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Les configurations familiales aux dernières étapes de la vie

de Myriam Girardin (Auteur)
©2022 Thèses 414 Pages
Open Access

Résumé

Cet ouvrage se base sur l’approche configurationnelle pour étudier les familles dans la vieillesse. Cette approche conçoit les familles comme des configurations, à savoir des réseaux formés de membres significatifs de la famille qui, par les ressources qu’ils s’échangent, sont dépendants les uns des autres. Les analyses révèlent une diversité de configurations familiales. Celles-ci se distinguent dans leur composition et dans le type de capital social qu’elles génèrent ainsi que dans leur gestion de l’ambivalence familiale. En somme, la diversité et la complexité caractérisent les liens familiaux dans la vieillesse. Ce constat nuance l’image homogène et positive de la famille longtemps défendue dans les modèles dominants de la gérontologie sociale.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Avant-propos
  • Table des matières
  • Introduction
  • 1. Modèles explicatifs en gérontologie
  • 1.1 Les réseaux personnels et le modèle du convoi des relations sociales
  • 1.1.1 Le modèle du convoi des relations sociales
  • 1.1.2 Les limites du modèle du convoi des relations sociales
  • 1.2 Les relations intergénérationnelles et le modèle de la solidarité intergénérationnelle
  • 1.2.1 Le modèle de la solidarité intergénérationnelle
  • 1.2.2 Les limites du modèle de la solidarité intergénérationnelle
  • 1.3 Les normes de réciprocité et le « Support bank »
  • 1.3.1 la réciprocité équilibrée versus généralisée
  • 1.3.2 La banque de support (« support bank »)
  • 1.3.3 Les limites de l’approche dyadique de la réciprocité et du « Support bank »
  • 1.4 La sélection comme mode d’adaptation dans la vieillesse
  • 1.4.1 La sélection au cours du parcours de vie
  • 1.4.2 La théorie de la sélectivité socio-émotionnelle
  • 1.4.3 Les limites de la théorie de la sélectivité socio-émotionnelle
  • 1.5 Conclusion
  • 2. Facteurs explicatifs en gérontologie
  • 2.1 Le réservoir de parenté
  • 2.1.1 L’évolution et la pluralité des réservoirs de parenté
  • 2.1.2 Les limites des indicateurs socio-démographiques
  • 2.2 Le statut socio-économique
  • 2.2.1 Des réseaux personnels différenciés
  • 2.2.2 Des relations intergénérationnelles distinctes
  • 2.2.3 Des questions restées en suspens dans la littérature
  • 2.3 Le genre
  • 2.3.1 Une vieillesse genrée
  • 2.3.2 Les inégalités socio-économiques entre hommes et femmes
  • 2.3.3 Les relations sociales et familiales selon le genre
  • 2.3.4 De nouvelles dimensions à explorer dans la recherche
  • 2.4 L’âge et la santé
  • 2.4.1 Les « jeunes-vieux » (65−74 ans)
  • 2.4.2 Les « vieux-vieux » (75−84 ans)
  • 2.4.3 Les « très-vieux » (85 ans et plus)
  • 2.4.4 Des aspects non abordés dans la littérature
