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Résilience et Modernité dans les Littératures francophones

de Marc Quaghebeur (Éditeur de volume)
©2021 Collections 1308 Pages

Résumé

Après Violence et Vérité (2013) puis Sagesse et Résistance (2018), ces deux tomes constituent une nouvelle approche transversale des littératures francophones. Et ce, par le biais d’un nouveau couple conceptuel : Résilience et Modernité. Un grand nombre d’œuvres venues des Francophonies du Nord, d’Afrique ou des Caraïbes font l’objet des analyses de ces deux volumes. Elles plongent aussi bien dans les génocides que dans les guerres de libération, dans le sort fait aux femmes ou aux immigrés, que dans les formes de ré-habitation de la langue française. Ces deux tomes contribuent donc à une perception renouvelée de l’aujourd’hui et des Francophonies culturelles mais aussi au travail sur La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli cher à Paul Ricoeur.

Table des matières

  • Cover
  • Title
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Liste des contributeurs
  • TOME 1
  • Une tension structurelle aux multiples modulations
  • Semprun : le recours à la langue française comme résilience
  • HISTOIRE ET RÉSILIENCE
  • L’expression du tabou chez Anselme Nindorera
  • Effets littéraires de la mondialisation chez Nicolas Ancion et Grégoire Polet
  • Résister à Ébola : écriture performative et narration écocritique dans En compagnie des hommes de Véronique Tadjo
  • Mémoire, Histoire et création artistique dans Lignes de faille de Nancy Huston et Les Grands masques de Marc Quaghebeur
  • Des récits de vie pour survivre au génocide rwandais
  • « Réparer les vivants » : Claude Lanzmann et André Schwarz-Bart, Le Dernier des [In-]justes
  • De Jean Bofane à Fiston Mwanza. La société congolaise à l’heure des économies globalisées
  • Résiliences francophones : sur le cas du Québec envisagé à partir des romans de Gaétan Soucy
  • Dire les martyres, écriture et résilience dans Ces fruits si doux de l’arbre à pain de Tchicaya U Tam’si et Beto na Beto, Le poids de la tribu de Mambou Aimée Gnali
  • Pédagogies de la résilience : le cas des anthologies scolaires trilingues et pluriculturelles des littératures algériennes
  • Renoncer à être français ? Le choix de Solal dans Belle du Seigneur d’Albert Cohen
  • Célébrer par fidélité, réparer pour avancer, créer loin de tout : les littératures francophones écartelées des pays en crise
  • L’état du livre : de la sociologie à la politique
  • Migrance, résiliance et reliance : trois concepts au cœur du renouveau de la littérature francophone pour la jeunesse
  • L’enfant soldat résilient, ou le topos de l’espoir dans les récits africains contemporains
  • La résilience et la modernité dans l’œuvre littéraire d’Aimé Césaire
  • RÉSILIENCES POST-COLONIALES
  • Assia Djebar entre le marteau et l’enclume
  • Résilience et mémoire collective dans Le Harki de Meriem de Mehdi Charef
  • « Revenir au monde » : la flamme d’un enfant des « Lumières »
  • Le choc doux des cultures
  • L’œuvre littéraire de Pius Ngandu Nkashama, une contribution à la résilience des littératures francophones
  • Le désert prophétique : désespoir et résilience dans « Aux Deux Manguiers », une nouvelle d’Achille F. Ngoye
  • La Guerre de 2000 ans de Kateb Yacine ou de l’Histoire résiliente de l’Algérie
  • La résilience culturelle pour panser les blessures de la colonisation et de l’immigration : les écrits francophones de Fatou Diome
  • Résilience : le mythe politico-héroïque de Patrice E. Lumumba dans la littérature belge
  • Surréalisme et Histoire : résilience cannibale dans Cahier d’un retour au pays natal
  • Les écrivains belges à l’ère de la mondialisation. Quand l’Est et le Sud établissent de nouveaux imaginaires pour penser l’Occident
  • ÉCRITURE PERSONNELLE POST-TRAUMATIQUE
  • Albert Memmi, le phénix de la littérature maghrébine francophone
  • Trauma et résilience dans Matière grise de Kivu Ruhorahoza
  • La littérature carcérale au Maroc pour dévoiler l’inhumain
  • Écrire la cure psychanalytique dans le récit francophone belge : traumatisme, créativité et résilience
  • Jean Sigrid, l’artiste du brouillard
  • Eau de Café de Raphaël Confiant : un espace hétérogène entre passé traumatique et résilience
  • Comment les femmes entrent-elles en résilience ? Personnages de « folles » qui guérissent (ou pourraient guérir) dans quelques récits de « Maghrébines »
  • L’écriture de résilience dans Le Testament de l’espoir d’Antoine Kaburahe : une expérience burundaise de modernité
  • La résilience : expérience et fiction chez Maeterlinck
  • Des mots contre l’oubli: résistance et résilience dans l’écriture migrante de Sema Kiliçkaya
  • L’art de perdre pour se construire dans le roman d’Alice Zeniter
  • Souvenirs, contraintes et dépassements
  • Incendies, de Wajdi Mouawad : dépasser le pathos de la tragédie grecque à travers la mémoire
  • Jean Louvet : « J’écris pour ne pas tuer »
  • La résilience face au malaise identitaire : les récits de filiation de Nicole Malinconi (Nous deux, Da solo, À l’étranger)
  • Index du Tome 1
  • TOME 2
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • INVENTION STYLISTIQUE ET MODERNITÉ FORMELLE
  • L’écriture de la résilience chez Assia Djebar et Abdelkébir Khatibi : quelle(s) modernité(s) ? (Olfa Abdelli)
  • La résilience, une forme d’écriture dans la littérature subsaharienne (Nabila Bhih)
  • Stratégies de la résilience : Jean Bofane et Dany Laferrière face aux avatars de la modernité (Bernadette Desorbay)
  • Romans subsahariens francophones. Des œuvres de résilience pour des écritures modernes (Samira Douider)
  • Écrire autrement : une lecture de La Re-production de Thomas Mpoyi-Buatu (Guy Keba Gumba)
  • Poïesis et écriture résiliente chez Marc Quaghebeur. La crypte et le palimpseste (Christiane Kègle)
  • La célébration de la création dans La Carte d’identité de Jean-Marie Adiaffi comme rempart de résistance face à l’Histoire (Voussad Saim)
  • Henry Bauchau: Modernité de l’écriture et résilience intime (Emilia Surmonte)
  • Mémoire fragmentée et recomposée : prégnance et (dés)illusions de l’image dans La Cathédrale de brume de Paul Willems (Maxime Thiry)
  • RÉSILIENCE INDIVIDUELLE ET MODERNITÉ COLLECTIVE
  • Résilience et modernité dans la littérature marocaine de langue française (Tariq Afellah)
  • Driss Chraïbi, tuteur de la résilience (Mohammed Aït Rami)
  • Résilience mémorielle et écriture de la Modernité : le cas de Mon père, ce harki de Dalila Kerchouche (Kahina Bouanane)
  • Modernité et résilience dans la littérature francophone maghrébine. Comment élever « ce qui est vital en l’humanité » contre « ce qui est mortel en l’humanité » ? (Ali Chibani)
  • Le Miraculé de Saint-Pierre de Gaston-Paul Effa. Ou comment la Montagne Pelée a accouché d’un récit (Bernard De Meyer)
  • « L’oiseau mouillé [peut] renaître comme certains fruits lustrés par l’eau de l’orage » : résilience et défis de la modernité dans le roman de Patrick Chamoiseau (Jean de Dieu Itsieki Putu Basey)
  • Malaise identitaire et errance : déclencheurs de la résilience au féminin dans la littérature des Caraïbes (Khadija Mouzon)
  • Les formes de la résilience au Maroc et en Occident dans deux écrits de femmes marocaines (Najlae Nejjar)
  • Résilience/non-résilience dans Les Nuits de Strasbourg d’Assia Djebar (Valentina Rădulescu)
  • Résilience, résistance et modernité dans Nedjma de Kateb Yacine (Mohammed Yefsah)
  • IDENTITÉ, FORMES ET LANGUE
  • De l’odieux drame de l’Afrique contemporaine à une esthétique du chaos. Cas d’une résilience face au traumatisme dans La Vie et demie de Sony Labou Tansi (Maurice Amuri Mpala-Lutebele)
  • Parcours de résilience entre la Grèce ancienne et la modernité. Prométhée dans l’œuvre d’Henry Bauchau (Benedetta De Bonis)
  • Le monde après Babel : Koffi Kwahulé, de l’universel au banal (Brigitte Dodu)
  • Résilience et résistance : un avenir autochtone pour la littérature québécoise ? (Peter Klaus)
  • Le métissage mythopoiétique de Jacques Ferron (Petr Kyloušek)
  • Résiliences francophones oubliées chez Fernando Pessoa : le Symbolisme belgo-français (Paula Mendes Coelho)
  • La résilience faite œuvre : François Emmanuel (Christophe Meurée)
  • Nommer le mal, penser la résilience dans Vie et mort d’un étang de Marie Gevers (Dominique Ninanne)
  • Dents, drapeaux et autres chinoiseries. Humour et résilience chez les ironistes Dai Sijie, Ling Xi et Ma Desheng, trois auteurs migrants d’origine chinoise en France (Julia Pröll)
  • Milan Kundera entre deux langues et deux réels (Jan Rubes)
  • L’émergence du discours identitaire chez V.Y. Mudimbe et Sony Labou Tansi : un exemple de résilience (André N. Siamundele)
  • Notices biographiques
  • Index du Tome 2
  • Index des pays d’origine des écrivains étudiés
  • Titres de la collection

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Liste des contributeurs

Volume 1

Marc Quaghebeur

Archives & Musée de la Littérature (Bruxelles – Belgique)

