs, il est entendu que les histoires coloniale et précoloniale sont faites d’entrecroisements et de mobilités, mais aussi de discontinuités imprévues, qui contredisent le discours hégémonique et ufaniste (chauviniste) des généalogies de l’origine, ainsi que la doxa des dichotomies antagonistes.

En lisant les narrations angolaises et mozambicaines, nous pouvons détecter également des transferts internes dans le sens d’une redistribution des centres hégémoniques et son élargissement à d’autres zones reléguées de la nation. On peut alors percevoir le thème du voyage comme un itinéraire de reconfiguration de la mémoire, ou bien le voir en tant que reconstitution et discussion de la notion de frontière.

Le voyage en tant que sujet des narrations se révèle, néanmoins, comme étant essentiellement un voyage domestique, au sein de l’espace territorial de l’État-Nation, au sein de la reconnaissance des différentes géographies des cartes de l’Angola et du Mozambique, élargies au-delà des villes-capitales, laissant la place aux espaces ruraux, à d’autres villes et lieux, confinés jusque-là au silence historique et culturel. Le voyage se dévoile dans les textes de fiction comme un moyen de connaissance de la différence culturelle, ainsi que d’acceptation de l’hétérogénéité de la nation. Les problématiques des diasporas, de l’exil et des déplacements externes, ne sont pas encore des thèmes récurrents dans ces littératures, et la majorité des écrivains résident dans leur propre pays.

Quant aux formes d’écriture, l’on peut noter une insistance sur le roman historique avec des variantes, les mémoires, le croisement entre mémoires et autobiographie. L’écriture mémorielle en tant que genre textuel combinatoire implique la dissolution des frontières génériques, incluant aussi la poésie. L’exercice de la mémoire en tant que narration a pour fonction de reconstituer le rejet de la guerre civile dans les deux pays, ainsi que de ranimer des passés oubliés et sans référence, ou bien encore d’affirmer des subjectivités dans le cadre d’un imaginaire socialement considéré comme communautaire.

Résumé des informations

Pages
352
Année
2020
ISBN (PDF)
9783631796528
ISBN (ePUB)
9783631796535
ISBN (MOBI)
9783631796542
ISBN (Relié)
9783631789759
DOI
10.3726/b15910
Langue
français
Date de parution
2020 (Février)
Mots clés
la théorie narrative Théorie postcoloniale Littérature angolaise Littérature algérienne Théâtre africain
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 352 p.

Notes biographiques

Daniel Delas (Éditeur de volume) Khalid Zekri (Éditeur de volume) Anne Begenat-Neuschäfer (Éditeur de volume)

Daniel Delas, professeur (em.) de l’Université de Cergy-Pontoise, a travaillé sur les poètes français contemporains et les écrivains francophones. Ancien président de l’Association Pour l’Étude des Littératures Africaines, il co-anime une équipe génétique de l’ITEM/CNRS-ENS sur les « Manuscrits francophones du Sud ». Khalid Zekri, professeur et directeur du Laboratoire de Recherche sur la Culture, le Genre et la Littérature (LaRCGL) à l’Université de Meknès (Maroc), est co-fondateur du Magazine Littéraire du Maroc. Il a publié et co-dirigé plusieurs études sur les littératures francophones et arabophones du Maghreb. Anne Begenat-Neuschäfer, professeure à l’Université d’Aix-la-Chapelle (RWTH Aachen University, Allemagne), s’intéressait en particulier à la littérature francophone de Belgique et à une approche comparatiste des littératures africaines, tant française que portugaise.

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Titre: Hybridations et tensions narratives au Maghreb et en Afrique subsaharienne
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