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La Sociologie Militaire

Héritages et nouvelles perspectives

de Barbara Jankowski (Éditeur de volume) Anne Muxel (Éditeur de volume) Mathias Thura (Éditeur de volume)
©2021 Collections VIII, 468 Pages
Série: Explosive Politics, Volume 3

Résumé

Les contributions réunies dans cet ouvrage montrent les nombreuses évolutions qui ont touché les armées au cours de la dernière décennie en France, notamment depuis leur professionnalisation. Nombre de transformations récentes redéfinissent en effet leurs périmètres d’action, leurs liens au pouvoir politique, leurs modalités de recrutement, leurs moyens opérationnels, ainsi que le théâtre de leurs interventions dans le monde.
L’ouvrage actualise et renouvelle les approches comme les outils de connaissance du monde militaire. Il revient sur les enjeux classiques du champ d’étude de la sociologie militaire afin d’entretenir l’héritage intellectuel et scientifique constitué jusqu’ici, et montre les problématiques sociales et politiques actuelles qui la concernent au vu de toutes les transformations et adaptations de l’institution militaire dans la période récente. Il ouvre la voie à des pistes de recherches originales s’appuyant sur les récents acquis des sciences sociales et politiques.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Introduction générale
  • PARTIE 1 : Fonctions sociales et représentations des armées
  • CHAPITRE 1 Les jeunes Français pour une armée de protection
  • CHAPITRE 2 Rôle social des armées et nouveau SNU : l’étirement d’une notion jusqu’à sa dilution
  • CHAPITRE 3 Femmes, genre(s), armées. Émergence de nouvelles problématiques.
  • CHAPITRE 4 Égalité femmes-hommes sous l’uniforme : une équation impossible à résoudre ?
  • CHAPITRE 5 The Non-Existent Civil-Military Gap? Public Opinion and the Armed Forces in Germany
  • PARTIE 2 : Les militaires et leurs métiers
  • CHAPITRE 6 Basic Training Satisfaction and Early Retention in the Canadian Armed Forces
  • CHAPITRE 7 Officiers dans l’armée de l’air : segmentation d’une profession et espace interarmées
  • CHAPITRE 8 Les soldats à l’ouvrage. Conditions et contenu du travail en régiments d’infanterie
  • CHAPITRE 9 Garder les traces de l’expérience des combattants
  • CHAPITRE 10 Faire mourir et laisser vivre. Du principe de discrimination dans les guerres insurrectionnelles
  • PARTIE 3 : Militaires et acteurs des politiques de défense
  • CHAPITRE 11 Les relations civilo-militaires au prisme de l’analyse des politiques publiques
  • CHAPITRE 12 Le dialogue politico-militaire dans les décisions d’interventions. Normes et pratiques depuis la fin des années 1990
  • CHAPITRE 13 L’administration militaire française face au marché de la sécurité militaire privée : une ‘exception culturelle’ ?
  • CHAPITRE 14 La gestion interministérielle des crises au Royaume-Uni : quel héritage ?
  • PARTIE 4 : Terrorisme et redéfinition des périmètres d’action des armées
  • CHAPITRE 15 La guerre au terrorisme depuis 2015 : entre opportunité politique et consécration stratégique
  • CHAPITRE 16 Cadrage antiterroriste et évolution des relations politico-militaires en France
  • CHAPITRE 17 Les armées et les Constabulary Missions sur leur territoire national : étude du cas belge
  • CHAPITRE 18 Les acteurs de la sécurité-défense en France aux portes de l’hybridation
  • PARTIE 5 : Les apports de la sociologie aux forces armées : pistes de réflexion
  • CHAPITRE 19 Military Sociology, Military Practice
  • CHAPITRE 20 Sociologie et stratégie
  • Conclusion
  • Index général
  • Titres de la collection

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BARBARA JANKOWSKI, ANNE MUXEL, MATHIAS THURA

Introduction générale

En France, les armées comptent 270 000 personnels, représentent le troisième budget de l’État et totalisent près de 5 % de l’ensemble des fonctionnaires (fonction publique d’État, territoriale et hospitalière confondues). Leurs effectifs sont environ deux fois plus élevés que ceux de la police nationale, et les personnels sous statut militaire sont plus nombreux que les médecins en activité.1 Les armées françaises embauchent plus de 10 000 nouvelles recrues chaque année, et en libèrent autant à la retraite ou sur le marché du travail après quelques années de contrat.

Durant les trois dernières décennies, de nombreuses évolutions ont touché le monde militaire français. Les années 1990 marquent un tournant majeur, d’une part avec la suspension du service militaire obligatoire et la professionnalisation de l’ensemble des effectifs, amorcée en 1996 et accomplie en 2001, d’autre part, avec l’emploi de plus en plus fréquent et continu de l’appareil militaire dans diverses opérations et sous différents types de mandats, marquant un retour du combat dans l’expérience des soldats français (dans les Balkans, au Moyen-Orient, en Afrique subsaharienne et dans la corne, mais aussi en Irak et en Afghanistan, ainsi que sur le sol national). Durant cette période, leur périmètre d’action, leurs relations avec le pouvoir politique et leurs modalités de recrutement ont évolué. Un certain nombre de mutations liées aux effets des recompositions sociodémographiques de la population – son vieillissement et l’allongement des temps de la vie – et des évolutions du système éducatif ont affecté le ←1 | 2→renouvellement des différents corps, les carrières ainsi que les conditions de la fidélisation des personnels. Par ailleurs, la féminisation des effectifs a contribué à modifier les représentations des métiers militaires comme les codes en usage dans tout l’éventail des fonctions, administratives, gestionnaires et opérationnelles.