Pierre Mertens

Écrivain

Concilie Bigirimana

Université du Burundi (Bujumbura – Burundi)

Laurence Boudart

Archives & Musée de la Littérature (Bruxelles – Belgique)

Marzia Caporale

Université de Scranton (États-Unis)

Carmen Cristea

Dawson College (Montréal – Canada)

Babou Diène

Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal)

Kathleen Gyssels

Université d’Anvers (Belgique)

Jean-Claude Kangomba Lulamba

Archives & Musée de la Littérature (Bruxelles – Belgique)

Fritz Peter Kirsch

Université de Vienne (Autriche)

Pierre Leroux

CERC-THALIM Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle (Paris – France)

Lila Medjahed

Professeure des Universités. ENS de Bouzaréah (Alger – Algérie)

Maxime Normand

Chercheur (Paris – France)

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Dominique Ranaivoson

Université de Lorraine (Metz – France)

Cristina Robalo-Cordeiro

Université de Coimbra (Portugal)

Anne Schneider

Université de Caen (France)

Josias Semujanga

Université de Montréal (Canada)

Frano Vrančić

Université de Zadar (Croatie)

Fatiha Bennani

Université Hassan II de Casablanca Faculté des Lettres et des Sciences

humaines, Ben M’Sik (Maroc)

Alvaro Luna

Université de Limoges – Institut d’Études politiques de Paris, Campus

de Reims (France)

Abdelouahad Mabrour

Laboratoire d’Études et de Recherches sur l’Interculturel Université

Chouaïb Doukkali (El Jadida –  Maroc)

Hind Moutai

FLSH Ben M’sik (Casablanca –  Maroc)

Cécile Mundi Muauke

Institut supérieur pédagogique de la Gombe (Kinshasa – République

démocratique du Congo)

Michel Naumann

Université de Cergy (France)

Maria Giovanna Petrillo

Université de Naples « Parthenope » (Italie)

Laurence Pieropan

Université de Mons (Mons – Belgique)

Martine Renouprez

Universidad de Cádiz – uca (Cádiz – Espagne)

Sorin C. Stan

Archives & Musée de la Littérature (Bruxelles – Belgique)

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Pierre Vaucher

Université Laval (Québec – Canada)

Volume 2

Hanifa Allaoui

Université Chouaïb Doukali (El Jadida –  Maroc)

Viviane Azarian

Université de Cergy-Pontoise (France)

Abdellah Baïda

Université Mohammed V (Rabat –  Maroc)

Susan Bainbrigge

Université d’Édimbourg (Écosse – Grande-Bretagne)

Amandine Beukens

Diplômée de l’UCLouvain – Stage d’études aux Archives & Musée de la

Littérature (Belgique)

Arzu Etensel Ildem

Université d’Ankara (Turquie)

Catherine Gravet

Université de Mons (Belgique)

Carolin Herzog

Université de Bayreuth (Allemagne)

Fabien Honoré Kabeya Mukamba

Université de Lubumbashi (République démocratique du Congo)

Vassiliki Lalagianni

Université du Péloponnèse (Corinthe –  Grèce)

Fanny Martin Quatremare

Université de Grenade (Espagne)

Philippe Nayer

Délégué général Wallonie-Bruxelles (Hre), Artiste plasticien (Galveias –

Portugal)

Rodrigo Palacios Ferro

Université autonome de Madrid (Espagne)

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Vincent Radermecker

Archives & Musée de la Littérature (Bruxelles – Belgique)

Alicja Ślusarska

Université Marie Curie-Skłodowska (Lublin – Pologne)

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TOME 1

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Une tension structurelle aux multiples
modulations

Marc QUAGHEBEUR

Après avoir interrogé, dans de précédents colloques1, les duos tensionnels « Violence et Vérité » (2008) puis « Sagesse et Résistance » (2013), « Résilience et Modernité » est mis à l’épreuve des œuvres et à nouveau dans les littératures francophones. Elles se trouvent au fondement même de l’aeef2. Ces duos tensionnels ne sont bien évidemment pas le privilège des écritures francophones. Ils pourraient s’appliquer à d’autres corpus, par exemple aux études postcoloniales dans leur ensemble.

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Les singularités du champ littéraire qu’il conviendrait d’appeler franco-francophone demeurent toutefois ce qu’elles sont, nos différentes rencontres l’ont montré. Les colloques strasbourgeois consacrés à « L’Europe et les Francophonies »3 (2001) ou de Cerisy-la-Salle « Les Écrivains francophones interprètes de l’Histoire »4 (2003) avaient déjà indiqué que ces questionnements concernaient également – pour partie du moins – , les littératures francophones de Belgique, du Canada/ Québec ou de Suisse. En faire fi, c’est décrier certaines des spécificités du champ qu’il conviendrait d’appeler franco-francophone. Sauf à étendre le concept « postcolonial », ce qui suscitera d’autres problèmes.

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L’ampleur comme la variété géographique, historique et culturelle des mondes francophones rendent en outre possible un comparatisme intra-linguistique plus que nécessaire. Il permet, lui aussi, de mieux cerner différences et parentés structurelles. Dans ce colloque, cela s’est notamment concrétisé à travers l’analyse des réactions des uns et des autres à la dynamique et à l’impact de la modernité dont Paul Ricœur a fort bien synthétisé les diverses valences et ambivalences dans son livre La Mémoire, l’histoire, l’oubli5(2000).

L’année même où se tenait cette rencontre, les éditions La Croisée des Chemins publiaient à Casablanca le livre de Khalid Zekri, Modernités arabes. De la modernité à la globalisation6. Remarquablement documenté, cet ouvrage décrit et commente les diverses formes d’implantation ou/ et de résistance suscitées par la modernité dans les sociétés du Machrek et du Maghreb. C’est que celle-ci, dans ses diverses acceptions, est venue des nations occidentales et fut souvent couplée à leurs logiques impériales et coloniales. Elle s’est par ailleurs vue confrontée, y compris chez ses porteurs locaux, aux spécificités religieuses, politiques et culturelles de sociétés construites en lien avec un texte sacré dont la lecture est censée être intangible. Mieux encore, avec l’usage d’une langue commune qui n’est pas la langue parlée des différents pays concernés. Le tout – sauf au Maroc – sur fond de domination ottomane puis de déclin progressif et de disparition de La Porte.

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L’impact de cette (de ces) modernité(s) aux visages multiples mais à l’intransivité garantie est forcément différent dans les sociétés caribéennes comme dans celles des diverses aires de l’Afrique noire. Cet impact se révèle toujours conflictuel, source d’inventions ou de mutations mais également chape de plomb des mémoires et des pratiques antérieures, du fait de l’intransitivité du concept et de la relégation, objective et morale, dans laquelle il place les moments antérieurs à lui ou les cultures étrangères. Pour l’Afrique, le travail critique de V.Y. Mudimbe7 a ouvert en la matière, plus que des pistes, notamment dans L’Autre face du royaume (1973), L’Odeur du père (1982) ou The Invention of Africa (1988). Celui d’Édouard Glissant, tout autant, pour les Caraïbes dans Le Soleil de la conscience (1956) ou Le Discours antillais (1981). Les œuvres romanesques de Patrick Chamoiseau, Ahmadou Kourouma, Cheick Hamidou Kane ou Valentin-Y. Mudimbe en illustrent les difficultés, les dangers comme les potentialités.

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À travers le concept de Résilience, nous avons cherché à examiner des attitudes différentes de celles de la Violence ou de la Résistance – et ce, à travers leurs modalités et leurs prismes dans les champs artistiques des Francophonies, je le répète. Le colloque s’est tenu peu avant la parution de La nuit, j’ écrirai des soleils, ouvrage dont il ne put donc être question durant ces journées. L’essayiste et neuropsychiatre Boris Cyrulnik s’y attache aux déchirures qui sont à l’origine de l’œuvre de quelques grands écrivains. Dans l’interview qu’il donne le 17 juin 2019 au quotidien bruxellois Le Soir, il insiste sur la différence entre parole et écrit. Dans ce dernier, en effet, le sujet qu’est l’écrivain effectue, selon lui, une « plongée intérieure », « rature » et « hésite ». Ce faisant, il modifie la représentation des coups qu’il a reçus pour aboutir à une restitution de soi et du monde qui n’est pas celle de l’autobiographie mais de la fiction. Celle-ci a à voir avec autre chose que La Vérité et le Réel, sauf à prendre ce dernier terme dans son sens lacanien.

Dans des publications antérieures – notamment, dans Un merveilleux malheur – , Boris Cyrulnik affirme que le processus de résilience constitue une sorte de remaillage du sujet et du monde ; de métamorphose de son vécu traumatique ; d’assomption du refus de l’Histoire comme Destin.

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Ces processus de retricotage et de réparation passent par l’inscription et le dépassement des traumas à travers une pratique constante de l’oxymoron. Soit au gré de la cohabitation des opposés.

Même si Boris Cyrulnik se réfère, comme il est logique dans son métier, à des cas individuels – mais dans la mesure où l’écriture est à la fois une intériorisation et une extériorisation, destinée en outre à des lecteurs individuels ou/ et à une collectivité, l’extension de la notion de Résilience aux questionnements francophones et à leurs littératures ne paraît pas indue. Les tensions constitutives de l’Histoire franco-francophone dans ses diverses modalités et temporalités trouvent donc plus qu’un écho – un outil – dans ce concept. Ainsi qu’on le lira dans les pages qui suivent, il dégage de belles perspectives sur les écrits comme les situations des pays francophones. La quasi-totalité des contributeurs de ce volume reviennent sur la notion, en l’articulant à leur propos et en précisant le sens qu’ils lui donnent. Cela occasionne quelques redites mais est consubstantiel à la démarche propre à un colloque.

