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Effort environnemental et équité

Les politiques publiques de l’eau et de la biodiversité en France

de Valérie Deldrève (Éditeur de volume) Jacqueline Candau (Éditeur de volume) Camille Noûs (Éditeur de volume)
©2021 Collections 534 Pages
Open Access
Série: EcoPolis, Volume 34

Résumé

Cet ouvrage contribue, à travers la notion d’effort environnemental, au débat sur les relations entre équité et efficacité des politiques publiques. Quel est l’effort environnemental demandé et quelle est sa répartition sociale ? Quels principes y président et quels sentiments de justice ou d’injustice sont générés ? En quoi les politiques environnementales qui requièrent cet effort contribuent-elles à créer, renforcer ou diminuer les inégalités sociales et environnementales existantes ? Il explore l’hypothèse, inspirée des controverses présentes dans la littérature, d’un effort environnemental plus élevé des populations les plus vulnérables socialement, indépendamment de leur plus faible impact sur l’environnement. Elle est mise à l’épreuve de deux politiques environnementales sectorielles : celle des parcs nationaux pour la biodiversité et celles des mesures agro- environnementales européennes et captages Grenelle pour l’eau. Les cas d’étude choisis dans des territoires de l’hexagone ou ultra-marin sont analysés depuis les points de vue post-colonial, d’écologie politique et de justice environnementale. Ils ont permis de cheminer vers une conceptualisation de la notion d’effort environnemental.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Auteurs
  • INTRODUCTION GÉNÉRALE
  • PARTIE 1 DES PROCÉDURES ET DES INSTRUMENTS À L’ŒUVRE. L’EFFORT ENVIRONNEMENTAL DEMANDÉ ET SA RÉPARTITION SOCIALE
  • Chapitre 1 Réguler les usages au nom de leurs impacts. Principes et sentiments d’injustice dans deux Parcs nationaux français (Ludovic Ginelli, Valérie Deldrève, Cécilia Claeys, Marie Thiann-Bo Morel)
  • Chapitre 2 La traduction de l’effort environnemental sur l’évolution des politiques touristiques à La Réunion. Un impact réel ou une continuité historique ? (Bernard Cherubini)
  • Chapitre 3 Ségrégation environnementale et risques industriels. Les populations à bas revenu de la métropole Aix-Marseille-Provence sont-elles plus exposées aux sites Seveso ? (Baptiste Hautdidier, Yves Schaeffer, Mihai Tivadar)
  • Chapitre 4 Inaccessible équité des politiques de protection des ressources en eau. Des communautés de justice à (re)penser (Alexandre Berthe, Jacqueline Candau, Sylvie Ferrari, Baptiste Hautdidier, Vanessa Kuentz-Simonet, Charlotte Scordia, Frédéric Zahm)
  • PARTIE 2 DES PUBLICS. L’INÉGAL EFFORT RESSENTI
  • Chapitre 5 Réserves et zones de non prélèvement. Un effort environnemental équitable ? (Cécilia Claeys, Valérie Deldrève)
  • Chapitre 6 Dynamiques conflictuelles dans les Parcs nationaux de La Réunion et des Calanques (Anne Cadoret, Clarisse Cazals, Mody Diaw, Sandrine Lyser)
  • Chapitre 7 Habiter un milieu en marge. Quels enseignements pour la notion d’effort environnemental ? (Arlette Hérat, Béatrice Mésini)
  • Chapitre 8 Quand injustice ressentie et inégalité environnementale ne vont pas de pair. Étude de l’effort demandé aux agriculteurs pour améliorer la qualité de l’eau (Jacqueline Candau et Anne Gassiat)
  • Chapitre 9 Méfiez-vous de l’eau qui dort. Les dessous du robinet, conférence gesticulée (Aurélie Roussary)
  • PARTIE 3 LA FABRIQUE DE L’INÉGAL EFFORT ENVIRONNEMENTAL
  • Chapitre 10 Ce que l’accès à l’eau agricole dit de la fabrique des inégalités environnementales à La Réunion (Jacqueline Candau et Aurélie Roussary)
  • Chapitre 11 De l’Éden à l’hot spot. Récits et contre-récits du déclinisme environnemental à La Réunion (Vincent Banos, Bruno Bouet et Philippe Deuffic)
  • Chapitre 12 Réforme des Parcs Nationaux Français et Parc national de La Réunion, une genèse partagée (Bruno Bouet)
  • Chapitre 13 De l’importance de l’approche socio-historique et de la vigilance au regard situé (Marie Thiann-Bo Morel et Aurélie Roussary)
  • Chapitre 14 Mobilisations environnementales et pollutions en héritage dans le contexte du Parc national des Calanques (Carole Barthélémy, Xavier Daumalin, Valérie Deldrève, Arlette Hérat)
  • Chapitre 15 Attachement aux espaces de nature et engagements. L’évolution d’un quartier aux portes du Parc national des Calanques (Arlette Hérat, Valérie Deldrève)
  • CONCLUSION GÉNÉRALE
  • Des enseignements transversaux. Révéler et comprendre l’inégal effort environnemental
  • Titres de la collection

