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La portée pratique de la phénoménologie

Normativité, critique sociale et psychopathologie

de Délia Popa (Éditeur de volume) Benoît Kanabus (Éditeur de volume) Fabio Bruschi (Éditeur de volume)
©2015 Autres 288 Pages

Résumé

Cet ouvrage cible la pratique qui est solidaire de la fondation de la connaissance réalisée par la phénoménologie, en voyant dans cette pratique la condition même de la formulation positive de son projet. Dans cette perspective, la critique sociale et la psychopathologie sont notamment les deux champs pratiques où la phénoménologie se trouve investie, par-delà son premier élan de critique théorique, pour intervenir sur les formes de normativité qui y sont à l’œuvre. En abordant ces champs à travers les différentes contributions qui le composent, l’ouvrage ambitionne d’analyser la portée pratique de la phénoménologie et de tester sa capacité à générer une attention au pouvoir émancipateur ou aliénant des organisations sociales. L’hypothèse de fond, collectivement partagée, est que la phénoménologie peut apporter une contribution à la construction d’une nouvelle posture critique à même de participer à l’émancipation des individus en situation de souffrance et d’injustice.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction (Fabio Bruschi, Benoît Kanabus, Délia Popa)
  • La motivation de la réduction phénoménologique. La téléologie de l’intentionnalité, entre activité et passivité (Georgy Chernavin)
  • Monde de la vie quotidienne et normativité (Ion Copoeru)
  • Eidétique et eidéthique. Les prémisses phénoménologiques du Droit (Grégori Jean)
  • Lévinas et le problème de la déduction. Justice et proximité (Raoul Moati)
  • La matérialité de l’expérience. Husserl, Henry et Bachelard (Délia Popa)
  • Sujet, dialectique et histoire. Lire Merleau-Ponty à partir d’Althusser (Fabio Bruschi)
  • Le sujet de la vie nue. Actualité du Marx de Michel Henry (Marc Maesschalck)
  • Conscience sociale et conscience individuelle. Unité de la praxis comme « con-science » pour la phénoménologie immanente de la vie (Rolf Kühn)
  • Racisme. Esquisse d’une phénoménologie de la désocialisation charnelle (Michael Staudigl)
  • La légitimité de la Daseinsanalyse. Réflexions méthodologiques sur le « tournant » phénoménologique de la pensée de L. Binswanger (Gàbor Tverdota)
  • La communication avec les patients en état végétatif. Une approche phénoménologique (Yasuhiko Murakami)
  • Le corps inachevé entre phénoménologie et psychanalyse. Entretien avec Benoît Kanabus (Christophe Dejours)
  • Notices biographiques

← 8 | 9 → Introduction

Fabio BRUSCHI, Benoît KANABUS, Délia POPA

Université catholique de Louvain

L’exigence de fondation de la phénoménologie et la volonté de Husserl d’en faire une critique de la connaissance ont pendant longtemps contribué à minimiser, voire à occulter la portée pratique de ses propositions. Cependant, la conversion d’attitude qui préside au travail de la phénoménologie ne saurait se comprendre en dehors d’une sphère de concrétude dont les développements de la théorie phénoménologique par Heidegger – et, à sa suite, par Merleau-Ponty, Sartre, Lévinas, Henry et Ricœur – ont souligné le caractère nécessaire. L’analyse des conditions de la révélation de la phénoménalité a en effet été parachevée par des analyses plus fines des modalités selon lesquelles les vécus se déploient et des pratiques qu’ils contribuent ainsi à fonder, en complétant la veine purement épistémologique de la phénoménologie par une veine descriptive plus subtile, qui travaille son ancrage dans le monde et dans l’histoire de son devenir. La démarche qui misait initialement sur un renouveau du problème de l’évidence et de l’adéquation s’est ainsi ouverte progressivement à des questions qui concernent la constitution d’un horizon intersubjectif, d’une temporalité et d’une spatialité multiples, d’une histoire partagée et d’une action collective.

