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Traces et ratures de la mémoire juive dans le récit contemporain

de Valentina Litvan (Éditeur de volume) Claire Placial (Éditeur de volume)
©2021 Collections 268 Pages

Résumé

Ce volume collectif propose une étude comparative sur les traces de la judéité dans la littérature contemporaine. La question initiale est d’explorer en quoi le récit littéraire peut continuer à transmettre une mémoire juive et de quelle mémoire il s’agit. En effet, il interroge la place d’une mémoire juive qui tout en étant historique et collective s’exprime dans les différentes écritures comme étant ancestrale et transmise de multiples façons, notamment à travers l’intertextualité et les livres.
Bien qu’il s’agisse de proposer des lectures de textes littéraires, les approches sont donc interdisciplinaires : on y trouve autant de la sociologie littéraire que de l’histoire littéraire, de la traduction ou encore de la philosophie politique…

Table des matières

  • Cover
  • Title
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • I Inscrire la judéité
  • Écrire et transmettre dans la blessure de l’Histoire
  • Le lien entre écriture et identité : le cas des écrivains juifs contemporainsde langue française
  • II Parcours et filiation
  • L’être juif et le devoir de mémoire chez Albert Memmi
  • Entre traces et ratures. La place ambivalente de l’Allemagne dans les récits de vie de Gershom Scholem
  • Traces de la mémoire juive dans la littérature de langue tchèque depuis 1989
  • Réappropriation de l’histoire juive dans la littérature est-allemande après la chute du Mur : Jakob Hein et Wladimir Kaminer
  • Le fils écrivain et la transmission paternelle chez Philip Roth et Daniel Mendelsohn
  • III Le livre troué
  • Une littérature du dibbuk
  • Réinvention de la tradition juive dans la poésie argentine contemporaine :
  • Sous la couture, le fil de bâti : la lisière du récit dans l’oeuvre de Robert Bober
  • Actes de mémoire : Mémoire et Judaïsme dans l’oeuvre théâtrale et littéraire de Liliane Atlan (1932–2011)
  • Entre écriture moderne et rythmes anciens : Esther Orner
  • André Schwarz-Bart : détruire le livre
  • IV Être entre les langues
  • Le yiddish en traduction : une scénographie de l’enquête mémorielle
  • Traduire la langue absente : l’oeuvre de la poétesse yiddish Rajzel Zychlinski en langue allemande
  • Être Juif par la re-traduction biblique ? Erri De Luca et Guido Ceronetti, deux « écrivains-traducteurs »
  • Index

VALENTINA LITVAN ET CLAIRE PLACIAL

Université de Lorraine, Ecritures

INTRODUCTION

Quand le Baal Shem Tov avait une tâche difficile à accomplir, il se rendait à un certain endroit dans la forêt, allumait un feu et se plongeait dans une prière silencieuse ; et ce qu’il avait à accomplir se réalisait. Quand, une génération plus tard, le Maggid de Meseritz se trouva confronté à la même tâche, il se rendit à ce même endroit dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, mais nous savons encore dire la prière » ; et ce qu’il avait à accomplir se réalisa. Une génération plus tard, Rabbi Moshe Leib de Sassov eut à accomplir la même tâche. Lui aussi alla dans la forêt et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne connaissons plus les mystères de la prière, mais nous connaissons encore l’endroit précis dans la forêt où cela se passait, et cela doit suffire » ; et ce fut suffisant. Mais quand une autre génération fut passée et que Rabbi Israël de Rishin dut faire face à la même tâche, il resta dans sa maison, assis sur son fauteuil, et dit : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même plus l’endroit dans la forêt, mais nous avons encore raconté l’histoire » ; et l’histoire qu’il raconta eut le même effet que les pratiques de ses prédécesseurs.