Auteurs

Vincent Banos

INRAE, ETBX, F-33612 Cestas, France

Carole Barthélémy

LPED, Aix Marseille Université-IRD, UMR 151, 13003 Marseille, France

Alexandre Berthe

Université de Rennes, LiRIS, EA 7481, F-35000 Rennes, France

Bruno Bouet

INRAE, ETBX, F-33612 Cestas, France

Anne Cadoret

Aix Marseille Univ, CNRS, TELEMMe UMR 7303, 13094, Aix-en-Provence, France

Jacqueline Candau

INRAE, ETBX, F-33612 Cestas, France

Clarisse Cazals

ETBX, INRAE, F-33612 Cestas, France

Bernard Cherubini

Institut de recherche Montesquieu – Université de Bordeaux

Cécilia Claeys

LPED, Aix Marseille Université-IRD, UMR 151, 130003, Marseille, France

Xavier Daumalin

TELEMME, Aix Marseille Université-CNRS, 13094 Aix-en-Provence, France

Valérie Deldrève

ETBX, INRAE, F-33612 Cestas, France

←19 | 20→Philippe Deuffic

INRAE, ETBX, F-33612 Cestas, France

Mody Diaw

ETBX, INRAE, F-33612 Cestas, France

Sylvie Ferrari

GREThA, UMR CNRS 5113, Université de Bordeaux, France

Anne Gassiat

INRAE, ETBX, F-33612 Cestas, France

Ludovic Ginelli

ETBX, INRAE, F-33612 Cestas, France

Baptiste Hautdidier

INRAE, ETBX, F-33612 Cestas, France

Arlette Hérat

ENSA Marseille, associée LPED, Aix Marseille Université-IRD, UMR 151, 13003 Marseille, France

Vanessa Kuentz-Simonet

INRAE, ETBX, F-33612 Cestas, France

Sandrine Lyser

ETBX, INRAE, F-33612 Cestas, France

Béatrice Mésini

Aix Marseille Univ, CNRS, TELEMME, Aix-en-Provence, France

Marie Thiann-Bo Morel

UMR 228 Espace-Dev, Université de La Réunion-IRD, 97490 Saint-Denis, France

Aurélie Roussary

INRAE, ETBX, F-33612, France ; sociologue indépendante, roussary@riseup.net

Yves Schaeffer

Université Grenoble Alpes, INRAE, LESSEM, F-38402 Saint-Martin-d’Hères, France

←20 | 21→Charlotte Scordia

INRAE, ETBX, F-33612 Cestas, France

Mihai Tivadar

Université Grenoble Alpes, INRAE, LESSEM, F-38402 Saint-Martin-d’Hères, France

Frédéric Zahm

INRAE, ETBX, F-33612 Cestas, France

Chapitre 1

Réguler les usages au nom de leurs impacts. Principes et sentiments d’injustice dans deux Parcs nationaux français