  • 2.5 Conclusion
  • 3. Problématique et hypothèses
  • 3.1 L’approche configurationnelle
  • 3.1.1 Les configurations d’interdépendances
  • 3.1.2 Les configurations familiales
  • 3.1.3 Les apports de l’approche configurationnelle
  • 3.2 Les membres significatifs de la famille dans la vieillesse
  • 3.2.1 Incertitude et significativité
  • 3.2.2 Une re-définition des liens familiaux et non familiaux
  • 3.2.3 L’influence du parcours de vie
  • 3.3 Le capital social
  • 3.3.1 Le capital social et ses différents types
  • 3.3.2 La composition des configurations familiales
  • 3.3.3 Le profil socio-démographique d’ego
  • 3.4 Les conflits et l’ambivalence structurelle
  • 3.4.1 L’ambivalence intergénérationnelle
  • 3.4.2 L’ambivalence dans les configurations familiales
  • 3.4.3 La typologie des modes de conflit et de support
  • 3.4.4 Les conditions d’émergence des modes de conflit et de support
  • 3.5 Résumé et hypothèses
  • 4. Données et méthodes
  • 4.1 Les données
  • 4.1.1 L’étude « VLV »
  • 4.1.2 L’échantillon genevois et son contexte socio-historique
  • 4.1.3 Genève et sa politique de la vieillesse
  • 4.1.4 Description de l’échantillon genevois
  • 4.2 Les mesures
  • 4.2.1 Les membres significatifs de la famille
  • 4.2.2 Le capital social
  • 4.2.3 Les modes de conflit et de support
  • 4.2.4 Les facteurs explicatifs
  • 4.3 Les analyses
  • 4.3.1 L’analyse de classification hiérarchique
  • 4.3.2 L’analyse de variance (ANOVA) et la régression linéaire 232
  • 4.3.3 L’analyse des correspondances multiples (ACM)
  • 5. Membres significatifs et configurations
  • 5.1 Les membres significatifs de la famille
  • 5.1.1 L’état du réservoir de parenté
  • 5.1.2 Le nombre et l’identité des membres significatifs de la famille
  • 5.1.3 Les membres de la famille non cités
  • 5.1.4 Conclusion sur les membres significatifs de la famille
  • 5.2 La composition des configurations familiales
  • 5.2.1 Une diversité de compositions
  • 5.2.2 Les facteurs explicatifs de la composition
  • 5.2.3 Le profil des membres des configurations
  • 5.2.4 Conclusion sur la composition des configurations familiales
  • 6. Capital social et ambivalence
  • 6.1 Le capital social
  • 6.1.1 Le capital social dans les configurations familiales
  • 6.1.2 Le capital social selon le profil des répondants
  • 6.1.3 Le capital social selon le réservoir de parenté
  • 6.1.4 Les facteurs déterminants du capital social
  • 6.1.5 Illustrations de types de capital social
  • 6.1.6 Conclusion sur le capital social
  • 6.2 Les conflits et l’ambivalence
  • 6.2.1 Les effets de composition
  • 6.2.2 La prise en compte des ressources dans l’analyse
  • 6.2.3 Illustrations de modes de conflit et de support
  • 6.2.4 Conclusion sur les conflits et l’ambivalence
  • Discussion et conclusion
  • Table des figures
  • Liste des tableaux
  • Références