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Cette légende hassidique1 invite à réfléchir sur le récit en tant que noyau de la transmission du judaïsme. Comment peut-on, pour reprendre l’expression d’Amos Oz et de sa fille, Fania Oz-Salzberger, être « Juifs par les mots2 » ? Comment s’inscrire dans la judéité, comment l’inscrire dans le texte ? Dans quelle mesure l’écriture permet-elle une mise en oeuvre de la judéité ? Comment écrire la judéité, dans le sens que donne Albert Memmi3, en tant que sentiment subjectif d’appartenance ? C’est à ces interrogations que le présent ouvrage se propose de répondre à partir d’oeuvres littéraires contemporaines diverses dans leurs genres et dans leurs langues.

Il convient donc de dépasser les nombreuses tentatives de définir une « littérature juive » par l’identité juive des écrivains ou par la présence de motifs proprement juifs dans les oeuvres (à savoir la communauté et son histoire, le folklore, les mouvements migratoires, etc.) En nous attachant certes à l’analyse de textes d’écrivains d’ascendance juive, nous ne nous limitons pas pour autant à l’origine juive arbitraire de l’écrivain ni à l’étude de thématiques ou de motifs réputés juifs des oeuvres. Notre point de départ est au contraire de nous demander dans quelle mesure la littérature en tant que récit joue un rôle de transmission ou de reconquête du judaïsme, au-delà de toute reconnaissance immédiate ou plus évidente d’appartenance. À la suite des travaux de Philippe Zard4 sur les judaïsmes apocryphes, il ne s’agira pas de confondre les textes de fiction avec un discours normatif, mais de comprendre quels sont les liens singuliers de chaque écrivain, entre judéité et écriture, les modalités originales par lesquelles judaïser le texte.

Nous pouvons en ce sens nous demander d’une part de quelle mémoire il s’agit : historique, religieuse, culturelle, familiale… D’autre part, par quels moyens le récit arrive-t-il à faire passer cette mémoire, entre une « mémoire ancrée dans le passé » et une « sacralisation des cendres », pour reprendre des expressions empruntées respectivement à Régine Robin et à Maurice-Ruben Hayoun.

Cette question rejoint par ailleurs l’idée exprimée par Yosef Hayim Yerushami dans Zakhor5 (souviens-toi !), selon laquelle l’impératif de mémoire résonne chez les Juifs depuis les temps bibliques tant par les rites que par le récit.

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D’un point de vue historique, l’affaire Dreyfus en France, puis le sionisme sont au coeur de la réflexion sur le judaïsme du xxe siècle en Europe ; la Shoah a introduit une rupture radicale dans toute considération du judaïsme. D’un point de vue littéraire la « Lettre au père » de Kafka avec le reproche à son géniteur de ne pas avoir su lui transmettre le sens d’une tradition désormais réduite à des rituels purement extérieurs semble s’imposer pour mettre en évidence l’étiolement d’une tradition considérée comme ensemble de rites et pratiques, un aspect qui est déjà présent dans la légende hassidique citée par Scholem. Mais au-delà de la transmission des pratiques au sein d’une communauté partageant un même destin historique, quel rôle revient à la littérature comme mode de cristallisation d’une mémoire du judaïsme ?

La question se pose en effet à nouveaux frais dans la littérature de la seconde moitié du xxe siècle à nos jours : désormais, la littérature de témoignage de la Shoah ne semble plus répondre à une urgence, tandis qu’au phénomène de l’assimilation s’ajoute celui de la globalisation. De quelle mémoire parle-t-on donc aujourd’hui ? Quelles sont les possibilités de transmission pour et par la littérature ? Quelles formes prend le judaïsme ou la judéité dans les productions littéraires ? À quels moments de sa trajectoire littéraire un écrivain fait-il parler son judaïsme ou sa judéité dans les textes, consciemment ou inconsciemment ? Et pourquoi ? Quelles en sont les nouvelles modalités littéraires, stylistiques, mais également les changements, d’un point de vue sociologique, du positionnement de l’écrivain dans un champ donné ou de réception à son époque ? Comment le judaïsme s’articule-t-il au rattachement à une communauté nationale ou linguistique spécifique, et quels contrastes existent entre ces différentes communautés – argentine, américaine, française, israélienne… ? Enfin, quel est le rapport de ces écrivains aux différentes langues qui les traversent et qu’ils emploient : langues maternelles, langues nationales, langues juives ?

