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D'une guerre à l'autre : L'itinéraire pétrolier d’Ernest Mercier

de François Pelletier (Auteur)
©2020 Thèses 306 Pages
Open Access

Résumé

Ernest Mercier est l’un des patrons les plus influents de l'entre-deux-guerres en France. Ce livre se concentre sur ses activités et ses responsabilités dans le secteur stratégique du pétrole. Homme clé dans la création d'une industrie pétrolière nationale, il doit faire face à une multitude d’obstacles sur un marché déjà étroitement contrôlé par de puissants trusts. Par ailleurs, il doit composer avec les limites financières des sociétés françaises, dont aucune n’a seule les ressources nécessaires à la recherche et l'exploitation pétrolières, dévoreuses de capitaux.
Il faut donc faire appel à l'épargne privée française, et pour créer en 1924 la Compagnie française des pétroles, regrouper différentes banques et sociétés. Le président du Conseil Raymond Poincaré choisit Mercier pour mener à bien cette mission. Equilibriste travaillant à la jonction entre milieux privés et gouvernement, Mercier s’impose durablement dans le paysage du pétrole français et international.
Cet ouvrage s'appuie sur des archives publiques et privées, à la fois bancaires et industrielles. En suivant l'action déterminante d'un homme, il éclaire plus largement la structuration et le développement du secteur pétrolier français sur une longue plage de temps, du lendemain de la Première Guerre mondiale au lendemain de la Seconde.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Liste des abréviations
  • Préface
  • Introduction
  • Chapitre 1. Formation et débuts dans l’industrie pétrolière
  • 1. Les années de formation
  • 2. Une première expérience des affaires pétrolières
  • 3. Paribas et la Steaua romana
  • 4. L’action de la diplomatie française
  • 5. La convergence des intérêts
  • Chapitre 2. Reconstruction et relations franco-roumaines
  • 1. Dédommagements et réclamations
  • 2. Négociations avec le Quai d’Orsay
  • 3. Relations avec le gouvernement roumain
  • 4. Les terrains de l’État roumain
  • 5. Les redevances du gouvernement roumain
  • Chapitre 3. Ernest Mercier, président de sociétés en Roumanie
  • 1. Les dettes roumaines
  • 2. Toujours à la recherche d’un compromis
  • 3. La gestion de l’Omnium international des pétroles
  • 4. La détérioration des affaires en Roumanie
  • 5. La Roumanie au cœur des ambitions pétrolières françaises
  • Chapitre 4. La naissance d’une société pétrolière nationale
  • 1. La genèse de la CFP
  • 2. La rivalité des banques
  • 3. La création du Syndicat d’études pétrolières
  • 4. Des négociations difficiles
  • 5. Paribas et les Américains
  • Chapitre 5. Le groupe français rejoint la Turkish Petroleum
  • 1. Premier contact
  • 2. Une alliance franco-américaine
  • 3. Monsieur cinq pour cent
  • 4. La menace d’un procès
  • 5. La signature d’une entente
  • Chapitre 6. Le Parlement et la question pétrolière
  • 1. Le problème du raffinage
  • 2. Mercier fait appel au Président Poincaré
  • 3. L’intervention du gouvernement
  • 4. Débats à l’Hémicycle
  • 5. La signature d’une nouvelle convention
  • Chapitre 7. Mercier et les relations au sein de l’Iraq Petroleum Company
  • 1. L’écoulement du pétrole iraquien
  • 2. La signature d’un nouveau contrat avec l’Iraq
  • 3. Relations avec le gouvernement
  • 4. Une entente au sujet des pipelines
  • 5. La France prête à accueillir le pétrole iraquien
  • Chapitre 8. L’exploitation de l’Iraq et la Deuxième Guerre mondiale
  • 1. La CFP entre dans l’ère productive
  • 2. La préparation à la guerre
  • 3. L’impact de la Deuxième Guerre mondiale
  • 4. Une vision pour le futur
  • 5. La fin d’une carrière
  • Conclusion
  • Postface
  • Annexes
  • Références
  • Index
  • Titres de la collection

Liste des abréviations

A-P :

Anglo-Persian

BOD :

British Oil Development

CFP :

Compagnie française des pétroles

IPC :

Irak Petroleum Company

MPL :

Mediterranean Pipeline Ltd.

