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L’acte intrinsèquement mauvais en éthique théologique

Sortir d’une notion ambiguë

de Didier Kabutuka Mahoko (Auteur)
©2022 Thèses 342 Pages

Résumé

Si aujourd’hui le pape François renonce à l’expression d’acte intrinsèquement mauvais, nombre de représentants officiels de l’Église catholique continuent à l’utiliser alors même que la crise des abus sexuels et de pouvoir en a montré les limites et les dérives possibles. Il fallait donc revenir sur l’ancrage historique de la formule (et de ses variantes associées) afin de la déconstruire et d’adapter sa formulation en la reliant à l’exercice de la raison pratique qui préside à tout agir. Tel est précisément l’objet de cet ouvrage qui désire participer à l’effort du renouvellement du langage éthique. Mais cela devient l’occasion de revisiter tous les grands thèmes de la théologie morale constamment invoqués : liberté, nature et loi naturelle, Écriture, tradition, sciences et théologie, critères de moralité, épikie, loi de gradualité, proportionnalité, principe du double effet.
Aujourd’hui, l’acte humain ne peut plus être abordé comme isolé de son contexte historique, de ses conditions subjectives, de la pensée complexe… Pour dissiper les ambigüités, la notion d’acte injustifiable à laquelle arrive l’auteur de cet ouvrage au terme de son raisonnement est proposée pour articuler au mieux l’altérité, la temporalité, la pluralité et la complexité systémique dans le discernement éthique. Avec une préface de Marie-Jo THIEL, Professeure à l’université de Strasbourg, Directrice du Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique et Membre de l’Académie pontificale pour la vie, ainsi qu’une postface de Dominique JACQUEMIN, Professeur à l’UCLouvain.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Sommaire
  • Sigles
  • Préface
  • Introduction générale
  • 1. Problématique
  • 2. Hypothèses
  • 3. Intérêt du travail
  • 4. Délimitation, méthode et division du travail
  • PREMIÈRE PARTIE : ÉTAT DE LA QUESTION DU RECOURS À LA NOTION D’ACTE INTRINSÈQUEMENT MAUVAIS DANS LE CAS DE LA CONTRACEPTION ARTIFICIELLE
  • Chapitre I : Condamnation de la contraception comme acte intrinsèquement mauvais de Casti Connubii à Humanae Vitae
  • I.1. Contexte historico-théologique du 19ème siècle jusqu’à Casti Connubii
  • I.1.1. Sur le plan socio-économique
  • I.1.2. Sur le plan scientifique
  • I.1.3. Sur le plan institutionnel de l’Eglise
  • I.1.4. Sur le plan de la morale conjugale
  • I.2. Casti Connubii
  • I.2.1. Analyse de la notion d’acte intrinsèquement mauvais
  • I.2.2. Nature et loi naturelle
  • I.2.3. Liberté et responsabilité des époux
  • I.2.4. Dialogue entre sciences et théologie
  • I.2.5. Critères de moralité
  • I.2.6. Recours aux textes bibliques
  • I.2.7. Tradition
  • I.2.8. Importance accordée au corps
  • I.2.9. Mise au point
  • I.3. Sous le pontificat de Pie XII
  • I.3.1. Discours de Pie XII adressé aux sage-femmes en octobre 1951
  • I.3.2. Quelques ouvertures
  • I.3.3. Allocution à la société des hématologues en septembre 1958
  • I.4. Sous le pontificat de Jean XXIII
  • I.5. Prise de Conscience d’une crise
  • I.6. Constitution pastorale Gaudium et Spes
  • I.6.1. Expressions renvoyant à la malice de la contraception
  • I.6.2. Liberté et responsabilité des époux
  • I.6.3. Dialogue entre sciences et théologie
  • I.6.4. Critères de moralité
  • I.6.5. Recours à la Bible et à la Tradition
  • I.6.6. Nature et loi naturelle
  • I.6.7. Mise au point
  • I.7. Commission pontificale chargée de préparer HV
  • I.7.1. Point de vue de la majorité : Document de synthèse sur la moralité de la régulation des naissances
  • I.7.2. Point de vue de la minorité
  • I.7.3. Mise au point
  • I.7.4. Schéma du document de la paternité responsable
  • I.8. Humanae Vitae
