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Le Muscle et l’Esprit

Masculinités germano-juives dans la post-migration : Le cas des yekkes en Palestine / Israël après 1933

de Patrick Farges (Auteur)
©2020 Monographies 370 Pages

Résumé

En 1933, le régime nazi mit en place une politique de discrimination puis de persécution des citoyens juifs du Reich, qui contraignit des milliers de personnes à la migration forcée vers diverses destinations, dont la Palestine sous mandat britannique (qui deviendra Israël en 1948). Cette migration des années 1930 est parfois appelée « cinquième aliyah » dans l’historiographie israélienne. Pour ces personnes, l’adaptation post-migratoire fut complexe : la migration représenta une rupture importante, affectant tant les liens sociaux que l’identité culturelle et les représentations genrées. Relationnelle, multidimensionnelle et intersectionnelle, l’histoire des masculinités intègre différentes formes de domination : domination des hommes sur les femmes, domination de certains hommes sur d’autres hommes, mais aussi rapports de domination sociale et raciale. Ce sont ces intersections sociales complexes, ainsi que l’influence des différentes formes de nationalisme (du nationalisme antisémite exacerbé en Allemagne jusqu’au projet sioniste) sur l’injonction à agir « en homme », qui sont au cœur de l’ouvrage.
Après le nazisme et la Shoah, il est devenu difficile de penser ensemble identité juive et allemande. Par bien des aspects pourtant, les Juifs germanophones en Palestine/Israël (désignés par le terme yekkes) ont maintenu une identité distincte. L’un des défis fut de satisfaire aux exigences du programme genré du sionisme, marqué par une obsession de la régénérescence virile et un état de guerre quasi-permanent, conduisant à survaloriser les conduites martiales. Or la majorité des hommes de la « cinquième aliyah » ne correspondaient en rien à l’idéal du pionnier (halouts) ni du « Nouveau Juif » sionistes, et certains parmi les yekkes – hommes et femmes – ne pouvaient pas ne pas voir à quel point ce nationalisme viriliste exacerbé ressemblait à celui qui les avait chassés d’Europe.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction
  • 1 Jérusalem 1961 : Allen Ginsberg rencontre Martin Buber
  • 2 Les yekkes : Juifs et Allemands
  • 3 Quelles sources pour interroger la diversité yekke ?
  • 4 Vie racontée, « vie examinée »74 : quelques aspects méthodologiques
  • 5 Histoire juive, histoire du genre, histoire des masculinités94
  • 6 Organisation de l’ouvrage
  • Premier chapitre Les yekkes entre aliya et exil.
  • 1 L’arrivée des yekkes en Palestine mandataire
  • 2 Les chemins de l’émigration : le départ conditionne l’arrivée
  • 3 Qui est un yekke, un « vrai » ? Enjeux d’une mémoire collective
  • 4 Les yekkes dans l’historiographie : déconstruire le mythe des « grands hommes »
  • Conclusion
  • Deuxième chapitre Une « jeunesse allemande » : masculinités juives et antisémitisme avant l’émigration
  • Introduction : enjeux de l’écriture d’une histoire des masculinités germano-juives
  • 1 Une « jeunesse allemande » : des injonctions contradictoires entre masculinité dominée et masculinité complice
  • 2 Les dimensions de l’hégémonie : modèle bourgeois et fabriques du masculin
  • 2.1 Combattre, défendre la nation et la famille : le modèle bourgeois de masculinité martiale
  • 2.2 Les fabriques du masculin
  • 3 Corps scrutés, corps attaqués
  • 3.1 Un corps masculin sous surveillance : discipline et contention
  • 3.2 L’antisémitisme comme une atteinte au corps masculin
  • 4 Formes de riposte et constructions du masculin
  • 4.1 La riposte sioniste : une réponse genrée
  • 4.2 Les mouvements de jeunesse entre socialisation anti-bourgeoise et rupture générationnelle
  • Conclusion : comprendre les récits de « conversion » au sionisme
  • Troisième chapitre « Mon père, cet homme brisé » :
  • Introduction
  • 1 Aléas et avatars du pater familias
  • 2 « Völlig ruiniert und fast brotlos »46 : la masculinité déclassée des pères
  • 3 Le « super-yekke » entre mythe et réalité
  • 4 La figure de l’entrepreneur yekke ou la fabrication d’un mythe masculin
  • Conclusion
  • Quatrième chapitre Haloutsim, Kibboutzniks, Sabras, Palmahniks et autres incarnations du « Nouveau Juif »
  • Introduction : une rupture générationnelle entre les pères et les fils
  • 1 Le sionisme incorporé : apprendre de nouvelles normes
  • 2 Continuités de socialisation : de l’aliya au kibboutz
  • 3 L’homme à la conquête du territoire : l’agriculteur et le bâtisseur
  • 4 Le soldat-héros et les dividendes de l’hégémonie
  • 4.1 Défendre le territoire : brigades d’auto-défense, Haganah, Irgoun…
  • 4.2 Une « génération Palmah » ?
  • 4.3 « La meilleure façon de marcher »144 : un nouveau répertoire corporel et gestuel
  • 4.4 Les dividendes de l’hégémonie : recycler un capital militaire
  • 5 L’« homme arabe », ou l’autre de la masculinité juive
  • 5.1 Rencontres d’homme à homme avec l’« Arabe »
  • 5.2 L’« autre » de l’intérieur : les Mizrahim
  • Conclusion : au centre ou à la marge ? La masculinité d’Ernst Georg Martin Pfeffermann
  • CONCLUSION GÉNÉRALE
  • POSTFACE
  • SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
  • Titres de la collection