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La septantaine de contributions composant ce volume m’interdit de les commenter une à une, comme il est d’usage dans ce genre de liminaire d’un ouvrage collectif. Il atteste en revanche l’examen par les contributeurs de la plupart des aires géographiques francophones couvertes par le présent volume (Belgique, Suisse, Canada, Caraïbes, Maghreb, Machrek, Afrique subsaharienne, Afrique centrale, Madagascar). Il inclut en outre des écrivains de pays non francophones qui ont choisi d’écrire en français ou sont en lien foncier avec cet espace littéraire.

Impossible en revanche de partir d’un tel critère pour organiser la matière de ces deux volumes. Non seulement parce que plusieurs contributions travaillent sur le transversal cher à l’aeef (Bofane et Laferrière, par exemple), mais aussi parce que les formes d’interrogation et d’articulation des concepts de Résilience et de Modernité sont loin d’être univoques dans les diverses aires ou pays concernés. Un index de ces derniers a été annexé au volume afin d’en faciliter la consultation.

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Le colloque, je l’ai indiqué, a fait ressortir les variétés de lecture qui peuvent être faites du terme « modernité » en fonction des situations, historiques notamment, à partir desquelles se produisent des types de réactions de résilience ou de résistance, d’intégration ou assimilation mais aussi d’acculturation. Les tensions engendrées par l’irruption des idées modernes au sein des sociétés sont loin de n’avoir concerné que les pays placés sous tutelle ou occupation coloniale. Elles ont concerné également les pays occidentaux, comme l’a fort bien décrit pour la France Antoine Compagnon dans son étude sur Les Antimodernes : de Joseph Maistre à Roland Barthes (2005). Khalid Zekri y revient à plusieurs reprises dans l’ouvrage évoqué plus haut, et insiste sur les particularités qui en découlent, du fait d’une acception presque monologique et moralisante du terme. Cette dimension contradictoire n’a toutefois pas été abordée spécifiquement – pour la Belgique notamment.

Le terme « modernité » fait partie de ceux dont chacun a une perception mais qui n’a pas de définition canonique. À plusieurs égards, il s’enracine dans l’esprit des Lumières mais également dans les formes de développements liés à la révolution industrielle des deux derniers siècles – le postmoderne correspondant, lui, à la révolution technologique en cours. Les conséquences qui en découlent en matière de mentalités, mais aussi de statut philosophique constituent bien évidemment un aspect fondamental de la question. Paul Ricœur fait ainsi remarquer que « [d] ans la mesure où l’emploi encore récent du concept de modernité comporte un degré de légitimation non seulement de sa différence mais de sa préférence à soi-même, le déni de toute thèse normative soustrait inéluctablement les positions se réclamant du postmodernisme de toute justification plausible et probable. »8

Moderne s’oppose, on le sait, à Traditionnel. Modernité peut revêtir en revanche un caractère plus radical. Il caractérise aussi, au Nord du globe en tout cas, les Avant-gardes esthétiques et politiques entre la fin de la Première Guerre mondiale et la chute du Mur de Berlin, laquelle ouvre aux reconfigurations en cours dans le monde.

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Le terme « modernité » est rarement dialectique mais toujours offensif et bardé de certitudes. En même temps, la notion s’assimile la plupart du temps à ce que promet et promeut la civilisation occidentale. Il a donc accompagné les impérialismes culturels et économiques. Il a par ailleurs contribué à la configuration des États-nation européens et à leur lutte contre les us et coutumes de l’Ancien Régime. La question de la Modernité concerne donc singulièrement la littérature française et les littératures francophones. Cela n’est pas sans dégager une ou des spécificités nationales qui se retrouve(nt) en partie en butte avec l’acception universalisante du terme. Celle-ci a toutefois permis la diffusion hors-frontière nationales de la Modernité.

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La langue et la littérature françaises s’étaient imposées comme universelles au cours des xviie et xviiie siècles. Cette suprématie se vit contestée dans les Allemagnes et en Grande-Bretagne par la recherche et la promotion d’un Homère national. La France marqua le pas9, elle fit sa Révolution sur de tout autres canons culturels. Cette perception de la langue et de la littérature constitua d’ailleurs l’ossature de l’enseignement de la langue française aux xix– xxe siècles, et tout particulièrement dans la phase coloniale impériale10. Romans réalistes et romantisme français du xixe siècle avaient certes fourni de notoires contre-points mais qui n’enlevèrent rien au prestige de la langue classique. Encore moins à son choix comme matrice de l’enseignement.

L’impérialisme français, notamment colonial, fut donc celui d’une France porteuse par excellence – voire par essence, selon l’image qu’Elle entendait donner d’elle-même – d’une œuvre de civilisation. Cette dernière se réverbérait prioritairement au travers des modèles littéraires français avalisés par le xixe siècle finissant. Soit via un enseignement fondé sur une langue classique qui n’avait pas pour autant conservé sa superbe et son art de la brièveté. Classicisme bien tempéré donc, véhiculant certaines idées des Lumières.

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C’est dans ce cocktail, essentiellement produit par la iiie République, que vont se forger les littératures francophones et s’inscrire, en conséquence, les diverses formes de résilience analysées dans ces volumes. À travers les connexions à l’historique se noueront les réponses aux divers chocs (et types de chocs) de la modernité. Certes, le caractère intransitif de cette dernière vaut pour tous mais s’articule différemment en fonction des époques et des situations. Il présente à la fois un caractère d’inéluctable et une faille. Emmené dans les fourgons du rayonnement français et de l’expansion coloniale européenne puis des néo-impérialismes, le travail de la modernité n’affecte bien évidemment pas de la même manière les pays de l’Afrique noire ou des Caraïbes. Ceux-ci ne sont-ils pas le fruit de l’esclavage ? Ceux du pourtour méditerranéen à l’heure du déclin de l’après califat ottoman puis des Indépendances – dont une guerre de Libération. Ceux d’Europe et d’Amérique du Nord confrontés, fût-ce de manière différente, à l’horreur absolue de la Shoah permise par la modernité technique, tout autant qu’à la très lente érosion de la certitude de leur supériorité intrinsèque.

La disparition des interpellations et radicalités des avant-gardes au tournant des années 1980– 90 – elles ont produit certaines des singularités d’Aimé Césaire, de Kateb Yacine ou de Mohammed Khaïr-Eddine – n’a pas forcément éclairci le terrain mais a modifié fondamentalement canaux et formes de la résilience.

La dyade terminologique choisie pour ce colloque relève donc d’une acception assez large. Elle n’est pas sans toucher aux questions posées par Paul Ricœur dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (2000). Elle touche de même aux questions inhérentes à l’espace franco-francophone – sous toutes ses latitudes – et aux formes de résilience qu’il peut engendrer chez un Paul Willems, un Ahmadou Kourouma, une Assia Djebar ou un André Schwartz-Bart.

L’attitude des Français métropolitains à l’égard de la langue et de la littérature françaises n’a pas connu une évolution comparable à celles que l’on a pu suivre dans les aires anglophones, hispanophones ou francophones. Ne provient-elle pas d’une Histoire dans laquelle langue et littérature ont servi à constituer un imaginaire – une essence nationale censée subsumer l’hétérogénéité constitutive d’un pays ? Qui plus est, d’y faire d’autant mieux accéder, pour les siens comme pour autrui, au travers d’une universalité censée être inhérente à la langue classique !

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Vecteur d’un impérialisme colonial et culturel tout autant que d’une affirmation nationale, la littérature française est en même temps porteuse de valeurs qui entrent en contradiction avec ces trois éléments. Cela ne va pas sans induire des tensions dynamisantes ou paralysantes entre une modernité dont la France parut, un temps, le parfait emblème, et une domination aux contours moins estompés qu’on ne voulait ou voudrait encore le faire croire.

L’article de Jean Amrouche, publié dans Le Monde du 1er janvier 1958 « La France comme mythe et comme réalité », demeure, pour l’essentiel, toujours pertinent. Les résistances au fait comme au vocable « francophone » – le terme est marqué, il est vrai, dès sa création par une vision impériale foncièrement étrangère au pluriel11 qu’il est censé recouvrir – ont également contribué à certaines des difficultés et spécificités des littératures francophones – et donc, aux singularités de formes de résilience. On en trouvera de beaux et nombreux exemples parmi les œuvres abordées par ce volume, notamment dans la section intitulée « Identité, Formes et Langues », mais aussi dans « Invention stylistique et Modernité formelle ». Plus largement encore, une belle part de ces volumes témoigne des contradictions intrinsèques aux champs littéraires de langue française.

Celle(s)- ci passent en outre, et de toute façon, par celles qu’opèrent Résilience collective et Résilience auctoriale. Toutes deux témoignent de la vivacité de ces mondes qui n’ont pas à rougir de l’appellation « francophone », généralement vilipendée par les tenants de l’idéologie française à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières de l’Hexagone. Y compris chez ceux dont on aurait pu espérer une réelle ouverture – je songe au Manifeste Littérature-monde12. Celui-ci souffla, si l’on peut dire, le chaud et le froid. Tant il est difficile de sortir de la matrice impériale et nationale forgée autour et à partir de la langue et de la littérature, et relayée par un système éditorial monocentré. On pourrait en outre songer au sort réservé aux autochtones des Amériques, sujet abordé une nouvelle fois dans ce volume.

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L’organisation de ce volume s’articule autour de six sections qui concernent aussi bien les Histoires que leur formatage littéraire.

Ce livre s’attache ainsi aux écritures qui font suite à un trauma personnel lourd – mais aussi social ou sociétal – comme c’est le cas chez Jean Louvet ou chez Dany Laferrière ; mais aussi à des écrivaines considérées comme folles, telles Isabelle Eberhardt ou Leïla Marouane. La Résilience individuelle constitue en outre, à maintes reprises, une réaction à – et une inscription dans – la modernité.