  • I.8.1. Les expressions renvoyant au mal intrinsèque
  • I.8.2. Tradition
  • I.8.3. Nature et loi naturelle
  • I.8.4. Liberté et « pouvoir de l’homme sur son corps »
  • I.8.5. Dialogue entre sciences et théologie
  • I.8.6. Recours aux Ecritures
  • I.8.7. Critères de moralité
  • I.8.8. Mise au point
  • I.9. Continuité ou divergence entre GS et HV ?
  • I.10. Récapitulation
  • Chapitre II : Réactions des Conférences Episcopales après HV et documents sous le pontificat de Jean-Paul II
  • II.1. Quelques réactions des Conférences Episcopales
  • II.1.1. Prise en compte des conditions subjectives et du contexte
  • II.1.2. La loi de gradualité
  • II.1.3. Liberté et responsabilité des époux
  • II.1.4. Mise au point
  • II.2. Documents du Magistère sous le pontificat de Jean Paul II
  • II. 2. 1. Documents de la première catégorie
  • II. 2.2. Documents de la deuxième catégorie
  • II. 2. 3. Document de la troisième catégorie
  • II. 2. 4. Mise au point
  • Chapitre III : Bilan de la première partie
  • III.1. Peut-on parler d’une évolution ?
  • III.1.1. Sur la terminologie
  • III.1.2. Sur les critères de moralité dans la transmission de la vie
  • III.1.3. Sur le rapport sciences et théologie
  • III.1.4. Sur la responsabilité des époux
  • III.1.5. Sur la gradualité
  • III.1.6. Sur la loi naturelle
  • III.2. Acquis et perspectives
  • III.3. Principales difficultés
  • III.3.1. Sur le recours à la notion d’acte intrinsèquement mauvais
  • III.3.2. Sur les critères de moralité
  • III.3.3. Sur la nature et la loi naturelle
  • III.3.4. Sur la liberté et la responsabilité des époux
  • III.3.5. Recours aux Ecritures et à la Tradition
  • DEUXIÈME PARTIE : VERS UNE LECTURE CRITIQUE DE PETER KNAUER ET DE SERVAIS PINCKAERS
  • Chapitre I : Peter Knauer
  • I.1. La détermination du bien et du mal par le principe du double effet
  • I.2. « Une éthique à partir du principe de proportionnalité »
  • I.2.1. Rapport entre la morale et l’Evangile
  • I.2.2. Loi naturelle
  • I.2.3. Critères de moralité
  • I.2.4. Liberté
  • I.2.5. « La fin bonne ne justifie pas les moyens mauvais »
  • I.3. Récapitulation
  • Chapitre II : Servais Pinckaers
  • II.1. Généralités
  • II.2. Fondements anthropologico-théologiques
  • II.2.1. Rapport entre la morale et l’Evangile
  • II.2.2. Loi naturelle
  • II.2.3 Liberté
  • II.2.4. Critères de moralité
  • II.3. Récapitulation
  • Chapitre III : Bilan de la deuxième partie
  • III.1. Considérations d’ensemble
  • III.2. Acquis de cette partie
  • III.3. Quelques difficultés
  • III.3.1. Peter Knauer
  • III.3.2. Servais Pinckaers
  • TROISIÈME PARTIE : REPRISES CRITIQUES DES ENJEUX ANTHROPOLOGIQUES ET THÉOLOGIQUES SOUS-JACENTS AU DÉBAT ET PISTES D’OUVERTURE
  • Chapitre I : Reprises critiques autour de la notion d’acte intrinsèquement mauvais
  • Section I. LA LOI NATURELLE
  • I.1. Principales difficultés dans les documents étudiés
  • I.1.1. Au sujet de l’ambiguïté relevée
  • I.1.2. Au sujet des inflexions et des acquis relevés
  • I.2. Ebauche de pistes d’ouverture
  • I.2.1. A quelle idée de nature renvoie l’expression « loi naturelle » ?
  • I.2.2. Quelques conséquences de l’évolution de la notion de loi naturelle
  • Section II. LA PLACE DE L’ÉCRITURE
  • II.1. Deux principaux textes bibliques évoqués
  • II.2. Deux modes d’usage de l’Ecriture Sainte
  • II.3. Perspectives critiques
  • II.3.1. Au sujet des références bibliques
  • II.3.2. Au sujet des modèles d’usage de l’Ecriture
  • II.3.3. Défi à relever
  • Section III. LA LIBERTÉ
  • III.1. Différentes conceptions de la liberté
  • III.2. Quelques problèmes issus de ces conceptions de la liberté
  • II.3. Quelques pistes d’ouverture
  • III.3.1. Qu’est-ce que la liberté ?
  • III.3.2. Hétéronomie et autonomie
  • III.3.3. Jalons pour une articulation de l’autonomie avec l’obéissance à la loi
  • SECTION IV : LA TRADITION