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Introduction

Herbert Bettelheim et son père sous les palmiers en Palestine (années 1930), archives personnelles, transmises par Anja Siegemund

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Le judaïsme allemand fut l’une des manifestations les plus étranges de l’histoire juive.

Martin Buber (1955)1

La période durant laquelle les Juifs jouèrent un rôle important et mirent en place une grande tradition est courte, terriblement courte. En réalité, les Juifs n’ont vraiment vécu au cœur de la société allemande que durant moins de cent ans.

Paul Alsberg (1994)2

Ainsi l’histoire juive allemande est-elle devenue une surface de réflexion et de projection pour diverses considérations contemporaines, ainsi qu’un instrument de positionnement identitaire.

Michael Brenner (2011)3

L’objet du présent ouvrage, les masculinités germano-juives dans la (post-)migration, peut paraître restreint, voire anecdotique. En effet, dans le débat français – c’est ce qu’ont montré les violentes controverses de ces dernières années –, l’étude du genre, c’est-à-dire des relations sociales de sexe, rencontre encore par moment une certaine réticence, voire une franche hostilité, et pas uniquement en raison de la polysémie du mot « genre » en français. Comme le rappelait l’historienne Michèle Riot-Sarcey il y a déjà vingt ans : « Les diversités sémantiques, liées à la grammaire de la langue, souvent avancées pour expliquer le faible usage du genre en France, restent des prétextes commodes pour éviter d’aborder les raisons d’un rejet d’un tout autre ordre. »4 On se méfie ←12 | 13→de pratiques de recherche venues d’ailleurs, en particulier d’outre-Atlantique et considérées alors comme « typiquement » anglo-saxonnes5. Cette méfiance recouvre aussi un soupçon de non-scientificité, que l’on retrouve dans le terme, devenu péjoratif, de « théorie du genre », comme s’il était problématique, voire dangereux, de vouloir théoriser le réel et le social !6 Les termes abondent pourtant aujourd’hui – histoire des femmes, histoire du genre, histoire des femmes et du genre, histoire des relations hommes-femmes, histoire des masculinités –, qui sont autant de marques de vitalité d’une recherche historique en études de genre qui affine et reconfigure en permanence ses objets d’étude, dans une démarche éminemment réflexive et située. Le genre, et la masculinité, constituent des prismes pour étudier le social, et l’étude historique des formes de masculinité est un outil pour comprendre comment se constituent les hiérarchies. Pourquoi alors n’existe-t-il pas davantage d’études historiques consacrées aux masculinités ? Force est de constater que si les hommes sont partout – c’était la critique principale que formulaient les historiennes des femmes dans les années 1970 et 1980 à l’encontre de leur champ de recherche –, la masculinité, en revanche, cette inscription du sexe dans des rapports sociaux de genre, est rarement interrogée en tant que telle. En résumé : on trouve des hommes partout dans l’histoire, mais pas (ou peu) de masculinité(s). Pourtant, les rôles de genre masculins ne manquent pas, la « capacité d’agir » (agency) des hommes dans l’histoire est éminemment genrée et les incarnations sociohistoriques du masculin sont multiples… dès lors, toutefois, que l’on veut bien s’y intéresser et s’éloigner des « oppositions tranchées et franches » qui définiraient « la » virilité7. Vus sous l’angle du genre, le privilège, le choix, l’autorité, le pouvoir, l’action, la complicité ou la victimisation nous aident pourtant à comprendre la multiplicité des dires, des récits, des conduites et des comportements masculins. Le genre tel qu’il est « fait » par les hommes ←13 | 14→est le produit complexe d’interactions entre des masculinités normatives et des idiosyncrasies individuelles.

