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Rollon : de l’histoire à la fiction

État des sources et essai biographique

de Liliane Irlenbusch-Reynard (Auteur)
©2016 Monographies 242 Pages

Résumé

Lorsque Rollon et sa bande s’établissent en basse Seine, depuis plus d’un siècle déjà, l’Occident chrétien est victime des raids vikings. Après les régions côtières, les bassins fluviaux sont la proie des pillards. Dans un premier temps, l’Empire carolingien résiste efficacement, mais à partir des années 840, affaibli par les conflits internes, la défense vacille. Les Vikings remontent les fleuves et leurs affluents, et pillent cités et monastères. Puis ils prélèvent des tributs et finalement certains décident de s’établir, sollicitant alors une reconnaissance officielle de la part du prince souverain du pays. Ainsi, en 911 à Saint-Clair-sur Epte, Rollon obtient de Charles le Simple Rouen et sa région. Ce sera la seule principauté viking qui ne connaîtra pas un destin éphémère. Pourtant, de ce chef scandinave fondateur de la Normandie et de son parcours, on ne sait finalement que peu de chose avec certitude. Était-il danois ou norvégien ? Cette question suscita la polémique. Aussi cette étude s’attache-t-elle en premier lieu à donner au lecteur accès aux sources, à savoir aux sagas, chroniques et autres écrits de l’Occident chrétien, qui gardent mémoire du chef viking. Au fil de l’exposé, on découvre les spécificités des différentes traditions historiographiques et des contextes géo-politiques et culturels d’où proviennent ces témoignages ; on découvre également comment les informations circulaient, traçant les contours d’une Europe allant de l’Islande à la Sicile. Et finalement, c’est un scénario qui s’affirme, celui du parcours de Rollon, au plus près de l’histoire.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Avertissement
  • Table des matières
  • Introduction
  • Le contexte
  • Première partie: État des sources : Les traditions historiographiques qui mentionnent rollon
  • 1 Les sources franques
  • 2 La tradition normande
  • 3 La matière scandinave
  • 4 De la tradition anglo-saxonne à la tradition anglo-normande
  • 5 Un témoignage gallois
  • 6 La tradition normanno-sicilienne
  • 7 Liens et contacts au sein du paysage historiographique
  • Deuxième partie: Rollon : Un essai de biographie
  • 1 Les jeunes années
  • 2 Des raids à l’établissement en Francie
  • Bibliographie & Index
  • Sources
  • Études
  • Index des noms de personnes
  • Index des noms de lieux
  • Index des sources

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Introduction

En 911, à Saint-Clair-sur-Epte, le roi Charles le Simple concédait au Viking Rollon Rouen et sa proche région, une terre s’étendant sur les deux rives de la Seine jusqu’à la mer, un territoire correspondant à l’actuelle Haute-Normandie. Une principauté était née. Bientôt elle s’agrandit, la province est prospère et les héritiers de Rollon de plus en plus puissants. Mais de Rollon, de son parcours et des débuts de cette principauté, l’histoire ne retiendrait finalement que quelques bribes d’informations objectives parmi une multitude de faits peu vraisemblables et beaucoup de silence.

Travailler sur un tel sujet, un sujet sur lequel de surcroît il a déjà été beaucoup écrit et dont certains points – comme la fameuse question de l’origine de Rollon – ont même provoqué la polémique, s’apparentait à la réouverture d’une enquête policière… Sans prétendre définitivement résoudre ce cas difficile, nous avons souhaité offrir au lecteur accès à toutes les pièces du dossier, lui présenter ce qui constitue un puzzle historiographique à l’échelle européenne d’une complexité fascinante, mais un puzzle dont certaines pièces sont en double voire en triple et davantage tandis que la majorité fait défaut, et qu’il s’agit donc d’imaginer, pour finalement tenter de découvrir le scénario le plus probable de cette histoire vieille de plus d’un millénaire.

Après une brève présentation du contexte, en distinguant les différentes traditions historiographiques qui s’intéressent à Rollon et au début de la principauté viking de Rouen, nous proposerons donc en premier lieu un état des sources, une présentation sinon exhaustive du moins aussi complète que possible de ces témoignages, suivie d’une étude sur les liens unissant cet ensemble historiographique.