  • IV.1. Quelques questions au sujet de l’évocation de la Tradition
  • IV.2. Quelques pistes d’ouverture
  • IV.2.1 Brèves clarifications
  • IV.2.2. Cette Tradition n’est pas apostolique
  • IV.2.3. Cette Tradition est ecclésiale
  • IV.2.4. Cette Tradition a-t-elle une valeur définitive ou un caractère réformable ?
  • IV.2.5. Tradition et changement
  • SECTION V. LE RAPPORT ENTRE SCIENCES ET THÉOLOGIE
  • V.1. Quelques figures du rapport sciences et théologie dans l’état de la discussion
  • V.1.1. Figure de méfiance mutuelle
  • V.1.2. Figure de l’indifférence mutuelle
  • V.1.3. Figure du questionnement
  • V.2. Importance du dialogue
  • V.3. Vers un dialogue entre sciences et théologie
  • Section VI. VERS UNE RELECTURE DES CRITÈRES THOMASIENS DE MORALITÉ
  • VI.1. Quelques difficultés sur les critères de moralité
  • VI.1.1. Dans les documents du Magistère
  • VI.1.2. Dans les ouvrages des auteurs étudiés
  • VI.1.3. Comment expliquer ces difficultés ?
  • VI.2. Est-ce que Thomas d’Aquin utilise la notion d’acte intrinsèquement mauvais ?
  • VI.3. Moralité des actes humains chez Thomas d’Aquin
  • VI.3.1. Critères de moralité dans quelques ouvrages de Thomas
  • VI.3.2. Rôle de l’objet, de la fin et des circonstances
  • VI.3.3. Distinction entre valeur intrinsèque et extrinsèque peut-elle être conventionnelle ?
  • VI.3.4. Synthèse
  • VI.4. Quel héritage par rapport à notre problématique ?
  • VI.4.1 A n’envisager la contraception que in genere
  • VI.4.2 Envisagée concrètement
  • Chapitre II : Vers une éthique cherchant le juste équilibre dans le débat sur le mal intrinsèque
  • SECTION I : LA LOI DE GRADUALITÉ : RÉPONSE ADÉQUATE ?
  • I.1. Contexte d’émergence de la loi de gradualité
  • I.2. Acquis
  • I.2.1. Attention au sujet agissant
  • I.2.2. Mise en évidence du rôle de la conscience
  • I.2.3. Caractère pédagogique de la norme morale
  • I.2.4. Articulation entre conscience et norme morale
  • I.3. Ce qui pose problème dans le discours sur la loi de gradualité
  • I.3.1. Perspective juridique
  • I.3.2. Non-prise en compte de la hiérarchie des vérités de foi
  • I.4. Quelques conséquences pratiques
  • I.4.1. Au sujet de l’expression acte intrinsèquement mauvais
  • I.4.2. Au sujet de la mise en œuvre de la loi de gradualité
  • SECTION II. L’EPIKIE
  • II.1. Epikie chez Aristote
  • II.1.1. Définition
  • II.1.2. Implications sur notre sujet
  • II.2. Epikie dans la Bible
  • II.2.1. 1 Macc. 2, 34–41 :
  • II.2.2. 1 Sam 21, 2–10 :
  • II.2.3. Matthieu 12, 1–8 :
  • II.2.4. Mc 3, 1–6 ; Lc 13, 10–17 ; Lc 14, 1–6 ; Jn 5, 1–9 ; Jn 9, 1–17 :
  • II.2.5. Implications sur notre sujet :
  • II.3. Epikie chez Thomas d’Aquin
  • II.3.1. Définition
  • II.3.2. Implications
  • II.4. Epikie et les « principes premiers » de la loi naturelle
  • II.4.1. Question de départ
  • II.4.2. Implications
  • II.5. Epikie dans la tradition théologique
  • II.5.1. Alphonse Marie de Liguori
  • II.5.2. Francisco Suarez
  • II.5.3. Quelles interprétations pour aujourd’hui ?
  • II.6. En conclusion
  • SECTION III. LE PRINCIPE DU DOUBLE EFFET
  • III. 1. Définitions et fondements
  • III. 2. Principes sous-jacents à la théorie du double effet
  • III.2.1. D’après le point de vue de la « morale classique »
  • III.2.2. D’après le point de vue de Knauer
  • III.2.3. Evaluation
  • III. 3. Quelques implications
  • Chapitre III : Bilan de la troisième partie et quelques pistes d’ouverture
  • SECTION I. CONSIDÉRATIONS TERMINOLOGIQUES
  • SECTION II. QUELQUES PISTES D’OUVERTURE
  • II.1. L’acte injustifiable
  • II.2. Pistes pour discerner l’injustifiable
  • II.3. Quelques critères de jugement moral quant aux actes injustifiables
  • II.3.1. Pluralité
  • II.3.2. Temporalité
  • II.3.3. Complexité systémique
  • Conclusion générale
  • Postface
  • Bibliographie
  • Titres de la collection