Ludovic Ginelli, Valérie Deldrève, Cécilia Claeys, Marie Thiann-Bo Morel

Introduction

L’effort environnemental demandé aux usagers des parcs nationaux varie dans son intensité comme dans ses modalités (restriction d’accès, interdiction, incitation aux « bonnes pratiques »…)1. Pour autant, toutes découlent d’un même cadrage des usages en tant qu’ « impact problématique » qui traverse l’histoire des parcs nationaux (Kalaora et Savoye, 1985 ; Larrère et al., 2009 ; Bouet et al., 2018) et influence la plupart des dispositifs de protection actuels. Nos terrains d’étude le confirment : différents acteurs (ONF, Conservatoire du littoral, Départements…) ont adopté ce cadrage des usages sur les espaces qu’ils gèrent (sites Natura 2000, forêts domaniales, réserves naturelles), et ce bien avant la création des Parcs nationaux de la Réunion et des Calanques, respectivement en 2007 et 20122. En résulte un consensus gestionnaire – bien au-delà des deux Parcs et de leurs périmètres – à propos de « l’impact » de la fréquentation et des prélèvements de ressources, principalement en termes de facteur d’érosion des sols, piétinement d’espèces protégées, dérangement de la faune, facteurs de propagation des espèces exotiques envahissantes, déchets, diminution de la ←57 | 58→biomasse/érosion de la biodiversité… L’histoire de la régulation des usages des parcs nationaux – également catégorisés, selon les périodes, en termes de « capacité de charge » et de « surfréquentation » – est éclairante pour notre propos, centré sur l’analyse d’un tel cadrage et de ses effets en termes d’effort environnemental. La catégorisation gestionnaire de « capacité de charge » – historiquement première en la matière – (Wagar, 1964) et le modèle des Parcs nationaux français, tous deux critiqués en raison de leur a priori négatif envers les usages anthropiques de la nature, ont été révisés pour intégrer certaines « attentes sociales ». En témoignent le concept de « social carrying capacity » et ses déclinaisons opérationnelles (Manning, 2007) ainsi que, au plan législatif, la réforme de 2006 qui vise à ouvrir la gouvernance des Parcs nationaux français aux populations locales. Pour autant, ces inflexions tendent à éluder la problématique des inégalités et de l’équité entre les différents publics des parcs nationaux et des espaces protégés. Présente en filigrane chez les précurseurs de la sociologie de l’environnement en France dans leur lecture bourdieusienne des pratiques socialement différenciées de la nature (Picon, 1978 ; Cadoret, 1985), cette problématique devient centrale dans des travaux plus récents de la Political Ecology (Ribot et Peluso, 2003) sur les parcs américains (Cronon, 1996). Elle reste d’actualité, par exemple dans les processus sélectifs de reconnaissance des usagers locaux des Parcs nationaux français (Bouet et al., 2018). Sans nier les effets écologiques des usages anthropiques de ces parcs (Ng, Leung et al., 2018 ; Pickering, 2010), notre approche sociologique interroge leur régulation en termes de principes de justice, toujours en jeu dans les politiques environnementales (Candau et Deldrève, 2015). Qu’elle soit justifiée en termes d’impact, de surfréquentation assimilée à un « danger » (Claeys et al., 2011) ou de « capacité de charge » (Deldrève et Michel, 2019), la régulation des usages des parcs implique un « effort environnemental », défini ici comme une mise à contribution aux coûts ou conséquences socialement différenciés, et donc potentiellement injuste, des groupes sociaux aux politiques publiques à visée environnementale (Deldrève et Candau, 2014 ; chap. Deldrève et Candau, 2021). Qui définit l’effort environnemental demandé aux usagers et selon quels principes ? Quels publics sont mis à contribution, selon quelle intensité (effort fort/faible) et pour quelles formes d’efforts (limitation d’accès, interdiction de prélèvements…) ? Quels sentiments d’égalité ou d’iniquité de traitement en résultent ? Ces enjeux ressurgissent systématiquement au moment d’opérationnaliser les politiques de gestion/protection de la nature. Nos enquêtes de terrain sur des parcs nationaux français, menées dans le cadre de différents projets, s’en font l’écho (cf. encadré).←58 | 59→