←12 | 13→

Introduction

Étudier les relations familiales des personnes âgées peut paraître a priori ennuyeux et moins « passionnant » que d’observer des problèmes de société plus médiatisés tels que la migration, la délinquance ou l’insertion des jeunes sur le marché de l’emploi. Nous montrons dans cet ouvrage que l’étude des individus âgés, et qui plus est dans le contexte familial, est un sujet fascinant et cela à plusieurs égards. Contrairement aux idées reçues, la vieillesse est loin d’être une phase de vie « tranquille » où le temps s’arrête et rien ne se passe. La vieillesse est au contraire une période pendant laquelle l’individu est bousculé, confronté à de nombreux changements auxquels il doit s’adapter. Face à ces changements, il doit se re-définir et ré-évaluer son rôle et sa place dans son contexte familial et social qui évolue rapidement. D’une part, sa mise en retraite l’astreint à repenser son rôle dans la société, son activité et son identité sociale. D’autre part, le départ de ses enfants et l’arrivée des petits-enfants impliquent des changements de rôles au sein de la famille, invitant la personne âgée à revoir sa position au sein de ses relations familiales.

Outre ce repositionnement dans le contexte familial et social, les dernières étapes de la vie se ponctuent d’événements négatifs tels que le veuvage, le décès des membres de la famille ou celui de ses amis qui amenuisent de manière drastique son potentiel relationnel. Par ailleurs, la vieillesse se caractérise aussi par le processus de fragilisation qui, inéluctable, aboutit au déclin de la santé et affecte de plein fouet l’aptitude à la réciprocité : l’individu fragilisé ne peut plus rendre ce qu’il reçoit, ce qui perturbe l’équilibre des échanges au sein de son réseau familial et amical. Hormis la capacité à la réciprocité, le processus de fragilisation menace aussi le maintien de l’autonomie – fonctionnelle mais aussi relationnelle – qui est l’un des enjeux les plus centraux aux dernières étapes de la vie. Sa perte bouscule les liens familiaux et place l’individu dans une situation de vulnérabilité. Celui-ci, fragilisé dans sa santé, devient dépendant de l’aide des autres, et notamment de celle de la famille. La peur de perdre son autonomie et de dépendre de l’aide familiale est source de stress chez les personnes âgées et cela d’autant plus que le contexte familial évolue ←13 | 14→rapidement lors de la vieillesse en raison du décès des proches et des changements de rôles au sein de la famille. De plus, le soutien familial est devenu incertain compte tenu de la complexification des trajectoires de vie que connaissent les membres de la famille en termes de mobilité, de divorce ou encore d’instabilité professionnelle. Ce stress est d’autant plus marqué chez les personnes âgées qui ont de fortes attentes vis-à-vis des membres « proches » de leur famille, comme le partenaire ou les enfants, et sur lesquels elles comptent pour obtenir une aide « inconditionnelle » qu’elles estiment justifiée en raison des nombreuses ressources qu’elles leur ont octroyées par le passé. Ces attentes créent une forte pression sur les membres de la famille qui doivent s’organiser pour répondre au mieux aux demandes d’aide du parent âgé.

A cela s’ajoute l’imminence de la mort qui donne une valeur, un sens profond aux choses qui nous entourent, aux activités que l’on exerce et aux relations que l’on entretient, sachant que toutes se termineront dans un avenir proche. Le temps étant fortement limité, il ne peut être gaspillé. Par conséquent, les relations que l’on maintient aux dernières étapes de la vie sont celles qui font sens ; elles sont empruntes d’une forte significativité et sont émotionnellement investies. Face à l’urgence de la fin proche, certaines personnes âgées parviennent à développer des stratégies d’adaptation, souvent non conscientes, qui leur permettent de maintenir un certain bien-être malgré les aléas de la vieillesse en s’entourant des membres de leur famille qu’elles jugent les plus importants, les plus significatifs. La vieillesse n’est donc pas une étape de vie de tout repos ni pour l’individu qui doit s’adapter ni pour les membres de sa famille qui l’entourent. Changements de rôles familiaux, décès des membres de la famille et des amis, déclin de la santé, aptitude à la réciprocité de plus en plus limitée, plus grande dépendance à l’aide familiale, attentes de soutien des membres proches de la famille, imminence de la mort et mécanismes individuels d’adaptation font de la vieillesse une période durant laquelle les liens familiaux sont bousculés tout en étant porteurs de fortes attentes et de significativité. La vieillesse constitue, en somme, un « laboratoire privilégié » des dynamiques familiales.

La « famille » est généralement peu étudiée en tant que telle en gérontologie sociale. Elle fait certes l’objet de nombreux travaux en gérontologie sociale mais elle est souvent abordée sous l’angle du support social, scrutée dès lors dans son aptitude à aider l’individu à s’adapter aux pertes ←14 | 15→auxquelles il doit faire face durant la vieillesse. Cette centration sur le soutien familial est devenue particulièrement marquante depuis les années 90 lorsque de nombreux chercheurs se sont interrogés sur la pérennité de la famille et sur sa capacité à offrir du soutien. Perçus comme les conséquences d’un individualisme exacerbé, les changements sociaux qui ont caractérisé les années 60 tels que l’augmentation du taux de divorce, la mobilité et l’émergence de nouvelles formes familiales (familles monoparentales, recomposées, etc.) ont souvent été interprétés tant dans la recherche que dans le public comme des signes avant-coureurs de la fin de la solidarité familiale (Popenoe, 1993). Face à cette incertitude, le soutien familial devint le cœur de nombreuses recherches en gérontologie sociale (Marshall, Matthews, & Rosenthal, 1993; Silverstein & Bengtson, 1997) et c’est dans ce contexte que de nombreux modèles théoriques se sont développés avec pour objectif de mieux comprendre les relations de soutien dans la vieillesse et leur impact sur le bien-être des individus âgés.

