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Les relations transimpériales

L'exemple du Togo allemand et du Dahomey français à l’apogée de l’impérialisme européen

de Isabell Scheele (Auteur)
©2021 Thèses 584 Pages

Résumé

Deux aspects apportent depuis peu un renouveau dans l'étude de la colonisation : d'une part, la reconnaissance du génocide héréro par le gouvernement fédéral a placé les anciennes colonies allemandes au centre du débat public ; d'autre part, la notion de « transimpérialité » permet de repenser les relations entre les empires coloniaux. Partant, l'auteure propose la première monographie sur les relations transimpériales entre Français et Allemands en Afrique, à partir d'un cas d'étude : le Togo allemand et le Dahomey français (1884-1914). Son travail analyse les phénomènes de concurrence et de conflit, mais également les tentatives de coopération et les transferts entre colonisateurs et colonisés par-delà les frontières.
Zur Erneuerung der Kolonialforschung hat zum einen die Anerkennung des Völkermords an den Hereros durch die Bundesregierung beigetragen; zum anderen ermöglicht der Ansatz der «Transimperialität», die Bedeutung der Beziehungen zwischen den Imperialmächten für die Kolonialgeschichte neu einzuordnen. Die Autorin stützt sich auf diesen neuen Ansatz und liefert die erste Monografie zu den transimperialen Beziehungen zwischen Franzosen und Deutschen in Afrika, am Beispiel von zwei angrenzenden Kolonien: Deutsch-Togo und Französisch-Dahomey (1884-1914). Die Studie behandelt grenzüberschreitende Phänomene der Konkurrenz und des Konflikts, der Kooperation und des Transfers zwischen Kolonisatoren und Kolonisierten.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Résumé
  • Zusammenfassung
  • Summary
  • Contenu
  • Liste des abréviations
  • Introduction
  • 1re Partie. Les rivalités transimpériales dans le processus de délimitation frontalière
  • Chapitre 1. La question des colonies entre Paris et Berlin : entre appel à l’entente coloniale et méfiance
  • I. Regards allemands sur la colonisation française dans les années 1880 : la théorie de la canalisation des passions vers l’Afrique
  • II. Regards français sur les colonies allemandes : de la bienveillance à la méfiance
  • III. Rivalités et alliances avec le Royaume-Uni, le rival majeur
  • IV. Une attention croissante. La diffusion de la course au clocher dans la presse
  • Chapitre 2. Le partage territorial dans le Golfe du Bénin : entre rivalités locales et une volonté de compromis à l’échelon central
  • I. Les principaux objectifs géopolitiques de la France et de l’Allemagne en Afrique de l’Ouest
  • II. Les rivalités sur la côte des Esclaves (1884–1887)
  • III. Rivalités dans l’hinterland
  • Chapitre 3. L’agentivité africaine dans le processus d’allocation territoriale
  • I. Des modalités de partage territorial permettant de faire abstraction des éventuelles revendications africaines
  • II. Les tentatives d’alliance avec une puissance européenne
  • III. Les préférences africaines : un argument dans les négociations locales d’allocation
  • IV. Les traités, un outil de l’agentivité africaine ?
  • V. Les recours possibles contre les erreurs et injustices
  • Chapitre 4. Les conséquences de la délimitation coloniale pour les populations frontalières
  • I. La délimitation de la nouvelle frontière : une avancée progressive
  • II. Une frontière subie
  • III. L’agentivité africaine face à la frontière coloniale
  • Chapitre 5. Les échanges personnels entre administrateurs
  • I. Le nationalisme des explorateurs, une source de conflits hiérarchiques
  • II. La commission mixte de délimitation Plé/Massow/Preil : un lieu privilégié d’échanges franco-allemand
  • 2ème Partie. La gestion coloniale : entre projets de coopération, rivalité commerciale et une volonté de démarcation culturelle
  • Chapitre 1. L’État colonial et son administration : entre rejet et coopération éphémère
  • I. L’administration coloniale et ses agents : le manque d’intérêt pour la colonie limitrophe
  • II. Le système douanier : de la coopération aux guerres commerciales
  • III. La défense : l’indignation allemande contre le recrutement français
  • IV. La justice : un régime pénal plus répressif au Togo
  • V. La santé : coopération et solidarité européenne face aux maladies tropicales
  • Chapitre 2. La « mise en valeur », un sujet clé de la concurrence entre les colonisateurs
  • I. L’économie et le commerce : l’avantage du Dahomey
  • II. Mise en place des infrastructures : l’avance du Dahomey sur le Togo
  • Chapitre 3. Religion et enseignement : une tentative partiellement réussie de démarcation culturelle
  • I. Le remplacement des missionnaires lyonnais par une mission catholique allemande au Togo
  • II. Les relations cordiales entre les missionnaires catholiques français et allemands
  • III. Les missionnaires, des enseignants réticents aux demandes de leur gouvernement
  • IV. L’opposition entre les missionnaires catholiques et protestants
  • V. L’islam dans le Golfe du Bénin : l’amorce d’une coopération entre l’administration coloniale du Togo et du Dahomey
  • Chapitre 4. Regards croisés sur la politique indigène adverse : entre indifférence et condamnation
  • I. Regards français sur les exactions allemandes au Togo : l’étrange indifférence avant 1914
  • II. Le rejet allemand des principes de la politique indigène française
  • III. La mission civilisatrice – une mission nationale ou européenne ?
  • 3ème Partie. Des conflits étouffés à la Première Guerre mondiale
  • Chapitre 1. L’incident de Bédou : conflit frontalier, campagne de répression coloniale ou guerre par procuration (février – juin 1898) ?
  • I. Un conflit frontalier à la fois interafricain et franco-allemand
  • II. L’assassinat des deux agents français Lacour et Bonnin et les accusations d’incitation à la rébellion
  • III. Une répression transfrontalière
  • IV. Témoignages africains contre les Allemands du Togo
  • V. La mémoire du conflit
  • Chapitre 2. L’implication allemande dans les guerres françaises contre le royaume de Danxomé (1890–1894)
  • I. Les relations ambiguës de l’Allemagne avec le royaume du Danxomé avant 1892
  • II. L’affaire de l’expulsion des commerçants allemands du Dahomey
  • III. La deuxième guerre contre Abomey (juillet 1892–15 janv. 1894) : des ressortissants allemands dans les rangs de l’armée fon
  • Chapitre 3. La Première Guerre mondiale : la défaite éclair du Togo allemand
  • I. Les combats et la capitulation
  • II. La population allemande après la conquête du Togo : l’internement des militaires et des civils
  • III. L’expulsion des missionnaires
  • IV. La question de l’appartenance future du Togo – Les campagnes contre la colonisation allemande
  • Conclusion
  • Index des noms de personnes
  • Index des noms de lieux
  • Bibliographie
  • Annexes
  • Ausführliche deutsche Zusammenfassung
  • Titres de la collection