Toutes ces mutations ont des conséquences importantes sur le métier de soldat, les investissements identitaires dont il est l’objet et sur la place de l’appareil militaire parmi les institutions en charge de contrôler et de sécuriser le territoire. Elles ont aussi un impact sur les représentations du métier militaire dans l’opinion publique, où leur image demeure très positive : les armées occidentales suscitent très majoritairement la confiance des citoyens et parmi elles, davantage encore l’armée française. Cependant, ces transformations interviennent dans un contexte de restriction budgétaire et de réforme des administrations qui affecte les conditions d’exercice des missions qui leur sont confiées, leur organisation, les conditions de travail et la gestion des personnels. La baisse des effectifs, l’augmentation du nombre des personnels civils ainsi que l’externalisation de certaines fonctions ont des effets très concrets sur la manière dont les militaires s’estiment considérés par la puissance publique. Les relations civilo-militaires ne sont pas sans connaître quelques coups d’éclat, comme en a témoigné la démission fracassante du général de Villiers en juillet 2017, au prétexte de sa protestation contre les restrictions budgétaires affectant le budget de la défense ayant été actées par le pouvoir politique.

Si la confiance est de mise dans l’opinion publique, les représentations associées aux armées demeurent ambivalentes. D’un côté, elles servent la nation et la patrie, qu’elles incarnent lors de grandes cérémonies, et occupent une place centrale dans l’appareil d’État, en assurant la sécurité. De l’autre, elles sont une administration non seulement garante de l’ordre établi et des valeurs traditionnelles, mais aussi tenues de prendre en compte les évolutions sociales et les transformations de la société. Les militaires sont exposés à la critique et sont parfois au cœur de polémiques relayées dans les médias et d’affaires portées devant les tribunaux : réservoir de violence potentielle, leur usage de la force est scruté lors des opérations2 comme en ←2 | 3→casernement3. Elles entretiennent leur part d’ombre et de secret dont témoignent les restrictions d’accès aux sources et aux archives (Laurent éd. 2003 ; Challeat et Veyssière 2019), et imposent une discipline et un contrôle de la parole pesant sur ses membres (Bryon-Portet 2011, 2016 ; Schmitt 2015).4 Cela n’est pas sans conséquences sur le travail des scientifiques qui s’intéressent aux questions militaires.

L’institution militaire est un objet d’étude connoté et connotant. Elle fascine, intrigue, rebute, et les sociologues développent à son endroit un rapport qui peut être équivoque. En France, comparativement à d’autres champs d’études ou à d’autres organisations et administrations, elle demeure relativement peu investie par les sciences sociales.

Une sociologie pour les militaires ?

L’inscription de la sociologie militaire dans le paysage institutionnel et académique français mérite d’être rappelée dans les grandes lignes ici, car l’essor de la discipline, les institutions qui l’ont favorisée et les chercheurs qui l’ont marquée de leurs travaux sont autant de points de repères ←3 | 4→nécessaires à la compréhension de ce qu’on étudie (et n’étudie pas) aujourd’hui.

Le domaine de la sociologie militaire n’a pas de définition unique ni de contours définitivement établis, mais on peut s’accorder sur le fait qu’il couvre historiquement les études sur l’institution militaire5, son organisation, ses personnels (leurs caractéristiques, leur recrutement, leurs carrières), ainsi que ses relations avec les différentes composantes de l’État (les administrations, la haute fonction publique, le personnel politique) et avec la société dans son ensemble. Le syntagme imite l’appellation anglo-saxonne military sociology, et l’on pourrait aisément lui substituer celui de « sociologie de l’institution militaire ».6 Les travaux qui s’y rattachent ont un héritage intellectuel et une histoire en commun. Ils sont le produit de différentes configurations institutionnelles ayant permis le développement puis l’institutionnalisation des sciences sociales dans le giron des armées, en dialogue ouvert avec les militaires.7

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Contrairement au monde académique états-unien, très largement mobilisé dans le cadre de l’in-service research – favorisant l’émergence et l’essor dès les années 1950 d’une military sociology – les sociologues français ont été plus tardivement sollicités par les armées pour faire usage des savoirs sociologiques à des fins d’ingénierie sociale, et ce malgré leurs engagements durant les guerres survenues au dix-neuvième et au vingtième siècles.8 L’institution militaire a ainsi mis plus de temps à être constituée comme objet d’intérêt sociologique en France. Au début des années 1960, la toute récente Revue française de sociologie publiait un numéro entièrement consacré aux armées et notamment à la guerre d’Algérie (Revue française de sociologie 1961), peu de temps après que la Revue française de science politique ait, elle aussi, publié un article sur la société militaire (Girardet 1960). Après cet élan prometteur et ce, jusqu’au début des années 1990, le monde académique a entretenu des relations distendues avec les armées en tant qu’objet de recherche. Il faut attendre 2003 pour que la Revue française de sociologie, consacre à nouveau un numéro à la profession militaire (Gresle éd. 2003), et 2011 pour un numéro de L’Année sociologique sur les évolutions touchant l’institution (Letonturier éd. 2011). Un geste récemment réitéré dans la revue Agora débats/jeunesses à propos du rôle intégrateur des armées (Besse et Coton éds. 2019).

Dans les années 1970 et 1980, l’implantation de la sociologie dans les armées se fait dans deux directions différentes mais aux usages proches et complémentaires pour l’institution. Ces deux directions vont configurer durablement les conditions dans lesquelles la sociologie militaire va se constituer en France. La première est strictement dédiée à des fins de gestion des ressources humaines, dans les services du même nom (directions ←5 | 6→des ressources humaines des différentes composantes des armées). En 1963, est ainsi créé le Centre d’étude de sociologie militaire (CESM) au sein de l’état-major des armées. La sociologie y est conçue comme une auxiliaire pour le commandement. Confié au colonel Robert Vial, en 1974 il devient la Section d’étude psychologique de l’armée de terre, puis le Centre de relations humaines en 1976. Ses déclinaisons ont servi de prototypes aux actuels services d’études au sein des directions des ressources humaines. S’y produit une expertise strictement interne, sur la base de sondages et d’enquêtes qualitatives ad hoc standardisées et administrées par des militaires formés aux sciences sociales, dont les résultats ne circulent quasiment pas en dehors de l’institution. Dans la même veine, se mettent en place des services de statistiques (parfois sous la tutelle de l’INSEE), comme l’Observatoire social de la Défense, devenu Sous-direction de la politique générale, des études et de la prospective, dont les missions sont de collecter et de présenter des données agrégées sur les armées (comme l’annuaire statistique et le Bilan social des Armées), et de réaliser des enquêtes sur commandes.