Puis, dans une seconde partie, nous tenterons de reconstituer ce que fut le parcours de Rollon jusqu’à ce qu’il s’établisse en Neustrie et finalement lègue à son fils Guillaume un État certes encore fragile, mais toujours conquérant.

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Le contexte

Lorsque Rollon et sa bande arrivent en basse Seine, depuis un bon siècle déjà l’Occident chrétien est la proie des pillards, subissant non seulement les attaques des Scandinaves, mais également des Sarrasins et des Hongrois. Ils viennent « de partout à la fois sur une Europe abasourdie, qui ne sait de quel côté se garder. C’est en Gaule que cet aspect est le plus sensible : au cours d’une même génération, celle des années 870–900, elle vit arriver les Vikings, surtout du nord-ouest et de l’ouest, parfois aussi du nord ou du sud, les Hongrois entrant soit par l’est, à travers le Rhin, soit par le sud-est en forçant les Alpes, et les Sarrasins sur la côte méditerranéenne. Cette superposition et cette convergence expliquent que, malgré la médiocrité des effectifs engagés et le caractère souvent très rapide des raids, l’ébranlement ait été prodigieux. »1 La génération des années 870–900, celle qui justement eut à subir les raids de Rollon et des siens…

La première attaque viking que l’historiographie retint eut lieu en 787 ou 789 dans le sud-ouest de l’Angleterre, à Portland, une petite île au large des côtes du Dorset : trois bateaux accostèrent, le prévôt du roi nommé Beaduheard se rendit sur la grève pour s’informer sur cette arrivée, il fut tué.2 Ceux-ci n’étaient pas de pacifiques marchands comme le prévôt, selon toute vraisemblance, le pensait.3 L’événement inaugurait quelque deux siècles et demi de relations accrues – quand bien même celles-ci furent plus souvent conflictuelles que pacifiques – entre la Scandinavie et l’Europe chrétienne. Il témoignait aussi indirectement que des liens commerciaux existaient préalablement entre l’Angleterre et les pays scandinaves. Les années qui suivirent confirmèrent que les Hommes du Nord ne se satisfaisaient désormais plus des gains que pouvaient leur rapporter le commerce. En 793, le monastère de Lindisfarne en Northumbrie est pillé,4 et l’événement sera retenu comme le début de l’âge viking. La soudaineté et la violence de l’attaque choquèrent la Chrétienté. À la cour de Charlemagne, on en est informé : selon Alcuin, vivant alors à la cour franque mais natif du Yorkshire, Dieu punissait ← 15 | 16 → ainsi les péchés des Anglo-Saxons.5 Mais Dieu d’en punir bientôt d’autres : deux ans plus tard, c’est l’Irlande qui est frappée, et en 799 c’est la façade atlantique de l’Empire carolingien, la côte vendéenne, qui est victime des Vikings. Ces premières attaques furent très probablement le fait de Norvégiens, venant en particulier du Hordaland (la région de l’actuelle ville de Stavanger) comme en témoigne notamment une interpolation – concernant le raid en Dorset – apparaissant dans les deux versions les plus récentes de la Chronique anglo-saxonne.6

Et les Norvégiens furent bientôt suivis par les Danois qui, à la suite de la conquête de la Saxe par Charlemagne, étaient devenus les voisins de l’Empire. En 804, une armée danoise conduite par le roi Godfrid (Guðfriðr) prend position à l’embouchure de l’Elbe, face à celle des Francs conduite par Charlemagne lui-même ; les Danois faisaient montre de leur puissance tandis que les tribus slaves de la région, alliées des Francs, subissaient leurs pillages.7 Ils fortifiaient aussi leur frontière, achevant la construction du Danevirke, une muraille faite de terre renforcée par des traverses de bois, qui barrait l’entrée du Jutland.8 Finalement, en 810, les Danois passent à l’offensive directe du domaine franc, les côtes de la Frise sont attaquées et finalement cent livres d’argent leur sont versées pour qu’ils repartent sans piller davantage.9 Cela fut sans doute le premier Danegeld, ce tribut versé aux Vikings et que Lucien Musset retient comme la caractéristique de la deuxième phase de l’expansion danoise : la première étant celle du pillage direct ; la deuxième, lorsque les Vikings font face à des autorités locales organisées, étant donc celle de l’imposition d’un tribut sous la menace de représailles, ce qui est déjà beaucoup plus lucratif ; et la troisième – lorsque les autorités du pays ne sont plus en mesure de collecter de grosses sommes soit que les ressources commencent à manquer soit que le pays soit alors trop désorganisé pour qu’elles puissent assumer la levée de ces fonds – étant celle de l’exploitation directe, les Danois s’établissent, créant de fait un État pour lequel ils sollicitent alors la reconnaissance officielle de la part du prince souverain du pays.10 ← 16 | 17 →

