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Le soleil noir du sens

L’oxymore dans la poésie espagnole de l’âge d’argent (1916-1936)

de Zoraida Carandell (Auteur)
Monographies 394 Pages

Résumé

L’influence du Baroque en Espagne dans les années 1920 et 1930 a souvent été débattue sans que soit entreprise une étude sur l’écriture d’avant-garde définie ici dans une fourchette chronologique large et comprise comme un ensemble de procédés stylistiques convergents. L’énumération chaotique, caractéristique du surréalisme espagnol selon Léo Spitzer, est ici revue comme étant par tie prenante d’une nouvelle forme d’iconicité verbale, c’est-à-dire de construction d’une image qui n’existe que par les mots. La redécouver te du baroque littéraire et pictural durant le premier tiers du vingtième siècle espagnol conduit à réfléchir à une analogie négative, susceptible de fonder l’image sur le contrefactuel, signe d’une organisation artistique du sens et compatible avec un rejet de la mimésis.
La première par tie, « De la fleur de couteau » est une approche historique et comparée de l’oxymore en espagnol et dans d’autres langues romanes, suivie d’un chapitre théorique sur la figure, abordée dans une perspective linguistique. La deuxième par tie, « Au soleil noir du sens », est consacrée à l’étude de l’oxymore dans trente recueils et deux pièces de théâtre d’Alber ti, Aleixandre, Cernuda, Diego, García Lorca, Guillén, Hernández et Salinas. L’originalité de ce travail réside dans la figure étudiée -qui n’a pas encore fait l’objet d’une monographie étayée sur des centaines d’exemples-, et dans l’approche d’une histoire littéraire comparée des formes, préconisée dans ce livre.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Remerciements
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • TABLE DES MATIÈRES
  • Introduction. Oxymore et histoire littéraire
  • Première partie De la fleur de couteau
  • Introduction. Histoire et systèmes littéraires
  • Chapitre 1 Pour un historique comparé de l’oxymore
  • 1) Remarques de lexicographie
  • 2) Oxymore, paradoxe, antithèse : historique d’une distinction
  • L’archipel des figures : l’esthétique de la pointe et l’oxymore
  • Les révisions néo-classiques de la rhétorique en Espagne et en France : antithèse et oxymore.
  • Le paradoxisme, trope de l’antithèse, et la réception de Fontanier en Espagne
  • Romantisme et nouvelle sémiose de l’antithèse : de l’argumentation à la mimésis de l’irrationnel
  • Vers une sémantique polaire : du modernismo aux avant-gardes
  • Légitimité d’une étude historique de l’émergence des figures
  • Chapitre 2 Si l’oxymore était pensée… Théories d’une figure
  • 1) Oxymore, figures et pensée : le contraire et la contradiction
  • Oxymore et antithèse. L’équilibre lexical des contraires
  • Contradiction directe et paradigmes binaires
  • Une modalité assertorique de la contradiction
  • Déséquilibre de l’oxymore. Unité syntaxique et prosodique de la figure
  • Pour une rhétorique de la prosodie
  • Extension nominale et extension prédicative
  • La prédication attributive
  • La coordination, forme indirecte de l’oxymore
  • Conflit d’énonciateurs ou « idiolecte revendiqué » ?
  • Figure de pensée ou trope ? L’impasse d’une approche méthodologique
  • L’échelle du paradoxe
  • L’oxymore, comme système du texte
  • 2) L’oxymore dans le système des tropes.
  • Avancées et impasses de la sémantique de la connotation. Rhétorique générale du Groupe µ
  • Oxymore et métaphore. Vers une analogie négative
  • La fleur de couteau
  • Sélection et combinaison. La circulation du sens dans l’oxymore
  • Entre substitution et interaction : oxymore et métaphore sur le modèle de la pointe
  • Perspectives. Un trope intermédiaire ?
  • Deuxième partie Au soleil noir du sens
  • Introduction. Les sentiers amphibies
  • Chapitre 3 Poésie d’avant-garde et sémantique polaire
  • Entre Symbolisme et avant-gardes
  • 1) Politique de la figure
  • Le culturel, entre lexique et discours
  • Poétique de l’ironie
  • 2) Poétique de la contradiction et sujet clivé : la sémantique des structures
  • Digression et fragmentation
  • « Quelques gouttes de phénoménologie »
  • Mimésis de la création
  • Synesthésie et perception
  • Écritures de l’irrationnel. Freud et la négation escamotée
  • Modalités artistiques de la fragmentation : cubisme littéraire et poème cinématographique
  • 3) Les conflits du signe. Le sens oxymorique
  • La métaphore en surface
  • L’accessoire au cœur du sens
  • La rupture du signifiant
  • Instant et durée : poème objet et haïku
  • Sujet et structure
  • Chapitre 4 L’archipel de l’image
  • La sémiose des figures entre le littéraire et le culturel
  • « Métaphores vulgaires et images insignes »
  • 1) De l’indécidable à l’invisible
  • Les tropes, entre le figuratif et l’abstrait
  • Oxymore in absentia ?
  • Interaction et substitution. La circulation de sens dans l’image
  • Métaphore et conflit
  • La surdétermination négative
  • Le non figuratif
  • Concret et abstrait. Vers l’antinomie des formes
  • 2) Formalisme et iconicité paradoxale : un essai de systématisation à travers les catégories de Wölfflin
  • Linéaire et pictural
  • Plan et profondeur – Forme fermée et forme ouverte
  • L’un et le multiple. La clarté relative face à la clarté absolue
  • L’image, entre le signe et l’unique
  • Sujet et phénoménologie de l’image
  • Contrepoints
  • Chapitre 5 Les contrepoints du texte Théâtre / Poésie
  • Territoires de l’oxymore
  • 1) Contrepoint et dispositio
  • Un exemple de répétition contrapuntique : l’épithète
  • « Romance sonámbulo » ou La raie verte
  • « Los marineros son las alas del amor » ou la haine du gris
  • 2) Les théâtres du contrepoint
  • L’aigre-doux : La zapatera prodigiosa
  • Le froid-ardent : El hombre deshabitado
  • La mesure et le monstre : classème et terme polaire
  • CONCLUSION. POÉTIQUE DES FIGURES ET ÉCLIPSE DE SUJET
  • BIBLIOGRAPHIE
  • TABLE DES OXYMORES DU CORPUS