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Préface

Avec l’avènement du pape François, l’éthique sexuelle et familiale n’a pas changé de contenu, mais elle a retrouvé l’orientation du meilleur de la théologie chrétienne : elle s’est ré-axée sur la conscience éclairée cherchant à discerner selon l’injonction biblique : « fais le bien, évite le mal ! »1 L’expression « acte intrinsèquement mauvais » a disparu des textes officiels du magistère publiés dès lors, mais pas encore de l’argumentation de certains cadres de l’Église pétris par leur formation à une morale extrinséciste, objectiviste et juridique, conforme à une certaine conception théologique et une ecclésiologie centralisatrice et universaliste forte2. Dans le domaine de l’éthique sexuelle et familiale, cela a contribué à une conjonction de « rigorisme » et de « tutiorisme », et à une certaine intransigeance dans l’interprétation de la norme.

Or, peut-on obéir sans comprendre ? En rangeant la contraception artificielle dans la catégorie des « actes intrinsèquement mauvais », Humanae vitae (1968) a suscité une forte hostilité de la part de nombreux fidèles catholiques et de théologiens refusant d’obéir à une règle inintelligible et jugée incohérente par rapport au Concile Vatican II. En contestant une lecture naturaliste de la procréation humaine, ces femmes et ces hommes ne faisaient cependant que suivre l’injonction kantienne empruntée au poète latin Horace : Sapere aude! Ose penser ! Ce qu’un Thomas d’Aquin aurait immédiatement conforté à partir du travail de la conscience éclairée de bonne foi qu’il faut suivre sous peine de péché ou de faute morale ! Ce que le pape François aurait encouragé dans la suite de l’exhortation apostolique Amoris laetitia (8 avril 2016) renforcée par son encadrement synodal d’un style nouveau, conférant un tournant décisif non seulement à la pastorale du mariage, mais aussi à l’ecclésiologie, à l’éthique et à la théologie morale. Car tout est lié !←21 | 22→