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Liste des abréviations

AEF

Afrique-Équatoriale française

ANOM

Archives nationales d’outre-mer

AOF

Afrique-Occidentale française

BArch

Bundesarchiv Lichterfelde

DTE

Deutsche Hinterlandexpedition

PF ou Propaganda

Propaganda Fide

R1001

Fond de l’office impérial aux Colonies

RF

République française

SMA

Société des missions africaines de Lyon

SVD

Société du Verbe divin

Glossaire

Agentivité (aussi : agency)

Capacité d’agir des individus ou des peuples.

Allocation

Délimitation des sphères d’influence.

Caboceer (aussi : cabeceiro)

Notable de l’ethnie mina (région du littoral).

Coloniaux

Lobbyistes français de la colonisation.

Délimitation

Définition précise de la frontière sur le terrain.

Démarcation

Marquage de la frontière sur le terrain.

Factorerie (allemand : Faktorei)

Comptoir ou [une] agence d’un établissement commercial ou industriel à l’étranger, et plus spécialement dans les anciennes colonies africaines.

Fon

Peuple du royaume d’Abomey. Autres noms : Danxoméens, Dahoméens, Fante.

Reichskolonialamt

L’office impérial aux Colonies

Propaganda Fide/ Propaganda

Organe d’évangélisation du Vatican

Parti colonial

Regroupement de lobbyistes de la colonisation au sein de la Chambre des députés, sans lien institutionnalisé.

Wharf

Appontement mécanisé, long de plusieurs centaines de mètres.

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Introduction

« J’ai nommé cette station Carnotville, par analogie Bismarckburg [sic] »1. Le gouverneur des possessions françaises du Dahomey, Victor Ballot, adressait ici un télégramme au ministère des Colonies à Paris. En septembre 1894, Ballot mena une campagne d’expédition dans l’arrière-pays. Il fonda alors la station Carnotville, qui devait servir de point d’appui pour l’exploration du Nord. Ce qui surprend ici, c’est la référence à la station allemande Bismarckburg. Le gouverneur français imita explicitement le nom allemand ; il le prit comme modèle pour sa propre façon de faire.

La station de Bismarckburg était située à mi-chemin entre les villes de Sokodé et d’Atakpamé, dans l’intérieur du Togo. Elle fut fondée en juin 1888 par Ludwig Wolf2. Le médecin-capitaine Wolf était parti le 29 mars 1888 depuis la côte du Togo pour signer des traités de protectorat au nom du Reich. Sur le plateau du paysage Adeli, face à la chaîne de montagne, il fit construire Bismarckburg3. Selon la version officielle, sa fonction se réduisait à l’exploration scientifique. En réalité, elle devait servir de point d’appui pour la prise de possession de l’arrière-pays. Rapidement, elle se révéla être un mauvais calcul. La station avait été construite dans une région montagneuse peu peuplée, à l’écart des principales routes de commerce africaines4. Son utilité comme point d’appui pour la pénétration du Nord demeura très limitée. Elle n’attira pas non plus beaucoup d’habitants potentiels. Le 30 juin 1894, le gouverneur Jesko von Puttkamer fit évacuer le personnel blanc et n’y laissa qu’une garnison de deux soldats africains. L’évacuation fut perçue comme un abandon (pour la visualisation des différents lieux, voir les cartes de l’annexe 1).

Il est possible que les Français n’aient pas été pas au courant de l’évacuation. Sinon, le gouverneur Ballot n’aurait probablement pas pris modèle sur Bismarckburg pour Carnotville. Il avait sans doute fait une erreur d’appréciation sur la valeur de la station allemande. Depuis quelques années, la présence de Bismarckburg était perçue comme une menace pour les intérêts français. En effet, Bismarckburg était la première station européenne dans l’arrière-pays du golfe du ←19 | 20→Bénin, et l’une des premières dans toute la région intérieure de l’Afrique occidentale. Dès lors, l’occupation de ce point semblait donner aux Allemands une grande influence sur les populations de l’intérieur5.

De toute évidence, nous avons ici affaire à un phénomène de transfert. Les noms de Bismarckburg et de Carnotville intègrent une référence manifeste à la politique métropolitaine. Plus exactement, ils rendent hommage aux chefs d’État de l’époque, à savoir respectivement Otto von Bismarck (1871–1890) et Sadi Carnot (1887–1894). La dénomination exprime donc une certaine fierté nationale. Ballot imita ses voisins allemands, mais avec une petite nuance : Carnotville était située à environ 70 km plus au nord que Bismarckburg. Dans le contexte de la course à l’hinterland, situé au nord, cette légère avance des Français avait toute son importance. L’analogie de la dénomination valorisait l’avance française sur le terrain. La référence faite à Bismarckburg n’était donc pas anodine. Elle incarnait le triomphe d’avoir devancé – de peu, certes – les concurrents allemands.

Cet exemple, anodin en soi, a le mérite d’illustrer les phénomènes transimpériaux que nous proposons de traiter dans cette étude. Nous montrerons que les relations transimpériales ont largement impacté l’évolution du Togo allemand et au Dahomey français, notamment dans les domaines de l’économie, des réseaux d’infrastructure ainsi que du travail des missions catholiques ; et elles ont été déterminantes pour la délimitation géographique de ces deux pays.

L’histoire transimpériale : les apports d’une approche nouvelle

Parmi les spécialistes de l’histoire coloniale, la notion de « transimpérialité » apporte depuis trois ans environ un renouvellement dans l’étude des empires, au point de devenir un nouveau champ d’étude. Les colloques sur cette nouvelle approche se sont multipliés depuis 2017, ils ont permis de montrer que les différents empires n’ont pas évolué en vase clos, mais que les échanges, circulations et transferts ont été nombreux et qu’ils ont influencé leur construction et leur évolution6.