OIP :

Omnium international des pétroles

ONCL :

Office national des combustibles liquides

RDS :

Royal Dutch Shell

SB :

Steaua british

SF :

Steaua française

SR :

Steaua romana

TPC :

Turkish Petroleum Company

Préface

D’Ernest Mercier on connaît surtout le créateur du « Redressement français », groupe qui, pour réformer l’État, remettrait le pouvoir à des techniciens. Né en 1925 dans l’ambiance de désaffection que suscite le régime parlementaire durant l’entre-deux-guerres, le projet participe de la quête de méthodes réputées efficaces de gouvernement, de velléités de renforcement de l’autorité de l’exécutif à cette fin et de l’intention de mettre les processus de décision à l’abri des aléas et des contraintes de la vie politique. Des philosophes-rois de Platon aux initiés à l’« administration des choses » d’Auguste Comte, s’en remettre à l’intelligence, ou ce qui passe pour telle, n’a-t-il pas toujours été considéré comme l’ultime et évident substitut à la mêlée politique et à son cortège d’inconvénients ?

Que l’éloge de la technocratie soit le fait d’un membre de marque du grand patronat rappelle autant la présence de ce courant dans les milieux d’affaires que l’ancrage d’Ernest Mercier dans un univers autre que celui de la « gouvernance » de l’État. Le personnage est un chef de file parmi les gestionnaires du secteur privé, un authentique cumulard occupant un siège dans pas moins de quarante-sept conseils d’administration. Dans le monde des affaires, cet industriel est bien campé comme l’homme de l’électricité, le dirigeant le plus reconnaissable et le plus influent dans cette activité qui prend son envol après la Première Guerre mondiale. Sa renommée est telle qu’elle obscurcit son rôle dans d’autres branches de l’économie, notamment le pétrole. Mercier l’électricien renvoie en arrière-plan Mercier le pétrolier.

François Pelletier a voulu mettre en lumière et scruter le volet méconnu de la carrière du capitaine d’industrie, celui portant sur le pétrole, autre source d’énergie qui entame son essor. Nous est offerte non pas une biographie, genre consacré, mais « l’analyse d’une carrière dans un secteur stratégique », un examen de la vie d’un entrepreneur qui cible une de ses activités. Pourrait-on sans trop insister la qualifier de biographie pétrolière ? L’approche incite à accorder l’attention tant à l’homme qu’au secteur économique dans lequel il évolue, conduisant à la production simultanément d’une histoire d’un chef d’entreprise dans ←15 | 16→un contexte pétrolier et d’une histoire du pétrole à travers la carrière d’un chef d’entreprise. « Ce livre étudie donc un secteur clé de l’économie française et le grand patronat à travers l’un de ses membres les plus en vue ».

Suivre le parcours pétrolier de Mercier revient à prendre en compte trois phases historiques : l’implication en Roumanie, la création de la Compagnie française des pétroles (CFP) et l’entrée en scène du pétrole iraquien par le truchement de l’Iraq Petroleum Company. En Roumanie, Mercier préside deux sociétés françaises parties prenantes dans le projet de remplacement des intérêts allemands. Il s’exerce au métier de pétrolier, mais aussi à l’art de traiter avec les responsables politiques, d’abord ceux de la diplomatie et de l’État français, ensuite ceux des gouvernements étrangers avec lesquels il doit transiger. On ne dira jamais assez que le pétrole est en tout temps affaire politique et objet de tractations internationales. François Pelletier ne se fait pas faute d’invoquer l’approche et la méthodologie élaborées par Pierre Renouvin et ses successeurs.