Le modèle du « convoi des relations sociales » (Antonucci, 1990, 2001; Kahn & Antonucci, 1980), par exemple, considère la famille comme l’une des composantes structurelles d’un réseau personnel plus large. La famille constitue dans ce modèle le cœur du réseau d’aide, prometteur d’un support indéfectible et inconditionnel. Elle est perçue comme une « res-source » indispensable, visant à protéger les individus âgés de l’isolement social et à leur assurer tout le support dont ils ont besoin pour affronter les aléas de la vieillesse (Antonucci, 1990, 2001; Kahn & Antonucci, 1980). D’autres modèles théoriques, comme le modèle de la « solidarité intergénérationnelle » (Bengtson & Roberts, 1991; Roberts & Bengtson, 1990) ou celui du « support bank » (Antonucci, 1990, 2001; Antonucci, Akiyama, & Sherman, 2007; Antonucci & Jackson, 1989), se sont focalisés sur la relation intergénérationnelle entre le parent âgé et l’enfant adulte qu’ils décrivent comme la dyade la plus centrale en matière de soutien. Ces modèles scrutent les fondements de la solidarité intergénérationnelle dans sa complexité (modèle de la « solidarité intergénérationnelle ») et dans le temps (modèle du « support bank ») en cherchant à dégager les éléments qui la favorisent. Finalement, le modèle de la « sélectivité socio-émotionnelle » (Carstensen, 1991, 1992) se centre sur l’individu et sur sa capacité à gérer ses relations de soutien en fonction de ses besoins. Les relations familiales sont à nouveau considérées comme des « ressources » que l’individu âgé gère en fonction de ses besoins et de ses capacités afin de s’adapter au ←15 | 16→mieux au processus de fragilisation et préserver ainsi son bien-être jusqu’à la fin de sa vie.

Bien que ces divers modèles théoriques nous éclairent sur le soutien familial, ils ont d’une certaine manière biaisé la recherche sur les relations familiales dans la vieillesse. En effet, la famille est principalement perçue comme une entité extérieure à l’individu, comme une « ressource » sur laquelle l’individu âgé s’appuie pour faire face aux événements négatifs qui ponctuent son parcours de vie. En conséquence, la famille, en tant qu’« objet d’étude », n’a jamais été réellement explorée ni dans sa dynamique ni dans sa complexité, comme l’ont souligné certains auteurs faisant le bilan critique de la gérontologie sociale (Allen, Blieszner, & Roberto, 2011; Connidis, 2015; Marshall et al., 1993; Silverstein & Giarrusso, 2010). Nous proposons dans cet ouvrage de changer d’angle d’analyse et de recentrer l’analyse sur les liens qui relient entre eux tous les membres de la famille. Pour ce faire, nous appliquons l’approche configurationnelle qui permet de replacer les dynamiques familiales au centre de la recherche (Castrén & Ketokivi, 2015; Widmer, Castrén, Jallinoja, & Ketokivi, 2008; Widmer, 2016). Cette approche n’a jamais été utilisée pour étudier les relations familiales dans la vieillesse et, pourtant, elle comporte de nombreux avantages.