Tout comme la catégorie de « genre », la masculinité (et les hommes en tant qu’êtres genrés) n’est que rarement explicitement mentionnée dans les sources8. Les historien-nes des masculinités (moi inclus) se trouvent parfois confrontés à une certaine incrédulité, que Björn Krondorfer résume par la question, entendue en contexte universitaire, qui se voulait provocante : « mais qu’est-ce qui est spécifiquement masculin » à propos de vos sources ?9 En réponse, Krondorfer nous incite à considérer la catégorie de masculinité dans les sources comme relevant d’une dualité de la présence/absence, qu’il nomme « non-absence ». C’est une incitation herméneutique à interpréter et réinterroger toutes sortes de sources historiques :

La réticence à lire des documents, des témoignages, des textes, des preuves matérielles, des minutes de procès ou des interprétations historiques antérieures comme étant le produit d’expressions et d’expériences masculines est dans le même temps une réticence à réfléchir de manière critique à la signification que de tels documents ont eu pour des hommes. Par extension, c’est aussi une réticence à se demander jusqu’où nous sommes investis dans la description de la réalité selon une apparente neutralité de genre alors qu’en fait, cette réalité a été façonnée aux niveaux micro, meso et macro par l’action des hommes.10

L’absence de mention explicite des enjeux de masculinité dans les sources, qui peut être le reflet historique (fidèle) d’une invisibilité ou bien le résultat d’un « effacement narratif »11, ne signifie pas pour autant que la ←14 | 15→catégorie était absente des « mondes vécus » (Lebenswelten). L’historienne Maddy Carey a rappelé récemment qu’elle était partie du principe qu’elle écrirait son histoire des masculinités juives pendant la Shoah « from an absence of sources » : absence liée à la destruction physique des archives et sources juives d’une part, absence liée à l’invisibilité du genre (et du masculin) d’autre part12. À l’historien-ne de proposer, selon Krondorfer, une lecture « imaginative (though not imaginary) » des sources, une lecture « behind and between the lines », « une analyse discursive qui donne un sens aux silences et omissions qui, s’ils ne sont pas interprétés, ne font que maintenir et renforcer le caractère non marqué du masculin »13. Entrons donc dans le vif du sujet.

1 Jérusalem 1961 : Allen Ginsberg rencontre Martin Buber

Peut-on imaginer rencontre plus insolite entre deux incarnations du masculin que celle entre Martin Buber et Allen Ginsberg ? Vers la fin de l’année 1961, l’année du procès d’Adolf Eichmann, deux intellectuels et auteurs juifs s’étaient donné rendez-vous à Jérusalem. D’un côté, il y avait Allen Ginsberg, le poète emblématique de la Beat Generation, qui était en train d’écrire le long poème « Kaddish » en forme de méditation intime sur la mort de sa mère. De l’autre, le grand théologien et philosophe d’origine viennoise, arrivé à Jérusalem en 1938, Martin Buber, qui, avec Franz Rosenzweig, avait entrepris depuis 1925 de transposer la Bible hébraïque en langue allemande14. Ginsberg, qui n’avait jamais renié sa judéité, se définissant plutôt comme un « Juif15 bouddhiste » (!) hybride, ←15 | 16→était en quête de ses racines. Lors de ce même séjour à Jérusalem, Ginsberg avait insisté pour rencontrer le philosophe spécialiste de la kabbale Gershom Scholem, né à Berlin en 1897. Comme le poète beatnik le raconta plus tard, la Terre Sainte n’était en fait qu’une étape sur un trajet qui devait le mener en Inde, et chacune de ces deux entrevues furent relativement brèves. Elles n’en furent pas moins marquantes, et une correspondance nourrie s’installa entre Ginsberg et Buber, jusqu’à la mort de ce dernier en 196516. Ginsberg décrivait Buber ainsi : « He had a beautiful white beard and was friendly, his nature was slightly austere but benevolent »17. C’est certes là le portrait du sage, mais c’est aussi le portrait du yekke (du Juif allemand ou autrichien), « austère mais bienveillant ». Dans « Kaddish », rédigé en grande partie lors de ce voyage, Ginsberg immortalisa et désacralisa tout à la fois ces rencontres :