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Or en comparaison avec l’histoire des relations franco-allemandes ou européennes, l’histoire des empires coloniaux reste, les quelques colloques cités mis à part, étrangement cantonnée dans ses frontières nationales (ou impériales). C’est pourquoi Daniel Hedinger et Nadin Heέ font partie des chercheurs qui appellent à écrire une histoire transimpériale ; dans un article daté de 2018, ils donnent un grand nombre de suggestions pertinentes qui contribuent à la conceptualisation de la notion de transimpérialité7. La condition sine qua non de cette méthode est de s’intéresser simultanément au moins à deux puissances impériales, et d’observer les phénomènes de connectivité, de coopération et de compétition. Dans quelle mesure ces différentes formes de contact entre les empires apportent-ils des transferts, changements et modifications ? C’est principalement la dimension modificatrice des relations transimpériales qu’il s’agit de révéler.

La profusion d’études récentes sur la transimpérialité ne signifie pas que les relations entre les empires n’aient pas été étudiées auparavant. Le renouvellement est pourtant incontestable et se résume aux points suivants : 1) Auparavant, la majorité des travaux se cantonnait aux relations entre les empires. L’approche transimpériale au contraire s’intéresse à ce qui traverse les empires : les personnes, objets, idées, savoirs, etc. ; 2) L’attention était précédemment focalisée sur les événements dits majeurs – tels que la Conférence de Berlin et la Crise de Fachoda – et qui avaient une importance clé pour l’histoire des relations internationales. On remarque par ailleurs une focalisation antérieure sur l’empire britannique et sur certaines régions du globe : plusieurs études des années 1990 étaient consacrées à l’Afrique du Sud ou australe8. Il s’agit donc aussi d’élargir le champ d’études aux autres empires (notamment extra-européens), aux événements et aux acteurs qu’on qualifiait autrefois de secondaires ; 3) De nombreux travaux étaient plutôt comparatistes. Il existe ainsi de nombreuses études comparatives sur les relations franco-britanniques9 ; au vu de cette profusion, Véronique Dimier a même ←21 | 22→consacré une analyse à l’historiographie du colonialisme comparé en 2004. Elle montre que les administrations coloniales française et britannique ont pour des raisons de politique internationale cherché à « démontrer scientifiquement » qu’elles menaient des politiques différentes10.

La nouveauté de l’approche transimpériale provient de sa proximité avec les méthodes de l’histoire transnationale, qui analyse les contacts et circulations immatérielles et traite des interpénétrations par-delà les frontières nationales. Ainsi vise-t-elle à dépasser ce que Caroline Douki et Philippe Minard appellent les « compartimentages nationaux »11. L’histoire connectée s’inscrit dans la lignée des postcolonial studies, et elle étudie en premier lieu les relations entre différentes régions du monde, notamment celles entre puissance coloniale et colonie, entre l’Europe et les pays décolonisés, entre ce qu’on appelle aujourd’hui le « Nord » et le « Sud ». L’histoire connectée s’applique à différentes échelles, elle relie le micro- au macroscopique et révèle les modes d’interaction entre le local, le régional et le supra-régional, « qui est quelquefois global »12. Douki et Minard rapprochent ainsi l’histoire connectée de la world history et de la global history. Ils proposent approximativement les mêmes définitions pour ces courants de recherche anglo-saxons, à savoir l’objectif du « décloisonnement du regard », de la mise en évidence d’interactions transfrontalières et d’une alternative au « “grand récit” de l’occidentalisation de la planète »13.

Ces différentes approches, histoire connectée et histoire globale, sont elles-mêmes influencées par les méthodes des transferts culturels et de l’histoire croisée, développées par des germanistes français à partir des années 1980. Le point de départ est ici différent : il s’agissait en premier lieu de la remise en cause des études comparatistes, qui mettent parfois un peu trop en exergue les particularités nationales. Michel Espagne fait partie de ceux qui remettent en question l’écriture d’une l’histoire nationale ; elle doit laisser la place à une étude de la « pénétration réciproque » et s’effacer au profit d’une « histoire interculturelle »14. Il propose de traiter des personnes, objets, idées ainsi que des notions et des savoirs qui sont repris dans un autre contexte national. Dans le sillage des transferts culturels, Michel Werner et Bénédicte Zimmermann formalisent, ←22 | 23→à partir des années 2000, l’approche de l’histoire croisée15. Ils partent du principe qu’il n’existe pas d’identité nationale per se, mais des « réalités historiques prises dans les actions des personnes qui les constituent »16. Les échanges, conflits et diverses autres formes de contact sont constitutifs de l’histoire des nations. Même les identités nationales, souvent faussement assimilées à une nature immuable, se sont forgées sous l’impact de la réciprocité. L’histoire croisée propose d’étudier les imbrications plutôt que les différences nationales, elle suggère d’examiner les interactions socio-culturelles à géométrie variable et l’implication d’une multitude d’acteurs à différentes échelles. Dans le but de réduire le risque d’un point de vue partiel ou subjectif, elle accorde à cet effet une place centrale à la notion de multi-perspective, éclairant un événement historique par l’analyse d’un large spectre de regards différents et croisant des sources extraites de différents contextes nationaux17.

De la même manière, l’approche transimpériale cherche à dépasser l’écriture d’une histoire strictement impériale, d’une histoire qui se limiterait aux relations entre la puissance coloniale et les territoires colonisés ; là aussi, il paraît opportun d’étudier la pénétration réciproque et de s’efforcer de restituer les influences étrangères, les influences de puissances, d’États ou de groupes tiers. Il va sans dire qu’un empire diffère d’une nation, et que, par conséquence, l’histoire transimpériale présente des différences avec l’histoire transnationale. Principalement, il ne s’agit pas ici d’étudier des nations, mais des colonies, autrement dit : des territoires plus ou moins arbitrairement tracés par des puissances étrangères, le plus souvent dénués d’une identité nationale.

Faut-il différencier entre les relations inter- et transimpériales ? Hedinger et Heέ prennent position contre des termes alternatifs, notamment « interimpérial » et « transcolonial »18. Le préfixe « inter » rappelle les relations « internationales », tandis que « trans » a l’avantage de situer les recherches dans la continuité des études « transnationales » ; le préfixe « trans » attire l’attention sur les « espaces entre et au-delà des empires » (espaces frontaliers, océans, etc.), sur la mobilité des acteurs (migration, contrebande, mutation, voyage, etc.), sur tous les phénomènes qui interrogent l’imperméabilité des frontières politiques et culturelles19. Les auteurs préfèrent d’autre part le terme « impérial » à « colonial », qui aurait une signification trop restreinte. Le terme « colonie » renvoie aux périphéries, au colonialisme de peuplement et à la colonisation de la terre. ←23 | 24→L’impérialisme pointe davantage la connexion à l’unité politique du centre. Il permet de mieux comprendre les relations complexes entre la (ou les) métropole et ses colonies20.