Introduction. Oxymore et histoire littéraire

En choisissant une figure, l’oxymore, pour étudier la poésie espagnole du premier tiers du XXe siècle, période que José-Carlos Mainer a considéré comme l’âge d’argent des lettres espagnoles1, nous espérions partir de la stabilité rassurante d’une structure donnée dès le départ. Une étude historique et comparée de l’oxymore a montré que la figure, dans son extension actuelle, est de formation très récente, et ne répond pas, selon les langues et les époques, à la même définition. La prétention de faire une étude systématique a été mise à mal par le caractère historique même de ce travail. Ce livre décrit l’évolution d’une figure de style dont l’étymologie grecque engage une conception de la littérature, faite à la fois d’intelligence ou pénétration (oxus) et de sottise ou de folie (morus). La démarche relève aussi bien de l’histoire littéraire des formes, que d’une analyse textuelle fortement historicisée, largement redevable à une tendance dominante dans les études littéraires en Espagne parues ces dernières années, qui est la révision constante des outils d’analyse.

La crise du modèle structuraliste se traduit par la vigueur d’une critique d’inspiration marxiste dans ses idées force – lien entre le littéraire et le social, importance de l’histoire culturelle, relativisme historique des outils, primauté du document – qui, depuis une quarantaine d’années, a enrichi considérablement le débat critique espagnol. Cette évolution a eu lieu au détriment de l’étude des textes, devenue un domaine de spécialité, pratiquée dans les études sur un auteur ou prise en charge par les linguistes, voire par les théoriciens de la littérature, mais beaucoup moins souvent par ses historiens. Or l’histoire littéraire n’est pas une discipline extérieure au texte, elle peut prendre au contraire la poétique et la stylistique comme objets d’étude.

Tandis que la validité des outils d’analyse littéraire tend à être remise en cause, les figures de style constituent un cas particulier. Depuis que ←17 | 18→dans les années 1950, Jakobson a mis au point des outils d’analyse du discours comme l’association du syntagmatique et du paradigmatique aux deux tropes auxquels il restreint le système des figures, la métonymie et la métaphore, la stylistique a connu en Espagne une spécialisation progressive. Fer de lance de la critique des années 1950 et 1960 comme le montre l’œuvre de Bousoño, inspirée par les travaux de Spitzer, comme Linguística e historia literaria2, elle est définitivement échue à la linguistique générale à partir des années 1970 et 1980, marquées entre autres par la réception, en Espagne, des ouvrages de la Nouvelle rhétorique. En dehors des études sur un auteur ou sur une œuvre déterminés, les ouvrages actuellement publiés en Espagne sur les figures sont des dictionnaires ou bien des histoires de la rhétorique et de la poétique, différents de la présente étude.