Mais en 1968, la publication d’Humanae vitae a mis l’Église au bord de la rupture entre partisans du renouveau conciliaire et les tenants d’une théologie extrinséciste et naturaliste. Devant l’hostilité suscitée, le cardinal Pericle Felici s’écria publiquement : « Que tous ceux qui n’acceptent pas l’encyclique quittent l’Église ! » Scandalisé par un tel abus de pouvoir et une conception douteuse de l’autorité morale du Magistère, le théologien Bernard Häring3, moraliste universellement reconnu, publia l’article suivant :

Ceux qui, en conscience, estiment pouvoir accepter la ligne de l’encyclique doivent être conséquents jusqu’au bout, et ne pas désespérer s’ils rencontrent des difficultés.

Ceux qui, au contraire, après avoir prié et réfléchi, sentent en conscience qu’ils ne peuvent en suivre les postulats, peuvent en toute sérénité suivre leur conscience sans pour autant devoir quitter l’Église ou s’éloigner des sacrements.

Commentant cet événement dans son ouvrage autobiographique dans lequel il s’explique sur ses déboires avec le Saint-Office, il ajoute

De nombreux catholiques m’ont souvent confié au cours de ces vingt dernières années que, s’ils étaient encore dans l’Église, c’était grâce à ma prise de position.

La position courageuse d’un Bernard Häring rappelait, comme l’avait fait le Concile Vatican II, la dignité que la plus haute tradition morale reconnaît à la conscience personnelle. Mais durant les pontificats de Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI, prévaut un encadrement légaliste et universaliste, dont l’intrinsèquement mauvais caractérisant la contraception et plus largement certains péchés autour du sixième commandement est un élément clé, aboutissant pour ainsi dire à mettre au ban de l’Église tous ceux et celles qui ne suivent pas son enseignement officiel : divorcés remariés incapables de vivre seulement en frères et sœurs, homosexuels et couples LGBT incapables de continence, jeunes cohabitant avant leur mariage, etc.

Si aujourd’hui le pape François renonce à l’expression d’acte intrinsèquement mauvais, nombre de représentants officiels de l’Église continuent à l’utiliser alors même que la crise des abus sexuels et de pouvoir en a montré les limites et les dérives possibles. Il fallait donc revenir sur ←22 | 23→l’ancrage historique de la formule (et de ses variantes associées) afin de la déconstruire et d’adapter sa formulation en la reliant à l’exercice de la raison pratique qui préside à tout agir.

Et c’est précisément l’objet de ce beau et courageux travail de Didier Kabutuka. Car il fallait toute l’audace du chercheur universitaire et toute l’humilité du pasteur ayant charge pastorale pour aborder ce corpus doctrinal ultrasensible, avancer sur une pente glissante et faire face à une complexité insoupçonnée. Seule la rigueur de l’étude des textes sur une période délimitée, pouvait espérer situer des affirmations pas si ancrées dans la tradition qu’on a pu le dire, et des justifications pas toujours aussi claires qu’on aurait pu l’espérer. Mais cela devient l’occasion de revisiter tous les grands thèmes de la théologie morale constamment invoqués : liberté, nature et loi naturelle, Écriture, tradition, sciences et théologie, critères de moralité, épikie, loi de gradualité… L’historienne Laure Murat ne se situe pas dans cette thématique théologique, mais son propos résonne aussi dans ce domaine :

On ne refait pas l’histoire, dans le sens où les faits sont incontournables. Les nier ou les tordre, c’est du révisionnisme. Mais on réévalue sans cesse l’histoire non pas en fonction du présent mais depuis le présent, dans l’actualité de la recherche. Faire de l’histoire, c’est comprendre que l’héritage n’est pas un destin4.