To touch the beard of Martin Buber

to watch a skull faced Gershom Scholem lace his shoes

to pronounce Capernaum’s name & see stone doors of a tomb

to be meek, alone, beside a big dark lake at night –

to pass thru Nazareth dusty afternoon, and smell the urine down near Mary’s well18

L’écriture insolente de Ginsberg, qui propose des juxtapositions insolites où les apparitions de Buber et Scholem côtoient les effluves d’urine à Nazareth, nous invite à voir ces deux « grands hommes », Martin Buber et Gershom Scholem, autrement, comme les grands penseurs juifs du XXe siècle qu’ils furent, certes, mais aussi comme des hommes incarnant un certain « type » masculin : celui d’une masculinité bourgeoise juive allemande, transférée de Berlin ou Vienne à Jérusalem. C’est aussi cet aspect, presque visuel, qui résonne fortement dans le qualificatif « yekke », employé en Israël (et ailleurs) pour désigner une manière d’être, un habitus ashkénaze particulier. Ginsberg nous invite ←16 | 17→d’autant plus à voir en ces penseurs des hommes qu’il s’intéressait lui-même à des généalogies alternatives du masculin. S’inventant une lignée prestigieuse, et détournant au passage la tradition biblique et talmudique, qui exige de citer intégralement l’ascendance d’une personne, Ginsberg retrace en effet une généalogie masculine qui le relie, par transitivité homosexuelle, jusqu’à Walt Whitman : Walt Whitman & Edward Carpenter, Edward Carpenter & Gavin Arthur, Gavin Arthur & Neal Cassady… et finalement, Neal Cassady & Allen Ginsberg19. Cette vision de Buber et Scholem dialoguant avec Ginsberg nous invite à interroger la constellation d’affiliations qui naissent d’un système culturel complexe fait de croisements inattendus.

2 Les yekkes : Juifs et Allemands

Après le nazisme et la Shoah, il était devenu difficile de penser ensemble les identités juive et allemande. Ainsi l’existence d’îlots de culture yekke disséminés dans le monde (notamment en Israël, mais aussi à New York ou à Montréal20) a-t-elle souvent été expliquée par la présence d’une nostalgie pour une « symbiose judéo-allemande » perdue21. Et le débat autour de cette « symbiose » s’est cristallisé sur la question d’une illusion unilatérale, voire d’un auto-aveuglement juif22. D’un côté, on trouve les voix des enthousiastes qui continuèrent, envers et contre tout, à souligner tout ce que la culture juive allemande avait produit : de Heinrich Heine à Arnold Schönberg… Cette lecture est notamment celle de grands historiens américains juifs nés en Allemagne, à l’instar de Peter Gay, Fritz Stern ou George L. Mosse23. Ces historiens ont mis ←17 | 18→en avant un certain idéal de Bildung, décliné à tous les niveaux de la vie sociale, politique et culturelle. Selon Mosse :

De l’autre côté, des voix sionistes, en particulier celle de Gershom Scholem, s’élevèrent dès les années 1960 et après le procès d’Adolf Eichmann pour dénoncer l’auto-aveuglement idéaliste des Juifs, et l’illusion que représenta l’idée même d’une symbiose judéo-allemande, qui n’aurait donc été qu’une reconstruction mémorielle ex post guidée par la nostalgie25. La vision de Scholem, largement reprise dans l’historiographie israélienne, insiste sur le déficit d’intégration des Juifs, tant en Allemagne qu’en Autriche, qui auraient fondamentalement gardé une place à part. Il s’agit donc ici d’interroger la place qu’occupe le judaïsme allemand dans l’histoire, certes, mais en posant la question un peu autrement : quelle place culturelle et mémorielle les yekkes occupèrent-ils dans le tissu social en Palestine/Israël et qu’apporte une lecture genrée à ce questionnement ?