Nous préférons en général le terme « transimpérial », pour les raisons indiquées par Hedinger et Heέ, mais nous pensons toutefois qu’il ne faut pas entièrement rejeter le terme « transcolonial ». Il peut servir à mettre en exergue l’autonomie relative des colonies par rapport au centre ; le terme de « transcolonial » permet de souligner que les administrateurs locaux européens agissaient et interagissaient avec une grande autonomie, sans toujours consulter leurs supérieurs hiérarchiques en Europe. Plusieurs historiens, par exemple Bettina Zurstrassen pour le cas du Togo, ont ainsi mis à jour les difficultés que l’administration centrale avait pour contrôler ses agents outre-mer ; les administrateurs locaux se voyaient comme les véritables maîtres de « leur » colonie (sans toutefois aller jusqu’à brandir des revendications séparatistes)21.

L’approche transimpériale permet également de mieux comprendre dans quelle mesure l’expansion européenne a été un projet partagé ; non pas une action entreprise ensemble, mais un projet dans lequel les puissances impériales se sont engagées simultanément, en utilisant (souvent) les mêmes outils et techniques, des stratégies et politiques semblables, un savoir partagé. La notion de « projet partagé » ou commun inclut non seulement les phénomènes de coopération, de partage et d’entente, mais également de concurrence et de conflit22. Hedinger et Heέ en concluent que l’impérialisme est d’abord apparu sous sa forme transimpériale, car les puissances n’ont cessé de s’influencer mutuellement.

D’autre part, l’approche transimpériale intègre les approches développées par les postcolonial studies. Le concept de postcolonialisme naît du sentiment qu’en dépit des indépendances politiques, le colonialisme continue à exister sous d’autres formes. La colonisation se perpétue par une culture postcoloniale, que Bill Ashcroft définit comme « toute culture affectée par le processus impérial depuis le moment de la colonisation jusqu’à nos jours »23. Les structures de pouvoir n’ont pas fondamentalement changé, la culture dominante, occidentale, ne cesse de véhiculer le discours d’un rapport de force impérialiste. Edward Saïd est l’un des premiers à avoir mis à jour les effets de la colonisation sur la culture occidentale. Les Occidentaux avaient (et ont) une vision altérée et partiellement fausse de ce qu’ils appelaient l’Orient. Leur « orientalisme » équivaut à la « volonté ou [à] l’intention de comprendre, parfois de contrôler, de manipuler, voire même ←24 | 25→d’incorporer ce qui est manifestement différent »24. Saïd met en exergue les liens entre les intérêts géopolitiques de l’Europe outre-mer et sa production intellectuelle, infléchie par les rapports de force internationaux. Les colonisateurs voyaient les peuples africains à travers le prisme de leur volonté d’établir et de maintenir leur domination, et ils agissaient en conséquence25.

Dans le cadre de la présente étude sur les relations transimpériales entre le Togo et le Dahomey, nous engagerons la réflexion sur le discours colonialiste et sur les représentations que les ressortissants européens se faisaient des populations soumises, à l’instar des travaux de Saïd sur l’orientalisme. L’examen des correspondances et échanges entre les agents coloniaux nous conduira ainsi à analyser les liens multiples entre les visions respectives de l’Afrique et les relations franco-allemandes. D’autre part, le travail accorde une place aux voix non-européennes. L’analyse illustre la focalisation des fonctionnaires coloniaux sur les ressortissants des autres puissances européennes, la réduction consécutive des Africains au silence, mais il inclut également plusieurs documents d’archives qui permettent de dégager la ou plutôt les visions des Africains sur l’Europe. Le corpus intègre en effet une multiplicité de sources africaines, par exemple les nombreuses lettres adressées par des notables africains aux agents et aux souverains européens, en particulier la correspondance entre le roi Gbêhanzin et Guillaume II, mais également la retranscription des paroles africaines par les agents français et allemands. Les perceptions, réactions et formes de résistance africaines sur la côte des Esclaves seront particulièrement mises en avant dans certaines parties ou sous-parties26.

Hedinger et Heέ soulignent d’autre part que l’histoire transimpériale s’éloigne volontiers du « Great Powers’ game », d’une histoire impériale qui se limiterait ←25 | 26→aux principales figures du pouvoir en Europe. Elle choisit d’autres échelles et s’intéresse à ce que les chercheurs anglo-saxons appellent les « grassroots levels », aux acteurs restés anonymes ou que le récit historique a longtemps ignorés. Il importe de faire parler les colonisés, d’analyser leur perception de l’impérialisme ; montrer qu’elle a été leur marge de manœuvre, leur agency27. Dans quelle mesure ont-ils – ou du moins certains d’entre eux – été des acteurs de l’(anti)impérialisme ? Ont-ils su tirer avantage des rivalités impériales ?

La prise en considération des acteurs colonisés conduit, selon Hedinger et Heέ, à étudier des schémas triangulaires, avec deux puissances coloniales et les colonisés comme troisième variable28. Nous proposons de complexifier davantage ce schéma ; en effet, il serait faux de croire que les colonisés formaient un front uni ou homogène contre les colonisateurs. Au contraire, la diversité ne pourrait ici être plus grande : il suffit de penser à la multitude d’ethnies différentes, avec des langues, croyances, formes d’organisations politiques et modes de vie totalement différents. Les guerres étaient fréquentes : dans le Golfe du Bénin par exemple, le Danxomé attaquait sans cesse ses voisins, prenait des esclaves et les revendait aux Blancs, présents sur la côte d’Elmina (actuel Ghana) depuis le XVe siècle. Plutôt qu’un schéma triangulaire, c’est une constellation aux variables multiples qu’il faudrait développer.