Dans les décennies qui suivirent, les raids se multiplient, peu de côtes et peu de régions traversées par un fleuve navigable de l’Europe de l’Ouest sont épargnées. En 841, une flotte viking remonte la Seine, plusieurs monastères sont pillés et Rouen est incendié. En 845, de nouveau la vallée de la Seine est soumise aux pillages, Paris n’est épargné que par le paiement d’un tribut d’une valeur de 7000 livres d’argent, une somme considérable, un tribut au montant sans précédent qui ne pouvait que susciter d’autres raids.11 Puis les Vikings s’en prennent à la vallée de la Loire, et celle de la Garonne. Ils s’installent bientôt dans des lieux stratégiques, pour l’hiver d’abord, puis en établissant des bases plus permanentes, bases à partir desquelles il est plus aisé de mener leurs raids, et leurs effectifs augmentent. Ainsi plusieurs camps sont établis le long de la Seine et à ses confluents, ce qui permit à d’importants contingents vikings de véritablement occuper la région pendant près de sept ans, la pillant sans relâche de 856 à 862, assiégeant Paris plusieurs fois.12 Même le sud du Continent subit les raids : l’Espagne dès 844 et jusqu’à la vallée du Rhône et l’Italie vers 859–860. En Francie occidentale, les paiements se succèdent : après le premier Danegeld payé en 845, Charles le Chauve achète ainsi la paix de nouveau en 853, en 860–861, en 862, en 866 et 877.13 À partir de 865–866, l’Angleterre est également massivement frappée par ce que les sources qualifient de grande armée païenne, à l’évidence une force considérable pour l’époque, une armée composée peut-être de deux à trois mille hommes.14 Et le pays d’être à son tour soumis au Danegeld, et bientôt de passer – en partie au moins – sous le contrôle direct des Danois, d’entrer donc dans ce que Lucien Musset distinguait comme la troisième phase. Ce fut fait avec la création de trois États au nord-est de l’Angleterre : le royaume d’York en 876 et, l’année suivante, celui des Cinq Bourgs (territoire comprenant les cinq villes de Lincoln, Stamford, Leicester, Nottingham et Derby) et celui d’Estanglie ; ces trois États formant le Danelaw (c’est-à-dire le territoire sous loi danoise), dont la limite sud fut fixée vers 880 lors d’un traité entre le roi danois d’Estanglie Guthrum et le roi Alfred de Wessex. Mais ce fut des États éphémères : la reconquête commença dès les premières décennies du Xe siècle à partir du royaume du Wessex que le roi Alfred (871–899) avait su défendre et auquel il avait redonné prestige et prospérité ; l’Estanglie est reprise dès 917, les Cinq Bourgs en 942 et le royaume d’York en 954. Finalement, « Les Vikings ont créé dans le secteur danois 7 États : en 826 en Rüstringen […], en 841 autour de Walcheren et de Dorestad, en 876 à York, en 877 dans les Cinq Bourgs de l’Angleterre orientale […], en 877 en Estanglie, en 911 à Rouen, en 927 ← 17 | 18 → à Nantes. Tous sont nés d’une concession légale du souverain indigène (les quatre États du territoire franc) ou d’une régularisation postérieure (les trois du territoire anglais) […] Seul celui de Rouen survécut. »15