Pour les yekkes, l’adaptation post-migratoire fut complexe : la migration était une rupture fondamentale qui affecta tant les liens sociaux que l’identité culturelle ou les représentations genrées. Les lois raciales ←18 | 19→du « Troisième Reich » déjà avaient brutalement tranché la question, ancienne et complexe, de savoir qui était juif. Or les identités juives se présentent plutôt comme des emboîtements complexes de significations historiquement, culturellement et socialement situées, mobilisables de manière différenciée. Tenter de figer ce processus et assigner une identité fut un acte violent et réducteur. Héritiers d’une culture judéo-allemande quasiment entièrement engloutie dans la persécution et l’extermination nazies, les yekkes furent alors contraints d’habiter un lieu de mémoire devenu impossible. Ainsi que nous le verrons, ils devinrent, parfois malgré eux, les porteurs d’une mémoire alternative à celle qui domina la construction de l’État hébreu. Rendre justice à cette mémoire plurielle, c’est aussi tenir compte de l’extraordinaire hétérogénéité des mondes juifs allemands, et reconnaître a posteriori la complexité de la « période allemande » du judaïsme, dans tous les domaines du tissu culturel et social, au premier rang desquels – pour ce qui concerne la présente étude – les relations de genre26.

Selon l’historienne Shulamit Volkov, l’historiographie a trop souvent privilégié un milieu particulier, celui de la bourgeoisie juive urbaine cultivée et instruite, par rapport à d’autres groupes sociaux27. Or, poursuit-elle, le judaïsme allemand était un « système culturel unique » (ein einzigartiges kulturelles System)28 traversé par des tensions constantes, notamment celle entre « assimilation » et « dissimilation » : l’« entrée en bourgeoisie »29 des Juifs allemands au cours du long XIXe siècle, ←19 | 20→leur intégration économique concomittante, l’adhésion à l’idéal de Bildung, ou encore l’adoption de codes culturels nationaux et des « valeurs allemandes » (deutsche Tugenden) furent aussi accompagnées de fortes tendances à la distinction, à l’affirmation d’une judéité propre, tant vis-à-vis de la « germanité » (Deutschtum) que du « judaïsme de l’Est » (Ostjudentum)30. Par conséquent, l’idée selon laquelle les Juifs en Allemagne auraient simplement adopté les codes de la bourgeoisie ne tient pas : ils faisaient partie intégrante d’une bourgeoisie en train de se constituer31. Le travail de l’historien, à mon sens, est aussi de déceler les efforts de « dissimilation » et de distinction mis en œuvre par les familles, les associations, les collectifs ou les individus. L’étude historique des Juifs allemands, et celle des yekkes, doit donc, finalement, s’intéresser avec précision aux « identités situées et plurielles »32, qui dépendent du contexte micro-social, des représentations culturelles ou du moment biographique considérés. Elle doit aussi porter une attention particulière tant aux « frontières invisibles »33 entre Juifs et non-Juifs qu’aux frontières rendues visibles, justement, par des efforts de distinction socio-culturelle. Soulignons ici le rôle central que joua, à partir de la fin du XIXe siècle, le réseau dense des organisations et associations (sections politiques, associations culturelles, fédérations professionnelles, associations sportives, associations militaires et paramilitaires) où étaient ←20 | 21→forgées concrètement des identités individuelles en contact, ainsi que des subcultures imbriquées34.

Ce sont ces racines à la fois plurielles et « allemandes » que la recherche met en avant depuis plus d’une dizaine d’années, c’est-à-dire depuis le regain d’intérêt pour l’histoire du judaïsme allemand en Israël35. Ce regain d’intérêt va de pair avec l’image renouvelée de l’Allemagne et de la langue allemande dans ce pays, ainsi qu’avec de nouvelles formes de circulations transnationales, par exemple entre Berlin et Tel Aviv, ou entre Jérusalem et Vienne36. En Allemagne, en Autriche, aux États-Unis et bien évidemment en Israël, une nouvelle historiographie sur le judaïsme allemand et les yekkes est apparue, qui insiste sur les transmissions et les continuités, par-delà la rupture que constitua la montée de l’antisémitisme en Allemagne et en Europe, et surtout par-delà la césure absolue qu’est la Shoah. L’un des premiers événements marquants de ce renouveau historiographique eut lieu en mai 2004 au Centre culturel Mishkenot Sha’ananim de Jérusalem. Un colloque international y était consacré à la mémoire des yekkes, « entre Europe centrale et Proche-Orient », comme l’indique le titre des actes du colloque, publiés l’année suivante. Les organisateurs du colloque, Moshe Zimmermann et Yotam Hotam, furent surpris de l’afflux du public non universitaire (issu de la deuxième génération en particulier) et des interactions nombreuses entre les intervenant-es et la salle. Dans la préface des actes du colloque, ils écrivent :