Qu’une pratique soit solidaire de la fondation théorique à laquelle la phénoménologie procède, qu’elle soit même la condition de la formulation positive de son projet et de sa radicalité, c’est la première hypothèse que nous proposons d’examiner dans cet ouvrage. À partir de cette idée, une deuxième hypothèse pourra être déployée suivant laquelle la phénoménologie serait à même d’apporter une contribution à la construction d’une critique sociale en prise avec la vulnérabilité des acteurs. Il nous revient de dire un mot sur le lien entre ces deux hypothèses par le biais duquel la réflexivité phénoménologique est investie dans une solidarité intersubjective qui se découvre sur le fond d’une fragilité constitutive de la subjectivité. Ce lien n’est nul autre que celui qui permet de tenir ensemble une théorie radicale de la subjectivité et une philosophie sociale interrogeant la dimension historique des institutions qu’elle examine. En ← 9 | 10 → connectant ces deux domaines, il s’agit pour nous d’insister sur le fait que la sphère subjective à laquelle la méthode phénoménologique ramène les sens objectifs est à comprendre non pas comme un repère acosmique que l’expérience historique laisse intact, exempt de toute transformation et délesté des ambiguïtés que recèlent nos engagements concrets, mais plutôt comme une sphère pratique à partir de laquelle ces engagements se déploient, en nous ancrant dans une histoire partagée.

Parmi les nombreux acquis de la méthode phénoménologique, dans le périlleux passage ouvert par l’opération de la réduction, un « faire » (leisten) est à déceler qui n’appartient pas exclusivement à la pratique découverte par la phénoménologie, mais que cette pratique révèle de manière spécifique lorsqu’elle laisse résonner et se dévoiler dans son champ les apports des autres pratiques qui animent le monde de la vie (Lebenswelt). Car le « faire » en question n’est nul autre que celui de l’opérativité même de la vie en nous, au cœur de l’action et de la création qui sont les nôtres, soutenant nos décisions et renouvelant continuellement l’horizon de sens de nos devenirs. Recueillis dans son antre, les apports des pratiques qui articulent le monde de la vie révèlent leur profondeur transcendantale, solidaire d’une réflexivité qui n’est pas imposée à partir de la théorie, mais qui est exigée au sein même de ce qui est fait, par nous et à travers nous, dans le vaste champ de l’expérience vivante qui est la nôtre. C’est dire aussi que nous ne pensons jamais mieux que lorsque nous faisons et que, en faisant, nous sommes nécessairement pris dans des méandres de la pensée auxquelles il nous revient de conférer une épaisseur ou plutôt une tournure qui les dégage de l’obscurité de leur surgissement caché. Or, affirmer que le « faire » abrite une pensée qui peut se dire et évoluer, c’est reconnaître également que cette pensée a pour tâche de révéler la complexité et la richesse des pratiques d’où elle découle, pratiques dont le statut ne peut pas être réduit à celui d’un simple « terrain » d’application ou de vérification des hypothèses théoriques.

Si la phénoménologie a filtré de manière décisive l’héritage de la philosophie transcendantale kantienne et postkantienne, c’était pour mettre en évidence la dimension pratique de la sphère transcendantale, le fait qu’il y a une expérience de la pensée qui est arrimée à une pensée de l’expérience et indélébilement reliée à elle. La question qui se pose dès lors est de savoir quel est le rôle de cette « pratique des pratiques » auprès des engagements ponctuels qui sont les nôtres, dans un monde de la vie qui est non seulement changeant et problématique, mais aussi, comme Husserl l’avait souligné déjà1, en danger de perdre ses assises vivantes, ← 10 | 11 → ses prises subjectives qui font de lui un monde pour nous et pour tous les autres.