Ce chapitre vise à discuter les enjeux associés à la définition et régulation de l’ « impact ». Une première partie analyse la question du nombre, à la fois dominante dans la littérature et très incarnée sur nos deux terrains d’étude. La seconde partie est consacrée à la régulation de l’ « impact » défini cette fois par la nature-même des usages, une forme de régulation bien identifiée dans les différents parcs mais que nous traiterons à partir du cas réunionnais, où elle est exacerbée par l’objectif prééminent de conservation de l’endémisme.

Données d’enquêtes

Ces analyses s’appuient sur nos contributions au projet ANR Effijie relatives à la production d’efforts environnementaux différenciés dans les Parcs nationaux de la Réunion (PNRun) et des Calanques (PNCal), et les sentiments d’équité ou d’iniquité exprimés par les usagers. Pour ce projet, les données collectées sont de type qualitatif : 94 entretiens ont été réalisés auprès de gestionnaires et propriétaires fonciers (chargés de mission et direction, ONF, Conseil Général, Conservatoire du Littoral, municipalités, etc.) de porte-parole associatifs et d’usagers les plus diversifiés possible en fonction de leur profil socio-économique, de leur représentation dans les instances des deux parcs, du type d’usage et de son ancienneté (randonnée, trail, VTT, sports de nature émergeants tels que swimrun, slackline, etc.), et du prélèvement de ressources naturelles (pêche, cueillette). Des observations (manifestations sportives, réunions) et l’analyse de divers documents (textes législatifs et règlementaires, chartes, notes, pétitions…) viennent compléter ces entretiens. Ce chapitre s’appuie aussi sur le projet « Capacité de charge de Porquerolles », Parc national de Port Cros (Michel et Deldrève, 2016–19), sur une analyse complémentaire d’un corpus de données recueillies dans le cadre du projet FHUVEL (Tatoni, 2013) et constituées de 125 entretiens semi-directifs et 629 questionnaires réalisés auprès d’usagers de trois sites des Calanques (Sormiou, la côté nord du massif de Marseilleveyre, Le Frioul). Enfin, il est alimenté par une analyse secondaire des données produites dans le cadre d’une recherche sur la mise en œuvre des « Plantations d’Espèces Indigènes à La Réunion » (PEIRun) : suivi des réunions avec les deux associations sollicitées par le Parc national de la Réunion, 15 entretiens avec les associatifs (bénévoles et salariés), 36 entretiens avec les riverains dont 14 récits de vie (Thiann-Bo, 2016).

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La Régulation par le nombre dans les parcs nationaux : principes et exceptions

Une approche classique au sein des PN : capacité de charge, impact et surfréquentation

Parmi les différentes catégorisations scientifico-gestionnaires des usages des parcs, celle de « capacité de charge » est la plus ancienne. Dans les Calanques et à La Réunion, les gestionnaires enquêtés tendent à raisonner avec ce cadre de pensée, bien qu’ils le convoquent moins explicitement que leurs homologues d’autres parcs nationaux français (tel celui de Port-Cros) et étatsuniens, pionniers dans l’application du concept au sein des parcs nationaux (Manning, 2007). La trajectoire de cette notion révèle plusieurs décennies de débats sur les usages des parcs et permet de situer celles d’ « impact » et de surfréquentation, davantage mobilisées dans la régulation des usages à la Réunion et dans les Calanques.