D’abord, cette approche considère les définitions personnelles de la famille, ne se contentant pas d’une définition « classique » de la famille. Ce sont en effet les individus eux-mêmes qui désignent au sein de leur réservoir de parenté, et parfois au-delà, les membres de leur famille qu’ils considèrent comme significatifs. Dans de nombreux travaux en gérontologie sociale, les définitions personnelles des individus âgés de « leur » famille significative – c’est-à-dire de leur famille « qui compte vraiment » – ne sont jamais considérées. La famille est au contraire définie « a priori » reposant sur le modèle « idéal » de la famille « nucléaire », c’est-à-dire une famille composée d’un couple marié avec des enfants et dont les comportements d’aide sont prescrits par des statuts et des rôles clairement définis, sexués, hiérarchisés et régis par de fortes obligations familiales. Et, selon cette définition « classique » de la famille, les obligations auxquelles sont tenus les membres de la famille nucléaire garantissent la cohésion et la stabilité familiale, quelles que soient les difficultés rencontrées (Murdock, 1949; Parsons & Bales, 1956). Se basant sur cette définition « classique » de la famille, les indicateurs démographiques utilisés pour approcher la famille font essentiellement référence à une palette limitée de statuts et de rôles ←16 | 17→qui sont « a priori » définis comme importants (Widmer, 2006; Widmer, Aeby, & Sapin, 2013; Widmer et al., 2008). Cette définition, tout comme les indicateurs démographiques qui y font référence, est rarement remise en question. Or, comme le montrent des études sur des populations plus jeunes, la définition personnelle de la famille, de celle « qui compte vraiment », est plurielle et ne correspond que pour une minorité de personnes à la définition « classique » de la famille proposée par le chercheur (Widmer, 2016; Widmer & Jallinoja, 2008). Celle-ci n’est dès lors plus suffisamment opératoire pour analyser les relations familiales contemporaines. Plus encore, elle néglige la valeur émotionnelle et symbolique – la significativité – que revêt la famille pour les individus interviewés. Pourtant, cette « significativité » est importante dans la vieillesse, sa recherche rendue pressante par l’imminence de la mort. Dans cet ouvrage, nous proposons de remédier à ce manque en s’intéressant aux définitions personnelles de la famille des personnes âgées. Nous identifierons les membres de la famille que ces dernières considèrent, elles-mêmes, comme « significatifs » et sur la base desquels nous dégagerons plusieurs types de configurations familiales.

Ensuite, l’approche configurationnelle offre un angle d’analyse qui va au-delà de la structure, des dyades ou de l’individu. Elle considère en effet la famille comme une configuration de liens d’interdépendance, à savoir un réseau complexe d’individus liés les uns aux autres par des échanges de diverses ressources telles que le soutien. Dans cette approche, ce sont les liens d’interdépendance qui unissent les différents membres de la configuration familiale qui « font » famille. Une telle perspective dépasse le traitement habituel de la famille en vigueur dans les modèles dominants de la gérontologie sociale. En effet, la famille renvoie dans le modèle du « convoi des relations sociales » à la composante d’un réseau personnel plus large (Antonucci, 1990, 2001; Kahn & Antonucci, 1980); elle est appréhendée par sa structure, c’est-à-dire par le nombre et le profil des membres de la famille mais les liens entre les différents membres ne sont jamais pris en considération. Dans les modèles de la « solidarité intergénérationnelle » (Bengtson & Roberts, 1991; Roberts & Bengtson, 1990) ou celui du « support bank » (Antonucci, 1990, 2001; Antonucci et al., 2007; Antonucci & Jackson, 1989), la famille est réduite à la dyade intergénérationnelle et le contexte familial plus large dans lequel elle s’insère est rarement pris en compte. Finalement, dans le modèle de la « sélectivité socio-émotionnelle » (Carstensen, 1991, 1992), l’individu, acteur, utilise la famille comme une ←17 | 18→« ressource » et semble indépendant des contraintes relationnelles qui soustendent les liens familiaux et desquelles il dépend pourtant. Ces divers modèles théoriques peinent donc à nous offrir une vision plus large, au niveau familial, qui tient compte à la fois des individus, des dyades et de l’ensemble des relations familiales qui relient entre eux les individus et les dyades. En utilisant l’approche configurationnelle, nous pouvons aller plus loin que ces divers modèles théoriques. La prise en compte des liens d’interdépendance ouvre en effet de nouvelles perspectives de recherche telles que l’analyse de réseaux qui permet, en s’appuyant sur des indicateurs spécifiques, de mesurer le capital social au sein des configurations familiales et d’en identifier les différentes formes (Bourdieu, 1980, 1986; Portes, 1998; Widmer, 2016). Nous reviendrons plus longuement sur le concept de capital social, ses mécanismes de production et ses différents types dans le chapitre consacré à l’approche configurationnelle. Le capital social au sein de la famille est rarement évoqué en gérontologie sociale parce que les liens d’interdépendance entre les différents membres familiaux ne sont jamais considérés. Nous proposons donc d’y pallier et de mesurer le capital social au sein des différentes configurations familiales que nous identifierons. Nous nous interrogerons, ensuite, sur les diverses formes de capital social produites au sein des familles dans la vieillesse et leurs facteurs.