L’histoire transimpériale permet enfin de repenser plusieurs notions centrales de la recherche en histoire, notamment l’espace, la temporalité et la circulation du savoir. Depuis ce qu’on a appelé le spatial turn des années 1980–1990, la recherche en histoire intègre dans ses considérations une analyse de la spatialité29. Parmi les études récentes, les travaux d’Ulrike Jureit sur la territorialisation comme appropriation de l’espace, un procédé long qui a largement contribué à l’essor de l’État-nation et au partage du monde, a été très remarqué30. C’est encore ←26 | 27→l’espace qui était au cœur des réflexions de deux workshops sur l’histoire transimpériale, organisés en juin 2013 et en novembre 2017 par différents groupes de jeunes chercheurs, à Strasbourg et à Paris31. Les questions directrices de ces travaux concernaient la représentation de l’espace, les espaces frontaliers, les circulations diverses entre différents espaces des expériences coloniales ainsi que la production de l’espace impérial au moyen des infrastructures technologiques. L’approche transimpériale s’intéresse ainsi aux formes diverses de mobilité, mais également aux alliances, aux réseaux et aux échanges entre divers acteurs impériaux, aux phénomènes de résistance anti-impérialiste par-delà les frontières. Elle s’applique à différentes échelles, à la macro- et microhistoire, aux États tout comme aux acteurs individuels.

Existait-il un savoir impérial collectif et partagé parmi les puissances coloniales ? En 2016, Jonas Kreienbaum et Christoph Kamissek ont organisé un workshop sur les processus transimpériaux de la production et de la circulation du savoir. Ils ont mis au centre de leurs travaux la notion de « cloud imperial », qui traduit l’idée d’un savoir partagé, accessible aux personnes impliquées dans l’entreprise coloniale, dans différents pays et empires. À l’instar du cloud numérique, le cloud impérial n’est pas ancré dans l’espace, il n’est pas situé à un endroit ou dans un empire en particulier ; c’est pourquoi il ne peut pas être contrôlé par un État.

Nous compléterons ces outils méthodologiques par d’autres approches le cas échéant. L’approche comparatiste d’une part reste importante pour ce travail, pour plusieurs raisons : d’une part, il est nécessaire d’expliquer les principales différences pour mieux comprendre la particularité des relations transimpériales dans les domaines étudiés ; d’autre part, il paraît opportun de saisir l’occasion de cette étude de cas – Togo allemand et Dahomey français – pour comparer la colonisation française à l’allemande. S’il est en effet relativement aisé de saisir les différences entre les grands concepts théoriques de ces deux puissances coloniales (l’idéologie humaniste du colonialisme français, la politique de ségrégation allemande), force est de constater qu’il n’existe pas encore d’étude comparatiste sur la pratique de la colonisation française et de l’allemande.

La comparaison repose dans notre étude principalement sur les regards des acteurs coloniaux eux-mêmes. Nous chercherons à analyser leur perception : à quels domaines s’intéressaient-ils en particulier, est-ce qu’ils en parlaient sur un ←27 | 28→ton favorable, voire élogieux, incitaient-ils parfois leur gouvernement à suivre l’exemple étranger ? Nous vérifierons, corrigerons et compléterons ces observations rédigées dès l’époque coloniales à l’appui de l’historiographie récente. Comparer les politiques coloniales en s’appuyant sur la perception des acteurs coloniaux eux-mêmes nous semble encore faire partie de l’histoire transimpériale, ou du moins la prolonger. En effet, l’approche transimpériale est par essence multi-perspectiviste, elle s’appuie sur la perception d’acteurs appartenant à différentes puissances impériales.

D’autre part, la notion d’apprentissage transnational dans un contexte hostile, développée Martin Aust et Daniel Schönpflug dans leur ouvrage de 2007, nous sera très utile32. Ces deux historiens réfutent le lieu commun selon lequel tout apprentissage repose sur l’échange, l’idée selon laquelle l’apprentissage par imitation suppose des relations amicales ou du moins dénuées d’hostilité. Leur hypothèse est au contraire que l’apprentissage par imitation et le transfert existent malgré et même à cause du conflit33. En effet, être ennemi, c’est se rapporter sans cesse à l’autre, c’est essayer de connaître ses points faibles. Un contexte conflictuel peut donc être particulièrement favorable à l’observation mutuelle, et, in fine, à l’apprentissage par imitation.

Aust et Schönpflug proposent une typologie des différents types ou façons d’« apprendre de l’adversaire » (« Lernen vom Gegner »)34 : 1) L’apprentissage « sectoriel ». Un acteur rejette globalement un autre État, mais s’intéresse à certains de ses secteurs, par exemple aux innovations technologiques. L’acteur cherche alors à se démarquer de cet autre État tout en essayant de reproduire les éléments qui l’intéressent. 2) L’apprentissage « inconscient ». Des acteurs peuvent s’approprier, de manière inconsciente, des éléments de cultures qu’ils méprisent ou rejettent, notamment dans un contexte où ils fréquentent quotidiennement cette autre culture. 3) L’apprentissage « négatif » ou par inversion. Des acteurs considèrent le chemin emprunté par l’opposant comme faux, et ils font le contraire ; ils cherchent ainsi à tirer des leçons des « erreurs » de l’adversaire. 4) L’apprentissage dû à l’hostilité. Des acteurs cherchent à rattraper et dépasser un adversaire, qui est perçu comme leur pire concurrent.

Nous annoncerons, au début des grandes parties et des chapitres, l’emploi de ces outils méthodologiques complémentaires auxquels nous aurons recours.

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Togo allemand – Dahomey français : un cas d’étude de l’histoire transimpériale

Le présent travail souhaite contribuer à mieux définir la transimpérialité, il le fera à travers un cas d’étude : les relations entre deux colonies à l’apogée de l’impérialisme européen, le Togo allemand et le Dahomey français (actuel Bénin).

Nous analyserons les diverses formes d’échanges entre les acteurs de la colonisation, notamment les phénomènes de concurrence et de conflits, mais également les tentatives de coopération. Les colonies du Togo et du Dahomey n’ont pas évolué indépendamment l’une par rapport à l’autre ; les agents coloniaux se regardèrent et s’observèrent les uns les autres, par-delà les frontières. Quels jugements de valeur les Allemands et Français portèrent-ils respectivement sur la politique coloniale de leurs voisins ? L’observation les conduisit à analyser les procédés de leurs voisins, à les imiter ou au contraire à s’en distancer et à choisir une autre voie. Les autres politiques coloniales furent érigées en exemple à suivre ou en repoussoir. Au travers des jugements sur leurs « voisins impériaux », les puissances européennes définirent leur propre style de colonisation35. Le positionnement envers les autres politiques coloniales participa ainsi de l’autodéfinition. L’analyse nous permettra de relever les influences réciproques ainsi que les phénomènes de circulation du savoir. Il faudra inclure dans l’analyse l’absence de jugements sur certains aspects. Par exemple, les Français ne commentèrent que peu les actes de cruauté allemands avant la guerre, tandis qu’ils condamnèrent avec véhémence ces mêmes faits après 1914.