Les premières formulations en termes de « capacité de charge » (CC) sont avancées dans les années 1920–1930 (notamment par Léopold, 1933) à propos des populations animales dans une optique environnementaliste néo-malthusienne inquiète de leur croissance exponentielle face à des ressources alimentaires limitées (Manning, 2007). La première velléité de transposer ce postulat aux humains pour réguler les usages récréatifs et préserver l’intégrité des parcs nationaux américains daterait elle aussi du milieu des années 1930 (Manning, 2007 ; Göktuğ T. et al., 2015). En 1946, Wagar présuppose qu’en matière de CC, les populations humaines suivent les mêmes lois que celles énoncées à propos de la faune. Mais il éprouvera empiriquement – et révisera drastiquement – cette hypothèse en 1964, à la faveur des débats et écrits de l’Outdoor Recreation Resources Review Commission (Manning, 2007 : 19). L’écologie naissante est finalement la première à conceptualiser la notion de CC sous la plume d’Odum (1955), l’un des pères fondateurs de la discipline. La validation empirique des deux composantes de la théorie de la CC – croissance exponentielle des populations et dégradation irréversible des ressources –, déjà incertaine à propos des populations non-humaines (Mc Cool and Lime, 2001), s’avère plus problématique encore à propos des populations humaines, constate Wagar (1964) dans son étude pionnière sur la fréquentation des parcs américains. Dans les décennies suivantes, plusieurs reformulations insistent sur la dimension humaine de la CC : « social ←60 | 61→carrying capacity » (Manning, 1997 ; 2007) and « recreation carrying capacity » (Cole, 2001), et pondèrent l’approche déterministe/biologique. En dépit de ces remaniements, la CC reste critiquée pour sa difficile opérationnalisation, et pour son oscillation entre concept scientifique et norme de régulation des usages (Lindberg, Mc Cool et al., 1997 ; Mc Cool and Lime, 2001 ; Claeys et al., 2017 ; Deldrève et Michel, 2019).

Parallèlement, à partir des années 1970, alors que la transposition du concept écologique de CC aux populations humaines qui fréquentent les parcs est contestée, la notion d’impact opère un retour à une optique strictement écologique. Portée par quelques auteurs-clés tels Marion et Leung, la problématisation en termes d’impact suscite un champ de recherche spécifique de l’écologie de la conservation : la « recreation ecology ». Celle-ci convoque ses propres pères fondateurs (Bayfield et Liddle, en Grande Bretagne pour le premier puis en Australie pour le second) se revendique d’une méthode scientifique de mesure de l’impact des usages récréatifs (Leung et Marion, 2000 ; Marion et al., 2016). Ce sous-champ de l’écologie, focalisé sur les méthodes de mesure et les modélisations de l’impact, s’intéresse peu aux effets normatifs et sociaux de ces méthodes qui qualifient d’« indésirables » certains comportements dans les aires protégées (cueillette d’espèces protégées, bruit, déchets…). Ceux-ci sont alors imputés à l’« ignorance », à l’ « incompétence » ou au « manque d’informations » des visiteurs qu’il conviendrait d’éduquer (Marion et Reid, 2007). Des options de gestion – éliminer les impacts évitables et minimiser les impacts inévitables – sont préconisées sur la base de la modélisation de l’impact écologique, sans se référer à la notion de capacité de charge, relativement plus ouverte aux enjeux sociaux de la fréquentation.

Les présupposés inhérents à l’analyse des impacts de la « surfréquentation » : entre considérations ontologiques et déontologiques

Au cours de ces dernières décennies, gestionnaires et chercheurs ont redoublé d’ingéniosité pour améliorer les méthodes de quantification et de caractérisation des usages des parcs nationaux et de leurs impacts socio-environnementaux. Le recours croissant à des technologies numériques a permis le développement de dispositifs de comptage de plus en plus fins ←61 | 62→et précis3 (compteurs sur site, par photographie aérienne, par téléphones cellulaires…). Néanmoins, si les progrès techniques et méthodologiques de la mesure de la fréquentation sont significatifs, ils n’ont pas tout à fait à ce jour résolu les questions de fond initiales. À ce titre, le débat est moins méthodologique – « comment mesurer » – qu’ontologique – ce que l’« on cherche à mesurer » – et déontologique – « pourquoi vouloir le mesurer ».