En 1923, Mercier est chargé par Raymond Poincaré, président du Conseil, de la création de la CFP, société nationale destinée à être le pivot de la mise en œuvre d’une politique pétrolière nationale. Réunissant en son sein intérêts privés et intérêts publics, la société est d’origine étatique, mais elle est soumise aux impératifs du marché et présidé par Mercier. L’ancêtre du géant Total est alors une chétive entité qui peine à se frayer un chemin dans un paysage pétrolier français dominé par des majors étrangers. Pour tout actif, la CFP n’a que la participation allemande dans la Turkish Petroleum Company, consortium où elle côtoie en position de faiblesse les grandes sociétés internationales, peu enclines à lui faire de quartier. Ces 23,75 % dans le capital et dans le tonnage de brut extrait en Iraq constituent son fonds de commerce et représentent peu par rapport à la présence mondiale des trusts britanniques et étatsuniens. Mercier doit allier fermeté et diplomatie, non sans appels fréquents à l’aide de l’État français. Son bilan n’est pas maigre : partie de rien, la CFP est, en 1939, le vecteur de la moitié des importations pétrolières de la France.

Son expérience pétrolière converge avec ses sentiments patriotiques pour faire de Mercier un capitaliste à l’aise avec l’intervention de l’État dans l’économie. Il n’a guère de préventions idéologiques ou pratiques contre la collaboration entre intérêts publics et privés. Son nationalisme économique procède de son souci pour l’intérêt national. Le laissez-faire et le libéralisme économique n’ont pas valeur de dogmes ←16 | 17→atemporels pour lui. À cet égard, ce parangon de la haute bourgeoisie managériale se distingue de nombre de ses pairs, suscitant des soupçons d’accointances « collectivistes » chez des folliculaires auxquels échappent ses considérations pragmatiques. Mercier patron de bon aloi ? Mercier technocrate précurseur des hauts fonctionnaires-grands commis de l’État d’après 1945 ? Sans risque de se tromper, on retiendra l’un ou l’autre des qualificatifs, et préférablement les deux, tellement sa carrière incarne l’interface en cours de recomposition entre les milieux d’affaires et l’État dans la France du XXe siècle.

Samir Saul
Professeur d’histoire contemporaine

Université de Montréal

Introduction

La France n’est pas en passe de périr. Le Français est d’esprit foncièrement universaliste […]. Il ignore qu’être universaliste, c’est la manière la plus élevée d’être international.

Ernest Mercier

Cette citation montre déjà la pensée d’un homme convaincu du rôle que devaient jouer la France et les Français dans le monde. Cette conviction se traduit par des activités politiques et industrielles dont l’impact est large, mais encore aujourd’hui peu connu. La contribution d’Ernest Mercier à l’industrie française est pourtant majeure, à tel point qu’il est difficile d’aborder les origines du secteur énergétique sans souligner son rôle. Dans le secteur électrique, un contemporain lui attribuera sans modestie d’avoir permis à la capitale de faire son entrée dans la modernité. « Haussmann avait, cinquante ans plus tôt, modelé pour un siècle le visage de Paris. Bienvenue l’avait doté du puissant moyen de transport qui lui faisait défaut. Ernest Mercier a conçu et réalisé le système circulatoire de la grande cité, dispensateur d’énergie et indispensable au XXe siècle, à son développement, à sa prospérité, à sa vie même »1. Loin de se contenter de l’électrification de la région parisienne, Mercier prend part aux plus grandes sociétés pétrolières de l’époque. Le sujet n’attire pourtant pas l’attention en France. Si bien que c’est un Américain, Richard Kuisel, qui est le premier à écrire un ouvrage sur cette carrière hors-norme2. Ernest Mercier a-t-il été victime de la méfiance des Français à l’égard des grands dirigeants d’entreprises? Cette tradition bien française veut qu’historiquement les hommes d’affaires aient fait du secret une vertu, ceux-ci préférant ne pas s’engager dans les activités politiques, mais exercer une influence discrète.

