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Barbe et barbus

Symboliques, rites et pratiques du port de la barbe dans le Proche-Orient ancien et moderne

de Youri Volokhine (Éditeur de volume)
©2019 Thèses 194 Pages

Résumé

Ranging from Sumer to ISIS, this collection presents an historic and anthropological approach to the beard in Middle Eastern religious traditions. The twelve contributions, along with a general introduction, cover the ancient Near East (Mesopotamia, Egypt and the Hittites), Judaism, and medieval to contemporary Islam. Since Antiquity the beard has been a symbol of masculine power, linked directly to ideologies of the male body. Whether the wearing of a beard is compulsory or prohibited, encouraged or mocked, it is a fundamental marker of identity and ideology, particularly in the Islamic world. The essays in Barbe et barbus are an elegant demonstration of the complexities inherent in the pilosity of the masculine visage.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction (Youri Volokhine)
  • I. Mésopotamie. Monstres velus et rites pileux
  • Monstres velus, monstres hideux en Mésopotamie (Margaret Jaques)
  • Poils et poilus des rituels dans l’ancienne Mésopotamie (Anne-Caroline Rendu Loisel)
  • II. Egypte. Barbes et postiches chez les dieux et les hommes
  • The Divine Beard in Ancient Egyptian Religious Texts (Rune Nyord)
  • Barbe et barbus en Egypte ancienne (Youri Volokhine)
  • III. Un regard vers le monde hittite
  • Beard and Hair in Hittite Religious Texts (Alice Mouton)
  • IV. Monde arabo-islamique. De la barbe du Prophète à la barbe des hommes
  • The Beards of the Ancestors: From the Prophet’s Companions to the “Islamic State” (Bruce Fudge)
  • Beards of Paradise: Hair in the Muslim Eschaton (Christian Lange)
  • Ambivalent Beauty: The beard in classical Arabic love poetry (Thomas Bauer)
  • Beards and Hair of Sūfī-dervishes: A Skandalon for Spiritual and Social Order (Thomas Herzog)
  • La barbe du Prophète : insigne de pouvoir et objet de vénération (Silvia Naef)
  • Barbe et barbus dans la littérature syrienne contemporaine : Junūd Allāh [Soldats de Dieu] de Fawwāz Ḥaddād et al-Liḥā [Les barbes] de Zakariyyā Tāmir (Peter Dové)
  • V. Une incursion dans le monde juif
  • « La gloire du visage » : masculinité, féminité et symbolisme de la barbe dans la littérature talmudique (Misgav Har-Peled)
  • Les auteurs

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YOURI VOLOKHINE

Introduction

Pourquoi la barbe ?

Dans son récent Dictionnaire amoureux de Tintin, Albert Algoud se pose très sérieusement la question suivante :

L’abondance de barbus dans les aventures de Tintin m’a toujours frappé. A commencer par Haddock, bien sûr, dont la barbe au moment de s’endormir peut-être l’objet d’un terrible dilemme …. jadis évoqué par Alphonse Allais1 (…). Exception faite pour Nestor, qui est glabre, la plupart des proches de Tintin présentent une pilosité faciale intéressante, qu’ils soient barbus, comme Haddock, barbichus, comme Tournesol, ou moustachus, comme Dupont et Dupond. Si l’on se réfère aux personnages répertoriés, de Abdallah à Zorrino, de Cyrille Mozgovine (Casterman, 1992), sur les 228 hommes cités, 95 sont glabres, 58 barbus et 78 moustachus…soit 59% en tout d’hommes velus. Je ne parle même pas des figurants anonymes2.