Au début des années 1880, l’empire français suscitait beaucoup d’admiration au sein du Reich. Ainsi, l’influent géographe Bernhard Schwarz36, qui fut par la suite envoyé en Afrique pour agrandir la colonie allemande du Cameroun, en faisait l’éloge. Les campagnes de pénétration françaises gagnaient alors rapidement du terrain en Afrique. Schwarz soutenait que la France réaliserait ce qui avait jusqu’alors paru un pur fantasme : la jonction terrestre entre Alger et Dakar. Une liaison ferroviaire supplémentaire permettrait ensuite aux Français de relier la Méditerranée à Tombouctou en 3 à 4 jours. La France pourrait transporter des troupes d’un bout à l’autre de ses possessions africaines, mais aussi contrôler ←29 | 30→tout le commerce du Sahara ainsi que du Soudan. Schwarz rapportait qu’on projetait même d’étendre la liaison ferroviaire jusqu’au lac Tchad et à la vallée de la Bénoué. Le géographe allemand imaginait que la France se placerait alors au premier rang en Afrique. Sa zone d’influence s’étendrait au moins sur tout le nord-ouest du continent. Une « immense possession qui dépasserait le double de la taille des possessions britanniques en Asie (150 000 km2). Sa valeur serait encore nettement plus élevée en raison de sa proximité du territoire métropolitain »37. Schwarz concluait son éloge par la métaphore d’une « grande image d’avenir d’une Inde française en Afrique »38. L’expression renvoie bien évidemment aux Indes britanniques, qui restaient le premier modèle de référence.

L’organisation interne de l’empire français ne suscitait en revanche que peu d’enthousiasme. Elle servait même régulièrement de repoussoir en Allemagne. Dans un discours du 24 juin 1884 devant le Reichstag, Otto von Bismarck lui-même prenait position contre « ce qu’on peut appeler le système français, contre cette colonisation qui consiste à prendre un morceau de terre, à y installer des fonctionnaires, une garnison et ensuite à y attirer des colons »39. La colonisation à la française paraissait trop bureaucratique et trop onéreuse. Bismarck souhaitait au contraire réduire la part de l’État au minimum ; la protection étatique ne devait servir qu’à protéger les intérêts des maisons de commerce allemandes et d’une manière générale les intérêts privés.

De leur côté, les colonisateurs français étaient convaincus de la supériorité morale de leur République. La mission civilisatrice outre-mer incombait à la France plus qu’à une autre nation40. L’Allemagne était avant tout perçue comme une puissance industrielle et commerciale41.

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Les colonies ne revêtaient pas une importance suffisante pour risquer un conflit franco-allemand. C’est particulièrement vrai pour le gouvernement de Bismarck (jusqu’en 1890), d’autant plus le chancelier allemand n’engageât qu’à reculons le Reich dans l’aventure coloniale. Cette maxime ne changea pas foncièrement après les deux crises du Maroc (1905 et 1911). Le nombre et l’intensité des conflits franco-allemands dans le Golfe du Bénin n’augmentèrent pas après 1905. Tout au contraire, il n’y eut plus de conflit notable entre 1898 et 1914. La colonisation de l’Afrique occidentale ne peut donc pas être considérée comme un élément moteur dans la montée des tensions franco-allemandes au cours de cette période.

Pour plusieurs raisons, l’exemple du Togo et du Dahomey semble particulièrement adapté. D’une part, ces deux colonies faisaient en 1914 à peu près la même taille, 87 000 km2 pour le Togo et 115 762 km2 pour le Dahomey. D’autre part, elles étaient toutes deux des colonies de commerce et de domination42. Ce mode de domination se caractérisait par un nombre très réduit d’Européens, à l’inverse des colonies de peuplement, telles que l’Algérie et, dans une moindre mesure, le Sud-Ouest allemand africain. Elles se distinguaient par une gestion plus ou moins indirecte. Dans certains cas, les chefs traditionnels africains continuaient à régner et prélevaient les impôts, parfois élevés, pour les nouveaux maîtres. Souvent, ils furent remplacés par d’autres chefs qui avaient fait preuve de loyauté et de soumission envers le nouveau régime. Ils s’apparentaient plutôt à des administrateurs qu’à de véritables chefs. Les colonies commerciales se différenciaient en outre par la place centrale du commerce. Sur ce point, elles s’opposent aux colonies de plantation (telles que le Cameroun) où les expropriations et la transformation des terres cultivées en plantations européennes étaient de mise.

L’exemple du Togo et du Dahomey présente de plus un intérêt particulier en raison de l’homogénéité du cadre naturel. Dans cette région de l’Afrique, les zones climatiques s’étendent d’ouest en est. La zone subtropicale côtière laisse place à une vaste région de savanes au nord. La répartition ethnique suit ces frontières climatiques et naturelles. Tandis que des peuples animistes s’installèrent dans le Sud, le Nord attira également des peuples nomades sous influence musulmane. Ces peuples (dont nous proposons un aperçu dans l’annexe 3) furent divisés par les nouvelles frontières européennes. La frontière franco-allemande divisait notamment les populations Mina, installées à la fois sur le littoral du Togo et du Dahomey. La région étudiée se distingue en outre par une histoire partagée plus ancienne. Elle avait été l’un des principaux centres africains de la traite transatlantique. C’est pourquoi le Togo et le Dahomey furent longtemps désignés sous la dénomination commune de la côte des Esclaves43.