En tant que source de la productivité de nos existences, le « faire » découvert par la phénoménologie est à interroger tant dans sa teneur de transformation que dans sa teneur critique, dans la mesure où ce qui se joue en lui n’est pas seulement la créativité des actions et des pensées que l’on partage dans un horizon de sens en devenir, mais aussi la réorientation de ce devenir même, exigée à chaque moment de rupture, de déstabilisation et d’épreuve. Dans cette perspective se pose inévitablement la question de la teneur historique de la vie transcendantale découverte par les recherches husserliennes, mettant en avant des enjeux nouveaux liés à la normativité et à la créativité propres à l’action sociale. Le subjectivisme que l’on a pu reprocher à une certaine phénoménologie, quelles que soient ses formes – solipsisme, idéalisme transcendantal – se voit ainsi dépassé lorsque des questions liées à la pratique de cette vie sont abordées, révélant son expression originairement communautaire et son partage non seulement réel, mais aussi, à chaque fois, nécessaire.

À travers ses différentes contributions, notre ouvrage vise à saisir la portée pratique de la phénoménologie inscrite dans sa méthode, en tâchant de déterminer si l’attitude phénoménologique est à même de fournir une attention au pouvoir émancipateur ou aliénant des organisations et des pratiques sociales. Dans cette perspective, il s’agit de percevoir comment la phénoménologie réinterroge et éclaire la normativité sociale, tout en cherchant à préserver la position originale qu’elle offre par elle-même pour décrire le monde de la vie. Cette double exigence permet de mettre en évidence le fait qu’une certaine pratique solidaire de la phénoménologie est susceptible de participer à l’émancipation des individus en situation de souffrance et d’injustice sociale. Toutefois, notre objectif n’est pas d’aboutir à la thèse selon laquelle une détermination univoque des pratiques émancipatrices serait à chercher dans le champ des fondations phénoménologiques. Ce pendant pratique de la phénoménologie, où elle est susceptible de livrer le véritable sens de sa radicalité, a plutôt pour vocation de susciter de nouvelles formes de questionnement et de réflexivité où la théorie phénoménologique elle-même est invitée à puiser.

Mais pour que la transformation et la critique deviennent possibles à partir de la pratique propre à la méthode de la phénoménologie, il faut encore que le passage ouvert par la réduction phénoménologique n’instaure pas de nouveaux blocages qui éloignent les sujets du monde de la vie ou qui renforcent leur écart quant à la productivité réelle de leur existence. En développant la suggestion de Paul Ricœur selon laquelle il convient de compléter le chemin « ascendant », qui part de l’approche empirique vers la source de la constitution du sens des vécus, par un chemin « descendant », ← 11 | 12 → qui restitue les fruits de l’épochè au sein de l’expérience dans laquelle ils sont éprouvés2, il s’agira dès lors de reconnaître la participation de la prise de conscience phénoménologique à des transformations ponctuelles d’attitude, mais aussi à des changements contextuels qui rendent possibles des formes inédites de subjectivation et d’action. C’est ici qu’entre en jeu l’importance de la psychologie phénoménologique, au sein de laquelle il est possible de développer des formes nouvelles de réflexion sur les vécus des acteurs sociaux. Que la phénoménologie soit en mesure de revenir sur des questions psychologiques qu’elle avait d’abord proscrites de son domaine d’investigation et de découvrir de nouveaux foyers d’interrogation dans le champ de la philosophie sociale – ce qui constitue une application de la démarche « descendante » évoquée plus haut – montre en outre très clairement la capacité de cette discipline philosophique de se remettre elle-même en question, exemple insigne du « déblocage idéologique » qui devient effectuable grâce à sa pratique.