À l’heure de la révision historique du littéraire, une étude historique des figures de style, fondée sur des textes précis, est le moyen de remettre en question leur définition et leur validité. La figure de style constitue un des derniers bastions de la stabilité. Une figure qui changerait de définition au cours de l’histoire est-elle encore une figure ? En revanche, il est admis que l’utilisation de la figure et l’effet qu’elle crée sur le destinataire – ce que le Groupe µ appelle l’éthos – changent. Pour les théoriciens de Liège, l’éthos est « un état affectif suscité chez le récepteur par un message particulier et dont la qualité spécifique varie en fonction d’un certain nombre de paramètres »3. Le Groupe µ conclut à l’impossibilité de systématiser l’éthos de chaque figure, dans ce qui peut paraître un aveu d’impuissance. Une telle étude supposerait : « la présence d’une échelle de valeurs dont la constitution échappe jusqu’à présent à toute mesure précise. Elle dépend, en effet, de bien des variables (psychologiques, culturelles, sociologiques, etc.) et peut être contaminée par les autres échelles de valeurs (éthiques, politiques, etc.) existant chez l’individu »4. L’éthos gagne à être revu non pas à la lumière de la linguistique générale, mais comme partie prenante de l’histoire littéraire, qui s’intéresse précisément à ce que le Groupe µ met entre parenthèses : l’interaction du psychologique, du culturel, du sociologique, du politique.

←18 | 19→

Or, comme le signale Frédérique Woerther dans sa préface à L’éthos aristotélicien, l’application de cette notion par le Groupe µ peut induire à confusion pour des raisons de terminologie, dans la mesure où elle correspond davantage au pathos aritotélicien5. Par souci de clarté, le présent livre se référera ponctuellement à l’éthos dans le sens où l’entend le Groupe µ, tout en prenant la voie d’une sémiotique historique des figures, inspirée par leur démarche. Celle-ci évolue selon le contexte littéraire et la typologie des genres valables à une époque donnée. Le transcodage d’un oxymore n’est pas le même s’il figure dans un sonnet de Pétrarque, un poème de Coleridge ou un romance de García Lorca ; il n’est pas non plus le même s’il est lu par les contemporains de ces poètes, ou des siècles plus tard. Pour désigner l’interprétation dominante de la figure à une époque donnée, indissociable d’une conception de la littérature historiquement datée, nous parlerons plutôt de la sémiose des figures6.

La première partie de cet ouvrage, « De la fleur de couteau », constitue une réflexion sur les fleurs de la rhétorique, métaphore que nous empruntons à « Canción del jinete » de García Lorca. Par fleur de couteau, nous entendons l’effet littéraire tranchant comme la lame de l’oxymore et du cortège des figures de la contradiction7.

Une révision historique des figures de style est un moyen privilégié de comprendre les liens entre écriture et réception, production de sens et société. Le présent ouvrage se place à la suite de nombreuses études théoriques qui préconisent une semblable révision. Dans Figura, Eric Auerbach avait étudié l’évolution sémantique du terme « figure » au cours de l’histoire. Cette analyse reste délibérément en surface du terme figura, dont Auerbach rappelle qu’il est si proche de « idée », du grec eidon – voir – et qu’il partage l’étymologie d’un autre mot prestigieux – fiction8. Le ←19 | 20→décalage de sens actuel entre figure et fiction est d’ailleurs exemplaire du manque de « stabilité » de l’acception des mots. La perspective historique de G. Genette dans sa préface à Les figures du discours de Fontanier (1968) et dans La rhétorique restreinte (1970) ouvre la voie à une réévaluation des outils rhétoriques, qu’il mènera lui-même dans la série des volumes consacrés aux Figures. D’importants travaux entrepris en France depuis les années 1970 jettent des ponts entre les figures et la société, comme Anthropologie et métaphore de Jean Molino, inspiré par les travaux de Lévi-Strauss, Les structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand et Pour une poétique de l’imaginaire, de Jean Burgos. Georges Molinié conçoit, dans La stylistique et dans Approches de la réception, écrit avec Alain Viala, le texte comme objet culturel, ce qui lui permet de définir la sémiostylistique comme conditionnée par la production et la réception du texte. Une approche de l’histoire du sens, fondée sur les textes, le style et la langue, axée sur l’histoire des idées, est complémentaire de la démarche historique qui a nourri la recherche espagnole des quarante dernières années. Le développement d’une étude philosophique des tropes, menée par Michele Prandi ou Nanine Charbonnel parmi d’autres, contribue à la réévaluation de catégories classiques de l’élocution, les tropes et les figures de pensée, naguère méprisées, aujourd’hui réhabilitées. D’importantes études sur l’histoire de la métaphore, comme celle de Catherine Detrie dans le chapitre premier de Du sens dans le processus métaphorique, ou bien la proposition faite en Espagne par Antonio García Berrio d’une rhétorique générale des textes, qui redonne vigueur aux différentes parties de la rhétorique classique, ont été des outils précieux.