Les textes historiques ont leur contexte et leur histoire, ils s’inscrivent dans une théologie et une ecclésiologie, et, comme le rappelle Jean- Paul II, dans une conception de l’être humain :

« Dans la question de la moralité des actes humains, et en particulier dans celle de l’existence des actes intrinsèquement mauvais, se focalise en un certain sens la question même de l’homme, de sa vérité et des conséquences morales qui en découlent. »5

Cependant toute anthropologie est elle-même prise dans les cultures qui évoluent, se transforment et prêtent attention à d’autres facteurs qui n’avaient pas été jugés importants dans un autre espace-temps. Et aujourd’hui, l’acte humain ne peut plus être abordé comme isolé de son contexte historique, de ses conditions subjectives, de la pensée complexe… Son domaine est incertain, des dérives sont toujours possibles ←23 | 24→avec parfois des écarts irrémédiables. Il importe ainsi d’assumer sa dimension systémique. Comme l’écrit si bien Edgar Morin6 :

La pensée simple résout les problèmes simples sans problème de pensée. La pensée complexe ne résout pas d’elle-même les problèmes, mais elle constitue une aide à la stratégie qui peut les résoudre. Elle nous dit : « Aide-toi, la pensée complexe t’aidera. »

Ce que la pensée complexe peut faire, c’est donner à un chacun un mémento, un pense-bête, qui rappelle : « n’oublie pas que la réalité est changeante, n’oublie pas que du nouveau peut surgir et de toute façon, va surgir. »

La notion d’acte injustifiable à laquelle arrive l’auteur de cet ouvrage au terme de son raisonnement, une proposition à laquelle Xavier Thévenot et moi-même étions nous-mêmes arrivés7, est une sorte de mémento interpellant la responsabilité de chaque être humain, individuellement et collectivement, en renvoyant à la raison et à la liberté du sujet discernant, pour évaluer la gravité de la matière. Le magistère ne peut se concevoir comme un organe de surveillance de l’uniformité ecclésiale. Et le Dieu de Jésus-Christ ne peut se concevoir comme un énonciateur de normes étouffantes s’appliquant « automatiquement ». L’écoute de l’Écriture est au fondement de toute théologie chrétienne, de toute pastorale. Et elle commence par l’écoute de ceux qui sont blessés et paupérisés, de ceux qui cherchent dans la joie mais aussi la souffrance à vivre au mieux leur vie de de foi, leur vie de couple, leur vie consacrée… Et sur ce chemin où chacun avance cahincaha, la notion d’acte injustifiable est donnée comme une sorte de signal, à l’instar du feu rouge clignotant, du son strident et de la barrière qui se ferme sur un passage ferroviaire pour éviter la collision avec un train. Qui voudrait ne pas reconnaître ces avertissements qui s’adressent à sa liberté et tenter de passer outre, court un danger mortel ! C’est la noblesse de l’être humain d’agir de façon responsable.

Marie-Jo THIEL, Professeure en éthique et théologie morale à l’université de Strasbourg, Directrice du Centre européen d’enseignement et de recherche en éthique, Membre de l’Académie pontificale pour la vie.

Introduction générale

Lors d’une conférence de presse donnée dans l’avion qui le menait vers le Cameroun et l’Angola, le 17 mars 2009, le Pape Benoît XVI tint des propos qui provoquèrent, un peu partout dans le monde, un déchainement des médias et un flot de contestations virulentes. D’après Benoît XVI, « Si on n’y met pas l’âme, si les Africains n’aident pas (en engageant leur responsabilité personnelle), on ne peut pas résoudre le fléau du Sida par la distribution de préservatifs : au contraire, ils augmentent le problème »8. L’Onusida et plusieurs gouvernements critiquèrent cette position qu’ils jugèrent peu réaliste et plutôt inefficace dans la lutte contre le sida. Certaines personnalités catholiques la relativisèrent9.