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Le colloque de 2004 fut perçu comme une prise de conscience de l’urgence qu’il y avait à produire une recherche sur les héritages multiples du judaïsme allemand. Si l’histoire culturelle et l’histoire intellectuelle étaient largement représentées au colloque, d’autres contributions y étaient également consacrées à l’histoire sociale, à l’histoire économique voire à l’histoire entrepreneuriale, c’est-à-dire à une pluralité d’approches. Néanmoins, parmi les aspects qui restaient à éclairer, il y a l’histoire du genre et des représentations de genre38.

Au-delà de l’engouement mémoriel, on peut s’interroger sur les raisons multiples de ce retour en grâce et être attentif aux voix critiques, qui ajoutent des bémols là où certains discours sur la contribution yekke à la construction nationale israélienne sont manifestement dans le registre de la mythification. Les propos de Reuven Merhav39, président de l’Association des Israéliens originaires d’Europe centrale (Irgoun Oleï Merkaz Europa), organisation fondée en 1932 par des immigrants venus d’Allemagne et d’Autriche, lors des festivités marquant le 75e anniversaire de l’association, en sont un exemple parlant. Dans son discours, ←22 | 23→prononcé le 20 octobre 2007, Merhav, ancien militaire, ancien membre du renseignement extérieur israélien et qui incarne à plus d’un titre un récit national israélien « musclé », décrit les yekkes ainsi :

Par leurs efforts, les yekkes contribuèrent à la prospérité du yichouv40 en Erets Israël. Leurs efforts, conjugués à leur esprit pionnier à toute épreuve permirent de bâtir les fondements de notre État. Nombreux sont les domaines où les yekkes apposèrent leur marque : culture et éducation, journalisme, sciences, médecine, justice et économie. Ils furent à l’origine d’universités, d’implantations agricoles, d’entreprises industrielles, d’entreprises de marine marchande, de banques d’affaires, d’administrations publiques, ils contribuèrent à mettre en place le progrès social. Dans les services de la sécurité intérieure, au sein de l’armée, dans les services du renseignement extérieur ou encore dans la diplomatie, ils s’engagèrent dans la défense du pays et clamèrent haut et fort le droit international à l’existence d’Israël.41

Les valeurs mises en avant sont celles que l’orateur endossa lui-même tout au long de sa vie : des valeurs nationales s’appuyant sur une puissance de frappe, tant militaire qu’économique et diplomatique. Du même coup, l’image des yekkes se confond avec celle de pionniers virils contribuant à faire éclore la culture, les sciences et la prospérité en terre d’Israël (Merhav utilise l’expression « die Blüte des Jischuws in Erez Israel »). Une place est faite aux grands contributeurs yekkes, c’est-à-dire aux « grands hommes » venus d’Europe centrale.

3 Quelles sources pour interroger la diversité yekke ?

Cette image totalisante et généralisante, parfois véhiculée par les descendants des immigrants venus d’Allemagne et d’Autriche eux-mêmes, dissimule la diversité des positions sociales. En plein boom historiographique et mémoriel sur les yekkes, il nous semble important de sortir d’une histoire centrée sur les seuls « grands hommes », pour s’intéresser, justement, aux personnes « ordinaires » qui évoluèrent dans des espaces socioculturels divers, parfois situés à l’écart des quartiers ←23 | 24→centraux de Tel Aviv42, ou du quartier de Rehavia à Jérusalem-Ouest, cœur du « village yekke »43 à partir des années 1920. Le présent ouvrage tente à la fois de prendre en compte les yekkes comme « groupe culturel », auquel sont associées des représentations figées, et de remettre en cause ces mêmes représentations qui l’uniformisent, au prisme des rapports de pouvoir qui traversaient le groupe : rapports de genre, origines socio-culturelles, différences générationnelles.