Passant en revue les types de barbes attestés dans les aventures de Tintin – barbe complète, taillée en pointe, en carré à la Landru, barbe Napoléon III, bouc, collier, barbe à la Fu Manchu, barbichette, barbe de pirate, de trois jours, à la Robinson Crusoë, barbe hirsute – Algoud, s’interroge et se tourne vers l’Histoire. Il constate que la barbe, en Grèce antique, était la marque des philosophes, un signe de sagesse. Ainsi les savants sont, chez Tintin, presque tous barbus ou moustachus. Cependant, la raison de la présence de tant de barbes autour d’un héros toujours imberbe comme Tintin n’est pas limpide. Si la barbe est bien un signe de sagesse, il y a pourtant également dans ces aventures, remarque Algoud, des barbus fort peu enclins à la philosophie. Et même des barbus fous. Faut-il penser alors que ces barbes reflètent le monde de l’enfance d’Hergé, celui du début du XXe siècle, lorsque barbes et moustaches étaient de mise ? Faut-il convoquer une théorie de la virilité ? Algoud ne répond pas : « J’arrête là, car je crains de devenir barbant ». Cette même crainte nous saisit. Car, la barbe est après tout quelque chose qui semble très banal. Trop banal, même, pour franchement passionner les chercheurs en sciences humaines ? Non. Certes, elle n’a pas de chaire universitaire, mis-à-part celle qu’évoquait « Malheur aux barbus ! », la première saison d’une série radiophonique qui connut un grand succès au début des cinquante (Signé Furax ! créé par Pierre Dac et Francis Blanche), où le professeur Merry Christmas est en charge de la chaire de barbologie analytique à La Sorbonne. Néanmoins, l’intérêt académique pour la barbe n’est pas seulement anecdotique. Il s’inscrit également dans une perspective que nous allons maintenant préciser. ← 7 | 8 →

De la pogonologie à l’anthropologie pileuse : quelques jalons

Situons brièvement l’étude de la barbe dans le domaine de l’anthropologie du corps. Dans ses fameuses « Techniques du corps » (1936), Marcel Mauss exposait « les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps »3. Dans ce brillant mais court survol, Mauss s’était ingénié à établir des classifications qui, dans plusieurs cas, séparaient en deux groupes l’humanité toute entière : « l’humanité peut assez bien se diviser en gens à berceaux et gens sans berceaux » ; ou « ce qui est très simple, c’est que l’on peut distinguer les sociétés qui n’ont rien pour dormir, sauf la “dure”, et les autres qui s’aident d’instruments » ; ou encore « il y a des gens qui dorment couverts et non couverts ». Mauss lui-même porteur d’une longue barbe fournie digne d’un savant des aventures de Tintin, qui se plut à garder cet attribut pileux tout au long des très glabres années folles et même au-delà, ne mentionne pas de « techniques de la barbe » dans la liste d’exemples qu’il cite ; on se plait à penser qu’il aurait pu énoncer « il y a des cultures barbocentriques, d’autres non » ; car il existe effectivement des cultures qui chérissent la barbe et d’autres qui la rasent. Dans le vaste horizon des civilisations, on reconnait des moments et des lieux où la barbe s’affiche, d’autres où elle n’est pas bien tolérée, des lieux où l’on s’y intéresse ou on la néglige, des discours qui lui sont consacrés, pour vanter ses mérites ou ses défauts. En tous cas, partout elle est susceptible de pousser au menton et d’être éventuellement rasée ou taillée.

La question du port de la barbe est certainement un embarrassant problème anthropologique. L’explication simple voulant voir dans le port de la barbe l’affichage de la virilité, proposition qui n’est pas sans pertinence, laisse néanmoins dans l’ombre une série de questions enchaînées les unes aux autres, parfois délicates. Le sujet est plein d’écueils ; le piège est celui des fausses évidences biologiques. Le rôle de la barbe comme marqueur de différence (homme / femme ; adulte/ enfant), comme marqueur d’affirmation de la virilité, pourrait certes sembler assez clair. En effet, les femmes ont peu, si ce n’est pas du tout, de barbe ; les enfants n’en ont jamais. L’anthropologie ne connaît aucune évidence et dans le champ ouvert des cultures, la barbe en tant que parure se révèle, comme toute partie du corps, sujette à des rôles, des symboles et des discours d’une grande variabilité. Cela dit, l’anthropologie n’invente pas le sujet : la barbe, la culture occidentale l’a constituée en sujet d’étude depuis longtemps.