Ainsi, la psychopathologie peut être envisagée comme une clinique au sein de laquelle la praxis spécifique de la phénoménologie trouve un lieu de déploiement, mais aussi comme l’occasion d’une autoréflexion spécifique qui pourrait contribuer à relancer à nouveaux frais les questionnements qui étaient initialement les siens. À son tour, la philosophie sociale se présente comme une source de nouveaux défis, interrogeant les structures de l’intersubjectivité et d’un monde de la vie lui-même stratifié et en voie de transformation. Ainsi, le statut même du sens expérientiel mis au jour par les voies multiples de la réduction phénoménologique est-il à reconsidérer en fonction des épreuves concrètes où il émerge spontanément, en tant qu’il est psychologiquement porté et socialement déterminé. À partir de cette perspective, le sens de l’expérience apparaît non seulement comme le repère essentiel autour duquel les vécus s’organisent et se livrent à la compréhension, mais aussi comme l’élément qui pose problème au sein d’un vécu social en souffrance. Ceux qui sont amenés à en accueillir l’événement ne seront plus à écarter, dès lors, comme appartenant à des lieux invisibles d’énonciation, que nulle institution sociale n’est réellement apte à prendre en charge dans leur réalité, mais comme des lieux de révélation des crises qui appellent des changements et des évolutions des pratiques et des théories.

Après avoir explicité les principaux enjeux de notre problématique, il nous reste à dire un mot sur l’origine du projet qui a donné naissance à cet ouvrage et à en détailler la structure. L’idée de réfléchir à plusieurs sur la portée pratique de la phénoménologie est née en début de l’été 2010, se cristallisant dans l’organisation d’un atelier réunissant ← 12 | 13 → des phénoménologues de tous les horizons travaillant en France et en Belgique. Accueilli à Toulouse par le Forum International de Philosophie Sociale et Politique, cet atelier a été un moment de partage décisif pour la suite que nous allions donner à ce projet. Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty, Sartre et Henry y étaient invoqués en rapport avec des questions qui jetaient de nouvelles lumières sur le lien entre théorie et pratique, occasion pour nous de souligner l’importance de la portée pratique de la théorie phénoménologique. À la suite des discussions menées, il nous est apparu que ce lien méritait d’être interrogé en profondeur. Des participants à l’atelier de Toulouse et des auteurs qui nous ont rejoints par la suite ont bien voulu prendre en charge cette interrogation et la développer à partir des champs philosophiques et des pratiques qui sont les leurs. Qu’ils soient tous remerciés pour leurs efforts et pour leur générosité.

Schématiquement, notre ouvrage suit quatre grandes lignées problématiques générales : celle d’une analyse des soubassements pratiques de la méthodologie à l’œuvre dans la phénoménologie ; celle d’une étude de la normativité sociale ; suivie d’une exploration de la possibilité d’en faire une critique à la lumière de la phénoménologie ; et, finalement, d’une approche phénoménologique de la psychopathologie et de l’éthique dans les soins.

Les contributions de Georgy Chernavin et de Ion Copoeru mettent en évidence la dimension pratique du geste inaugural de la phénoménologie husserlienne. Il s’agit notamment de penser le travail du phénoménologue comme comportant une subjectivation spécifique de ses propres conditions de possibilité, ce qui fait qu’il est sans cesse renvoyé à l’engendrement de ses théorisations dans des vécus ancrés dans la contingence du monde de la vie. Cela l’oblige en retour à ne pas laisser ses théories se pétrifier dans des abstractions qui obscurciraient les vécus des acteurs sociaux, en bloquant leurs possibilités de comprendre les enjeux de leur propre action. La méthode phénoménologique doit au contraire comprendre son travail d’explicitation des vécus comme une opération qui suscite chez les acteurs une réflexivité leur permettant de modifier l’histoire qui les porte.

Les contributions suivantes se concentrent sur la manière dont la méthode phénoménologique est susceptible d’apporter ses fruits dans le cadre d’une réflexion sur les conditions de l’action, en lien avec les processus de subjectivation qu’elle rend possibles et avec les transformations du contexte intersubjectif qu’elle suscite. Dans ce cadre élargi depuis l’horizon de la subjectivité constituante jusqu’à l’horizon de l’intersubjectivité historique, cette méthode contribue à mettre en évidence les transformations des histoires subjectives à partir de la confrontation avec des formes d’extériorité dans lesquelles elles trouvent la source d’un ← 13 | 14 → éveil éthique et d’une créativité partagée. L’article de Grégori Jean vise ainsi à questionner la manière dont la phénoménologie peut fournir des outils pour une approche de cette structure sociale spécifique qu’est le droit. À l’aide de la pensée d’Adolf Reinach, il met en place une conception phénoménologique du droit à l’encontre des théories positivistes et jusnaturalistes, en aboutissant à la nécessité de questionner, à l’aide de Lévinas, le rapport entre éthique et justice. En analysant les textes lévinassiens, Raoul Moati montre le lien profond entre l’éthique et la justice, en soulignant que c’est seulement par l’interruption éthique de l’ontologie qu’une exigence de justice peut être fondée.