La seconde direction prise poursuit quant à elle à la fois des objectifs scientifiques et des finalités de conseil et d’aide à la décision : inspiré par une sociologie des organisations réformatrice, dans le sillage des travaux de Michel Crozier, le Centre de sociologie de défense nationale (CSDN) voit le jour en 1969. Cet organisme est rattaché en premier lieu à la Fondation nationale des sciences politiques, puis au ministère de la Défense, qui finance ses activités et l’héberge. Son fondateur, Hubert Jean-Pierre Thomas, directeur de recherche au CNRS et fils d’officier, rassemble autour de lui des chercheurs, des étudiants en sociologie dans le cadre de leur service militaire, et des stagiaires militaires formés aux sciences sociales9, pour conduire des recherches répondant aux besoins de l’institution pour sa gestion du « facteur humain ». Les études de sociologie militaire qui s’y réalisent portent aussi essentiellement sur des questions relatives aux ←6 | 7→ressources humaines, comme le recrutement, la motivation à l’engagement et les parcours de carrière des militaires du rang, des sous-officiers et des officiers.10

Plusieurs centres de recherche sont aussi créés au sein de différentes universités11 : le Centre d’histoire militaire fondé par André Martel à Montpellier, le Centre d’études et de recherches sur les armées (CERSA) à Toulouse créé par Lucien Mandeville, qui deviendra par la suite Centre Morris Janowitz, ou encore le Centre d’étude politique de la Défense de Paris 1 dirigé par Pierre Dabezies (lui-même officier parachutiste). Deux centres de recherche voient aussi le jour au sein d’écoles d’officiers : le Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan (CREC)12 et le Centre de recherche de l’École de l’air (CREA) à Salon de Provence.

En 1995, c’est à la faveur d’une initiative institutionnelle – la création du Centre d’Études en Sciences Sociales de la Défense (C2SD) en replacement du CSDN – que la sociologie militaire française va connaitre un essor notable et se développer au-delà du cercle restreint dans lequel elle était confinée jusqu’alors, tout en s’ancrant dans l’institution. Cette montée en puissance a été grandement favorisée par la décision du président Chirac de mettre fin à la conscription en février 1996. Le C2SD se voit alors progressivement doté←7 | 8→d’un budget suffisamment conséquent pour commander et financer des études sur le marché de l’expertise académique. En l’espace d’une quinzaine d’années, une centaine de publications furent produites par le biais de marchés publics. La sociologie militaire a ainsi bénéficié des interrogations engendrées par l’importante réforme de la professionnalisation des armées incitant les responsables d’alors à chercher des réponses aux défis auxquels ils étaient confrontés, y compris dans les pays ayant abandonné la conscription quelques années auparavant. Cet intérêt explique le volume important d’études comparatives ou à portée internationale qui verront le jour à la fin des années 1990 et dans le courant des années 2000. À partir de 1995, la sociologie militaire devient aussi plus visible, tant au sein du ministère de la Défense que dans le milieu universitaire, tout en conservant sa finalité d’aide à la décision (Vennesson 2000, 2002 ; Jankowski et Vennesson 2005). En 2009, la création de l’Institut d’études stratégiques (IRSEM), fusion du C2SD et de trois autres centres appartenant au ministère de la Défense, change la situation institutionnelle. Depuis, l’accent est mis sur les études stratégiques, virage qui était déjà perceptible quelques années auparavant dans les publications du C2SD. La sociologie militaire n’y est plus qu’une composante, peu visible de l’extérieur. En outre, en lieu et place d’une recherche commanditée, dotée d’un budget permettant de financer entre douze et quinze études empiriques par an – qui mettait le C2SD en relation directe avec le monde de la recherche – la stratégie adoptée par l’IRSEM a été de promouvoir et de favoriser des travaux en interne, conduits par une équipe de chercheurs permanents, situation qui perdure jusqu’à ce jour.

C’est aussi à partir du milieu des années 1990 que la sociologie militaire française devient interdisciplinaire, faisant appel non seulement à la sociologie, mais aussi à l’histoire, la science politique, la psychologie sociale, l’anthropologie ou encore la philosophie (Martin 1999 ; Thiéblemont 1999, 2000). La grande majorité des contractants du C2SD n’était pas constituée seulement de sociologues spécialistes des militaires. Il s’agissait de chercheurs en sciences sociales qui appliquaient leurs approches et leurs concepts au monde militaire. Les sociologues du travail analysaient les bouleversements des pratiques de recrutement ou de reconversion dus à la professionnalisation. Les sociologues de la jeunesse aidaient quant à eux les forces armées à identifier ce qui attirait les jeunes vers une carrière ←8 | 9→militaire. De leur côté, les sociologues de l’immigration se consacraient temporairement à la question de la représentativité sociale dans les armées, et les analystes des politiques publiques commençaient à s’intéresser aux processus décisionnels concernant l’institution. La sociologie militaire se développe alors autour de quatre domaines principaux13 : les effets de la professionnalisation sur les métiers et les identités militaires (incluant la féminisation et la « civilianisation » des armées), dont une large part consacrée à une approche comparative européenne, l’adaptation des militaires à l’évolution de leurs missions, étudiée sur la base de travaux empiriques conduits sur les terrains de l’ex-Yougoslavie, les liens entre les forces armées et la société, au cœur des préoccupations des armées dont le souci était de ne pas se couper de la société civile avec la fin de la conscription, enfin l’analyse des politiques de défense et d’armement. Le C2SD lance aussi la revue Les Champs de mars en 1996, première revue à caractère scientifique en France dédiée aux armées et à la Défense, qui associe les sciences sociales et les sciences politiques, initialement dédiée à la sociologie militaire, à son histoire et à ses développements, et dont la ligne éditoriale s’est nettement infléchie avec le temps vers les war studies françaises.