Le recours à la mesure des usages et de leurs impacts pour gérer les parcs nationaux s’inscrit dans ce qu’A. Desrosières (1993) appelle « la politique des grands nombres ». Ce dernier analyse précisément comment dans la production de statistiques des considérations en apparence méthodologiques relèvent in fine de choix politiques, culturels, économiques, idéologiques. Si aujourd’hui l’affinement des méthodes de mesure fait considérablement gagner en précision, il n’exempte pas l’observateur et/ou son commanditaire de délicats choix taxonomiques, indispensables à la préparation de la mesure et au traitement des données recueillies. Ces choix taxonomiques incluent la caractérisation, la dénomination et la délimitation des objets mesurés ou, pour utiliser le vocabulaire gestionnaire et naturaliste, le choix des indicateurs et des seuils.

Le programme de recherche FHUVEL, associant biosciences et sciences humaines, chercheur.e.s et gestionnaires s’est inscrit dans cette triple réflexion méthodologique, ontologique et déontologique. La sollicitation initiale adressée aux sciences humaines par les gestionnaires alors en charge de la création du futur Parc national des Calanques portait sur la mesure de ce qu’ils nommaient d’emblée surfréquentation. La surfréquentation et le principe de son impact négatif sur les écosystèmes étaient considérés comme un constat de départ. Cependant, faute de données préexistantes, ce constat relevait de facto d’un postulat. Les efforts d’ouverture interdisciplinaire et de co-construction de la problématique et des protocoles ont amené l’équipe de recherche à nuancer cette posture initiale. La notion de surfréquentation a été ramenée au statut d’hypothèse à mettre à l’épreuve du terrain, du point de vue de sa quantification, mais aussi d’un point de vue taxonomique. Il s’agissait dès lors de compter les usagers, mais aussi de recueillir leurs discours et leur expérience sensible relative à la fréquentation, son évaluation et ←62 | 63→ses impacts socio-environnementaux. L’enquête interdisciplinaire réalisée dans la calanque de Sormiou est (Fig. 1), en la matière, la plus aboutie de ce programme de recherche, car elle a permis d’associer enquêtes qualitatives et quantitatives auprès des usagers, suivi photographique et observations océanologiques4.

Fig. 1 La Calanque de Sormiou

Photo : C. Claeys, 2011

Les enquêtes par entretiens et par questionnaires furent réalisées auprès des plaisanciers au mouillage. Les bateaux des enquêtés étaient géo-référencés pour permettre leur identification sur les séries photographiques recueillies à la même période (en respectant l’anonymat). Le croisement des données issues de l’enquête par questionnaires et des comptages effectués à partir des séries photographiques donne à voir de forts écarts entre fréquentation quantifiée et ressentie. L’analyse des discours recueillis lors des entretiens semi-directifs met en lumière des taxonomies vernaculaires (façons de qualifier les lieux et la distance avec les bateaux, etc.) et des stratégies argumentatives variées. Ainsi, pour un même niveau d’estimation de la fréquentation par les usagers interrogés, ←63 | 64→le nombre de bateaux effectivement comptés dans la calanque au même moment peut varier de 10 à 80 (Fig. 2).

g

Fig. 2 Croisement du nombre de bateaux comptés par suivi photographique et niveau de fréquentation estimé par les plaisanciers au mouillage dans la calanque de Sormiou