←19 | 20→

Ce n’est certes pas le cas de Mercier qui, ouvertement, désire réformer l’ensemble de la structure politique et économique du pays. Pourtant, dès l’entre-deux-guerres, la gauche française l’accuse d’être un membre des « deux cents familles » qui tirent les ficelles en France. Il est manifeste que cette carrière frappe les esprits. Ernest Mercier siège durant cette période sur pas moins de quarante-sept conseils d’administration. Il côtoie l’élite politique et militaire française, les maréchaux Foch et Pétain, les présidents Poincaré et Lebrun, les premiers ministres Tardieu, Flandin et Laval sont tous ses amis personnels3. Au cours de cette longue carrière, il a l’occasion de s’entretenir avec plusieurs figures emblématiques du siècle précédent telles que Mussolini ou bien Faysal, appelé à devenir roi d’Iraq ; il dîne avec Staline en Russie et avec le roi Carol en Roumanie. Il va donc sans dire que, dans les milieux populaires, cette carrière réunit tous les éléments pour engendrer la suspicion. Le thème des « deux cents familles » est récurrent durant cette période et il est surtout pratique. Il permet au mouvement ouvrier « de donner des visages à l’adversaire pour échapper au désarroi de l’incompréhension »4.

Cette carrière, il faut la replacer dans un contexte de profonds changements. En plein cœur de la Seconde révolution industrielle, la France fait face à un manque flagrant de certaines ressources essentielles à son expansion économique. C’est déjà le cas du charbon. L’Hexagone est le premier importateur de cette ressource au monde durant l’entre-deux-guerres5. Cette pénurie de ressources concerne aussi les hydrocarbures, alors que le pétrole est appelé à devenir l’énergie par excellence du XXe siècle. La Première Guerre mondiale a marqué un tournant avec la mécanisation des engins de combat. La réquisition des taxis pour envoyer des troupes au front lors de la bataille de la Marne illustre bien l’importance nouvelle de cette matière première. Les consommations d’essence augmentent de 75 % entre 1914 et 1916, la production d’avions, de chars et d’automobiles est en pleine expansion6. L’aviation commence, ←20 | 21→elle aussi, à être de plus en plus utilisée pendant la guerre. Dans le domaine maritime, le pétrole se révèle largement supérieur au charbon pour la chauffe des navires de guerre. Une transition s’impose alors pour toutes les puissances navales « sous peine de déclassement »7. Non seulement le mazout favorise les changements de vitesse, mais la fumée qu’il produit est beaucoup plus réduite et sa fluidité permet de diminuer le temps de ravitaillement. Le pouvoir calorifique de cette nouvelle énergie double le rayon d’action des navires. La marine française consomme donc de plus en plus de mazout8.

Au lendemain de la Grande Guerre, c’est surtout l’automobile qui popularise le pétrole. Après avoir été un objet de luxe, celle-ci devient de plus en plus abordable. Le parc de voitures augmente rapidement, de 156 000 en 1920, on passe à 2 269 000 en 19389. « Les autobus pénètrent jusqu’aux villages les moins accessibles et tendent de plus en plus à concurrencer le chemin de fer ; des sociétés gèrent les différentes lignes d’autobus qui traversent les départements »10. La voiture devient alors symbole de la modernité et son utilisation est encouragée. La Revue pétrolifère va jusqu’à attaquer les chemins de fer comme étant contraires aux intérêts de la nation. Face à l’automobile, les transports traditionnels perdent du terrain. C’est le début des guides et des cartes (tel que Michelin) qui facilitent le tourisme de la route11. « L’avion, les navires plus rapides font encore mieux pour la circulation continentale ou intercontinentale. Après la guerre, l’amélioration des moteurs, des cellules et des coques permet ainsi de transporter plus rapidement un nombre plus élevé de passagers d’un continent à l’autre »12. Le transport aérien est en pleine croissance durant toute la période de l’entre-deux-guerres. Il va sans dire que tous ces changements accentuent la demande ←21 | 22→en produits pétroliers. C’est dans ce contexte général qu’il faut replacer la carrière d’Ernest Mercier dans ce secteur.