On la voit à l’œuvre aussi bien chez un Kateb Yacine que chez un Patrick Chamoiseau ou un Abdelkébir Khatibi. Chez eux, la langue française devient un trésor de guerre. Les Résiliences postcoloniales se trouvent donc, et bien évidemment, au cœur de nombre d’œuvres examinées dans ce colloque. Elles se lisent clairement chez un Pius Ngandu Nkashama ou un Mehdi Charef, mais peuvent aussi se révéler actives dans certains textes issus des anciennes puissances coloniales, comme le montre par exemple Pierre Vaucher.

Au cœur de la dialectique à l’aune de laquelle s’est déroulé ce colloque, le questionnement Histoire/ Résilience trouve ainsi de beaux développements. Il suffit d’évoquer les œuvres d’Aimé Césaire, d’Albert Cohen, d’Anselme Nindorera ou Gaétan Soucy. Notre ouvrage ne répondrait pas en outre aux défis qu’il s’était donnés s’il ne s’attaquait pas également à l’articulation de la Résilience avec les questions d’Identité, de Formes et de Langues. Milan Kundera ou Jacques Ferron, Thomas Mpoyi-Buatu ou Sony Labou Tansi se voient ainsi convoqués, ainsi que d’autres – toujours par des approches diverses au plan méthodologique.

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Ce colloque qui rassembla plus de 80 participants et qui avait pour épicentre la tension Résilience/ Modernité, répond aussi aux questionnements nationaux et transnationaux qu’impose l’étude des littératures francophones. Ainsi dessine-t-il les perspectives transversales et comparatistes qui se peuvent – et se doivent – tirer de l’examen des littératures francophones au sein du champ littéraire franco-francophone.

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Impossible toutefois d’organiser en sus les volumes en fonction de ces avancées que le lecteur découvrira au fil de ces pages, et que d’autres colloques nous permettront, je l’espère, d’approfondir. Pour chacune des sections de ce volume, le choix a été fait de décliner par ordre alphabétique les contributeurs concernés. Un index des noms propres ainsi qu’un index des pays dont sont originaires les auteurs étudiés dans cette parution contribueront, je l’espère, à enrichir sa consultation et son usage.

L’Association européenne des études francophones se réjouit d’avoir pu réunir dans l’enceinte du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, un panel aussi riche et varié que celui dont témoignent les contributions ici réunies et approfondies. L’ambiance qui régna durant ces deux journées de novembre 2018 fait partie des états de grâce qu’il est rare de rencontrer.

L’exposé de Pierre Mertens consacré à Jorge Semprun avait dès l’abord, ouvert nos débats par une forte dose d’acuité analytique et d’émotion, de mémoire et d’amitié. Ce moment peu ordinaire servit en outre de point d’orgue au soixantième anniversaire des Archives & Musée de la Littérature dont les membres se dépensèrent sans compter pour en permettre la réussite. Cette double circonstance ne pouvait que me réjouir.

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Dans son discours du 23 novembre 2018, la ministre Fadila Laanan, rappela les traumas du xxe siècle, ainsi que leur impact sur la littérature, les hommes et les sociétés. Elle évoqua ensuite les traumatismes de la Shoah, comme ceux de la colonisation. Elle affirma que la résilience constituait un concept intéressant pour une femme politique et ajouta : « C’est là une notion que nous, les politiques, devrons étudier, comprendre, accompagner, et parfois encourager. »


1 Marc Quaghebeur (dir.), Violence et Vérité dans les littératures francophones, Bruxelles, p.i.e. Peter Lang (Documents pour l’Histoire des Francophonies / Théorie ; 31), 2013 ; Marc Quaghebeur (dir.), Sagesse et résistance dans les littératures francophones, Bruxelles, p.i.e. Peter Lang (Documents pour l’Histoire des Francophonies / Théorie ; 47), 2018.

2 Association européenne des Études francophones. Cfr <https://etudesfrancophones.wordpress.com>.

3 Yves Bridel, Beïda Chikhi, François-Xavier Cuche et Marc Quaghebeur (dir.), L’Europe et les Francophonies : langue, littérature, histoire, image, Bruxelles, p.i.e. Peter Lang (Documents pour l’Histoire des Francophonies / Théorie ; 9), 2006.

4 Beïda Chikhi et Marc Quaghebeur (dir.), Les Écrivains francophones interprètes de l’Histoire, Bruxelles, p.i.e. Peter Lang (Documents pour l’Histoire des Francophonies / Théorie ; 10), 2007.

5 Paul Ricœur, La Mémoire, l’ histoire, l’oubli, Paris, Seuil (Points / Essais ; 494, 2000, p. 400– 413.

6 Khalid Zekri, Modernités arabes. De la modernité à la globalisation, Casablanca, Éditions La Croisée des Chemins, 2018.

7 Son disciple, Kasereka Kavwahirehi, les prolonge dans L’Afrique entre passé et futur. L’urgence d’un choix public de l’ intelligence (2008).

8 Paul Ricœur, La Mémoire, l’ histoire, l’oubli, op. cit., p. 411.

9 « Rien de plus risqué, dans une puissance dominante, que de mettre en cause la référence sur laquelle se fonde sa prééminence ! Ce que Voltaire avait bien perçu avec son appréciation de Shakespeare… L’opération de dépassement du classicisme était plus aisée à mener par ceux qui voulaient mettre fin à l’hégémonie française. » (Anne-Marie Thiesse, La Fabrique de l’ écrivain national, Paris, Gallimard, 2019, p. 47.

10 Cela vaudrait des développements que ne permet pas cet espace. On y trouverait tout ce que fait la complexité historique. Antoine Compagnon a ainsi montré dans Le Troisième République des lettres (1983), comment s’est fondé l’enseignement républicain et national de la littérature. Priscilla Ferguson a pour sa part décrit La France nation littéraire (1991).

11 Onésime Reclus en exclut, par exemple, Belgique ou Suisse. Il révèle clairement, au début du XXe siècle, la perspective impériale lorsqu’il évoque les empires qui vont se partager le monde.

12 Je me permets de renvoyer à mon article « Le Rejet des Francophonies. Une approche du Manifeste “Pour une littérature-monde” », in Marina Geat (dir.), préface de Beïda Chikhi, La Francophonie et l’Europe, Roma, Artemide, 2011, p. 23– 33.

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Semprun : le recours à la langue française
comme résilience

Pierre MERTENS

Je voudrais vous appeler, de façon peut-être impudente et inattendue, du seul mot que l’homme dont je vais vous parler se serait revendiqué, « Chers frères, chères sœurs ».

Le mot « fraternité » est celui qui va dominer l’odyssée étrange et si accidentée de Jorge Semprun et je pense tout de suite dire Georges Semprun puisque cet écrivain espagnol se revendique de la langue française et que le fait de franciser son nom, non seulement n’est pas un abus mais s’impose. Il y a des gens qui disent Jorge Semprun ou Georges Semproun… et qui donc n’y arrivent pas. Disons carrément Georges Semprun, c’est comme cela que lui-même avait choisi de s’appeler et se dénommait à la fin de sa vie. Sous diverses identités, d’ailleurs différentes, et sur lesquelles je reviendrai.

Le thème que vous avez choisi de débattre au cours de ce colloque va comme un gant à Semprun. Il paraît littéralement taillé sur mesure pour lui. Il en aurait été enchanté. « Résilience et modernité dans les littératures francophones ».

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Pour ce qui est de la résilience, la chose saute aux yeux et je vais être appelé, balayant son paysage à plusieurs reprises, de le réévoquer, mais c’est déjà vrai pour la modernité. Étrange modernité que celle à laquelle notre homme s’est en effet confronté, parce qu’il y a une modernité du mal comme il y a une modernité du bien. Et cet homme qui, à Buchenwald, s’est d’ores et déjà tourné vers la poésie, est, surtout, au sortir de Buchenwald et longtemps après cette sortie, tourné vers le roman. Il nous décrit son passage à Buchenwald comme étant notamment l’occasion de la rencontre avec celui dont il restera le plus proche dans la mémoire, c’est-à- dire le sociologue Maurice Halbwachs, l’homme de l’interrogation philosophique. Un de ses textes essentiels, bien que mal connu, et qui n’a été édité qu’en 1990 (en mille neuf cent quatre-vingt-dix, comme le disent les francophones les plus pointus), s’intitule Mal et modernité, le travail de l’histoire. Il s’y réfère à un des hommes qu’il a le plus admiré dans sa vie, Hermann Broch, l’auteur des Somnambules, entre autres, et de La Servante Zerline, qui se tourne vers Orwell. Il se tourne aussi vers quelqu’un de plus connu et de plus proche de nous, plus français, Jacques Maritain, qui décrit le symptôme d’une impuissance qui semblerait essentielle, de la démocratie.

Une impuissance irrécupérable, une espèce de maladie génétique. Et se retournant vers Halbwachs, vers Henri Maspero, le père de François, vers une démocratie qui serait en quelque sorte le comble de l’inactualité, car incapable de répandre la positivité de la massification des sociétés industrielles, le déferlement des techniques planétaires, le bouleversement des processus de production et d’échanges de valeurs tant spirituelles que techniques. La modernité serait en quelques sorte, très paradoxalement, et d’une façon pour nous si désagréable, l’épouse idéale du totalitarisme. D’un totalitarisme tourné vers le mal radical. Et l’interrogation de Semprun sur cette question va lui venir, de façon en quelque sorte rituelle et routinière à Buchenwald, tous les dimanches après-midi. Un de ses plus beaux livres s’appelle Quel beau dimanche. Étrange titre quand on sait le décor qu’il évoque et quand, écoutant la douce voix de Zarah « , muse du national-socialisme, il ne pouvait s’empêcher, disait-il, d’éprouver une certaine émotion, car bien malgré elle, elle lui rappelait encore des jours heureux qui débordaient en quelque sorte le langage même qu’elle mettait en mots et en chansons.