À rebours des tendances parfois réductrices, allant jusqu’à l’hagiographie, l’Institut Leo Baeck de Jérusalem44 et sa directrice jusqu’en 2015, Anja Siegemund, ainsi que d’autres chercheur-es en études juives, proposent aujourd’hui une histoire sociale, voire micro-sociale, des milieux yekke, centrée sur la diversité culturelle, les dynamiques de transmission familiale, les comportements économiques ou encore les espaces vécus (Lebenswelten)45. La carte des yekkes ne se réduit donc pas à Tel Aviv ou Jérusalem, et l’épaisseur du tissu social yekke se retrouve aussi ←24 | 25→dans la création d’entreprises familiales à Nahariya au nord d’Israël46, dans les interactions complexes avec les populations arabes à Haïfa47, ou encore dans la vie quotidienne au kibboutz et au mochav48. Ces lieux furent autant de sites d’interaction socio-culturelle dans la post-migration, autant d’« îlots langagiers » (Sprachinseln) comme les appelle Anne Betten49. Notre démarche s’inscrit dans cette volonté de mettre au jour la diversité et la complexité des espaces vécus au quotidien par les yekkes après la migration, en insistant notamment sur les rapports sociaux. Pour ce faire, nous avons choisi l’angle du genre, c’est-à-dire des rapports sexués, et plus particulièrement des enjeux liés aux masculinités. Il s’agira d’écrire autre chose qu’une histoire des transferts intellectuels, autre chose qu’une histoire des « grands hommes », mais de voir ces grands hommes comme les représentants les plus éminents d’une élite masculine juive allemande fortement ancrée dans les valeurs de la bourgeoisie cultivée ←25 | 26→et éclairée (la Bildungsbürgertum) qui, à partir du XIXe siècle, servit de modèle dominant à travers le tissu social juif.

Le corpus d’entretiens d’histoire orale et de « récits de vie » (voire de « biographies langagières »50) qui, avec d’autres sources de type narratif (correspondances, mémoires, textes autobiographiques), sert de socle à notre analyse, reflète une certaine diversité des yekkes (hommes et femmes) en Palestine/Israël, qu’il s’agisse de leur position sociale avant et après l’émigration, des classes d’âge représentées, de l’adhésion au projet sioniste ou encore de la couleur politique. Les quelque 176 entretiens de l’« Israel-Corpus » (corpus IS : « Emigrantendeutsch in Israel »)51 furent collectés entre 1989 et 1994, puis complétés par une série de 22 entretiens avec des personnes d’origine viennoise vivant à Jérusalem (corpus ISW : « Emigrantendeutsch in Israel – Wiener in Jerusalem »), auprès de membres de la « première génération » de Juifs germanophones en Israël, originaires d’Allemagne, d’Autriche ou d’autres régions germanophones d’Europe centrale (dont la Tchécoslovaquie), et arrivés en Palestine mandataire dans les années 1930 pour la plupart. Ce corpus est né dans le cadre d’un projet de recherche porté par la linguiste Anne Betten et financé par l’Agence allemande de moyens pour la recherche, la Deutsche Forschungsgemeinschaft. Les premiers interlocuteurs furent ←26 | 27→contactés grâce à des annonces passées en 1989 dans deux publications germanophones : le Mitteilungsblatt des Irgun Olei Merkas Europa (ou Bulletin de l’organisation des immigrants originaires d’Europe centrale, devenu par la suite MB. Yakinton) et le quotidien germanophone Israel Nachrichten, qui avait été fondé en 1935. Puis d’autres contacts furent noués grâce à cette première série d’interlocuteurs52. Ces entretiens, d’une durée variant d’une à trois heures, furent réalisés en langue allemande par quatre chercheuses : Anne Betten (Université catholique d’Eichstätt puis Université de Salzbourg), Myriam Du-nour (Université Bar Ilan)53, Kristine Hecker (Université de Bologne) et Eva Eylon (Tel Aviv). Une vaste recherche en sciences du langage (syntaxe, stylistique, analyse de discours, sociolinguistique, utilisations des métaphores, langage du corps) fut produite à partir de ce corpus, fédérant un groupe international de chercheur-es54. Il s’agissait notamment de montrer la transmission, en Israël et par-delà les ruptures biographiques, des structures d’une langue issue des premières décennies du XXe siècle, fortement marquée par les standards de l’écrit : le « Weimarer Deutsch »55 ou le « Burgtheaterdeutsch » (référence au grand théâtre de Vienne)56. Au-delà des aspects linguistiques toutefois, les récits collectés ont un intérêt historique, en tant qu’entretiens d’histoire orale57. Ils véhiculent en particulier des représentations d’ordre ←27 | 28→genré, ainsi que des représentations liées aux affects et aux corps, dans l’épaisseur d’une vie racontée58.