La rhétorique, telle qu’elle est formulée à une époque donnée, constitue l’expression canonique d’un mode de pensée reproductible. Elle est partie prenante du canon, elle est aussi au cœur des enjeux éducatifs – en Espagne, le manuel Hermosilla est largement diffusé dans les écoles à partir de 1825 – et politiques – comme l’a montré, pour le XVIIIe siècle, Françoise Étienvre dans Rhétorique et patrie dans l’Espagne des lumières. L’étude des changements présidant aux rhétoriques permet de concevoir l’évolution des pratiques de lecture. La rhétorique entretient également un rapport avec la conception du littéraire à une époque donnée – comme ornement, pensée, enseignement – dont il convient d’évaluer la nature, mais qui, jusqu’au début du XXe siècle, est resté en Espagne de l’ordre du normatif. Durant les années 1920, le rejet de la rhétorique exprimé maintes fois dans les revues d’avant-garde correspond à une crise ←20 | 21→de définition du littéraire. En soi, comme le remarque J. Klinkenberg, la floraison de la rhétorique peut coïncider avec l’apogée d’une société démocratique, mais cela n’a pas empêché les régimes totalitaires d’élaborer leurs rhétoriques apologétiques9. Le fait qu’au XXe siècle, la rhétorique en tant qu’enseignement de l’éloquence ait laissé la place à l’enseignement de la littérature, puis à l’herméneutique, tend à diminuer son importance dans la société et à poser plus subrepticement la question des enjeux idéologiques. De tels enjeux ne disparaissent pas, ils existent sous d’autres formes.

L’enseignement de la rhétorique figure dans les programmes du secondaire à partir de 1857 et pose la question du lien entre l’enseignement reçu et des pratiques individuelles d’écriture : la rhétorique est bien en amont et en aval de la création littéraire10, même si bien évidemment celle-ci ne saurait être ramenée à un inventaire de règles. Roland Barthes déplore dans Sur Racine l’absence de « répertoires amoureux » d’un écrivain, ces listes d’ouvrages lus dans l’enfance et l’adolescence qui ont marqué l’imaginaire d’un lecteur devenu créateur et auxquels la critique des sources pourrait, selon lui, se consacrer. La rhétorique pêche, systématiquement, d’inadéquation avec l’objet qu’elle prétend cerner. C’est à la fois un inventaire des canons de la pensée et des manières de créer du sens, identifiables en termes de pensée dialectique, de genus causarum.

Pour comprendre l’évolution d’un système littéraire il est nécessaire de s’attacher aux œuvres qui ont constitué le canon comme à celles qui l’ont fissuré11. La réceptivité d’une époque à de nouveaux courants ←21 | 22→est directement liée à la multiplicité de structures et d’ordonnances rhétoriques qu’elle est capable d’accueillir. L’entourage sémiotique du littéraire se caractérise, comme l’affirme Iouri Lotman, par une tension vers la complexité12. Une histoire littéraire qui ne cherche pas à reconduire des modèles de pensée préexistants doit tendre vers l’exploration d’une multitude de modèles possibles. À ce titre, l’oxymore fournit non seulement un objet d’analyse, mais une structure exemplaire de la manière dont le sens peut se reconfigurer. L’oxymore est binaire, donc apparemment simple, mais un modèle oxymorique d’interprétation est créateur de complexité, dans la mesure où l’alliance des contraires remet en question l’établi et l’accepté pour créer un nouveau sens complexe, susceptible d’entrer en collision avec d’autres. L’oxymore suppose la recomposition du sens au sein du langage, concevable à la fois comme mosaïque (Barthes, Kristeva) et comme organisme (Aristote, Croce, Ricœur). L’unité des contraires vers laquelle tend l’oxymore ressemble à celle qui caractérise, selon Youri Lotman, le discours artistique, dont les différents éléments instaurent entre eux des liens d’équivalence et de réciprocité.