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Parmi les nombreux points communs entre le Togo et le Dahomey, il est nécessaire d’en présenter un dernier. Les processus de colonisation française et allemande sur la côte des Esclaves se sont réalisés presque simultanément dans les années 1880 et 1890. Les Français étaient arrivés un peu plus tôt. Ils possédaient déjà « deux très modestes postes commerciaux à Ouidah et à Porto-Novo » (sur la côte de l’actuel Bénin). Le royaume de Porto-Novo ainsi que les cités des Popo étaient sous leur domination depuis 188344. Le décret du 4 août 1886 institua l’organisation des Établissements français du golfe du Bénin. Ils réunissaient les protectorats de Porto-Novo ainsi que Petit et Grand Popo sous l’autorité du gouverneur du Sénégal. Des maisons de commerce allemandes étaient également installées sur la côte depuis plusieurs décennies. Au mois de juillet 1884, ces commerçants profitèrent du passage du commissaire impérial Gustav Nachtigal, en route pour le Cameroun, pour demander la protection de l’État allemand, qui fut établie le 5 juillet à Baguida. Le nouveau protectorat du Togo allemand se réduisait alors à une mince bande côtière, enserrée entre la Côte-de-l’Or britannique à l’ouest et les Établissements français du Bénin à l’est. Il en va de même pour la petite colonie française, qui se n’agrandit qu’après la guerre contre le royaume du Danxomé (1892–1894). Lorsque les Français se lancèrent dans la conquête de l’hinterland à partir de 1894, les Allemands du Togo les imitèrent. Une véritable la ruée vers l’arrière-pays s’engagea alors entre les hommes sur le terrain.

Plusieurs conventions de délimitation permirent de régler les conflits d’intérêt. Les plus importantes d’entre elles sont celle du 25 décembre 1885 sur le partage des possessions côtières ainsi que celle du 24 mai 1897 sur le partage de l’hinterland. À la suite de ces conventions, la nouvelle frontière fut tracée par des commissions mixtes de délimitation. En août 1914, les alliés lancèrent des offensives depuis les colonies de la Côte-de-l’Or et du Dahomey. Au terme de deux semaines, le Togo capitula. Les Allemands furent faits prisonniers et déportés dans les colonies voisines ou en Europe, un partage temporaire franco-britannique institua un gouvernement de Condominium.

L’étude se limite à la période coloniale allemande, de 1884 à 1914. Elle prend toutefois en compte l’internement des Allemands au Dahomey ainsi que l’expulsion des missionnaires allemands entre 1914 et 1917. L’année 1894 semble ici une césure, elle marque le début des expéditions dans l’arrière-pays. La majeure partie des échanges se concentre sur la première moitié de notre période, entre 1884 et 1900. Après le partage de 1897 et le tracé de la frontière, la concurrence avec le voisin s’apaise. De plus, les colonies avaient désormais des moyens d’autosubsistance, la coopération n’était plus vraiment nécessaire. L’intérêt pour la puissance voisine semblait avoir diminué. Désormais, les administrateurs se concentraient davantage sur la politique intérieure de leurs colonies.

L’autre protectorat allemand qui était limitrophe de possessions françaises était le Cameroun : il partageait des frontières avec le Gabon, le Tchad, ←32 | 33→l’Oubangui-Chari ainsi que le Congo français. En raison de ces frontières multiples, l’exemple du Cameroun paraît plus complexe que celui du Togo, qui n’était voisin que de deux possessions françaises, le Dahomey et la Haute-Volta, sachant que cette dernière fut créée plus tardivement.

Il faudra en outre traiter des relations françaises et allemandes avec les concurrents portugais et britanniques. L’influence portugaise était ancienne au Dahomey. En 1865, le chacha Francisco de Souza, un notable originaire du Brésil, convainquit les Portugais de réoccuper leur fort de São Thomé, situé dans le royaume du Danxomé45. En 1885, de Souza signa un traité avec le gouverneur de São Thomé qui plaçait le Danxomé sous occupation portugaise. Gléglé, le roi du Danxomé, réagit en emprisonnant le chacha, qui décéda en prison. Les Portugais renoncèrent à leur protectorat le 22 décembre 1887, laissant le champ libre aux Français46. Par la suite, la présence portugaise se réduisit principalement à son influence linguistique.

La concurrence avec le rival britannique marqua davantage les affaires du Togo et du Dahomey. Ces deux colonies étaient encerclées par des possessions britanniques, à l’ouest par la Côte-de-l’Or, à l’est par le territoire de Lagos (actuel Nigéria). Il est tout à fait possible d’étudier les échanges franco-allemands sans faire une analyse détaillée de leurs relations avec la puissance britannique. Toutefois, nous serons très souvent amenés à prendre en compte le rival anglais, puisque les Allemands et Français eux-mêmes y firent sans cesse référence.

L’empire britannique impressionnait non seulement par sa taille, mais aussi par son fonctionnement interne. Dans sa thèse d’habilitation, Ulrike Lindner analyse les échanges entre les représentants britanniques et allemands dans l’Afrique orientale et australe47. Elle met en évidence la relation inégale entre le « modèle de référence » britannique et le « retardataire » allemand48. Entrée tardivement dans l’aventure coloniale, l’Allemagne manquait au départ de concepts bien définis et mena une politique largement improvisée dans ses protectorats. La presse, la littérature, mais aussi les administrateurs allemands s’orientaient vers le modèle anglais. Avant de prendre des décisions ou de publier un nouveau décret, ils regardaient du côté britannique pour avoir des points de comparaison. Toutefois, les colonisateurs allemands, malgré leur admiration pour le ←33 | 34→modèle anglais, prétendirent par la suite se distinguer et développer leur propre style colonial. L’Angleterre devint à la fois un modèle des réflexions coloniales allemandes et un repoussoir, car pour faire ressortir le mérite et la particularité culturelle de leur action, les colonisateurs allemands cherchèrent à ne pas imiter les Britanniques et à fonder leur propre méthode49. Ulrike Lindner y voit l’un des paradoxes de la globalisation, entre une connectivité accrue (« globale Vernetzung ») et un nationalisme plus prononcé (« übersteigerter Nationalismus »)50. Le positionnement face aux autres puissances fut donc un aspect important de l’autodéfinition des colonisateurs.

Les répercussions multiples des relations transimpériales franco-allemandes sur la colonisation au Togo et au Dahomey

Nous évaluerons l’influence de la proximité géographique sur les principaux domaines de colonisation au Togo allemand et au Dahomey français : la formation du territoire, la politique dite indigène, l’administration, la défense, l’économie, les infrastructures, l’enseignement, la justice, la médecine, la religion. L’exhaustivité de cette étude nous empêchera de tomber dans un possible écueil de l’histoire transimpériale : surévaluer ou suraccentuer les transferts et les interactions entre les empires. Nous pourrons évaluer dans quels domaines et périodes de la colonisation allemande les influences réciproques sont les plus fortes ou les plus faibles.