Dans le courant des années 2000, la sociologie militaire se constitue comme domaine sociologique à part entière, avec la création d’un réseau thématique dédié au sein de l’Association française de sociologie (RT 08 – Sociologie du militaire : sécurité, armées et société) puis d’un groupe au sein de l’Association internationale de sociologues en langue française (GT 05 – Forces armées et société). Un réseau de jeunes chercheurs se structure autour de ces deux instances, dont certains bénéficient des premiers financements de thèses proposés par la Direction générale de l’armement tout en gravitant dans l’orbite du C2SD.14 En plus d’articles et de quelques ouvrages ←9 | 10→individuels, deux opus collectifs notables en découlent et indiquent les thématiques alors dominantes dans ce champ de recherche (Gresle éd. 2005 ; Porteret éd. 2007).15 Les jeunes docteurs de la première génération à soutenir leur thèse dans le domaine de la sociologie militaire au début des années 2000 ont cependant été peu nombreux à obtenir un poste à l’université et beaucoup d’entre eux ont dû s’orienter vers d’autres métiers. Ceux qui sont entrés sur le marché universitaire quelques années plus tard ont eu plus de chance et forment aujourd’hui le socle des enseignants-chercheurs en sociologie militaire ayant essaimé aussi bien à l’IRSEM, que dans les universités ou dans les grandes écoles militaires. Les efforts déployés pour financer des recherches empiriques et pour permettre l’accès aux terrains d’enquêtes, octroyer des bourses doctorales, publier et valoriser les travaux, ont largement porté leurs fruits (Jeangène Vilmer 2018 ; Jakubowski et Cardona-Gil éds. 2020 : 12).

Un domaine de la sociologie (très) lié à son objet

Historiquement, la sociologie portant sur l’institution militaire s’apparente à une sociologie « de service » : principalement produite durant le service (militaire)16, par et dans les services (de l’administration militaire, dans les directions des ressources humaines, les centres de recherche), pour rendre service (en réponse aux questions posées par les états-majors et le commandement et apporter une « aide à la décision »), et pour être mise au service (pour atteindre les objectifs de l’institution, que ce soit dans le cadre des opérations ou à des fins gestionnaires). Rares sont les ←10 | 11→enquêtes réalisées sans lien formellement établi avec l’institution.17 Les profils et les expériences des contributeurs dans ce volume en témoignent, corroborant un constat établi par ailleurs sur l’insertion professionnelle et institutionnelle des sociologues travaillant sur les armées (Caforio et Nuciari 2006 ; Pinch et Ouellet 2008). Pour exister, la sociologie militaire est tributaire de l’institution qu’elle prend pour objet. Et cette dépendance peut interroger à juste titre.

L’établissement de liens formels avec l’institution (par contractualisation ou par l’établissement d’une convention) conditionne grandement les chances d’accès aux données et les possibilités d’enquêtes et d’observations au sein des unités sur l’expérience quotidienne des militaires, les terrains de manœuvres ou les bureaux en état-major et en administration centrale. Mais ces liens obligent les chercheurs en retour et peuvent susciter certains biais. Si cette situation n’a rien de spécifique aux armées – les enquêtes dans les univers relativement fermés et centralisés imposent souvent ce type de transaction –, elle fait désormais l’objet d’une réflexion qui s’est étoffée ces dernières années (Pajon 2005 ; Carreiras et Castro éds. 2013 ; Soeters et al. éds. 2014 ; Thura et al. éds. 2015 ; Carreiras et al. éds. 2016). Par ailleurs, la demande militaire de sciences humaines et sociales favorise l’essor de certains thèmes plutôt que d’autres, met des moyens sur certaines problématiques, encourage certaines approches, ouvre des terrains et en ferme d’autres, selon ce qui relève des priorités du moment pour l’institution (Thura 2015).18 Les modalités d’émission de cette demande sont ←11 | 12→multiples : des appels à projet, des commandes d’études, des financements de thèses et de contrats postdoctoraux (Jeangène Vilmer 2018), mais aussi des sollicitations directes de la part de services ou d’officiers en charge d’un dossier qu’ils souhaitent enrichir, ou encore par l’imposition d’un plan de charge à destination des chercheurs embauchés par le ministère, ainsi que des propositions personnelles faites par ces derniers (Porteret 2003). C’est ainsi que dans les années 1990 et 2000, la professionnalisation des armées et leur féminisation, la multiplication des interventions « autres que la guerre » (opérations de rétablissement ou de maintien de la paix, aide humanitaire, contrôle des armes) et leurs conséquences sur l’identité, la culture et le métier militaire, ou encore la place prise par l’européanisation des politiques de défense, ont focalisé l’attention des travaux entrepris par la sociologie militaire. Progressivement, à partir de 2010 et au gré de l’apparition de nouveaux enjeux dans les armées, les travaux se sont réorientés vers les relations entre les chefs militaires et les décideurs civils, l’opinion publique et la guerre, la politique d’égalité entre les femmes et les hommes militaires, les différentes formes d’engagement des jeunes, le renouvellement de la conscription, mais aussi la montée du radicalisme et de la violence.