Souvent objet de moqueries ou d’amusement4, son histoire comparée a été également l’objet de la curiosité érudite. Nombre d’opuscules ou de traités plus ou moins sérieux lui ont été consacré, au moins dès le XVIIIe siècle. L’Encyclopédie comporte un article « Barbe » qui débute par un condensé historique : « La barbe a été assujettie à diverses coutumes et cérémonies. Kingson nous assure qu’une partie considérable de la religion des Tartares consiste dans le gouvernement de leur barbe ; qu’ils ont fait une longue et sanglante guerre aux Persans, et les ont déclarés infidèles, quoique de leur communion à d’autres égards, précisément à cause que ceux-ci ne se faisaient point la moustache à la mode ou suivant le rite des Tartares »5. Remarquant les inconstances historiques du port de la barbe – les Grecs étaient barbus, les Romains rasés, etc. –, les auteurs en arrivent à considérer que barbe et rasage sont formellement des critères de différences entre l’Occident et l’Orient : « Aujourd’hui ← 8 | 9 → les Occidentaux se font raser ; et les Grecs au contraire, les Turcs et presque tous les Orientaux ont conservé la mode de porter de longues barbes ». La question n’est pas toutefois forcément chargée d’un fort caractère identitaire : « En certains pays, c’est porter le deuil que de laisser croître sa barbe, en d’autres c’en est un que de se raser ». Voltaire consacre une brève entrée « Barbe » dans son Dictionnaire philosophique, pour y relever notamment son lien avec la virilité, l’attachement que lui témoigne les Orientaux tout comme ses vicissitudes en Occident « en voilà trop sur les barbes », concluait-il6. D’autres auteurs cependant y consacrent bien plus d’espace. Ainsi Augustin Fangé, qui écrit en 1764 des Mémoires sur ce sujet7. Parmi les études anciennes consacrées aux barbes, il faudrait mentionner par exemple la Pogonologie de Jacques-Antoine Dulaure, à qui l’on doit notamment aussi une fameuse étude sur le « culte du phallus »8 – ce qui tendrait presque à faire de cet auteur un précurseur des men’s studies. Quoi qu’il en soit, chez Dulaure l’affaire est d’emblée comparatiste et révèle une curieuse ambivalence : « jamais rien de semblable n’a causé tant de troubles, n’échauffé tant de têtes (…). Accueillie ou religieusement respectée dans un temps, proscrite ou dédaignée dans un autre la barbe est devenue jouet du caprice des hommes. Sacrée chez les Hébreux et chez les premiers Chrétiens, condamnée avec chaleur par quelques Papes, protégée spécialement par d’autres, elle fut successivement regardée par l’Eglise comme une hétérodoxie révoltante, ou comme le symbole de la sagesse et de l’humilité chrétienne »9. Pour Dulaure, l’histoire de la barbe est un bon sujet pour amuser le lecteur tout en l’instruisant sur le « caractère des peuples ». Cette curiosité du siècle des Lumières pour la barbe – siècle très glabre en Occident – se poursuit au XIXe siècle, parfois sous forme d’apologie hygiénique typique de cette période où émergent de nouvelles sensibilités : « la barbe est l’apanage du sexe fort ; ornement naturel d’un mâle visage, elle devient indispensable à l’expression physionomique » écrivait le médecin Auguste Debay10, dans une étude qui abonde en aberrations physiognomonique, encore charriées par la science du XIXe siècle. C’est l’époque des lieux communs sur la barbe « caractère naturel du visage masculin », « conçue par la Providence aux fins de distinction, de protection et d’ornement » selon Thomas S. Gowing, dans sa Philosophie de la barbe, dans laquelle d’ailleurs il s’intéresse comme ses prédécesseurs à la longue histoire de la barbe, où il rencontre notamment les Egyptiens auquel il consacre tout un chapitre, célébrant « la première nation qui assigna des formes très particulières de barbes »11. L’anthropologie physique du début du XXe siècle s’y intéresse parfois, notamment pour classer racialement les peuples selon des critères de texture et de pousse de la barbe, selon qu’elle diffère ou non de celle des cheveux12. Il faut attendre en fait le développement des études sur les pratiques corporelles, les usages du corps et de ses parures, pour voir émerger des problématiques nouvelles. A la fin des années vingt du XXe siècle, un historien allemand, Hugo Mötefindt, qui s’adonne à l’histoire culturelle, publie une étude historique et comparatiste sur le port de la barbe ; une large attention est consacrée aux mondes anciens, égyptiens, assyriens ou grec13. Cette étude collectionne plutôt les faits qu’elle ne propose d’interprétation des pratiques culturelles. Mais ce n’est désormais plus vraiment la barbe en tant qui va faire l’objet de l’attention, mais plutôt la pilosité en général, et surtout son lien avec la sexualité. En 1922, Freud écrit un petit texte consacré à la figure de la Méduse, « symbole de l’horreur », dans lequel il pose l’équation entre décapitation et castration. La tête de Méduse ne serait rien d’autre que l’organe génital de la femme ; mieux même : ← 9 | 10 → de la mère14. En 1923, Sandor Ferenczi développe une analyse comparable : la tête de la Méduse serait le symbole effrayant du sexe de la femme et les serpents qui l’entourent renverraient directement à la pilosité génitale15. Ces analyses ont largement marqué la recherche. En 1951, Charles Berg publie une étude sur la signification de la pilosité dans l’inconscient, qu’il oriente du côté de l’anthropologie comparée ; selon lui, la chevelure et la barbe sont universellement des substituts symboliques des organes génitaux et simultanément des symboles des pulsions agressives de la libido16. Les pratiques liées aux cheveux et aux poils reflèteraient des angoisses de castration. Cette théorie a été discutée quelques années plus tard, d’un point de vue anthropologique, par Edmund Leach ; si celui-ci critique les informations ethnographiques (dépassées) de Berg, en revanche, il reconnaît une certaine pertinence à ses analyses17. En effet, pour Leach, la chevelure et les poils sont nettement des marqueurs érotiques ; mais il faudrait, pour bien comprendre leur problématique dans le champ de l’anthropologie comparée, abandonner la théorie freudienne posant une équivalence entre la tonsure ou le rasage et la castration. Car, selon Leach, si la tête rasée conduit vers l’image de l’abstinence sexuelle (pour les deux sexes), cela n’implique pas pour autant la valeur phallique des cheveux. En 1981, Gananath Obeyesekere, qui se base sur une étude de terrain des pratiques extatiques dans l’Inde du sud, discute à nouveau ce dossier ; il revient finalement en partie à l’interprétation de Berg, contre celle de Leach, puisqu’il reconnaît une nature phallique dans les longues tresses des prêtresses, marquant ainsi une forme d’ascétisme sexuel18. Le terrain indien a donné lieu à différentes études, et le choix de la prudence prévaut désormais pour reconnaître la véritable constellation symbolique dans laquelle les cheveux (féminins essentiellement) sont impliqués19. Ce long dossier sur la valeur sexuelle de la pilosité est ainsi discuté tout au long du XXe siècle jusqu’à nos jours, et il serait bien trop long d’en rendre compte ici plus en détail. Le dossier antique de Méduse, qui s’est imposé dans la discussion depuis les théories psychanalytiques, a donné lieu à différentes études critiques, développant des thématiques prenant également en compte la figure de Baubô, entité frontale et sexuelle elle-aussi20. En abordant les valences culturelles différentielles du corps, et dans ce cadre tout ce qui concerne le système pileux, les anthropologues ont également critiqué les usages trop rigides des paradigmes psychanalytiques, et surtout l’analogie entre rasage et castration21. A la suite de Mary Douglas, on tend à considérer les pratiques liées à la pilosité dans le cadre de processus symboliques variant selon les cadres culturels22. Dans le champ de l’anthropologie des sociétés anciennes, le corps constitue désormais aussi un objet privilégié23. Le poil, la peau, la barbe, mais encore le sang, font l’objet de l’attention, dans le cadre d’études touchant de près la question du genre24. L’attention est particulièrement portée sur les investissements symboliques liées aux cheveux de la femme25. Depuis quelques temps, la barbe et la pilosité masculine sont, elles aussi, à nouveau discutées. On s’accorde à présent à reconnaître dans les pratiques capillaires des politiques identitaires, comme l’a bien montré par exemple Benoît Fliche, qui travaille au sein des communautés turques26 ; des barbes également politiques et culturelles, comme le montre Christian Bromberger à partir de l’exemple iranien, point de départ d’enquêtes comparées et d’une monographie sur le « sens du poil »27. Le poil a son histoire légitime, et il suscite des monographies comparatistes, comme ← 10 | 11 → l’excellente Histoire du poil, publiée sous la direction de Marie-France Auzépy et Joël Cornette28 ; récemment, Christopher Oldstone-Moore propose aussi une histoire comparée de la barbe, largement centrée sur l’Occident29, publiée alors que battait d’ailleurs son plein une nouvelle mode occidentale pour les barbes : non plus la barbe hirsute des hippies des années soixante, mais celle bien plus apprêtée des hipsters du XXIe siècle. Cela dit, s’il est manifeste que la barbe connaît des modes faisant alterner ses faveurs ou ses défaveurs – il est amusant à cet égard d’observer l’évolution pileuse des visages des rois de France ou des Papes, pour une instructive chronologie trichologique – il importe de ne pas en sous-estimer la valeur symbolique et culturelle. Comme l’écrit Dimitri Karadimas : « La pilosité est un témoin d’une qualité interne de la personne, mais aussi des groupes, tout comme sa manipulation est indicatrice de la nature accordée, au sein de chaque groupe, au sang »30. Il importe donc d’être sensible aux données variables, car il n’existe pas d’évidences en matière de poils et de barbe. Florent Pouvreau a récemment montré comment dans la société médiévale, l’image de l’homme poilu atteste d’une diversité symbolique indéniable, qui mène du démon velu infernal au saint homme31.