Acteur clé de cette histoire, le rôle joué par Mercier dans ce domaine économique reste largement méconnu. Il est difficile d’expliquer les raisons derrière cette véritable amnésie collective, qui a pourtant épargné bon nombre de ses contemporains (que l’on pense par exemple à Renault ou à Citroën). Il faut dire que, pour Mercier, le pétrole n’occupe qu’un pan d’une carrière plus large. Les travaux de plusieurs historiens ont permis de souligner cette contribution, tant au niveau politique qu’industriel. Lorsqu’il s’agit de pétrole, l’importance des enjeux et l’accès à de nouvelles sources documentaires ont convaincu l’auteur de ces lignes de la nécessité d’écrire cet ouvrage.

C’est en 1919, suite à sa participation durant la Première Guerre mondiale, que le pétrole entre pour la première fois dans les préoccupations professionnelles d’Ernest Mercier. Cette carrière prend fin en 1940 lorsqu’une nouvelle loi du régime de Vichy interdit le cumul des mandats d’administrateurs. C’est d’abord en Roumanie, pays où Mercier a combattu pendant la guerre et où il a forgé de précieux contacts, que débute cette carrière. Il doit son entrée dans le monde du pétrole à un homme : Horace Finaly. Celui-ci est alors directeur de la Banque de Paris et des Pays-Bas et lui offre de représenter les intérêts de la banque. « À l’issue de la guerre, les grandes banques d’affaires, Paribas en tête, élaborent de véritables politiques pétrolières et ont visiblement les moyens financiers de les lancer »13. La Roumanie est alors le plus gros producteur de pétrole en Europe. « Grâce à sa production et surtout à son exportation pétrolière, la Roumanie a occupé une place très importante dans la hiérarchie des pays pétroliers, pendant la période de l’entre-deux-guerres »14. Or, après la guerre, de nombreuses sociétés roumaines créées et contrôlées par les Allemands sont à racheter, notamment la principale entreprise, la Steaua romana15. « En France, ces possibilités ne passent pas ←22 | 23→inaperçues ; un double intérêt se manifeste : intérêt de certains milieux d’affaires et intérêt du gouvernement »16.

Ces nouvelles opportunités permettent à Paribas de prendre pied en Roumanie et Mercier est personnellement choisi pour y diriger deux projets précis. C’est d’abord l’acquisition de la Steaua romana en collaboration avec un groupe d’investisseurs anglais. Au sein de ce consortium franco-britannique, une société voit le jour pour représenter les intérêts de la banque, la « Steaua française ». C’est cette première compagnie que Mercier est appelé à présider. On lui confie aussi la gestion d’une autre acquisition récente : « l’Omnium international des pétroles ». En tant que président de ces sociétés, Mercier fait face à de nombreux problèmes. En 1919, l’industrie pétrolière roumaine souffre des dégradations engendrées par la guerre. Pour que le pétrole ne tombe pas aux mains des Allemands, de nombreux puits ont été sabotés par les Alliés. Une des premières tâches qui attend Mercier concerne donc la reconstruction de l’industrie roumaine et l’obtention de dédommagements de la part des gouvernements alliés qui s’y sont engagés durant la guerre. La présidence de ces sociétés place Mercier au cœur de nombreuses tractations internationales qui comprennent les gouvernements de la France, de l’Angleterre et de la Roumanie. Ces négociations impliquent des déplacements fréquents à Bucarest et à Londres. L’intérêt croissant des autorités françaises pour le pétrole roumain explique la multiplication de ces contacts. Pour des raisons stratégiques et économiques, la France entend favoriser l’implantation des capitaux français en Roumanie. Elle vise ainsi à restreindre l’influence allemande en Europe de l’Est et à couper l’Allemagne de tout approvisionnement en pétrole roumain.