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Il faudra tout un temps de réflexion lors de ces dimanches après-midi où Semprun se montre avide d’un bout de conversation, encore plus que d’une bouchée de pain. Il dit, « je n’oublierai jamais, ces bouts de conversation des dimanches après-midi avec Maspero, avec Halbwachs qui nous relançaient pour tous les jours suivants, pour toute la semaine, en sorte », situation extraordinairement paradoxale et inattendue, cette espèce de coup de théâtre qu’il évoque avec un bonheur sincère dans plus d’un de ses livres. Si bien que, quand il sera témoin de l’agonie et de la mort d’Halbwachs, qu’il aura en quelque sorte porté dans ses bras jusqu’au bout, il se tourne vers ce Français, vers cet éminent sociologue français, pour lui faire cortège dans la mort, en citant l’homme dont il dira souvent que c’est celui qui l’a amené vers le français, vers la langue française. « Ô mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre. […] Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons ! »

À plusieurs reprises – et j’y reviendrai plus d’une fois – on a, étudiant le style français de Semprun, rapproché celui-ci de Marcel Proust. D’autant plus que, comme la mémoire ne jouant évidemment pas le même rôle dans ces deux œuvres, la tentation est grande de les rapprocher. Le rapprochement était plein de louanges et destiné à lui procurer un grand bonheur. Il en était reconnaissant et en même temps agacé. Ce rapprochement lui paraissait, avec le temps, devenir trop systématique et combien de fois dans des conversations privées, ne m’a-t-il pas dit « Mais, ils ne se sont jamais rendu compte que j’étais bien plus proche de Baudelaire », que je viens de citer, « ou même du Gide, d’un certain Gide de Paludes qui a peut-être été le guide qui m’a amené le plus sûrement vers le goût du français. Mais je ne peux nier effectivement que le balancement de la phrase dans Le Grand voyage, dans Quel beau dimanche, dans Adieu, vive clarté, etc. peut faire penser à certaines laisses de La Recherche du temps perdu et particulièrement du Temps retrouvé, du reste, je ne peux le nier mais en même temps, je m’en tiens un peu à l’écart. »

Il voir le jour en 1923, un an avant la mort de Franz Kafka. J’aime ce rapprochement parce que je veux montrer à quel point il a élu un certain nombre de maîtres en écriture. Certains parce qu’ils étaient français, certains parce qu’ils l’appelaient vers cette langue-là qu’il mettait au-dessus de toutes les autres, mais d’autres aussi, parce que, déjà à Buchenwald, déjà avant mais même, dans la bibliothèque de Buchenwald, de façon totalement inattendue, il lisait Kafka et Faulkner. Il lisait Le Procès, Le Château, La Métamorphose mais aussi Le Bruit et la Fureur, Sartoris, Absalon… Et il reconnaissait dans ces deux-là, peut-être ses maîtres absolus en pensée littéraire. Né en 1923, Semprun a trouvé le temps d’être exilé, dès 1936 en France, d’entrer dans la Résistance dès 1942, d’être déporté à Buchenwald dès 1943, de se retrouver clandestin et militant du Parti communiste espagnol en exil et même un de ses dirigeants principaux jusqu’à ce qu’il en soit exclu pour des raisons de divergences idéologiques, notamment avec Santiago Carillo, au moment où l’aveuglante révélation de l’horreur stalinienne va renouer dans son parcours, avec son arrachement à l’enfance par les nazis.

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Que d’Espagne et de France entremêlés dans cette vie, que d’étrange précocité mais aussi : que d’anticipation ! Il en aurait fallu cent fois moins pour déjà forger un destin d’écrivain. Mais Semprun a réussi à embrasser tout cela, toutes ces vies, phrase après phrase, dans une saga séculière et hors-normes qui le plante et l’érige avec un statut très particulier dans le paysage littéraire qui est encore le nôtre. Lui qui a même trouvé le temps, une fois encore, de devenir passagèrement ministre de la Culture dans son pays d’origine, le temps pour la Gauche de se remettre de 40 ans de franquisme, il aura même consacré quelques années à contribuer au redressement culturel d’une nation si longtemps bâillonnée, étouffée et châtrée. Cela ne l’a pas empêché d’écrire entretemps la plupart de ses livres en français et quel français ! Quelle langue magnifique, tenace, obstinée inusable, Inusable surtout car j’ai relevé que l’épithète d’inusable est un de ceux qu’affectionnait le plus notre auteur. Le nombre de fois qu’il l’emploie ne se calcule pas. Mais j’évoquais une extraordinaire précocité. Il faudrait parler aussi d’une singulière patience. Le paradoxe n’apparaît pas mince en effet. Dans l’immédiat après-guerre, Robert Antelme (L’Espèce humaine), Jean Cayrol (Je vivrai l’amour des autres, Nuit et brouillard) et Primo Levi (Si c’est un homme) travaillaient dans l’urgence, avaient pointé comme l’un d’entre eux, pointé que l’homme concentrationnaire était sans doute la clé de notre monde, non pas l’exception, mais l’emblème.

Jorge Semprun, quant à lui, aura attendu 17 ans, même près de 20 ans, pour retrouver sa voix et découvrir sa voie, mais après cela, il ne s’arrêtera plus. Le Grand Voyage (1963) ne donne pas à voir l’intérieur du camp de Buchenwald, mais relate de façon entrelacée l’aller et le retour entre Compiègne et Buchenwald. Le livre, il l’écrit à Madrid mais déjà en français, et ce voyage, cette expédition ferroviaire d’où bizarrement, dans ce premier opus, le monde concentrationnaire s’est comme absenté provisoirement, il est en filigrane et fantomatique. Il relate déjà l’odyssée qu’il va vivre aller et retour, si bien que c’est un paysage mental qui se découvre à nous, des fragments de temporel, de réminiscences de bribes de dialogue ; un dialogue qu’il entretient avec un personnage qui est à ses côtés, un camarade dans le train, qu’il appelle le gars de Semur et dont il m’avouera des années après et, ensuite publiquement, qu’il n’a jamais existé, que c’était un être de fiction totalement imaginaire, car notre homme, vous allez le voir, est avant tout un homme de fiction et ce n’est pas, encore une fois, un mince paradoxe.

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Il regrettait presque le très cruel romanesque de sa vie parce qu’il se disait « J’étais comme voué à l’autobiographie. Or, je savais que si l’exactitude des faits se transmet dans les témoignages, leur vérité profonde ne peut être accédée que par la fiction romanesque ». Et parmi ces nombreux militantismes, on retrouvera celui si farouchement défendu, du militantisme pour le roman. Quel beau dimanche. Voilà un livre composé plus de dix ans plus tard que Le Grand Voyage, qui s’articule autour de deux odyssées, la relation de deux génocides – comme il y avait deux voyages dans Le Grand Voyage – , de deux génocides comme enchaînés l’un à l’autre, et où l’on voit le goulag soviétique se substituer ou se superposer au camp d’extermination nazi qu’il aura connu dans sa jeunesse. Paradoxalement encore une fois – Georges est abonné aux paradoxes féconds – , paradoxalement, le témoin croit avoir vécu l’un et pensé parfois n’avoir que rêvé les autres. Il dit « Tu sais, à la fin de ma vie, c’est comme si j’étais passé par le goulag et comme si je n’avais fait qu’imaginer Buchenwald ».

Le tout n’est pas de vivre les camps, mais de leur survivre. L’exclamation si dérisoire et si ironique « Quel beau dimanche », entendue dans la bouche d’un camarade, la contemplation d’un arbre qu’on prit de prime abord pour le fameux arbre de Goethe à Buchenwald, la lecture de Faulkner, de Kafka et la découverte de La Journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne, la reconversion de certaines victimes en bourreaux staliniens, et ceux qui vont militer pour votre exclusion d’un parti, qui vous jugent désormais déviationniste, comment une telle histoire ne se révélerait-elle pas, à la lettre, interminable ?

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À preuve, L’Écriture ou la vie (1994), où Semprun exprime que le camp ne fut pas, comme d’autres l’ont dit « indicible » ; il s’est contenté d’être invivable, le camp après le camp, car il n’y a pas d’après-camp, il n’y a pas d’après cela vraiment possible – on peut toujours dire « mais la mort, il faut l’avoir traversée », on peut dire qu’on est un rescapé, qu’on est un revenant des camps, mais non, et là il est frère de Cayrol qu’il aimait beaucoup d’ailleurs, même si Cayrol a fait un tout autre usage de son expérience de Mauthausen. C’est d’ailleurs très intéressant d’un instant s’y attarder. Cayrol, à la différence de Semprun, s’est mis assez tôt au travail mais comme vous le savez si vous avez lu cet auteur que, malheureusement, on contourne volontiers aujourd’hui, alors qu’il est au cœur de ce qu’on a appelé le Nouveau roman, et j’ai eu des conversations avec Robbe-Grillet, avec Claude Simon, avec Duras qui le confirmaient, Je vivrai de l’amour des autres, provoque déjà la lecture d’une nouvelle écriture, anti romanesque, classique, mais avec cette particularité que ce n’est pas le camp littéral qu’il décrit, ce sont ses lendemains. Il décrit Paris, il décrit Bordeaux, il décrit l’Europe ayant changé ; de façon subreptice, Cayrol nous laisse apercevoir ce en quoi les camps ont déposé, à tout jamais, une nappe de nuit et de brouillard sur le monde, si bien que dans son œuvre, il laisse entendre l’écho du camp, tout en ne le décrivant pratiquement jamais si ce n’est dans la formidable voix off de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais. Un jour où nous étions depuis longtemps devenus amis, j’ai dit à Cayol, « Mais tu es retourné à Mauthausen ? ». Il a éclaté de rire et dit « Tu n’y penses pas ! Tu ne crois pas que ce soit nécessaire, non ? Tu ne crois pas qu’il suffise d’y être allé une fois ? Je sais qu’il y a les commémorialistes. Je ne suis pas des leurs. Je ne retournerai pas à Mauthausen ».