5000 ans de pilosité faciale au Proche-Orient

Nous avons esquissé dans quelle mesure le thème de la barbe peut s’inscrire dans un projet anthropologique et historique de l’étude du corps. Notre objectif dans le présent volume est de contribuer à ce projet, en réunissant plusieurs exemples pris dans le champ de l’Histoire. L’unité sera à la fois thématique et géographique : il s’agit d’observer des pratiques culturelles liées à la barbe et aux poils provenant des différentes cultures du Proche-Orient depuis 5000 ans. On a rappelé ci-dessus qu’en ce qui concerne le port préférentiel de la barbe, on a depuis longtemps imaginé une rupture entre Orient et Occident : un Orient barbu s’opposant à un glabre Occident. Cette construction demande à être questionnée. Car les usages pileux et les discours sur le port de la barbe ne sont pas immuables ; ils dépendent des champs culturels, en Orient comme ailleurs, et des périodes.

Deux exemples contemporains du port préférentiel de la barbe – la barbe des hipsters et la barbe des intégristes islamiques –, ont peut-être réveillé dans le public occidental un intérêt pour la question du port de la barbe. En Occident, où la mode a depuis peu à nouveau toléré les barbes, on observe aussi les poils des autres. En l’occurrence, depuis un moment déjà, les barbes portées par les adeptes de certaines formes de la religion islamique ne passent pas inaperçues. Or, on peut constater que la question de la barbe dans le monde islamique a moins attiré l’attention des observateurs occidentaux que celle du voile féminin. Pourtant, les deux pratiques concernent directement la tête ou le visage. Les foulards ou les voiles dissimulent les cheveux ou le visage tout entier ; la barbe est quant à elle un signe ostensiblement marqué de piété, affiché sur la face. Le port de la barbe serait en somme pour les hommes corollaire du port du voile chez la femme, nonobstant leurs différences spécifiques. En effet, port du voile et de la barbe sont, dans une certaine perspective islamique, liés au statut du visage et à la dignité de celui-ci. Tous deux peuvent être des « marqueurs de religiosité »32. Si la barbe semble désormais être plus particulièrement une affaire de goût ou de mode en Occident, tout en pouvant aussi être un marqueur d’une identité ou d’une appartenance collective, il faut reconnaître l’existence d’une perception islamique différente de la pilosité faciale. La question de savoir si la barbe peut être considérée comme un « signe d’appartenance religieuse » se pose désormais dans certains débats juridiques liés à la laïcité en France33. ← 11 | 12 →