De plus, l’approche configurationnelle tient compte non seulement des liens de soutien entre les différents membres qui composent les configurations familiales mais aussi des tensions et des conflits (Widmer, 2016). En effet, les liens d’interdépendance ne créent pas que du capital social, ils produisent aussi du conflit et de l’ambivalence. Grâce aux outils de l’analyse des réseaux, la conflictualité de chaque configuration familiale peut être évaluée au même titre que son potentiel de soutien, c’est-à-dire son capital social. Motivés principalement par la problématique du soutien, les modèles dominants de la gérontologie sociale ont pendant longtemps défini la famille comme une source de soutien inconditionnel. Dès lors, les tensions et les conflits étaient davantage perçus comme des dysfonctionnements ou comme le fait d’individus « nocifs » (Antonucci et al., 2007). Les travaux sur l’ambivalence intergénérationnelle ont bousculé la conception « idéalisée » de la famille en soulignant que les tensions et les conflits sont des dimensions intrinsèques des relations familiales au même titre que les relations de soutien (Connidis, 2012, 2015; Connidis & McMullin, 2002; Lüscher, 2002; Lüscher & Pillemer, 1998). A ce jour, l’ambivalence demeure toujours en gérontologie sociale une propriété ←18 | 19→structurelle principalement dyadique et majoritairement étudiée dans les relations intergénérationnelles. Nous proposons dans cet ouvrage de sortir l’ambivalence de son carcan dyadique habituel et, en utilisant l’approche configurationnelle, de la mesurer au niveau plus large des configurations familiales. Pour ce faire, nous allons construire, en nous inspirant de la typologie des stratégies de gestion de l’ambivalence intergénérationnelle de Kurt Lüscher (Lüscher, 2000, 2002; Lüscher & Hoff, 2013), quatre « modes de conflit et de support » qui allient le soutien et le conflit de manière distincte. Nous observerons ensuite comment ces différents « modes de conflit et de support » varient en fonction non seulement de la composition des configurations familiales des individus âgés mais aussi en fonction du profil socio-démographique de ces derniers et des différentes ressources dont ils disposent.

Bien que certains chercheurs en gérontologie sociale reconnaissent depuis cette dernière décennie la pluralité des formes familiales et leur complexité – comme en témoigne le nombre de travaux sur des structures familiales particulières telles que les couples de même sexe ou encore les familles recomposées et les nombreuses études sur l’ambivalence dans les relations intergénérationnelles – la gérontologie sociale anglo-saxonne, empêtrée dans la problématique du soutien, peine à changer d’angle d’analyse et à placer les dynamiques familiales au cœur de ses interrogations. Selon certains auteurs, la plupart des chercheurs en gérontologie sociale se doivent de dépasser l’influence prédominante des principaux modèles théoriques et d’innover tant dans les approches que dans les méthodes pour aborder la diversité et la complexité des réalités familiales d’aujourd’hui (Carr & Moorman, 2011; Silverstein & Giarrusso, 2010). L’approche configurationnelle et les outils d’analyse de réseaux qui lui sont associés répondent pleinement à cette quête en remettant au centre de l’analyse les liens d’interdépendance, positifs (soutien) et négatifs (conflit), entre les différents membres significatifs de la famille et sur la base desquels se forment les configurations familiales. Le soutien est certes aussi considéré mais il ne constitue pas, en soi, le centre de l’analyse ; il ne sert que de prétexte pour observer les liens d’interdépendance qui sous-tendent les configurations familiales. Seule une telle approche permet d’appréhender la complexité des relations familiales qui caractérise les dernières étapes de la vie.