Sur ce point, les armées ne se comportent pas différemment des autres administrations et organisations pouvant mobiliser les sciences humaines et sociales, et cette situation n’est pas sans rappeler celles rencontrées dans de nombreux autres champs de la sociologie, eux aussi dépendants de financements institutionnels ou privés.19 Pour autant, il semble exister un ←12 | 13→espace de négociation entre les attentes institutionnelles (pas toujours clairement formulées) d’une part, et les intérêts scientifiques de celles et ceux susceptibles d’y répondre d’autre part. La composition de notre ouvrage reflète les tensions pouvant exister entre l’actualisation de thèmes classiques portés par l’institution militaire et les problématiques guidées par des intérêts scientifiques suivant les évolutions des questionnements portés par la sociologie générale.

Enfin, ces liens imposent de peser avec soin le risque d’instrumentalisation des savoirs scientifiques.20 L’enjeu n’est pas nouveau, puisque les armées ont toujours utilisé les savoirs acquis par les sciences à des fins opérationnelles, afin d’assurer un meilleur contrôle des territoires et des populations et pour augmenter l’efficacité de leurs troupes.21 Une contractualisation et des collaborations plus poussées entre les établissements publics à caractère scientifique et technologique et les armées nécessitent une vigilance particulière quant à l’usage des résultats, mais aussi concernant la propriété finale des données produites et la protection des sources des chercheurs.22

Sans minimiser les différents risques consubstantiels à la pratique actuelle de la recherche dans, sur et avec les armées, les thèmes abordés dans cet ouvrage invitent à les relativiser. Ils révèlent une meilleure compréhension des appareils militaires et des rapports sociaux et politiques en leur ←13 | 14→sein. Certaines contributions laissent même entrevoir la portée critique potentielle des sciences humaines et sociales au sein des armées et leur contribution à la déconstruction de ce qui pourrait être repéré comme un « sens commun » institutionnel.

De l’héritage au renouvellement des perspectives

Ce livre est porteur d’une triple intention. La première est de combler une lacune, puisqu’aucun ouvrage d’envergure générale et adossé sur des enquêtes empiriques permettant d’embrasser du regard les thématiques clés de la sociologie militaire n’a été produit depuis une dizaine d’années. Certaines publications majeures sur l’institution militaire doivent être relevées, mais elles portaient sur des problématiques spécifiques. Par exemple, Bastien Irondelle sur le processus décisionnel ayant conduit à la suspension du service militaire et la professionnalisation des armées (2011), Jean Joana sur les relations entre armées et politique (2012), Claude Weber sur la socialisation des officiers et la progression de la féminisation des effectifs (2012 ; éd. 2015), Grégory Daho sur la création et l’évolution des doctrines CIMIC (2016), Christelle Coton sur les logiques de distinctions parmi les officiers de l’armée de terre (2017), ou encore Jeanne Teboul sur la prime socialisation des nouvelles recrues (2017)23. Par ailleurs, depuis l’ouvrage Sociologie militaire (Caplow et Vennesson 2000) qui date de vingt ans, on ne compte aucun manuel de sociologie militaire. Depuis ceux coordonnés par François Gresle (éd. 2005) puis Vincent Porteret (2007), un seul ouvrage collectif est récemment paru, sous la direction de Sébastien Jakubowski et d’Emmanuel Cardona-Gil, fruit d’une série de rencontres entre le RT08 et le RT45 (sociologie des conflits) (éds. 2020). Les deux ouvrages récents de Bernard Boëne relèvent davantage de l’étude ←14 | 15→de la guerre, récemment de nouveau dissocié de la sociologie militaire (Boëne 2014 ; Baechler et Boëne 2018).

La deuxième intention, comme son titre l’indique, consiste à assumer la continuité d’un héritage institutionnel et intellectuel, tant français qu’international et avant tout anglo-saxon, en refusant l’illusion d’un renouvellement factice des thématiques propres à ce domaine de recherche. C’est la raison de l’inventaire (non exhaustif) dressé ici en guise d’introduction, afin de permettre au lecteur de mieux situer l’ouvrage par rapport à l’histoire de la sociologie militaire et aux héritages que les contributions qui suivent peuvent revendiquer. Cet ouvrage fait suite à un colloque international organisé par l’IRSEM à l’École militaire à Paris en décembre 2018 en partenariat avec le Centre de Recherche des Écoles de Saint-Cyr (CREC Saint-Cyr), le Centre de recherche de l’École de l’Air de Salon-de-Provence et l’Association française de Sociologie (AFS-RT08). La majorité de ses auteurs sont français, car il s’agissait surtout de mettre en avant les avancées de la sociologie militaire hexagonale, trop peu connue et prise en compte dans les cercles académiques anglo-saxons. Quatre contributions de chercheurs étrangers reconnus dans les réseaux internationaux de sociologie militaire sont cependant intégrées à l’ouvrage.

Les thématiques abordées dans ce livre sont adossées aux enjeux classiques du champ d’étude de la sociologie militaire : les différentes fonctions sociales des armées, la mesure de l’opinion à leur propos, les femmes en uniformes, les relations entre élites politiques et élites militaires, le recrutement et les carrières des soldats, les transformations organisationnelles et les effets des nouvelles missions dans lesquelles les armées sont engagées. La professionnalisation des armées, achevée depuis dix ans, n’est plus un sujet central de préoccupation, même si les interrogations sur le recrutement, les motivations et les valeurs des jeunes, l’amélioration de la prise en compte de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée sont toujours d’actualité et le resteront probablement.