Si les profils des répondant-es sont diversifiés, le corpus ne saurait pour autant être considéré comme « représentatif »59. Les interviewé-es – les hommes sont légèrement surreprésentés – sont originaires d’Allemagne, d’Autriche, de Tchécoslovaquie, voire d’autres régions où les Juifs parlaient allemand60. Ces personnes sont nées entre la toute fin du XIXe siècle et le milieu des années 1920 pour les plus jeunes. L’émigration fut donc vécue individuellement à des moments biographiques et de construction de soi très différents. Si tou-tes les interviewé-es font bien partie de la « première génération », celle qui a personnellement vécu le processus migratoire, les plus jeunes (qui étaient enfants, adolescent-es ou jeunes adultes au moment de l’émigration) ne firent pas ce choix pour eux-mêmes : il s’agit de la « génération 1,5 »61, qui s’est retrouvée dans ←28 | 29→l’« entre-deux »62, celle pour laquelle l’émigration est venue interrompre le processus de socialisation. Ada Brodsky, par exemple, née en 1924 et partie d’Allemagne à l’âge de 14 ans, considère que son émigration eut lieu à la fois « trop tôt » et « trop tard » pour se sentir pleinement à l’aise culturellement63.

Pour certain-es, l’émigration fut directe, pour d’autres les chemins vers la Palestine mandataire dans les années 1930 furent semés d’embûches. Tous les milieux sociaux sont représentés, de l’ouvrier typographe au petit commerçant, en passant par le grand intellectuel bourgeois : par exemple Emanuel Strauss, petit-fils de Martin Buber et fils de l’écrivain Ludwig Strauss64, ou encore le zoologiste Heinrich Mendelssohn, issu de la célèbre famille « dont le nom prend deux ‘s’ et un ‘h’, et qui sont les ‘vrais’ », selon ses propres dires65. Les degrés de pratique du judaïsme sont également très divers, de même que l’identification au projet sioniste. Si la plupart des interviewé-es qui seront cité-es dans la présente étude arrivèrent en Palestine mandataire dans les années 1930, d’autres parcours sont particulièrement singuliers. Citons-en simplement quelques-uns, qui résonnent comme autant d’exemples de la tragédie des Juifs européens au temps de la Shoah :

Jehoshua Arieli, émigré en Palestine avant 1933, se porta volontaire pour servir dans l’armée britannique pendant la guerre. Capturé en 1941 par les Allemands, il passa quatre années dans différents camps de prisonniers, sans jamais être repéré en tant que Juif (parlant allemand de surcroît). Il qualifie rétrospectivement son expérience d’« expérience liminale de la Shoah »66 ;

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Alfred Wachs fut envoyé en Angleterre en 1939. Il y fut interné en 1940 sur ordre des autorités britanniques en tant que « ressortissant d’un pays ennemi » (enemy alien). En pleine guerre, il fut transféré dans un camp d’internement en Australie. Libéré en 1942, il rejoignit finalement la Palestine67 ;

Résumé des informations

Pages
370
Année
2020
ISBN (PDF)
9782807614512
ISBN (ePUB)
9782807614529
ISBN (MOBI)
9782807614536
ISBN (Broché)
9782807614505
DOI
10.3726/b16565
Langue
français
Date de parution
2020 (Novembre)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2020. 370 p., 9 ill. n/b.

Notes biographiques

Patrick Farges (Auteur)

Ancien élève de l’École Normale Supérieure, Patrick Farges étudie à Paris, Berlin, Toronto et Berkeley. Docteur en études germaniques (2006), il est habilité à diriger des recherches en 2016. En 2017, il est recruté à l’Université de Paris (laboratoire ICT) comme Professeur d’histoire de l’Allemagne et du genre.

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Titre: Le Muscle et l’Esprit
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