En Belgique où nous résidons, le gouvernement qualifia ces propos de « dangereux » et d’« irresponsables ». Le Parlement rejeta unanimement cette déclaration papale. Les partis politiques (chrétiens et non chrétiens), les associations de la société civile (comme Médecins du monde) et quelques Universités marquèrent également leur profond désaccord vis-à-vis de ce discours tenu par Benoît XVI. Refusant de souscrire à la position papale, un collectif de professeurs représentant les différentes facultés de l’Université catholique de Louvain écrivit : « la position de Benoit XVI s’inscrit dans la droite ligne du rejet par la hiérarchie catholique des moyens de contraception, présentés d’emblée comme contraires à ←25 | 26→l’humanisation de la sexualité »10. D’après eux, « un élément technique n’est pas, par lui-même, porteur de sens. C’est la manière dont l’être humain l’intègre dans son comportement qui en fait un élément d’humanisation ou non. Les moyens contraceptifs peuvent être mis au service du respect des personnes dans leur globalité. Ils peuvent s’inscrire dans une conception spirituelle de la vie de couple »11. Du côté de la hiérarchie catholique belge, il n’y eut cependant pas de prise de position significative.

En novembre 2010, conscient du tollé qu’avaient suscité ses propos, Benoît XVI souhaita que le débat puisse continuer. Tout en considérant que les moyens contraceptifs ne sont pas une solution morale, il admettait que, dans certains cas, leur usage pouvait se justifier et qu’ils pouvaient constituer un premier acte de responsabilité, un premier pas sur le chemin vers une sexualité plus humaine, par exemple, pour les prostituées qui voudraient réduire le risque d’infection12.

En décembre 2010, la Congrégation pour la doctrine de la foi précisa : « en réalité, les paroles du Pape (…) ne modifient ni la doctrine morale, ni la pratique pastorale de l’Église. (…) Le Saint-Père ne parle ni de morale conjugale, ni même de norme morale sur la contraception (…). L’idée qu’on puisse déduire des paroles de Benoît XVI qu’il est licite, dans certains cas, de recourir à l’usage du préservatif pour éviter les grossesses non désirées, est tout à fait arbitraire et ne correspond ni à ses paroles ni à sa pensée. (…) Le Saint-Père se référait au cas totalement différent de la prostitution »13.

En tant que prêtre d’origine africaine, de la « génération sida », – et, à l’époque, étudiant en théologie morale à l’Université catholique de Louvain –, par ailleurs Curé-Doyen, Coresponsable du pôle couples et familles dans mon unité pastorale, Aumônier d’école et Professeur, nous ne pouvions rester indifférent au questionnement des nombreuses personnes que nous accompagnions sur ce sujet.←26 | 27→

Résumé des informations

Pages
342
Année
2022
ISBN (PDF)
9782875746092
ISBN (ePUB)
9782875746108
ISBN (Broché)
9782875746085
DOI
10.3726/b19688
Langue
français
Date de parution
2022 (Mai)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2022. 342 p.

Notes biographiques

Didier Kabutuka Mahoko (Auteur)

L’abbé Didier Kabutuka est Diplômé en philosophie et Docteur en théologie et sciences religieuses, orientation éthique. Il a étudié la théologie à l’Université Catholique du Congo et l’éthique théologique à l’Université catholique de Louvain en Belgique, puis à l’Université de Strasbourg en France. Il fut Assistant d’enseignement et de recherche à l’Université Catholique du Congo et Professeur-Visiteur au Philosophat Saint Augustin de Kalonda. Ancien Formateur diocésain de la commission Justice et Paix / Kenge, il a aussi enseigné à l’Institut Edmond Peeters à Bruxelles. Il est actuellement Curé-Doyen de Walhain, Responsable de l’Unité Pastorale de Chastre et Curé de la paroisse de Perbais en Belgique. Didier Kabutuka est également Professeur d’éthique et de déontologie à l’Institut Supérieur Pédagogique de Kenge en RD Congo.

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