Une étude qui relève à la fois du comparatisme, de la sémantique et de l’histoire littéraire est entreprise dans le chapitre premier, qui préconise une étude historique et comparée des figures. La lecture d’ouvrages de rhétorique espagnols et français a mené à un constat inattendu : la figure, de conception récente, n’a pas tout à fait la même définition selon les langues. Il a fallu chercher, dans l’historique de l’oxymore, les raisons de ce décalage. L’abandon, dans la plupart des rhétoriques, d’un choix d’exemples en plusieurs langues, tirés de différentes littératures, comme celui que pratique Heinrich Lausberg dans son manuel et qu’on trouve encore aujourd’hui dans l’œuvre de Michele Prandi a appauvri le débat sur les figures13. La diversité des conclusions auxquelles parviennent les études portant sur l’oxymore dans des textes de langues et d’époques variées incite à la prudence quant aux possibles conclusions sur la signification de la figure. Cette difficulté s’accroît du fait que nous avons ←22 | 23→été confrontés à la nécessité d’analyser l’oxymore en nous appuyant sur les outils d’analyse de la Nouvelle critique, conçus pour d’autres traditions littéraires que l’espagnole.

La difficulté de comprendre la place de l’oxymore au croisement des figures a rendu nécessaire le chapitre 2, consacré à une étude linguistique et stylistique de la figure. Dupriez considère que l’oxymore ou alliance de mots consiste à « rapprocher deux termes dont les significations paraissent se contredire » et il propose, dans Gradus, une approche de cette figure que l’on retrouve dans de nombreuses rhétoriques et dictionnaires récents, le plus souvent assortie d’observations sur la fonction de l’oxymore et sur ses formes syntaxiques les plus répandues (souvent un substantif et un adjectif). Mais les points de convergence s’arrêtent là. Les paroles rassurantes de Roland Barthes et de Paul Ricœur – « une expression métaphorique aussi simple que l’oxymore… » – sur la simplicité de cette figure sont une maigre consolation pour qui tente de suivre son cheminement dans les ouvrages de rhétorique.

Voici un aperçu un peu provocateur de quelques désaccords que nous étudierons dans le détail dans la première partie de cet ouvrage : à l’instar de Fontanier, qui reprend le terme de paradoxisme créé par Beauzée et le définit comme alliance de mots, de nombreux théoriciens rapprochent l’oxymore du paradoxe, parfois de l’antithèse (H. Lausberg). On nous dit ailleurs qu’il constitue une négation de l’antithèse (J. Klinkenberg, L. Cellier), que tout rapport avec elle est fantaisiste et qu’il appartient de facto, au domaine des métasémèmes (Groupe µ). Le voilà considéré comme un trope, proche de la métaphore (R. Martin, H. Weinrich). Les deux termes mis en contact sont contradictoires pour les uns (Martineau), contraires pour d’autres (J. Cohen). La levée de la contradiction apparente dans l’oxymore pose problème, autant que sa place dans le système des tropes. Alors que des recherches philosophiques et linguistiques récentes (M. Prandi, N. Charbonnel) remettent l’accent sur l’importance d’un système des tropes rejeté naguère et sur la pertinence de la distinction entre figures de mot et figures de pensée (catégorie rejetée par J. Cohen), l’oxymore, au croisement de ces deux catégories, voit sa définition changer en fonction des systèmes présidant à l’ordonnance de la rhétorique. Ainsi, quand la linguistique générale et la nouvelle critique ont remis en question le bien-fondé des catégories de figures de pensée et de figures de mot, les plus difficiles à classer ont été valorisées. Voilà sans doute une des raisons de l’intérêt soulevé par l’oxymore dans les années 1970. Sa concision apparente cette figure à un trope, tandis que ←23 | 24→ses liens avec des figures caractéristiques de la rhétorique judiciaire et de la dialectique, le paradoxe et l’antithèse, la situent davantage du côté des figures de l’argumentation. En repensant la catégorie des figures de pensée pour distinguer entre figures micro et macrostructurales, Georges Molinié note que l’oxymore, figure d’une caractérisation non pertinente totalement antithétique par rapport au caractérisé, suppose qu’il y a antithèse, tandis que l’antithèse ne repose pas nécessairement sur la présence d’un oxymore. Partisan d’une généralisation de la figure, Bertrand Rougé suggère dans sa préface à Oxymores, collectif de la collection « Rhétoriques des arts » dirigé par ses soins, l’idée d’« œuvre-oxymore », d’une large utilité pour différents langages artistiques14. On trouve dans ce collectif des essais relatifs à la peinture de Magritte et au cinéma de Michael Powell et Emeric Pressburger, écrits par Jean Arrouye et Jean-Louis Leutrat, qui montrent la possible extension de l’oxymore à des langages artistiques autres que la littérature. L’usage de l’oxymore par les politiciens inspire également à Bertrand Méheut un ouvrage très critique, Politique des oxymores, consacré à la récupération de la figure dans des discours démagogiques15.