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Quelques années après, il apprend que le délateur bordelais qui a envoyé son frère Pierre, et lui-même, à Mauthausen a été retrouvé. Avec peine… Pourquoi ? Parce que l’homme s’était fait faire un autre visage grâce aux bienfaits de la chirurgie esthétique. Mais on l’avait dévisagé, on l’avait reconnu, on l’avait identifié. Cayrol avait été convoqué comme témoin. Et dans son petit pigeonnier au 2e étage du 27 rue Jacob, du 6e arrondissement à Paris, aux éditions du Seuil, je me vois encore demander à Cayrol, « Tu vas y aller bien sûr ? » Encore une fois – je suis obsédé par cette idée que le pauvre Jean devait toujours retourner sur les lieux des crimes, non pas qu’il avait commis mais dont il avait été victime – , une fois encore, il a éclaté de rire et il a dit « Mais tu n’y penses pas ». « Mais il va quand même te falloir aller le reconnaître. Tu le dois, ne serait-ce qu’à ton frère qui, lui, est mort au camp ». Alors j’ai vu cet homme, qui est l’homme le plus doux que j’aie jamais croisé dans ma vie, il avait l’air d’une mouette blessée, il parlait à voix très basse, il n’achevait pas toutes ses phrases… Il avait l’air si engageant dans la douceur et la tendresse de son verbe, qu’il m’a dit tranquillement, « Mais Pierre, il ne faut pas me souhaiter d’aller à Bordeaux. Si j’y vais, je l’abattrai ». « Mais Jean, je te rassure, on va te fouiller à l’entrée ». On l’aurait fouillé comme on m’a même fouillé ici pour entrer jusqu’à vous. C’est assez logique. « Mais Pierre, tu ne connais pas les ruses des Cayrol. Je sais très bien où je mettrai mon arme et personne ne la découvrirait à temps. Il est évident que si je me retrouve face à face avec cet homme, moi si doux, que tu ressens comme si tendre, ainsi que tu dis si souvent, je l’abattrai tranquillement. Donc, c’est pour ne pas l’abattre que je n’irai pas. Je ne retourne pas à Mauthausen parce que le Mauthausen dont je me souviens me suffit, merci pour lui, merci pour moi. Je n’irai pas à Bordeaux identifier le coupable de mon voyage concentrationnaire parce que je l’abattrais et je ne veux pas me retrouver dans la peau d’un assassin ». Ceci est une petite parenthèse mais qui nous ramène à ce qui le rapproche et le distingue de Jorge Semprun.

Donc, d’un côté, vous avez un écrivain qui s’interdit même de décrire le camp, si ce n’est dans Nuit et brouillard, ce magnifique monologue finalement très bref, 13– 15 minutes pas plus. Dans ses romans, vous ne retrouvez pas cela, mais les changements rusés de la réalité, le fait que sans le savoir le monde a changé. Ce n’est pas un sentiment partagé par tous. Je vous recommande accessoirement la lecture d’un livre bien oublié malheureusement, de Micheline Maurel, Un camp très ordinaire, où Micheline Maurel revenant de Ravensbrück est sidérée par le fait que la Suisse qu’elle retrouve, justement n’a pas changé. Et elle m’a dit, « Pierre, je suis plus horrifiée par ce que je vis aujourd’hui à Genève et à Lausanne que par mes années de déportation, parce que je vois que ce pays a réussi à ne changer en rien. Les promeneurs que je croise au bord du lac Léman, me rappellent ceux que je croisais avant de partir en déportation. Ils n’ont changé en rien. Et cela me glace et m’horrifie plus que les journées les plus pénibles que j’ai dû vivre en déportation ». Donc, la vision de Maurel et la vision de Cayrol sont fondamentalement différentes. Cayrol pressent et donne à voir une réalité où tout aurait changé, mais de façon presque discrète, presque pudique mais néanmoins, à ses yeux, fondamentale. Mais qui l’exempte, qui l’exonère du devoir de décrire le camp lui-même. Il dit « la meilleure preuve pour moi, déporté, c’est de montrer que le camp ne finit pas. C’est que, quand je décris Paris et Bordeaux, aujourd’hui, ce ne sont plus les mêmes villes que celles que j’ai connues dans mon enfance. Le monde a changé sans le savoir et la meilleure preuve de l’atroce réalité concentrationnaire, c’est de porter témoignage de ce changement ».

La démarche de Semprun est fondamentalement différente. Et lui, va s’en remettre, comme je vous l’ai dit, à la fiction. Ça nous a valu un très désagréable dialogue entre ces deux grands hommes que sont Semprun et Claude Lanzmann à la sortie de Shoah et lors de l’assez mauvais procès qu’il a fait à Yannick Haenel pour avoir écrit un roman à partir de la réalité concentrationnaire. Lanzmann est aux antipodes de la démarche fictionnelle. Il dit qu’il faut une espèce de mauvais goût particulier pour croire que la fiction puisse rendre compte de l’horreur de la déportation. Que seul un reportage, fût-il si particulier, tel que celui enclos dans Shoah, est à même d’en rendre compte.

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Ne nous affolons pas devant ces divergences d’opinion. Nous savons que nous n’échapperons pas aux fantômes de la déportation, quel qu’usage qu’on en fasse et même si l’un choisit une option et l’autre, l’option inverse. Ce qui est triste, c’est qu’on puisse rentrer dans une polémique à ce sujet ; c’est que ces deux tout grands hommes que sont Semprun et Lanzmann en soient venus aux mots et se soient querellés à ce sujet, alors qu’ils ont tous les deux, évidemment, raison. Et il y aurait tellement à dire encore lorsqu’on découvre que la voix que l’on avait choisie pour combattre l’hydre fasciste n’était pas la bonne ou plutôt qu’elle ne pouvait le rester.

Semprun va faire une exception, il va abandonner un temps la langue française pour un livre écrit en espagnol, Autobiografìa de Federico Sànchez (L’Autobiographie de Federico Sánchez). Pourquoi ce livre-là écrit en espagnol ? Semprun m’a raconté souvent, et je me faisais répéter l’histoire comme une fable : on pourrait presque dire une saynète ou un conte pour enfants, une berceuse, les circonstances qui l’avaient amené à si farouchement s’adonner au français. Il m’a dit « C’est très simple. Quand j’étais envoyé presque encore enfant à Paris et que, pour la première fois, je suis entré dans une boulangerie pour me procurer des croissants, mon accent espagnol a épouvanté la boulangère qui m’a dit “Ah, vous appartenez à ces rouges en déroute”. Et alors, j’ai dit en allemand », parce qu’il parlait aussi parfaitement l’allemand, le bougre, « Ich bin ein roter Spanier ». Et il a dit « Je suis sorti de la boulangerie en tremblant de rage et je me suis promis que j’apprendrais la langue des autochtones, et même que je la parlerais et, en tout cas, que je l’écrirais parfois même mieux qu’eux. Et cette fois-là, je n’avais pas peur d’être comparé à Proust » dans un moment de mégalomanie passagère mais quelquefois si justifiée. Il s’est mis au français le jour même et il a décidé que ce serait la langue dans laquelle il parlerait enfin.

Première résilience : un silence de 17 ans. « On ne parle pas de ça. Seul l’oubli, seule la force de l’oubli, seul un oubli farouche qui est le contraire de l’amnésie, mais un oubli volontariste, un oubli décuplé me permettra de résister à ce que j’ai connu et au trauma que j’ai dû dépasser. » 17 ans d’efforts couronnés de succès parce que cet effort d’oubli, il l’a accompli. Il a une première fois chassé le trauma. Il a dit « Le problème, c’est que je n’étais pas seulement un survivant, la mort était passée par moi, elle m’avait simplement traversé. » Comme Cayrol – et là, ils se ressemblent – dira « Je suis un Lazare. Je ne suis pas un vrai survivant. J’ai simplement eu droit à un seconde vie, ce qui n’est pas la même chose ».

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Donc, première résilience, l’oubli. Un oubli obstiné, farouche, et puis, l’exercice de la langue française, un apprentissage, obstiné encore une fois, de la langue française, un exercice de résilience réussi, et qui fait que c’est presque par hasard qu’il va se dire : « Non, maintenant, je ne peux plus oublier. Je dois parler ». L’anecdote est, elle aussi, touchante : il avait rencontré dans une soirée mondaine un déporté de Mauthausen. Il ne venait ni de Buchenwald, ni d’Auschwitz, mais comme Cayrol, de Mauthausen. Ce déporté lui avait fait part de son expérience et il estimait que l’homme n’avait pas trouvé les mots pour la traduire et cela l’avait embarrassé. Il a dit : « C’est dommage, j’ai partagé cette expérience mais moi j’emploierais d’autres mots je devais en parler. Il va me falloir donc apprendre ces mots. Il va me falloir finalement en parler ». Près de vingt après, s’enclenche un phénomène de seconde résilience. Je dirais : de deuxième, car il y en aura une troisième, sur laquelle je reviendrai. « Mais pourquoi le français, parce que la langue étrangère me mettra juste à la distance qu’il faut par rapport à l’énormité de l’événement, et puis parce qu’elle s’épargne le pathos inhérent à ma langue originelle et la grandiloquence à laquelle cède quelquefois le castillan et que je voudrais m’épargner. » C’était illusoire : il m’a confié qu’entre temps, il avait découvert que la langue française n’était pas, elle non plus dénuée de pathos. Et c’est ce qui serait à l’origine de l’écriture de L’autobiographie de Federico Sánchez.