Enfin, la troisième intention de ce recueil est de contribuer à déplacer certaines lignes du programme de la sociologie militaire par une prise de recul sur son histoire et en soumettant l’institution militaire à des pistes de recherches originales. Pour cela, plusieurs contributions s’appuient sur les récents acquis des sciences sociales et politiques : la sociologie du genre, ←15 | 16→la sociologie des groupes professionnels, la sociologie du travail, l’analyse sociologique des politiques publiques. Ainsi de nouveaux objets sont-ils pris en compte et étudiés : les rapports sociaux entre hommes et femmes, les concurrences entre segments professionnels, les métiers et trajectoires professionnelles, l’expérience sociale du combat, l’étude empirique de l’élaboration des politiques de sécurité et de défense, les processus de définition et de redéfinition du mandat des armées, leurs relations avec les autres administrations de l’État, etc. De la sorte, il s’agit de montrer que la sociologie militaire n’est pas seulement un domaine particulier et spécialisé, enclavé dans son objet, mais qu’elle souscrit au programme de la sociologie générale, qu’elle n’en est pas coupée et qu’elle a même vocation à y contribuer.

Présentation du contenu de l’ouvrage

Visant un public d’universitaires, de chercheurs et d’étudiants intéressés par l’étude des forces armées et plus largement par les questions de sécurité et de relations internationales, cet ouvrage s’adresse aussi aux professionnels du domaine : officiers, personnels du ministère des Armées, élèves des Écoles de guerre, journalistes spécialisés, ou encore décideurs politiques. Il a été conçu pour être un ouvrage de référence à l’orée de la décennie 2020. Il s’articule en cinq parties, chacune dédiée à une thématique centrale.

La première examine les transformations touchant aux fonctions sociales des armées en tant que vecteur d’intégration sociale, culturelle et professionnelle. Les cinq contributions qui composent cette partie s’attachent à cerner l’investissement de l’institution militaire envers la jeunesse, la place nouvelle qu’y occupent les femmes, ainsi que les représentations du monde militaire et de la défense dans l’opinion.

Anne Muxel (chapitre 1) s’intéresse au positionnement des jeunes générations vis-à-vis du monde militaire et montre qu’en l’espace d’une génération, l’attractivité des armées, tant en lien avec les débouchés professionnels et les perspectives de carrière qu’elles ouvrent, qu’en matière ←16 | 17→d’engagement au travers des valeurs qu’elles affirment et veulent porter, a connu un regain significatif au sein d’une frange de la jeunesse pour laquelle l’antimilitarisme n’est plus de mise. Les représentations que les jeunes ont de ses actions comme de ses missions se sont par ailleurs déplacées du terrain guerrier et combattant au profit d’une conception protectrice et humanitaire, et l’institution militaire doit faire face à ces nouveaux impératifs, pour assurer la pérennité de son attractivité et combler ses besoins en matière de recrutement. Bénédicte Chéron (chapitre 2) montre ensuite comment la mise en place du Service National Universel (SNU) interroge le « rôle social » des armées. Depuis la suspension du service national décidée en 1997, l’idée que les armées doivent continuer à remplir un rôle intégrateur au sein de la société et particulièrement auprès de la jeunesse, est devenue structurante dans le débat politique. Bénédicte Chéron montre cependant comment le SNU peine à trouver sa place entre le modèle du service militaire et celui du service civil. Ces deux premiers chapitres éclairent donc deux aspects du rôle intégrateur des armées, d’une part les représentations que s’en font celles et ceux arrivant en âge d’être recrutés, d’autre part la manière dont l’institution se projette dans un rôle social à remplir auprès de la jeunesse.

La féminisation des effectifs introduit de nouvelles problématiques dans la perspective d’un renforcement du rôle d’intégration sociale et professionnelle dévolu à l’institution militaire. Par-delà la diversification des recrutements, c’est un changement de regard qui s’impose au prisme de la sociologie du genre. Camille Boutron (chapitre 3) et Claude Weber (chapitre 4) s’attachent à montrer aussi bien les différents facteurs expliquant le mouvement de féminisation et la montée en puissance du genre dans les sociétés contemporaines que les obstacles persistants à l’obtention d’une véritable égalité dans le traitement des femmes et des hommes sous l’uniforme. Par des cheminements et des interrogations distincts, leurs deux contributions éclairent les effets de l’application des politiques d’égalités entre les femmes et les hommes dans la vie des militaires et dans leur quotidien en régiment ou en opération.

Comparant les opinions publiques allemandes et françaises envers l’institution militaire et les politiques de défense menées dans leurs pays respectifs, Markus Streinbrecher et Heiko Bielh (chapitre 5) renouent avec ←17 | 18→le thème classique des études d’opinion conduites pour les armées, et étudient leur incidence tant sur le moral des militaires que sur les décisions des politiques. Leur analyse révèle que le niveau d’adhésion et de confiance des populations est assez largement favorable aux armées, mais qu’il n’en est pas le même lorsqu’il s’agit d’opérations extérieures dans le cadre de conflits armés. Par ailleurs, ce niveau de confiance connaît des fluctuations significatives ainsi que des différences entre les deux pays, liées à des conceptions différentes du rôle militaire comme du rôle social des armées.

La deuxième partie du livre s’intéresse aux armées en tant que monde professionnel. Les armées occidentales étant désormais revenues au modèle d’armées de métier et pleinement ancrées dans le marché du travail, les soldats s’y engagent pour plusieurs années, et leur expérience de la vie régimentaire, ainsi que leurs attentes et exigences en termes de carrières et de formation en sont largement transformées. Ces changements invitent à déplacer le regard habituellement porté sur l’institution et à trouver les moyens de documenter l’expérience sociale et professionnelle éprouvée par les soldats durant leurs années de contrats. Partant du recrutement, cette partie se déploie le long d’un axe qui, de chapitre en chapitre, nous rapproche progressivement du champ de bataille.