La question de savoir si cette figure peut être ou non considérée comme un trope divise les critiques et mérite une attention particulière. Elle est à l’origine d’une approche phénoménologique de l’oxymore. Le genre même du nom n’est pas fixé (O. Reboul et le Groupe µ le mettent au féminin, et nous avons trouvé un emploi au féminin en 1913). D’aucuns lui préfèrent oxymoron pour cette raison (Morier), et parce que le terme francisé est de création récente (nous l’avons trouvé dans Les échos de la poésie, de Joseph La Planche, en 1851, comme synonyme d’antilogie). ←24 | 25→Seul « oxymoron » figure dans le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey (1992).

Moins étudié que l’ironie, figure « noble » considérée comme un trope depuis la rhétorique classique, et étudiée comme tel par C. Kerbrat-Orecchioni, Philippe Hamon ou Laurent Perrin16, l’oxymore présente l’intérêt de tendre vers une unité des contraires. Pour mieux comprendre le fonctionnement de cette figure dans des contextes très différents, nous avons tenu compte d’articles ou d’ouvrages sur l’oxymore dans des textes éloignés dans le temps, d’auteurs et de littératures diverses et dont l’ambition est davantage l’étude d’une œuvre qu’une théorisation. La bibliographie existant sur l’oxymore est dispersée, parce que cette figure a davantage été traitée comme un élément parmi d’autres au sein d’une étude consacrée à un auteur que dans des études théoriques étendues qui lui seraient consacrées. Le travail de compilation bibliographique a été long et forcément lacunaire, mais, pour ces mêmes raisons, il a paru justifié. Hormis un article de Jean-Gérard Lapacherie, « Des oxymores et de la pensée oxymorique », qui s’inspire principalement de la critique de langue française, nous ne connaissons pas d’historique de la notion qui fasse le point sur les apports théoriques utiles pour son interprétation17.

La poésie espagnole contemporaine est l’objet de la deuxième partie, « Au soleil noir du sens ». La littérature espagnole des années 1920 et 1930 se caractérise par une polarisation sémantique, qui est le résultat d’une évolution esthétique amorcée durant le romantisme. La polarisation est une des trois modalités privilégiées de l’analogie évoquées par Genette dans Mimologiques : tautologique, polarisatrice et hypogrammatique. Le romantisme espagnol prend acte de la tendance à une représentation contrastée du monde que l’on constate chez Victor Hugo ou Coleridge. Les jeux de contraste sont particulièrement riches dans les œuvres de Larra et Bécquer. Ils sont au service d’une critique ironique de la société (comme dans « El reo de muerte ») ou expriment le ressentiment et le désarroi d’un sujet scindé (dans Rimas). Pour Genette, la valorisation de l’analogie est un processus historiquement vérifiable : « de Mallarmé à ←25 | 26→Saussure ou de Novalis à Jakobson, on retrouve un peu partout une triple valorisation de la relation analogique entre signifiants (homonymies, paronomases, etc.), entre signifiés (métaphores) et entre signifiants et signifiés (motivation mimétique) »18. La deuxième partie de ce livre approfondit cette réflexion dans la poésie espagnole de l’âge d’argent en s’appuyant sur un corpus de trente recueils, choisis dans la période 1916–1936. L’étude n’aborde pas chacun des recueils séparément, mais l’ensemble des oxymores relevés dans le contexte culturel avant-gardiste où ils prennent sens.