Ce travail, il n’est donc pas surprenant que Mercier le mène en collaboration étroite avec les responsables de la diplomatie française. Ces contacts vont se multiplier tout au long de la période. Les exigences de la diplomatie française n’expliquent pas, à elles seules, ce développement. Le courant entre gouvernement et compagnies pétrolières françaises s’exerce dans les deux sens. Durant cette période, la Roumanie met en place différentes mesures qui visent un contrôle étroit du secteur pétrolier. Les charges fiscales que ce pays impose sur l’activité pétrolière sont jugées excessives par les industriels français qui y opèrent. Pour pallier la situation, Mercier est au chevet de la diplomatie française ←23 | 24→dont il réclame le soutien. Il s’agit aussi de mettre la main sur les terrains, potentiellement riches en pétrole que possède le gouvernement roumain. Or, en Roumanie, l’exploitation de ces terrains se heurte à une forte résistance nationaliste. Une grande partie de l’opinion publique considère qu’ils appartiennent au patrimoine national et refuse qu’ils soient cédés à des intérêts étrangers. Cette question est l’une des plus délicates de la politique intérieure roumaine durant l’entre-deux-guerres.

Cet intérêt du gouvernement français pour le pétrole est relativement nouveau. Avec la guerre, les considérations politiques qui entourent l’approvisionnement pétrolier gagnent en importance. Mercier est aux premières loges pour assister à ce changement de mentalité puisqu’il travaille au ministère du Ravitaillement suite à une blessure subie au front durant le conflit. C’est donc un homme parfaitement au courant des enjeux pétroliers qui finit par rejoindre ce secteur au lendemain de la guerre. Or, la France vit très mal sa dépendance à l’égard de ses alliés, autant pour la fourniture que pour le transport des produits pétroliers. La « mécanisation croissante des transports militaires et des engins de combat »17 a révélé l’importance stratégique du pétrole. Dès lors, « on considère que l’indépendance nationale est affectée par toute solution de continuité dans l’approvisionnement de ce produit »18. Au lendemain de la guerre, les responsables français refusent donc un retour au statu quo. Le rôle de Mercier dans l’industrie pétrolière est inexorablement lié à ces considérations nouvelles.

Loin de se limiter à la Roumanie, Ernest Mercier est appelé à jouer un rôle encore plus important dans ce secteur ; il prend part à l’élaboration d’une politique pétrolière française. La création d’une compagnie nationale, capable d’assurer l’approvisionnement de la France, s’inscrit dans la volonté du gouvernement de s’émanciper de sa dépendance en combustible à l’égard de ses alliés. C’est précisément à cette fin qu’Ernest Mercier est choisi personnellement par le président Poincaré en 1923. Ses contacts divers, sa connaissance et son expérience des enjeux pétroliers, font de lui le candidat idéal pour mener à bien cette mission. Il est alors chargé de mettre sur pied un consortium rassemblant les quelques sociétés ←24 | 25→pétrolières françaises en opération ainsi que les milieux financiers. La tâche n’est pas simple ; elle aboutira à la création de la CFP en 1924. Si l’initiative à l’origine de cette création semble venir de l’État français, la nouvelle compagnie est entièrement sous contrôle privé. Les premiers actionnaires comptent 16 banques, 17 importateurs et 33 exploitants19. Le gouvernement français a tout de même quelques revendications. Pour éviter que la compagnie ne passe sous contrôle étranger, il insiste sur le caractère national de son actionnariat. Une majorité des actionnaires devra être composée de citoyens français. Pour atteindre l’objectif qui lui est imparti, la compagnie se voit chargée de développer une production de pétrole indépendante. Dans un secteur économique difficile pour les nouveaux arrivants, le principal atout de la CFP est une participation de 25 % dans la Turkish Petroleum Company (TPC) ; une société qui détient une concession au Moyen-Orient. C’est le gouvernement français qui lui cède ces parts dont il est propriétaire depuis le traité de San Remo en 1920. En tant que premier président de cette compagnie, Mercier hérite d’une situation précaire et l’avenir de la compagnie est alors loin d’être assuré. Son succès passera par une restructuration complète du secteur pétrolier français.