Par ailleurs, cet ouvrage allie l’approche configurationnelle initiée, entre autres, par Norbert Elias (Elias, 1991) et la théorie de l’échange social qui modélise les échanges dyadiques en s’inspirant de la logique ←19 | 20→économique (Blau, 1964; Cropanzano & Mitchell, 2005; Kelley & Thibaut, 1978). Suivant la perspective configurationnelle, l’analyse porte en effet sur l’ensemble des liens d’interdépendance, positifs et négatifs, qui sous-tendent les configurations familiales dans la vieillesse. Ces liens d’interdépendance s’associent aux échanges de soutien mais aussi aux contraintes puisque l’individu qui s’y insère n’est pas totalement « libre » d’agir, son comportement dépendant étroitement des autres membres familiaux avec qui il est en lien et des normes qui régissent leurs échanges. Cependant, l’individu dispose d’une certaine marge de manœuvre au sein de sa configuration familiale. Acteur, il peut influencer par ses actions l’organisation des liens d’interdépendance au sein de sa configuration familiale. Pour évoquer ces contraintes et la marge de manœuvre dont dispose l’individu au sein de sa famille, nous nous référons à la terminologie de la théorie de l’échange social (Blau, 1964; Cropanzano & Mitchell, 2005; Kelley & Thibaut, 1978). Il sera donc question dans cet ouvrage de « besoins », d’« échanges de ressources », des « normes de réciprocité », d’« investissement » ou de « désinvestissement », d’« engagement » ou de « désengagement », de « stratégies », de « dettes » et de « négociations ». Cette terminologie est largement utilisée par les tenants des modèles dominants de la gérontologie sociale, ceux-ci ayant développé leur théorie en se basant sur les échanges sociaux de type dyadique. Par exemple, Toni Antonucci se réfère au « support bank » et aux « dettes » des enfants adultes à l’égard de leurs parents (Antonucci, 1990, 2001; Antonucci et al., 2007; Antonucci & Jackson, 1989), Laura Carstensen évoque dans sa théorie de la « sélectivité socio-émotionnelle » des « stratégies de sélection » et « de désinvestissement » (Carstensen, 1991, 1992) et, finalement, Kurt Lüscher conceptualise différentes « stratégies de gestion » de l’ambivalence intergénérationnelle (Lüscher, 2000, 2002; Lüscher & Hoff, 2013). Même si ces termes suggèrent l’intentionnalité des individus, les actions ou les stratégies individuelles au sein des configurations familiales ne sont pas toujours conscientes ou intentionnelles, fruit d’un choix rationnel. Ces actions peuvent répondre à des attentes ou, plus globalement, aux normes d’échanges (réciprocité généralisée) qui sont intériorisées par les individus qui participent aux échanges familiaux. D’autres peuvent être « réactives » ou « adaptatives » à des changements qui touchent l’individu lui-même – en cas de problèmes de santé, par exemple – ou qui déstabilisent sa configuration familiale – notamment, lors du décès d’un des membres de sa famille. ←20 | 21→Ces changements déséquilibrent les échanges familiaux et poussent les individus à agir en vue de rééquilibrer les liens d’interdépendance au sein de leur configuration familiale.

Résumé des informations

Pages
414
Année
2022
ISBN (PDF)
9783034331975
ISBN (ePUB)
9783034331982
ISBN (MOBI)
9783034331999
ISBN (Broché)
9783034332002
DOI
10.3726/b12273
Open Access
CC-BY-NC-ND
Langue
français
Date de parution
2022 (Janvier)
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2022. 414 p., 4 ill. en couleurs, 2 ill. n/b, 21 tabl.

Notes biographiques

Myriam Girardin (Auteur)

Myriam Girardin est titulaire d’un doctorat en sociologie et travaille comme sociologue de la famille au Centre Interfacultaire de Gérontologie et d’Études des Vulnérabilités de l’Université de Genève. Ses domaines de recherche sont les réseaux familiaux dans la vieillesse, leur dynamique, les conflits et l’ambivalence qui les caractérisent.

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