Ces oxymores mettent en œuvre une dialectique ou une dialogie des termes en présence. Les corrélats ont entre eux un rapport d’opposition fondé sur le contraste lexical et la contradiction syntaxique. La sémantique polaire à l’œuvre dans cette poésie se traduit par une quête de l’intensité, susceptible de produire chez le lecteur une émotion. Elle permet la construction d’un texte selon un système binaire, qui relève de l’artistique, tout en tenant compte de la figure du lecteur. Ainsi, Machado explique Bécquer comme un poète des contrastes, parce que sa propre pensée tend à la polarisation durant une période, le tournant de années 1900, qui se caractérise en Espagne par la réception de la philosophie de Schopenhauer.

Le principe de contradiction connaît une certaine généralisation en Espagne aux alentours de 1900. Il est d’abord l’objet d’une théorisation dans le cadre d’une pensée rhétorique au sens large, dans des essais comme El sentimiento trágico de la vida ou Agonía del cristianismo de Unamuno. La pensée dialectique d’Unamuno, pivot de ce qu’il décrit comme conscience agonique, se situe au carrefour de la réception des philosophes allemands et de sa formation d’helléniste. Le professeur de grec de l’Université de Salamanque trouve un modèle de pensée dans la maïeutique, comme Machado plus tard avec Juan de Mairena. La conception valéryenne de l’aporie connaît un retentissement considérable dans les milieux intellectuels espagnols, où elle est connue en même temps que le débat sur la poésie pure.

Pour des hommes pétris de culture classique, l’esthétique est comprise dans un sens très large, qui englobe aussi la formation du citoyen chez Machado et le religieux chez Unamuno. La démesure et la polarisation qui caractérisent le style et l’esthétique d’Unamuno trouvent un écho ←26 | 27→dans ses postures éthiques. Le premier tiers du XXe siècle espagnol illustre plutôt, chez les intellectuels progressistes, un décalage entre une esthétique du paroxysme et une morale du juste milieu, inconséquence dont Kierkegaard réclamait l’absolue nécessité. Les mêmes écrivains qui prônent dans la politique et l’éducation un positivisme inspiré par le krausisme se font l’écho, dans leurs œuvres, de la pensée de Nietzsche19. En 1900, la contradiction est, à la fois, la manifestation d’une transgression politique et religieuse ; la première, collective, s’inscrit dans le sillage du regeneracionismo ; la deuxième est centrée sur l’individu. Le souci ontologique s’exprime dans la poésie modernista par une quête des essences. L’image, dans la poétique symboliste, est un moyen d’accès à l’essentiel, avant de devenir, pour les poètes d’avant-garde, la finalité du texte même. Le traitement poétique de la nature dans les œuvres d’Antonio Machado ou Juan Ramón Jiménez est un moyen de mettre en valeur le sujet et sa quête identitaire, sa portée est toujours ontologique.

Le passage du modernismo aux avant-gardes illustre un clivage de pensée bien réel. Le changement de statut de l’essai, idéologique et politique en 1900 et beaucoup plus orienté vers des questions d’esthétique dans les années 1920, est révélateur. Une esthétique qui est l’illustration d’une pensée – comme dans « El Cristo de Velázquez » d’Unamuno – laisse la place à une pensée qui s’appuie sur l’esthétique. Ainsi, rechercher les traces de la pensée nietzschéenne dans le roman des années 1900–1910 conduit G. Sobejano à examiner tel personnage de Baroja, tandis que l’héritage du philosophe dans les années 1920 se manifeste moins sur le plan de la citation que dans la structure générale des œuvres et la priorité donnée à l’esthétique. En outre, la prédominance des thèmes d’esthétique dans les essais des années 1920 et 1930 va bien au delà des disciplines littéraires et artistiques puisqu’elle imprègne le discours scientifique ; Gregorio Marañón, notamment, se fonde sur des études médicales au sujet des alumbrados pour expliquer les origines du mythe de Dom Juan20.

Ce que Genette a appelé une « rhétorique restreinte », c’est-à-dire la progressive spécialisation du champ de la rhétorique à une « figuratique » ←27 | 28→durant le tournant du XIXe et du XXe siècle, se manifeste par une littérature de plus en plus centrée sur le langage et qui trouve en elle-même, ou en la réflexion esthétique, sa finalité. L’autoréférentialité devient la norme dans la poésie espagnole de 1900. La réflexion sur l’écriture est également centrale dans la création romanesque dès la fin du XIXe siècle comme le montre Carole Fillière dans L’esthétique ironique de Leopoldo Alas Clarín21.