La partie centrale de l’ouvrage approfondit les enjeux de cette interruption dans le sens d’une critique phénoménologique des positions subjectives et des institutions sociales. L’hypothèse à l’œuvre est que le processus de décentrement qui accompagne la démarche du phénoménologue doit devenir visible dans toute sa portée pratique, étant marqué, en même temps, par des résistances et des contre-résistances dont il s’agit de prendre la mesure. Dans quelle mesure la méthode phénoménologique est-elle susceptible de refléter les modifications qui s’inscrivent dans l’expérience, indépendamment du processus réflexif qui la guide ? L’article de Délia Popa relance l’étude de l’affrontement du sujet à l’extériorité du monde de la vie, en analysant la place de la matérialité dans le dispositif phénoménologique, en particulier chez Husserl, Henry et Bachelard. La critique de la phénoménologie husserlienne par Tran Duc Thao sert ici de levier pour examiner le chemin difficile d’un « matérialisme phénoménologique » dont les fondements sont en discussion.

En ouvrant une série de contributions consacrées au rapport entre la phénoménologie et la tradition marxiste, Fabio Bruschi aborde de son côté la question du décentrement caractéristique de tout vécu du sens de l’histoire à l’égard des structures anonymes qui la constituent, à partir d’une confrontation entre Merleau-Ponty et Louis Althusser. Comment la méthode phénoménologique peut-elle répondre aux transformations dont elle n’a pas l’initiative, de manière à reconnaître son inscription dans une histoire et sa participation à une actualité ? Le phénoménologue doit reconnaître que toute subjectivité est travaillée par une passivité qui ne relève pas de ses pouvoirs intentionnels et qui fait de son vécu le produit contingent et vulnérable de conditions d’existence toujours déjà données. Une telle perspective permet de ne pas abandonner l’analyse des structures sociales qui s’inscrit, au sein de toute la pensée marxienne, dans un équilibre délicat avec le moment de l’analyse des vécus, en vue d’une prise en charge de leur propre enracinement dans ces structures. Il s’agit donc de montrer l’intérêt pratique d’une phénoménologie qui rend possibles non seulement le renvoi du vécu à son ancrage dans les structures dont il est dépendant, mais aussi une opération sur les vécus en vue de ← 14 | 15 → leur mobilisation dans un engagement véritablement en prise avec leur histoire.

Ces questions imposent aussi de mettre à l’épreuve le renouvellement du sens que nous faisons ensemble, à distance d’une habitude théorique amnésique quant à ses origines et ignorante quant à ses soubassements. Des contextes sociaux problématiques auxquels s’associent des processus de subjectivation heurtés montrent en effet le caractère vain d’une telle approche sourde aux voix multiples qui se lèvent à partir de ce qui est éprouvé. À l’éveil auquel ils en appellent répond une exigence qui concerne également le rôle de l’exploration théorique elle-même et le rôle du philosophe qui opère le retour sur ses vécus, afin d’en examiner la naissance et l’enchevêtrement. Il apparaît ainsi que la phénoménologie peut offrir un éclairage nouveau sur la critique sociale3, en élucidant en son sein une phénoménologie radicale de la communauté comme expression concrète du faire historique de la solidarisation des forces, en réinsérant le savoir dans le champ de la vie. Les articles de Rolf Kühn et de Marc Maesschalck, qui affrontent cette question à travers la reprise de la lecture henryenne de Marx, se donnent pour objectif de montrer que le rôle de la phénoménologie est bien de ramener la critique sociale à son fondement vivant. Cette partie de notre ouvrage se termine avec un article de Michael Staudigl qui propose une perspective inédite sur le problème du racisme, en faisant dialoguer la pensée – essentielle tant pour la critique sociale que pour la phénoménologie – de Frantz Fanon avec celles de Merleau-Ponty, Sartre et Lévinas.