S’il est capital de s’écarter de tout essentialisme, il est aussi nécessaire de s’interroger sur l’évolution de la mémoire d’une tradition dont le récit littéraire, circonscrit dans chaque contexte national et linguistique, continue de se faire l’écho jusqu’à nos jours. Que ce soit par le choix de la continuité ou par la rupture, les écrivains juifs de différentes littératures contemporaines se voient confrontés à cette mémoire dont ils sont porteurs, à bon escient ou non, par leurs récits.

Le volume propose une structure en quatre sous-titres, facilitée par les différentes approches littéraires des articles. L’ordre des textes présentés ne répond donc qu’à la volonté d’offrir une possible lecture cohérente de l’ensemble, sans en limiter les multiples liens et correspondances existants entre les différents articles.

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Dans la première section du volume, « Inscrire la judéité », les travaux d’Anny Dayan Rosenman et de Clara Lévy établissent un premier panorama de la question à partir des auteurs d’expression française. Tandis que le point de départ de Clara Lévy correspond à une tentative de systématisation davantage sociologique sur littérature et judéité, Anny Dayan Rosenman s’interroge sur la place de l’Histoire dans la transmission littéraire d’une mémoire.

Sur ces bases, la deuxième section approfondit plus spécifiquement les dynamiques de « Parcours et filiation ». Les « parcours » dont il s’agit ici sont aussi bien des parcours dans le temps que des parcours dans l’espace, mettant en jeu une filiation, au sens propre, au sein de la famille et du lien entre les générations, mais aussi au sens métaphorique. L’émigration et son contrepoint l’alya, le changement des régimes politiques voire le déplacement des frontières, imposent de penser à nouveaux frais la façon dont les écrivains s’inscrivent dans leur judéité. Les deux premiers articles, de Gleya Maatallah et de Sonia Goldblum, posent la question des traces et des ratures à travers les figures de deux grands ancêtres dans la réflexion sur la judéité : respectivement Albert Memmi et Gershom Scholem, dont les textes servent de fil conducteur à une première partie du livre centrée autour de l’affirmation ou de la construction de la judéité par et dans l’écriture. La remise en cause par Scholem de la « symbiose judéo-allemande » trouve ainsi des échos non seulement dans le travail de Martine Benoît sur la littérature est-allemande après la chute du Mur, mais également dans celui de Marie-Odile Thirouin sur la littérature de langue tchèque. Face à l’aporie de l’inclusion politique d’une mémoire pourtant escamotée jusqu’après la chute du mur, l’inscription dans l’histoire familiale s’avère être une des voies de la reconquête de cette mémoire juive et de l’identité, ce que montre, dans un tout autre espace géographique, Tanguy Wuillème à travers les exemples de Philip Roth et Daniel Mendelsohn.

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C’est davantage dans l’exploration des vides, des trous laissés par l’histoire, par une transmission manquée, que s’inscrit la troisième partie du livre, « Le livre troué ». L’article liminaire de Maxime Decout évoque ainsi « une littérature du dibbuk », du nom de cet esprit malin de la tradition ashkénaze, qui hante les vivants et leur cherche noise. C’est donc sous le signe de la hantise, de la revenance, de l’insupportable présence de vides ou d’absences qui viennent grever l’existence, que s’inscrivent les travaux qui suivent. L’article que Valentina Litvan consacre aux poètes argentins du Rio de la Plata montre que l’« impossible récit » ne touche pas que la prose européenne, dans un contexte pourtant très différent (celui d’une intégration des immigrés juifs qui contribuent à fonder la Nation argentine). Ce sont aussi les traces invisibles que met en évidence Michèle Tauber, en évoquant la lisière du récit chez Robert Bober, à travers la figure du « fil de bâti » qui disparaît sous la couture définitive. Les deux articles de Yehuda Moraly sur la dramaturge et poétesse Liliane Atlan et de Guylain-David Sitbon sur la poétesse et traductrice Esther Orner illustrent deux destins d’autrices à la destinée en bien des aspects parallèles : francophones et d’expression française même après leur alya, leur écriture reste habitée par une absence dont les traces se font sentir en filigrane – absence des morts de la Shoah, absence de la langue yiddish. Cette écriture autour du vide culmine enfin avec la destruction pure et simple du livre et le refus d’écrire autrement que « pour les murs de [sa] chambre », sans publier, tel que l’expose Francine Kaufmann à partir de l’oeuvre d’André Schwartz Bart.