Source : Claeys et al., 2017

Ces écarts s’expliquent par des facteurs cognitifs et sociopolitiques. Les premiers sont induits par la concentration de bateaux à proximité des lignes de bouées de délimitation entre les zones de mouillage et de baignade. Les seconds sont issus d’expériences et de stratégies argumentatives différenciées des enquêtés. Les plaisanciers rencontrés n’estiment pas le niveau de fréquentation dans l’absolu mais procèdent par relativisation en comparant la situation observée avec d’autres sites, d’autres périodes de l’année, de la semaine, de la journée… Ces derniers déploient aussi des stratégies d’évitement et d’acceptation que certains énoncent explicitement. L’évitement consiste à éviter ou quitter le site lorsque le niveau de fréquentation est vécu comme gênant. L’acceptation pour sa part est basée sur deux registres différents mais non nécessairement antagonistes. Pour les uns, il s’agit de déclarations stratégiques anticipant l’utilisation de leur témoignage dans la formulation des politiques de gestion du Parc national alors en construction : dire la surfréquentation, c’est s’exposer à de potentielles politiques de régulation/réduction des usages. Pour les ←64 | 65→autres, il s’agit de défendre un libre accès à la nature pour tous, s’inscrivant, sans le nommer, dans le registre de la justice environnementale.

Enfin, la quantification longitudinale et spatialisée des bateaux au mouillage sur plusieurs mois a été croisée avec les données océanologiques relatives à l’état des herbiers de posidonies, écosystèmes méditerranéens caractéristiques à forts enjeux écologiques. Ces analyses ont en partie nuancé les hypothèses naturalistes relatives au rôle central des mouillages forains5 dans la dégradation des herbiers de posidonies. En premier lieu, ce sont les zones de forte concentration de bateaux au mouillage qui donnent à voir des herbiers significativement dégradés et non pas l’ensemble du site de mouillage. En second lieu, les zones d’herbiers les plus dégradées se sont révélées être un héritage de bombardements réalisés pendant la Seconde Guerre mondiale (Tatoni 2013, Claeys et al. 2017).

Cette expérience de recherche souligne l’intérêt ontologique de mettre en regard la fréquentation mesurée et ressentie, ainsi que la nécessité de réaliser un travail de déconstruction des taxonomies prédéfinies par les décideurs et, de façon corollaire, la prise au sérieux des taxonomies vernaculaires. Elle rappelle aussi la nécessité déontologique de considérer l’ensemble des facteurs de dégradation potentiels des écosystèmes, à différentes échelles spatio-temporelles. Il ne s’agit en rien de minimiser l’impact écologique des usagers, mais davantage de ne pas occulter les autres sources de dégradation directes ou indirectes. Il convient de souligner que leur non prise en compte actuelle résulte moins de la méconnaissance des gestionnaires et naturalistes que de leur sentiment d’impuissance face à des sources de dégradation/pollution inaccessibles d’un point de vue physique, économique et politique. Empreint de pragmatisme gestionnaire, le centrage sur l’impact des usages évinçant la mise en visibilité des autres facteurs de dégradation a cependant l’inconvénient de susciter des sentiments d’injustice chez certains usagers.

La régulation par le nombre et ses contre-exemples

Détaillons la fabrique collective de cette régulation par le nombre. Loin d’être une spécificité des parcs, elle est pratiquée par les autres gestionnaires et propriétaires publics des deux sites d’étude (Conseil Départemental, ONF, municipalités…), notamment via des quotas de fréquentation pour les manifestations sportives depuis les années 2000. ←65 | 66→Cette option qui pourrait sembler indifférente aux types d’usages, véhicule pourtant certains présupposés normatifs à leur égard.