Le présent volume entend donc survoler une petite portion de l’Histoire de la barbe, comprise dans les limites d’une aire géographique et des cultures qui en sont issues. Le port de la barbe intéresse à plus d’un titre les cultures anciennes du Proche-Orient : il existe des dieux barbus, révélés par une iconographie signifiante, tandis que cet attribut capillaire se voit investi de sens particuliers dans les mythologies. En outre, le port de la barbe – ou, au contraire, sa prohibition – se trouve être pris dans un réseau de techniques du corps masculin, qu’il s’agit de questionner, dans une perspective historique et anthropologique. Les Egyptiens de l’Antiquité aimaient être glabres plutôt que barbus. Le rasage est chez eux le signe de l’élite, même si des modes anciennes (la moustache) attestent aussi du désir d’afficher une virile pilosité faciale. En outre, les Egyptiens observaient autour d’eux, et constataient de larges barbes chez les peuples voisins, au point que la figuration de la barbe est même devenue dans leur système iconographique un marqueur de l’altérité. Symbole de puissance et de prestige, la barbe, en Egypte, s’incarne dans des postiches. Rois et prêtres sont néanmoins tenus à un strict rasage, par souci de pureté rituelle. A ces barbes postiches, tressées et soignées, répondent des barbes incultes, apanage de certains démons, par exemple, ou la barbe négligée des petites gens. En Mésopotamie, la barbe et les poils participent aussi parfois d’une forme de sauvagerie, mais se dote aussi clairement des prestiges de la puissance virile. Cette valeur associée à la puissance virile accompagnera largement l’histoire de la barbe au Proche-Orient. Le comparatisme entre des civilisations voisines du Proche-Orient nous a donc convié à envisager des problématiques modernes et contemporaines, liées à la pilosité du visage masculin. S’il existe, comme nous l’avons rappelé ci-dessus, différentes études récentes sur l’histoire de la barbe, aucune néanmoins n’était spécialement centrée sur le Proche-Orient, qui a ses particularités religieuses et culturelles qui ne sont pas celles de l’Occident. Ce Proche-Orient, nous avons donc souhaité l’aborder dans une large chronologie, une « longue histoire » pour reprendre l’expression célèbre de Jacques Le Goff, très longue même, puisque les barbes apparaîssent dans la documentation à l’orée de l’histoire, en même temps que la documentation iconographique, et n’ont eu cesse de prospérer jusqu’à nos jours. L’intérêt du choix de cette longue chronologie nous a apparu susceptible de montrer de quelle manière contrastée un même attribut capillaire peut être différemment apprécié. Actuellement, glabres et barbus attestent, notamment dans le cadre des cultures musulmanes, arabes ou juives, que l’ostentation des pilositiés constitue un signe identitaire fort : il est intéressant d’articuler cette perception aux visions plus anciennes, et même antiques, où, comme on le verra, la question identitaire n’est pas forcément convoquée, à la différence d’une symbolique liée à des discours mythologiques.

Ce programme, autour de la barbe au Proche-Orient, des barbus, des glabres, divins ou humains, dans une perspective historique et sensible à l’anthropologie, a d’abord été celui d’un colloque qui a eu lieu à l’Université de Genève en mars 2015. Je dois remercier ici Bruce Fudge qui a été irremplacable dans la conception du colloque comme du volume. Je remercie également Thomas Herzog, qui a également permis par son active collaboration l’élaboration du projet. Grâce à Zina Maleh, assistante à l’Université de Genève, nous avons pu bénéficier d’une aide appréciable pour la mise en forme du volume. Ce livre a bénéficié du soutien financier de plusieurs institutions, que nous remercions : le décanat de la Faculté des Lettres de l’Université de Genève; la Société Académique de Genève, la Maison de l’Histoire de l’Université de Genève, ainsi que le Fonds Général de l’Université de Genève. Nous remercions aussi les professeurs Jan Blanc, Lorenz Baumer, Philippe Collombert et Dominique Jaillard, qui ont été intéressé par ce projet et l’ont soutenu.

On retrouvera ici les contributions de tous les participants du colloque de 2015. On aurait souhaité étendre encore le champ d’investigation, mais il n’est pas franchement facile de convier des chercheurs pour parler sur un thème imposé ← 12 | 13 → si ciblé : nous remercions chaleureusement d’autant plus tous ceux qui ont répondu positivement et accepté de se pencher sérieusement sur ces dossiers trichologiques.