Il ressortira ainsi de cette étude que l’influence mutuelle a été particulièrement forte avant 1900, dans les domaines suivants :

le partage territorial et la délimitation frontalière;

le commerce et les douanes;

le développement des infrastructures de transport et de télécommunication ;

les missions catholiques.

L’influence transimpériale sur le commerce par exemple était déterminante dans le Golfe du Bénin avant 1900 environ. Durant cette période, les puissances impériales n’étaient installées que sur la côte, elles n’avaient pas encore départagé et délimité la région au nord d’une bande côtière assez étroite. Les caravanes et autres commerçants venant du nord choisissaient alors de vendre leurs produits là où les conditions étaient les plus avantageuses, dans un port allemand, français ou britannique. Pour favoriser la croissance économique et les recettes de l’État, les administrateurs cherchèrent à les attirer vers leur territoire. Ils travaillèrent à rendre leur colonie plus attractive pour les commerçants africains. Il en allait ←34 | 35→de la survie de leur colonie. Après la délimitation des frontières dans le nord, ils purent créer et renforcer les contrôles frontaliers, afin de canaliser les flux commerciaux depuis les régions intérieures vers leur possession sur la côte.

À cet effet, ils développèrent les infrastructures de transport. Or la colonie française s’est agrandie et développée plus rapidement que l’allemande, grâce à un soutien politique et financier plus élevé. Le gouvernement allemand s’engagea tardivement et avec réticences dans l’acquisition de colonies. Aussi, il souhaita limiter la colonisation à une protection des maisons de commerce allemandes établies outre-mer. Vu du Dahomey, le Togo était un rival plutôt inoffensif, avec lequel les Français espéraient dans les années 1880 nouer une alliance contre l’Angleterre. Les relations franco-allemandes dans le Golfe du Bénin étaient donc marquées par un déséquilibre.

Les agents européens sur le terrain, très souvent des militaires, souhaitaient pourtant se distinguer, notamment en agrandissant la colonie. Leurs rivalités se muèrent parfois en conflits, mais qui furent immédiatement étouffés par les échelons supérieurs de l’administration à Paris et à Berlin. Il en résulta, surtout du côté allemand, un sentiment de frustration, voire d’amertume à l’égard de la hiérarchie. Venu tardivement à la colonisation, les agents allemands sur le terrain espéraient – enfin ! – acquérir de vastes territoires au nom du Reich. Mais dans les années 1880 et 1890, le gouvernement ne les soutint que faiblement, autant au niveau politique et militaire que financier. Le Togo notamment était censé se développer par ses propres moyens, sans apports financiers majeurs. Les fonctionnaires coloniaux se sont ainsi sentis blessés dans leur orgueil par ce retard allemand au Togo, un retard qui tranche avec l’essor industriel, politique et militaire du Reich en Europe.

Ce même sentiment d’une rivalité contrariée est également, dans une moindre mesure, caractéristique des agents français au Dahomey. Ils considéraient que la plupart des traités de partage signés par le gouvernement à Paris lésaient les intérêts français. Les lettres de protestation contre les acquisitions allemandes dans le Golfe du Bénin se multiplièrent, et ils devancèrent leurs supérieurs hiérarchiques dans la volonté de défendre absolument le prestige de la France en Afrique. Mais leur situation était plus favorable, ils bénéficiaient d’un bilan commercial et d’un budget ainsi que d’un soutien politique supérieurs à ceux du Togo.

Est-ce que ces sentiments de rivalité et de frustration ont entravé la cordialité des relations entre les Européens stationnés loin de leurs patries, voire la solidarité blanche face à l’immense majorité des populations noires ? Remettre en question la solidarité blanche revenait à briser un tabou, celui de nuire gravement au prestige d’une « race » dite supérieure. Ce tabou fut parfois brisé, mais les affaires sont rares et les malfaiteurs – en l’occurrence, ils étaient allemands – furent moralement condamnés par leur gouvernement. En revanche, les allégations accusant la partie adverse d’avoir brisé ce même tabou de la solidarité blanche furent fréquents. Les agents français et allemands s’accusèrent régulièrement d’avoir manipulé la population en vue de provoquer des rébellions contre la puissance rivale.

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Quelle a été la marge de manœuvre des autochtones face aux rivalités impériales, ont-ils su en tirer avantage ? Les souverains locaux, rois, sultans et chefs, ne formaient nullement un front uni contre la colonisation européenne, mais des constellations de rivalités plus ou moins anciennes. Nombreux étaient ceux qui cherchèrent à s’imposer à l’aide d’un puissant allié européen. Dans certains endroits, par exemple à Petit-Popo, plusieurs factions pro-française, pro-allemande ou encore pro-britannique se formèrent, chacune espérant s’imposer grâce à leur soutien européen. Mais le respect d’une promesse faite auprès d’un dirigeant africain n’était en aucun cas une priorité pour les colonisateurs. Les priorités étaient ailleurs, il fallait notamment éviter un conflit européen tout en agrandissant la colonie. Aussi, les souverains africains se virent le plus souvent frustrées des promesses qui leur avaient été faites. Ailleurs, les souverains locaux tentèrent de tirer avantages des rivalités européennes, généralement sans succès. Gbêhanzin notamment, le roi du puissant royaume de Danxomé, sollicita en vain le soutien de l’Allemagne contre la menace française.

Résumé des informations

Pages
584
Année
2021
ISBN (PDF)
9783631837214
ISBN (ePUB)
9783631837221
ISBN (MOBI)
9783631837238
ISBN (Relié)
9783631833612
DOI
10.3726/b17658
Langue
français
Date de parution
2021 (Mars)
Mots clés
transimperial colonisation Kolonialisierung frontière Grenze relations franco-allemandes deutsch-französische Beziehungen Afrique de l'Ouest Westafrika
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 584 p., 13 ill. en couleurs, 13 ill. n/b, 7 tabl.

Notes biographiques

Isabell Scheele (Auteur)

Isabell Scheele est docteure en civilisation des pays de langue allemande, maîtresse de conférence à l’Université de Tours et membre du laboratoire Interactions Culturelles et Discursives (ICD). Isabell Scheele ist promovierte Historikerin, Maîtresse de Conférence an der Universität Tours und Mitglied der Forschungsgruppe Interactions Culturelles et Discursives (ICD).

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Titre: Les relations transimpériales
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