C’est pour finir la question des langues qui est traitée dans la quatrième partie, « Être entre les langues », même si les enjeux linguistiques ont naturellement affleuré dans l’ensemble du volume, et notamment dans la troisième partie. La question du statut du yiddish, langue qui a frôlé l’anéantissement lors de la Shoah et dont la plupart des Juifs d’Europe n’ont plus la maîtrise, au contraire de leurs grands-parents, est au coeur de cette « scénographie de l’enquête mémorielle » que propose Nelly Wolf autour de l’enjeu du document en yiddish dans l’écriture mémorielle d’auteurs français contemporains. Caroline Puaud quant à elle pose la question de la traduction de « la langue absente » en allemand à travers l’exemple des oeuvres de la poétesse yiddish Rajzel Zychlinski. Pour finir, c’est l’hébreu qui est au coeur du travail consacré par Élise Montel-Hurlin à Erri De Luca et Guido Ceronetti, deux « écrivains-traducteurs », non-juifs de naissance qui moyennant la traduction choisissent d’hébraïser les textes.

L’étude comparatiste à partir de l’analyse de différents écrivains français, espagnols, italiens, américains, argentins, marocains, russes ou israéliens, entre autres nationalités, avec leurs contextes socioculturels et politiques particuliers, et dans les différentes langues d’écriture, devrait nous permettre d’explorer non seulement les constantes et les invariants, mais également les singularités dans l’expression d’une judéité à l’oeuvre, pleinement sécularisée, et au moment même où les littératures nationales sont mises en question.


1Reprise ici de Gershom Scholem (Les Grands Courants de la mystique juive, Payot, [1941] 2014, p. 505) et reprise, entre autres, par Elie Wiesel (Célébrations hassidiques, Seuil, Points Sagesse, 1976, p. 173) ou Giorgio Agamben (Le feu et le récit, Payot & Rivages, 2015, p. 7).

2A. Oz et F. Oz-Salzberger, Juifs par les mots, Gallimard, 2012.

3A. Memmi, Portrait d’un juif, Gallimard, 1962.

4P. Zard, De Shylock à Cinoc Essai sur les judaïsmes apocryphes, Paris, Classiques Garnier, 2017.

5Y. H. Yerushalmi, Zakhor. Histoire juive et mémoire juive, Gallimard, 1984.

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I Inscrire la judéité

Résumé des informations

Pages
268
Année
2021
ISBN (PDF)
9782807614901
ISBN (ePUB)
9782807614918
ISBN (MOBI)
9782807614925
ISBN (Broché)
9782807614895
DOI
10.3726/b17776
Langue
français
Date de parution
2021 (Avril)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 268 p.

Notes biographiques

Valentina Litvan (Éditeur de volume) Claire Placial (Éditeur de volume)

Valentina Litvan, maîtresse de conférence à l’Université de Lorraine (Metz) et membre du laboratoire Écritures depuis 2010, est spécialiste en études hispaniques, en particulier sur la littérature contemporaine du Rio de la Plata. Sa thèse s’intitulait « Susana Soca et le champ littéraire uruguayen : projet culturel, pratique et image d’écrivain » et ses sujets de recherche actuels portent sur les liens entre judéité et littérature contemporaine. Claire Placial, maîtresse de conférence en littérature comparée, membre du laboratoire Écritures, est spécialiste d’histoire et de théorie de la traduction. Ayant consacré sa thèse à l’histoire des traductions du Cantique des cantiques en langue française, elle a contribué à l’Histoire des traductions en langue française (Verdier, 2012-2019). Également traductrice, elle a notamment traduit les Tableaux de voyage de Heinrich Heine.

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