Sur le plan international, Mercier doit aligner la politique française à celle des grands trusts du pétrole. « Entre la CFP et la TPC les relations sont difficiles durant les premières années ; si difficiles qu’à plusieurs reprises, la CFP engage une procédure judiciaire et que le Quai d’Orsay intervient officiellement pour défendre les droits de la société française »20. Ces problèmes commencent tôt dans l’histoire de la compagnie, car plusieurs points d’achoppement existent avec ses partenaires internationaux. Ils impliquent la protection de ses droits en tant qu’actionnaire minoritaire de la TPC, mais aussi le trajet des pipelines qui doivent acheminer le pétrole découvert en Iraq. Au travers de ces difficultés, les relations avec le gouvernement français demeurent étroites21.

Mercier fait aussi face à des problèmes en France. Les actionnaires de la CFP refusent que celle-ci raffine le pétrole d’Iraq sur sol français. La création d’une industrie de raffinage entre directement en compétition avec les intérêts de plusieurs actionnaires importants. C’est l’obstruction ←25 | 26→de son propre conseil d’administration qui conduira Mercier à demander, une fois de plus, l’aide du gouvernement français. Pour surmonter cet obstacle, une nouvelle convention est rédigée. Celle-ci accorde une place à l’État au sein de la compagnie. Au terme d’un long marathon législatif, celui-ci finit par obtenir une participation représentant 35 % du capital et un droit de vote de 40 % par l’émission d’actions à voix multiples. Cette transformation de la CFP en société mixte permet la création d’une compagnie de raffinage, la Compagnie française de raffinage (CFR), dont la société mère détient 55 % des parts, l’État 10 % et le public le reste. Ces décisions permettent de briser le monopole du pétrole étranger raffiné en France. Elles sont le résultat d’un processus dont la lenteur fait perdre patience plus d’une fois à Mercier. L’adoption de cette nouvelle convention fait polémique en France. Président de la compagnie, Mercier est appelé à défendre ses positions dans l’arène parlementaire de 1930 à 1931. La ratification est finalement obtenue le 4 mars 1931.

Ce bref exposé n’offre qu’un avant-goût de l’ampleur des différents projets entrepris dans ce secteur par la France. De par sa position, Mercier se retrouve au cœur des relations, souvent contradictoires, entre sphères privée et publique. Ce rôle d’intermédiaire, il le joue à la fois en tant qu’acteur international et dans le cadre du développement d’une industrie pétrolière française au sens large. À la veille de la Deuxième Guerre mondiale, la CFP est responsable de la moitié des importations de pétrole brut en France. L’industrie française du raffinage, inexistante avant 1928, devient une industrie majeure ; elle est la quatrième au monde en 1939.

Résumé des informations

Pages
306
Année
2020
ISBN (PDF)
9782807615311
ISBN (ePUB)
9782807615328
ISBN (MOBI)
9782807615335
ISBN (Broché)
9782807615304
DOI
10.3726/b16833
Open Access
CC-BY-NC-ND
Langue
français
Date de parution
2020 (Novembre)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 306 p., 9 ill. n/b, 5 tabl.

Notes biographiques

François Pelletier (Auteur)

François Pelletier est titulaire d’un diplôme de doctorat en histoire des Universités de Montréal et de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est actuellement post-doctorant au Conseil de recherche en sciences humaines du Canada. Ses principaux intérêts de recherche recoupent l’histoire économique, les relations internationales et l’énergie.

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