Dans les Calanques, le principe d’interdiction des manifestations sportives, énoncé dans le décret de création du Parc national (2012) est tempéré par la charte qui permet au directeur d’accorder une dérogation sous réserve des « impacts sur le milieu naturel, le dérangement des animaux, du caractère « éco-responsable » de l’organisation de la manifestation et du respect des autres usagers » (Charte du Parc, Marcoeur n°15). À la Réunion, la vocation des sentiers du Parc national (pédestres, équestres, VTT) et l’accès aux espaces naturels relèvent de plans départementaux6 qui fonctionnent difficilement dans un paysage institutionnel complexe et concurrentiel. Depuis 2005, la compétence « tourisme » relève de la Région, mais le Département reste fortement impliqué en tant que propriétaire du domaine départemento-domanial géré par l’ONF… et inclus dans le périmètre du PNRun créé en 2007. Les catégorisations des usages récréatifs, plus ambivalentes encore que dans les Calanques, illustrent l’histoire singulière du Parc et ses tiraillements dans le contexte ultra-marin de l’île (Bouet, 2019). Dans sa charte, les « sports et le tourisme de nature7 » (randonnée, trail, canyoning, escalade, vol libre) sont présentés comme le principal pilier du développement de l’île (avec l’agriculture). La Région encourage leur structuration en filières tout en les regroupant sous l’appellation « éco-tourismes expérientiels »8. Cependant, le conseil scientifique du PNRun en souligne régulièrement les menaces pour les espèces endémiques (aménagement, dérangement, propagation d’espèces envahissantes…) et les manifestations sportives en pleine nature font l’objet de l’un des premiers arrêtés pris après la création du Parc national. Leur antériorité historique et leur compatibilité avec celui-ci y sont reconnues sous réserve d’ « absence d’impact fort ou irréversible sur les milieux naturels ou sur le caractère des lieux (paysage, ambiance sonore,…) » (arrêté, juin 2009). Ainsi défini, l’impact ne désigne pas seulement les effets écologiques des usages sportifs, il renvoie aussi à une vision des lieux (‘caractère, paysage’) et des usages légitimes ←66 | 67→(‘éco-compatibles’, traditionnels). Chartes et décrets des deux Parcs nationaux énoncent aussi ces principes, sans toutefois les opérationnaliser. Face à cet impératif, la régulation par les quotas (voire les restrictions d’accès et l’interdiction) au nom de l’impact fait consensus parmi les gestionnaires. Notons qu’elle conduit à un effort environnemental relatif : dans les deux parcs, la quasi-totalité des demandes d’autorisation de manifestations sportives (trails et randonnées) est autorisée, l’enjeu de la régulation portant alors sur le nombre de participants et la définition du parcours pour en minimiser l’impact (érosion, dérangement de la faune, piétinement de la flore). Cette option laisse néanmoins ouverte l’épineuse question de la fixation des seuils et des critères de définition de l’impact, multiples et éminemment variables (selon le milieu, les conditions météo, les priorités en termes de protection…).

Résumé des informations

Pages
534
Année
2021
ISBN (PDF)
9782807617018
ISBN (ePUB)
9782807617025
ISBN (MOBI)
9782807617032
ISBN (Broché)
9782807617001
DOI
10.3726/b17992
Open Access
CC-BY-NC-ND
Langue
français
Date de parution
2021 (Juillet)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 534 p., 52 ill. en couleurs, 8 ill. n/b, 3 tabl.

Notes biographiques

Valérie Deldrève (Éditeur de volume) Jacqueline Candau (Éditeur de volume) Camille Noûs (Éditeur de volume)

Valérie Deldrève est sociologue, directrice de recherche à l’Inrae de Bordeaux. Ses travaux s’inscrivent dans le champ de la justice environnementale. Ils portent sur les effets des politiques publiques et actions collectives de conservation des sites et ressources naturels, ou encore de lutte contre les pollutions industrielles. Jacqueline Candau est sociologue, directrice de recherche à l’Inrae de Bordeaux. Ses travaux portent sur l’écologisation des pratiques agricoles, les inégalités sociales liées à l’action publique environnementale et plus récemment, sur les inégales capacités des travailleurs agricoles à parler des pesticides. Le 20 mars 2020 naissait Camille Noûs, incarnant la contribution de la communauté aux travaux de recherche, sous la forme d’une signature collective. Cette co-signature revendique le caractère collaboratif et ouvert de la création, de la probation et de la diffusion des savoirs, sous contrôle de la communauté scientifique.

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Titre: Effort environnemental et équité
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