Bibliographie de l’introduction

D’ALEMBERT & DIDEROT 1751 : D’ALEMBERT, J. Le Rond & DIDEROT, D. (éd.), s.v. « Barbe », L’Encyclopédie, 1re édition, Tome 2, 1751, p. 70–72.

ALGOUD 2016 : ALGOUD, A., Dictionnaire amoureux de Tintin, Paris, Plon, 2016.

ALLAIS 1896 : ALLAIS, A., « La barbe », dans On n’est pas des bœufs, Paris, Ollendorff, 1896, p. 93–98.

AUZEPY & CORNETTE 2011 : AUZÉPY, M.-F., & CORNETTE, J., Histoire du poil, Paris, Belin, 2011.

BERG 1951 : BERG, Ch., The Unconscious Signifiance of Hair, Londres, Allen & Unwin, 1951.

BLOCH 1915 : BLOCH, A., « De la barbe au point de vue anthropologique », Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, VIe série, Tome 6, fascicule 6, 1915, p. 305–317.

BROMBERGER 2005 : BROMBERGER, Chr., « Trichologique : les langages de la pilosité », dans BROMBERGER, CHR., DURET, P., KAUFMAN, J.-C. (éd.), Un corps pour soi, Paris, PuF, 2005, p. 10–40.

BROMBERGER 2008 : BROMBERGER, Chr., « Hair : From the West to the Middle East through the Mediterranean », Journal of American Folklore 121, 2008, p. 371–399.

BROMBERGER 2010 : BROMBERGER, Chr., Trichologiques. Une anthropologie des cheveux et des poils, Paris, Bayard, 2010.

BROMBERGER 2015 : BROMBERGER, Chr., Les sens du poil. Une anthropologie de la pilosité, Creaphis, Grane, 2015.

CLAIR 1989 : CLAIR, J., Méduse. Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, Gallimard, 1989.

DEVREUX 1983 : DEVREUX, G., Baubo, la vulve mythique, Paris, Godefroy, 1983.

DEBAY 1854 : DEBAY, A., Hygiène médicale des cheveux et de la barbe, Paris, Masson, 1854.

D’ONNOFRIO 2014 : D’ONNOFRIO, S., Les fluides d’Aristote. Lait, sang et sperme dans l’Italie du Sud, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

DOUGLAS 1981 : DOUGLAS, M., De la souillure. Etudes sur la notion de pollution et de tabou, Paris, Fondations, 1981 (= Purity and Danger, London, 1967).

DULAURE 1786 : DULAURE, J.A., Pogonologie ou histoire philosophique de la barbe, Constantinople, s.n., 1786.

EILBERG-SCHWARTZ & DONIGER 1995 : EILBERG-SCHWARTZ, H. & DONIGER, W. (éd.), Off with Her Head, The Denial of Women’s Identity in Myth, Religion and Culture, Berkeley, University of California Press, 1995

FANGÉ 1774 : FANGÉ, A., Mémoires pour servir à l’Histoire de la barbe de l’homme, Liège, Broncart, 1774.

Résumé des informations

Pages
194
Année
2019
ISBN (PDF)
9783034337625
ISBN (ePUB)
9783034337632
ISBN (MOBI)
9783034337649
ISBN (Broché)
9783034336116
DOI
10.3726/b15078
Langue
français
Date de parution
2019 (Avril)
Mots clés
the beard in Middle Eastern religious traditions Medieval Islam contemporary Islam symbol of masculine power ideologies of the male body marker of identity
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2019. 194 p., 14 ill. en couleurs, 26 ill. n/b, 5 tabl.

Notes biographiques

Youri Volokhine (Éditeur de volume)

Youri Volokhine, historian of religions and Egyptologist, is senior lecturer at the University of Geneva. Bruce Fudge is Professor of Arabic at the University of Geneva. Thomas Herzog, specialist in Mamluk history, is associated researcher at the University of Bern. Zina Maleh is a doctoral student in Arabic literature at the University of Geneva.

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