Sur la base d’une enquête par questionnaire conduite au sein des forces armées canadiennes pour la direction des ressources humaines du ministère de la Défense canadien, Nancy Otis, Irina Goldenberg, et Joelle Laplante (chapitre 6) interrogent les attentes des jeunes recrues au cours des premières étapes de leurs cursus. Elles présentent un matériel rare, couplant des données statistiques avec des commentaires déclaratifs des enquêtés, levant une part du voile sur les appréhensions, les doutes, les exigences de celles et ceux qui sont en train de devenir soldats. Elles apportent ainsi un complément inédit et inspirant pour les enquêtes françaises ayant peu renseigné l’expérience et la subjectivité du processus de socialisation des nouvelles recrues.24

À partir du cas de l’armée de l’air, Christophe Pajon et Camille Trotoux (chapitre 7) abordent le thème très classique de la profession d’officier, ←18 | 19→mais en lui appliquant les outils de la sociologie interactionniste. Le pas de côté qu’ils opèrent rend visible une segmentation professionnelle complexe et bien plus riche que les typologies dressées jusqu’ici (entre le guerrier et le manager). Par ailleurs, ils réinterprètent les logiques d’attribution des « beaux postes » en état-major interarmées comme la résultante d’une lutte de capitaux (culturel et symbolique) dans un espace concurrentiel, dont les officiers de l’air sortent visiblement perdants. Le chapitre suivant suggère un autre changement de paradigme, par l’application des outils de la sociologie du travail au quotidien des soldats en casernement. Mathias Thura (chapitre 8) examine le contenu du travail dans une section d’infanterie, ses modalités d’exécution et les relations qui s’y tissent, pour saisir la socialisation professionnelle, la transmission des savoir-faire et les techniques corporelles et cognitives constitutives du métier de fantassin. Il démonte ainsi les rouages de la fabrique des combattants et les façons concrètes dont s’incorporent et s’incarnent les moyens de la violence physique militaire.

Les deux chapitres suivants s’intéressent aux expériences des combattants professionnels. Christophe Lafaye (chapitre 9) recense les défis méthodologiques que posent la collecte et la patrimonialisation des témoignages des combattants contemporains. Autour de cet enjeu, le travail de l’historien se confronte à celui de l’archiviste pour la construction systématisée des fonds et à celui du sociologue pour ses techniques de collecte. Edouard Jolly quant à lui aborde l’expérience du combat à travers les problématiques de la philosophie de la guerre (chapitre 10). Repartant des enjeux liés à la discrimination de l’adversaire et donnant la parole à des officiers ayant commandé en Afghanistan, il montre comment les règles de droit et les principes éthiques poussent les militaires à produire des situations forçant l’adversaire à se rendre identifiable. Il met ainsi en évidence l’intrication qui existe entre les cadres globaux et génériques de la guerre (les règles du droit international, la philosophie et l’éthique de la guerre juste) et les situations locales et particulières (des choix tactiques opérés sur le terrain).

Les contributions rassemblées dans la troisième partie explorent quant à elles les relations de pouvoir, de concurrence ou de coopération entre les militaires, les décideurs au plus haut niveau de l’État et les représentants des autres segments parties prenantes des politiques de sécurité et de défense.

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Les chapitres 11 et 12 traitent des relations civilo-militaires dans leur acception traditionnelle, celle des relations entre le pouvoir exécutif et les hauts gradés militaires, mais avec pour l’un, l’accent mis sur un changement de focale théorique et pour l’autre, un terrain empirique encore peu exploré. Ainsi, Jean Joana (chapitre 11) souligne l’intérêt que présentent les outils théoriques et méthodologiques de l’analyse des politiques publiques pour rendre compte des relations civilo-militaires en démocratie et dresse un état de la littérature scientifique sur trois dynamiques auxquelles, selon lui, sont confrontées ces politiques : leur bureaucratisation, leur banalisation et leur politisation. Barbara Jankowski (chapitre 12) examine quant à elle la place et l’influence des hauts gradés dans les processus décisionnels relatifs aux interventions militaires. Derrière l’énoncé du principe de subordination des militaires au pouvoir civil, elle interroge leur influence réelle et rend compte de l’articulation entre la décision politique et l’action militaire, faite d’interactions et d’allers-retours, loin de ce que laisse entendre le principe linéaire de subordination.

Les deux chapitres suivants s’intéressent aux acteurs ayant intégré plus récemment les politiques de défense et infléchissant les contours et les mises en œuvre de celles-ci. Cyril Magnon-Pujo (chapitre 13) compare le recours aux compagnies militaires privées par les armées françaises, britanniques et américaines. Il revient sur les transformations du monde militaire et la renégociation de ses frontières autour de son « cœur de métier », afin de montrer que le recours à la sous-traitance dans le domaine militaire fait l’objet de débats tranchés. Il contredit la thèse de l’adaptation de l’organisation militaire en fonction des évolutions de son environnement et rappelle qu’en lieu et place d’un marché « global » et relativement uniforme de la sécurité, on observe le poids des pratiques et des institutions militaires nationales. Sami Makki (chapitre 14) aborde les dispositifs de coordination civilo-militaires qui ont été expérimentés au Royaume-Uni à compter du milieu des années 1990. Il analyse comment ces derniers ont fait émerger une stratégie intégrée de prévention, de gestion et de sortie de crises internationales. Les forces armées et les institutions britanniques ont en effet développé des programmes en interaction avec différents ministères et des ONG. L’étude des origines de ces transformations apporte un éclairage nouveau sur cet ←20 | 21→héritage britannique en matière de relations civilo-militaires, notamment dans le domaine de la coopération interministérielle.

La quatrième partie considère les manières dont les acteurs concernés par les politiques de sécurité et leur mise en œuvre construisent et se saisissent des enjeux du risque terroriste. La construction de ce risque en « menace » et en problème public a pour effet de modifier les équilibres politiques, institutionnels et organisationnels, ayant une incidence sur l’ensemble du monde de la sécurité et de la défense du territoire, depuis les décideurs politiques jusqu’aux simples soldats patrouillant dans les rues.