Au cours des années 1910 et 1920, la rhétorique perd son rôle dans la transmission du savoir. La crise du positivisme fait de l’ironie le moyen privilégié de la transgression dans la littérature d’idées, en Espagne comme ailleurs. Dans Tractatus (1922), Wittgenstein cherche les conditions de possibilité d’une formalisation de la logique qui contribue à dépouiller la rhétorique de sa dimension démonstrative et dans Holzwege (1935–1946), Heidegger met en cause la faculté du langage de construire d’un savoir objectif. Dans les années 1920, l’ironie exprime une transgression, mais à des degrés divers ; c’est un instrument au service d’une critique de la société (volontiers sarcastique chez Dalí, par exemple) ou bien une forme de détachement vis-à-vis de propos qui s’en trouvent relativisés (comme chez Ortega). Une rhétorique de l’ironie dans l’Espagne des années 1920 pourrait tenir compte de ses affinités avec des aspects structurels de différents genres : le dialogisme en poésie ; la polyphonie énonciative dans le roman, inspirée par Joyce, Woolf, ou Faulkner, la tendance de la farce au paroxysme au théâtre. Le dédoublement ironique ou oxymorique instaure une forme de lecture à double foyer, que l’on pourrait qualifier, à la suite de Gracián, d’amphibie, en adoptant l’image d’une double respiration, inspirée par le sentier de verre et de lauriers – anfibio sendero – emprunté par la gitane Preciosa dans Romancero gitano de Federico García Lorca.

La transgression du principe de contradiction est au carrefour de la pensée et de l’esthétique, du discursif et de l’image, de l’argumentation et de la représentation. Cette transgression constitue à la fois un mode de remise en question de la pensée ou du discours et une forme de construction artistique parfaitement autoréférentielle. La forme par antonomase de l’ironie, l’antiphrase, est sa manifestation formelle privilégiée. Le va-et-vient entre deux figures, l’ironie et l’oxymore, formalise une quête du sens ←28 | 29→de la littérature qui se produit durant le premier tiers de siècle, et amorce un tournant décisif avec les avant-gardes. Si ces deux figures sont basées sur la contradiction, elles se différencient du point de vue de leur sémiose, c’est-à-dire de leur signification globale dans le contexte littéraire et artistique et la diversité des lectures possibles. Ces figures ouvrent la voie à deux manières de s’interroger sur le littéraire, de se situer par rapport à un héritage, de donner une signification aux œuvres et de concevoir le lien social. L’ironie, plutôt qu’un outil au service d’une pensée, constitue une remise en cause du discours, une structure, un détachement vis-à-vis de ce qui est dit. Antonio Regalado voit dans l’ironie d’Ortega une défiance vis-à-vis de toute conviction22. Les essais d’Ortega doivent être interprétés, à la manière de textes littéraires, comme des édifices de sens virtuel. Ils portent en creux leur dimension dialogique, à une époque proche de celle où Bakhtine a conçu cette notion en l’appliquant à l’œuvre de Dostoïevsky23.

Pourquoi choisir l’oxymore plutôt que l’ironie ? Dans la structure de l’oxymore tel qu’il est aujourd’hui conçu, la contradiction est figée autour de ce que Richard Martin appelle un « déséquilibre stable »24, au sein d’un syntagme qui permet à l’analyse de s’attacher à une forme constituée précise. Ce qui n’est pas figé, ce sont les modalités de développement de la contradiction, sa sémantique, les ruptures dans le sens qu’elle crée, ce qu’elle affirme être contradictoire ou non. L’innovation est dans le sémantique au sens large et n’engage pas uniquement les oppositions absolues ; nous verrons comment l’opposition se décline en contradictions, en syllogismes implicites ou formulés, en simples contrastes, en contraires. Comment elle devient ligne, comment elle se narrativise en successions, en intermittences, en cadence ; comment elle devient mélodie, contrepoint, rupture, avant de regagner, au sein du texte, une convergence d’ordre artistique avec d’autres formes.

Résumé des informations

Pages
394
ISBN (PDF)
9782807613782
ISBN (ePUB)
9782807613799
ISBN (MOBI)
9782807613805
ISBN (Broché)
9782807613812
DOI
10.3726/b16696
Langue
français
Date de parution
2020 (Juin)
Published
Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 394 p.

Notes biographiques

Zoraida Carandell (Auteur)

Zoraida Carandell est Professeure de Littérature et Civilisation de l’Espagne contemporaine à l’Université Paris Nanterre depuis 2012. Ses travaux portent sur l’histoire culturelle et littéraire du vingtième siècle espagnol et sur les formes poétiques et théâtrales.

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Titre: Le soleil noir du sens
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