À côté du domaine de la philosophie sociale, la portée pratique de la phénoménologie se révèle de manière inédite dans le cadre des recherches menées en psychopathologie et, plus généralement, dans l’éthique des soins. En effet, bien que les réserves initiales de la phénoménologie à l’égard de la psychologie aient été importantes – qu’il suffise de rappeler la critique du psychologisme en épistémologie par Husserl ou la critique d’une approche psychologisante de l’expérience existentielle par Heidegger –, il n’en reste pas moins que des croisements essentiels sont à mettre en évidence entre phénoménologie et psychologie, qui font signe vers un autre investissement pratique de la phénoménologie. Cet investissement pratique concerne le vaste champ de la pathologie, qu’elle soit psychique ou somatique, un de ses objectifs étant de montrer que les dérives du psychisme ont un ancrage corporel indélébile. Le rapport au corps propre et au corps d’autrui que la phénoménologie a questionné depuis Husserl est ramené au centre d’une approche qui interroge et accompagne les diverses pratiques psychopathologiques.

← 15 | 16 → Dans ce cadre, l’article de Gàbor Tverdota se concentre sur la figure de Ludwig Binswanger, en insistant sur la nécessité de penser son rapport à la phénoménologie à la lumière des problèmes concrets surgissant au sein de sa pratique psychiatrique. Le changement de perspective sur les faits psychiques rendu possible par l’approche phénoménologique permet de dénoncer l’unilatéralité des théories psychiatriques positivistes et naturalistes qui négligent de remettre en question leur conception de l’homme, ainsi que le sens de la maladie et de la souffrance psychique. Une nouvelle perspective sur la normativité sociale et sur la normativité interne à la pathologie devient ainsi envisageable, qui privilégie le point de vue des malades. La relation thérapeutique y apparaît comme lieu où s’éprouve un certain rapport à soi de l’homme, ainsi que son devenir au sein d’une société en transformation. Yasuhiko Murakami nous livre, pour sa part, un exemple de travail accompagnant la clinique qui illustre la puissance de compréhension propre à la phénoménologie, à travers une étude des rapports complexes qui se tissent entre les infirmières et les malades en état végétatif. Notre ouvrage se clôt avec un entretien que Benoît Kanabus fit avec Christophe Dejours, auteur, entre autres, des ouvrages Le corps d’abord. Corps biologique, corps érotique et sens moral (2003) et de Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale (1998). On n’aurait pu imaginer de fin plus adéquate pour notre ouvrage que ces réflexions issues d’une pratique thérapeutique exigeante, qui rencontra la phénoménologie à partir des difficultés spécifiques que lui opposa l’expérience sensible des troubles psychosomatiques.

Résumé des informations

Pages
288
Année
2015
ISBN (PDF)
9783035264890
ISBN (ePUB)
9783035299465
ISBN (MOBI)
9783035299458
ISBN (Broché)
9782875742148
DOI
10.3726/978-3-0352-6489-0
Langue
français
Date de parution
2015 (Janvier)
Mots clés
organisations sociales émancipation souffrance injustice
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2014. 288 p.

Notes biographiques

Délia Popa (Éditeur de volume) Benoît Kanabus (Éditeur de volume) Fabio Bruschi (Éditeur de volume)

Délia Popa est chargée de cours invitée à l’Université catholique de Louvain et ancienne chargée de recherches au Fonds national de la Recherche scientifique (FNRS). Benoît Kanabus est chargé de cours invité à l’Université catholique de Louvain et chargé de recherches au Fonds national de la Recherche scientifique (FNRS). Fabio Bruschi est doctorant et assistant à l’Université catholique de Louvain.

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Titre: La portée pratique de la phénoménologie
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