Prenant appui sur l’approche cognitiviste de l’analyse des politiques publiques, Julien Fragnon et William Leday (chapitre 15) reconstituent la transformation progressive du langage politique et stratégique et la genèse de la « guerre au terrorisme ». Ils montrent comment cette notion entre progressivement dans la doctrine et s’impose comme cadre conceptuel partagé, avant d’être consacrée par la notion de « sécurité nationale ». Cette dernière permet de faire de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure les deux facettes d’une seule et même préoccupation pour les acteurs politiques et militaires. Le chapitre livré par Grégory Daho (chapitre 16) s’intéresse au cadrage antiterroriste des opérations Serval et Sentinelle, sous l’angle de ses effets sur les relations civilo-militaires. Il en retrace d’abord les évolutions et les rééquilibrages successifs au cours des dernières décennies et montre les ambivalences du cadrage antiterroriste aux yeux des militaires : à la fois ressource pour maintenir leur autonomie relative face aux politiques et aux personnels de la haute administration dans le jeu interministériel, mais aussi contrainte découlant d’une démultiplication et d’une dispersion de leurs missions, ainsi que d’une exposition nouvelle dans l’espace public.

Delphine Resteigne (chapitre 17) prolonge le sujet de ces deux chapitres et fournit un contrepoint au cas français, en prenant en considération le point de vue des militaires et de l’opinion publique belges à propos des missions de sécurisation du territoire national et de sa population. Elle montre d’abord comment ces missions s’inscrivent dans la filiation des constabulary missions, éprouvées par les armées occidentales modernes dans différentes circonstances, pointe les particularités du contexte actuel ainsi que la perception de ces missions au sein de la population comme des forces ←21 | 22→armées belges. De son côté, et de façon plus spéculative, Sébastien Jakubowski envisage les effets induits par cette nouvelle donne sur les acteurs de la sécurité-défense (chapitre 18). Il émet l’hypothèse d’une hybridation probable et de l’émergence de mixtes de métiers entre des groupes professionnels et des organisations jusqu’alors considérés comme distincts. Ces évolutions, motivées par la recherche de l’efficacité, se heurteraient selon lui à de puissants freins, bien que des espaces de contacts existent déjà.

La dernière partie de l’ouvrage aborde les relations entre la sociologie militaire et deux dimensions sur lesquelles elle est fréquemment mise au défi : d’une part son utilité pour les praticiens que sont les militaires et, d’autre part, son ancrage institutionnel. Joseph Soeters et Pascal Vennesson y répondent en nous proposant des pistes de réflexion. En effet, le dialogue entre sociologie et stratégie est, en permanence, à construire. Joseph Soeters (chapitre 19) en prenant appui sur un certain nombre d’exemples d’opérations militaires internationales envisage les différents aspects pour lesquels les sociologues, surtout s’ils ont accès au terrain, peuvent apporter des connaissances que les militaires n’ont ni le temps ni les outils conceptuels et méthodologiques d’explorer. Quatre cas de figure appuient sa démonstration : la coopération militaire multinationale, l’hybridité organisationnelle, les alliances internationales et le pragmatisme dans les opérations. Pascal Vennesson (chapitre 20) ouvre un débat qui, souhaitons-le, pourra être approfondi dans les années à venir, sur les rapports entre sociologie et stratégie. Les savoirs sociologiques, affirme-t-il, identifient, analysent et peuvent même agir sur certaines dimensions centrales de la stratégie. Il rappelle que ces savoirs n’ont d’ailleurs jamais été absents de la conception de la stratégie. Mais cette affirmation, constate-t-il, se heurte à des doutes et des remises en cause. D’un côté, ceux des militaires : l’institution militaire finit généralement par reconnaître une certaine pertinence à la sociologie pour l’étude de certains phénomènes, mais en dehors de la stratégie pour laquelle les sciences sociales ne sont d’aucune utilité. De l’autre côté, certains sociologues remettent en cause l’idée même de rationalité en stratégie, le discours stratégique consistant avant tout en une rationalisation discursive des croyances et des intérêts des acteurs qui en sont les porteurs ou l’objet, et servant à justifier ou infirmer la nécessité du recours la guerre. Après avoir explicité ces deux objections, Pascal Vennesson en analyse les limites, ←22 | 23→convaincu qu’il est toujours plus enrichissant pour les sociologues comme pour les praticiens de la stratégie de discuter de leurs antagonismes plutôt que de camper sur leurs idiosyncrasies respectives.

Références bibliographiques

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Becker, J-J. (2008). ‘Albert Thomas, d’un siècle à l’autre. Bilan de l’expérience de guerre’, Les cahiers Irice, 2(2) : 9‑15.

Résumé des informations

Pages
VIII, 468
Année
2021
ISBN (PDF)
9781789978735
ISBN (ePUB)
9781789978742
ISBN (MOBI)
9781789978759
ISBN (Broché)
9781789978728
DOI
10.3726/b17252
Langue
français
Date de parution
2021 (Mai)
Published
Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Wien, 2021. VIII, 468 p., 4 ill. n/b, 12 tabl.

Notes biographiques

Barbara Jankowski (Éditeur de volume) Anne Muxel (Éditeur de volume) Mathias Thura (Éditeur de volume)

Barbara Jankowski est sociologue, chercheure associée à l’IRSEM à Paris. Anne Muxel est directrice de recherche en sociologie et en science politique au CEVIPOF (CNRS/Sciences Po) et directrice du domaine défense et société de l’IRSEM. Mathias Thura est maître de conférences en sociologie à l’Université de Strasbourg et chercheur au Laboratoire SAGE.

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Titre: La Sociologie Militaire
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