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Il dit : « Tu comprends, j’étais un communiste stalinien à l’origine, très sérieux, très docile, très ponctuel. Au croisement de Saint-Michel et Saint-Germain où je n’allais pas seulement acheter mon pain – désormais dans un très bon français, et même les croissants, je les prononçais comme il fallait ; la boulangère m’avait un jour applaudi pour la métamorphose – , j’allais aussi acheter ce que je devais penser toute la journée, c’est-à- dire ce que disait le journal L’Humanité. Je m’installais au Petit-Cluny, j’ouvrais L’Humanité à la page 1, je l’achevais, je ne sais pas combien de pages il y avait dans L’Humanité à l’époque mais je le lisais de bout en bout, sachant donc ce que je devais penser ce jour-là de la réalité. Avec une docilité, une crédulité, qui n’avaient pas de limites. Malheureusement, un beau jour, page 17 – je dis page 17, ça pourrait être 32 bien sûr – je découvre que le traître Josef Franck a expié ses crimes à Prague. L’homme a été condamné pour déviationnisme, révisionnisme, à la peine capitale. C’était bien embêtant parce que Josef Franck était mon camarade de châlit à Buchenwald. C’était un camarade de la résistance interne au camp auquel beaucoup d’évadés doivent leur survie avant la libération de 1945, parce que, ne pensant pas à s’évader lui-même, il a préféré dépenser des trésors d’ingéniosité pour faire s’évader d’autres camarades. Josef Franck n’est pas un traître. « Mais j’ai confiance dans l’espèce humaine, j’ai même confiance dans mon Parti, j’irai lors de la réunion annuelle en Bohême tous les étés expliquer à mes camarades communistes en exil – dont je suis – qu’ils se sont trompés sur Franck et qu’il faut donc – c’est un minimum – le réhabiliter. »

Semprun arrive dans un château de Bohême à la Marienbad – ce qu’on trouve aussi à Karlsbad, mais il faisait la comparaison avec Marienbad, sans doute à cause de son amitié pour Resnais – et, plein de confiance, il réclame à la présidente Dolores Ibarurri, dite la Pasionara, une intervention immédiate sur le cas Josef Franck. Et il raconte ce que fut Joseph Franck à Buchenwald. Il s’aperçoit que l’assemblée est gagnée par l’émotion, ce qui énerve terriblement Dolores Ibarruri qui l’interrompt brutalement et lui dit « Je n’aime pas la tournure un peu sentimentale que prend cette déclaration. Nous allons reposer le problème dans dix minutes mais nous allons d’abord nous rafraîchir un peu dans le jardin qui nous attend, pour retrouver nos esprits. » Ils traversent une salle. Il est au bras de Fernando Claudin son camarade de Parti, et ils s’aperçoivent qu’une femme est occupée de capter le débat avec un enregistreur et qu’elle pleure, comme nous dirions ; « toutes les larmes de son corps. » Si bien que Semprun en est arrêté dans son élan, et la contemple. Il m’a dit « Tu comprends, je croyais la langue française exempte de grandiloquence mais j’avais déjà vu l’expression “un visage baigné de larmes”, un visage inondé de larmes. Et je m’étais dit mon Dieu comme ils y vont les Français aussi… rien que ça, “baigné de larmes”. Eh bien, tout à coup, je savais que cela existait, cette femme que je contemplais avait un visage inondé de larmes. Et Claudin m’a dit “Jorge, laisse-la tranquille, je vais t’expliquer. Elle a eu pour amant un homme qui comme Franck a été condamné pour négationnisme et qui a été assassiné à Prague. Donc elle reconnaît dans les paroles que tu évoques le destin de celui qu’elle a aimé et c’est ce qui la met dans cet de chagrin indicible.” »

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Ils font le tour du jardin et remontent en séance. Dolorès Ibarruri, dite la Pasionaria, lui rend la parole, mais elle dit : « Je vais quand même, pour nous faire gagner un peu de temps, demander à l’une de nos camarades de désigner à charge le comportement d’un camarade félon, qui est le camarade Semprun. » Les portes s’ouvrent, l’enregistreuse entre en séance, le doigt pointé sur le traître et dit : « Il faut exclure cet homme de nos rangs, c’est un renégat ». Dix minutes avaient suffi pour que ses pleurs sèchent, pour qu’on la reprenne en mains, pour qu’on lui fasse entendre raison. Et la même femme qui avait le visage inondé de larmes fut à la base de l’exclusion de Georges Semprun du Parti communiste espagnol par les soins de Dolorès Ibarruri. Ça, le camarade Semprun l’écrit en espagnol. Il dit « Tu comprends qu’il n’est pas possible d’écrire mon autobiographie en français, quand c’est aussi direct. » Le livre a fait l’effet d’une bombe en Espagne. C’était la première fois qu’un témoignage de cet ordre, après Franco, surgissait. Bizarrement, admirablement traduit par Claude et Carmen Durand au Seuil, il n’a pas eu un énorme succès. C’est peut-être le seul livre de Semprun que nous lisons le moins.

Parlons d’un autre livre, capital, de notre homme – je m’excuse de ce léger zig-zag mais je crois que c’est l’itinéraire que j’ai choisi d’employer au risque de rencontrer vos reproches.

Adieu, vive clarté, un des plus beaux titres de notre homme. Il observe lui-même que dans son récit, il a mis en œuvre toutes les procédures de la réminiscence, de la reconstruction du passé (on est de nouveau en pleine résilience), introspection, recherche et développement des images égarées, oblitérées, d’une mémoire assoupie mais restée vivace, capable de reproduire des moments enfouis dans les trous noirs de l’oubli involontaire ou intéressé, analyse de documents historiques de l’époque, pour rétablir les cadres sociaux des souvenirs… C’est dire combien l’écrivain est conscient de ce que l’on pourrait appeler « sa méthode », telle qu’il l’applique du reste dans toute son œuvre, nous l’avons déjà vu. Et on devine en quoi elle se rapproche et se différencie à la fois de celle de Proust, par exemple.

On a raison de noter qu’il s’agit bien davantage, en effet, à mon sens, d’un temps revisité plutôt que de la reconquête du passé. Cette fois, il est question de l’arrivée de la famille Semprun à Paris, des émois de l’adolescence de Jorge, aussi bien sa prise de conscience des catastrophes de l’histoire, en particulier la chute de la République espagnole, que de la découverte du monde féminin. Le livre n’est pas exempt d’une dimension parfaitement testamentaire, ou plutôt pré- posthume, mais la lumière des étés très courts que célébra Baudelaire paraît bien l’emporter sur les ombres d’un destin dramatique. C’est par l’acquisition de la langue française que le jeune rouge espagnol, le Rote Spanier, pourra comme homme et comme écrivain, reconstruire sa vie sur des ruines. Merci, Cyrulnik.

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L’ouvrage comporte quelques pages superbes sur les passions du lecteur qui ont aidé au cours de ses années d’apprentissage le jeune Semprun à se réapproprier le monde dont il avait bien failli se retrouver délaissé Baudelaire, Malraux… Malraux dont il est si commun aujourd’hui de décrier l’itinéraire, de l’accuser tantôt du vol d’objets archéologiques, tantôt d’imposture ou de mégalomanie. À propos de notre homme, Semprun disait « Pauvres connards, s’ils savaient à quel point L’Espoir est le plus beau livre espagnol qu’on ait jamais écrit. Et quel roman, pour quelque chose qui prétend ne pas en être un. » Il dit : « Les deux plus grands livres que j’ai lus en français, sont Le Sang noir de Louis Guilloux et L’Espoir de Malraux. Ça, ce sont des confidences qu’il m’a faites…Donc c’est plutôt par Guilloux, c’est plutôt par Martin du Gard, c’est plutôt par le Gide de Paludes qu’il vient au français, avant que le « proustisme » l’emporte. Bien sûr, les grands poètes de la langue espagnole, Alberti, Lorca, Rubén Darío ont aussi leur part dans l’éducation intellectuelle de notre homme mais l’option pour la langue française fut sûrement déterminante dans sa vocation d’écrivain. Une photo de Semprun, prise à Buchenwald en 1995 par Antonin Borgeaud et qui figure dans un bel album qu’a consacré Gérard de Cortanze au « Madrid de Semprun », nous le montre échevelé et comme frigorifié, tassé sur lui-même dans le sinistre décor revisité. On comprend qu’Adieu vive clarté ne pouvait sans doute être écrit qu’après cet ultime pèlerinage. C’est un livre d’après les camps et comme pour enfin leur échapper.

Dressant une manière de bilan lyrique, l’homme découvre qu’il n’a rien à regretter de ses engagements passés même s’il lui advint à l’occasion de se fourvoyer, c’est leur ensemble qui donne tout son sens à l’itinéraire et à l’œuvre qui devaient en découdre et en découler.

Cela s’est avéré galvanisant. Semprun s’est dit lors de son passage à Bouillon de Culture : Sauvé lors de l’épreuve concentrationnaire par son inlassable curiosité, celle-là même qui imprègne toute l’entreprise littéraire d’un témoin exemplaire et, nous le voyons, d’un grand styliste, d’un grand styliste français.

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Pour en terminer provisoirement, il nous reste à évoquer un livre posthume. Exercice de survie – on est de nouveau en pleine résilience – , il revient, lui qui a déjà vécu deux, trois vies – et j’aime dire d’ailleurs que Semprun me confiait souvent que son seul regret, c’est que, mettant le roman, le genre romanesque au-dessus de tout, il avait eu une vie beaucoup trop romanesque pour réussir à s’en dégager complètement… Il disait « J’aurais aimé un jour écrire une fiction qui soit complètement étrangère à ce qui m’était arrivé mais tu comprends, c’était toujours beaucoup moins passionnant que ce que j’avais vécu, alors forcément j’y revenais toujours. Donc, j’ai été toujours romancier avant tout, mais un romancier relatif ». Sachant que le témoignage ne suffisait pas, sachant – et c’est pour cela, c’est ce qui l’opposait à Lanzmann dans sa polémique. Semprun est mort, il faut que vous le sachiez, en nous disant que nous avions encore, si c’est possible des « beaux » jours devant nous, c’est-à-dire, les camps, vous allez devoir, vous, témoins des témoins, vous qui nous avez entendus alors que maintenant nous sommes tous morts, ou tous près de mourir, vous allez devoir témoigner pour les témoignages de ceux qui sont morts, derrière vous, dans votre dos. Et donc le camp ne mourra jamais, mais seul le roman – et cela, Lanzmann ne l’entend pas – seul le roman pourra y parvenir.

Et déjà, quelques-uns sont au travail et Semprun qui n’était jamais avare de générosité pour les jeunes écrivains en préparation, citait déjà quelques noms… Je me souviens de Soazig Aaron par exemple… Il disait, « Voilà, voilà des jeunes gens qui se mettent au travail et qui font que les camps vont réapparaître dans leurs fictions et comment ne serait-ce pas des fictions, puisque tous les témoins ont disparu ? » Mais il reste cet exercice de survie où, pour la première fois, il aborde un sujet particulièrement effroyable, celui de l’expérience de la torture. C’est un exposé presque pédagogique sur la torture. On l’avait, quand il était clandestin et résistant, plusieurs fois préparé à l’éventualité de la torture. « Jorge, est-ce que tu es préparé à la torture ? Tu sais que ça peut arriver à tout moment. Est-ce que tu y penses quelquefois ? Est-ce que tu songes quelquefois à te ménager des armes préventives pour l’aborder ? » Et on le soumettait à des exposés didactiques sur la façon dont on utilisait la matraque, la matraque de bois, la matraque de caoutchouc, l’électrocution, la baignoire, la pendaison, le supplice de la faim, et tout ça. Il l’avait entendu ressasser plusieurs fois. Mais c’est une chose d’entendre la préparation de ce que peut être la torture. C’en est évidemment une autre de l’éprouver.

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Et alors, je pense à ce texte ahurissant d’un exercice de survie, où il s’oppose à un homme qu’il a pourtant grandement admiré, et qui est ce déporté dont le souvenir appartient à la Belgique, bien qu’il n’en soit pas originaire, qui est Jean Améry, torturé à Breendonck, parce qu’ils ont tiré de leur expérience de la torture des conclusions tout à fait différentes. C’est très curieux, dit Semprun. Il m’explique : « Tu comprends, Améry pensait que ce qui était horrible avec la torture, c’est qu’elle mettait la victime à tout jamais hors du monde, qu’il n’aurait plus jamais confiance dans l’univers, que jamais, il ne pouvait accorder la moindre crédibilité, la moindre confiance à ceux qui l’entourent ; que la torture l’aurait débarrassé de l’idée même que cela fût possible. Pour moi, c’est tout le contraire… C’est le bourreau qui se met hors du monde. Je ne connais aucun bourreau, et j’en ai connu quelques-uns après mon retour du camp, qui ait jamais réussi, même lorsqu’il a échappé à la justice ou qu’il s’est repenti ou qu’il a fait des actions qui ont pu l’exonérer d’une partie de sa peine, aucun n’a pu se réinsérer mentalement, psychologiquement, socialement, dans le monde environnant. Mais ce n’est pas la victime. Cela m’oppose complètement au témoignage d’Améry. Pourquoi ? Parce que la seule force qui m’a permis de survivre à la torture, c’est la fraternité. C’est que je dépassais ma douleur en songeant que c’était pour ne pas parler, que c’était pour ne pas dénoncer mes frères qu’il fallait supporter cela. Et par miracle, ça a réussi. Je ne savais pas le sens du mot « fraternité » avant d’être torturé. Je suis devenu un frère d’un certain nombre d’hommes le jour où cette torture m’a été infligée. Cela m’opposera toujours à ton merveilleux compatriote Améry, ou à d’autres. »

Et c’est là que la nouvelle résilience de Semprun s’exprime pour la dernière fois puisque le livre Exercice de Survie a été imprimé et édité à titre posthume.

Voilà un homme qui aura donc survécu plusieurs fois, un « super Lazare » en quelque sorte, un Lazare à répétition, et si le mot « résilience » a un sens, je crois qu’il ne pouvait pas avoir aujourd’hui comme écrivain, un meilleur interprète.

Je voudrais encore ajouter ceci qui est une des choses les plus émouvantes que Semprun m’ait jamais confiée. Il m’a dit, « Tu comprends, quand on me demandait ma nationalité, tantôt je disais « espagnol », tantôt je disais « français », tantôt je disais espagnol de langue française, tantôt je disais européen, mais le plus souvent, je disais, en allemand Ich bin ein Buchenwalder. »

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HISTOIRE ET RÉSILIENCE

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L’expression du tabou chez Anselme Nindorera

Concilie BIGIRIMANA

Introduction

Fils du roi Rutanganwa-Rugamba mort de pian, Mwezi Gisabo connaît un long règne menacé par une longue série d’incursions. S’il parvient à contenir la fureur de ses demi-frères qui lui vouent une grande haine et à chasser les attaques arabes menées par l’esclavagiste Rumaliza, il est assommé par l’arrivée du colonisateur allemand, la signature du traité de Kiganda et la rébellion de son prétendu demi-frère, Kilima, et de son gendre, Maconco.

Au-delà de ces « tourments d’un roi » qui se dessinent dans les pages du premier récit – bien que les deux romans aient été édités la même année par les aml, le récit, Les Tourments d’un roi, est connu du public burundais dès 1993 grâce à la Régie des productions pédagogiques – , il se trame, dans celles du second, une haine qui préfigure les tourments de tout un peuple.

Veuve depuis un certain temps, Barukwege veut venger son époux qu’elle croit avoir été tué par son supposé demi-frère, Singenda. Obsédée par la pensée du mauvais sort, elle finit par nourrir une haine viscérale contre le bloc ennemi. Aussi se met-elle en quête d’un poison. Cette arme efficace mais silencieuse, qu’elle acquiert auprès de Gifyera, décime toute une colline, en raison des rivalités déjà très sensibles auparavant entre familles.

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Partant de cette présentation sommaire des deux récits, nous constatons que le champ sémantique du malheur est bien manifeste. Tandis que le premier récit brosse le tableau de nuages qui entourent le règne du roi Mwezi, le second, ponctué d’une culture de la jalousie, de la rivalité – et partant, de morts inexpliquées – , laisse au lecteur un goût amer.

Les deux récits, qui viennent de voir le jour, n’ont pas encore fait l’objet de beaucoup de critiques. Dans son anthologie, La Littérature de langue française au Burundi1, Juvénal Ngorwanubusa mentionne Les Tourments d’un roi dans la rubrique du genre romanesque en axant son regard sur la tension tragique, thématique sur laquelle il revient par ailleurs dans « Les avatars littéraires du mythe de Mwezi Gisabo. Les Tourments d’un roi d’Anselme Nindorera »2.

Les déchirements du Roi autant que la haine viscérale de tout un peuple ne sauraient être révélés sans franchissement d’interdits. Selon les structuralistes, « le sens naît de la différence ». Notre étude ainsi libellée, « L’expression du tabou chez Anselme Nindorera », s’explique à travers ce paradoxe qui naît de la tentative de dire et de taire à la fois. Notre approche, essentiellement textuelle, s’effectue à travers certains schèmes de l’identité comme le nom, le pouvoir et le non-dit.

Le nom

Porteur d’une identité, le nom fait référence, à travers les deux récits, aux classes sociales qui, sans être bien distinctes, existent malgré tout. Dans une société où le nom de famille est quasi inexistant et où l’on n’écrit pas de livre, le nom, qui semble traduire un imaginaire très fort, se révèle significatif. Il exprime, dans la culture burundaise, un vœu, un espoir, une crainte, un secret. Autant dire que chaque nom attribué est le titre d’un livre non écrit, livre dont il faudrait remplir les pages en exerçant son imagination et en interrogeant les parents, la société, l’histoire, etc. Les deux récits regorgent ainsi d’une myriade de noms qui interpellent le lecteur.

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Dans les lignes qui suivent, nous allons voir qu’à la différence du nom conjurateur dont la signification relève du sens premier, les autres types de noms sont porteurs d’une identité et d’une certaine altérité qui ne se laissent pas facilement découvrir. Leur signification est donc toujours à construire.

Noble / serf

Résumé des informations

Pages
1308
Année
2021
ISBN (PDF)
9782807617629
ISBN (ePUB)
9782807617636
ISBN (MOBI)
9782807617643
ISBN (Broché)
9782807617599
DOI
10.3726/b17959
Langue
français
Date de parution
2022 (Juillet)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 1308 p., 11 ill. n/b, 1 tabl.

Notes biographiques

Marc Quaghebeur (Éditeur de volume)

Marc Quaghebeur est directeur honoraire des Archives & Musée de la Littérature et président de l’Association européenne d’Etudes francophones. L’articulation de l’Histoire et de l’Esthétique dans les œuvres littéraires, particulièrement belges et francophones, se trouve au cœur de ses recherches.

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Titre: Résilience et Modernité dans les Littératures francophones
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