À l’instar des Norvégiens et des Danois, les Suédois se lancent aussi dans des expéditions lucratives. Eux, en revanche, se tournèrent très majoritairement vers l’Est : fréquentant dès le début du VIIIe siècle les comptoirs marchands de la rive orientale de la Baltique, les Suédois vont bientôt s’intéresser aux possibilités qu’offrent les immenses terres s’étendant du golfe de Finlande jusqu’aux rives de la mer Caspienne et de la mer Noire, territoire drainé par de grands fleuves que l’on peut remonter et territoire ne disposant pas de structures politiques fortes en mesure de se défendre. Installés pour certains dès le milieu du VIIIe siècle à Staraja Ladoga,16 ils vont alors progressivement pénétrer le Continent, atteignant vers le milieu du IXe siècle les rives du Bosphore et menaçant même Constantinople en 860. Comme leurs confrères à l’Ouest, les Rus – c’est ainsi que les Vikings suédois furent appelés à l’Est (les Finnois occidentaux appelant la Suède Ruotsi)17 – font dans le commerce, le pillage et la menace, s’enrichissant surtout par la vente d’esclaves raflés dans les raids et dans l’imposition de tributs. Ils deviendront aussi des mercenaires appréciés par les autorités locales, ce qui leur permit notamment de prendre le pouvoir dans plusieurs villes slaves, créant ainsi des dynasties et des principautés comme celle de Kiev qui s’imposa au fil du Xe siècle comme un État prospère et conquérant, contrôlant bientôt les autres villes rus, une fondation scandinave donc, mais qui en quelques décennies s’intègre au monde slave pour devenir « véritablement l’État russe de Kiev avec les règnes de Vladimir et de Iaroslav », soit dès la période 980–1050.18 Dès la fin du IXe, ils s’engageront aussi comme mercenaires dans les armées du Basileus, suivis au fil des décennies par de nombreux Scandinaves – comme notamment dans les années 1030–1045 le futur roi de Norvège Haraldr Sigurðarson surnommé le Sévère qui mourut à Stamford Bridge en 1066 – et ce finalement, jusqu’à ce que les Croisades absorbent dans ses contingents les guerriers en quête de profit et d’aventure.

Tandis que les Suédois guerroyaient, pillaient, commerçaient et s’enrichissaient à l’Est, les Norvégiens et les Danois s’occupaient donc de l’Europe de l’Ouest. En fait, chacun avait commencé à prospecter dans l’espace qui s’ouvrait devant lui, un espace déjà partiellement connu en raison des contacts ← 18 | 19 → commerciaux (voire suite à des contacts moins pacifiques) qui existaient depuis des siècles entre les rives de la mer du Nord, et dans le bassin de la Baltique. Si l’historiographie retint les premières agressions de la fin du VIIIe siècle, l’expansion scandinave commença avant : comme nous venons de le voir, les Suédois s’infiltrèrent dans les territoires slaves dès le milieu du VIIIe siècle ; et très probablement, dans la seconde moitié du VIIIe siècle, les Norvégiens commencèrent à fréquenter régulièrement les archipels au nord de l’Écosse, les îles Shetland et les Orcades, y établissant des bases temporaires voire permanentes, à partir desquelles ils pouvaient plus aisément conduire leurs activités de piraterie plus au sud, sur les côtes écossaises, anglaises et irlandaises.19 À partir de la côte ouest de la Norvège, du Hordaland en particulier, par bon vent, à peine plus de vingt-quatre heures suffisent pour rejoindre les îles Shetland. De là, il est aisé de faire voile vers le sud, les Orcades et le nord de l’Écosse, puis soit de suivre la façade orientale de l’Écosse et de l’Angleterre, soit de choisir la route occidentale en visitant au passage les Hébrides, et en poursuivant, l’île de Man, les côtes du Pays de Galles et l’Irlande, et même de continuer plus avant pour atteindre la façade ouest de l’Europe.

Après les raids vint la colonisation : les Norvégiens s’installèrent pour cultiver la terre et faire de l’élevage comme en Écosse et dans les archipels environnants ; ils se fixèrent aussi en plusieurs points sur les côtes d’Irlande, s’investissant alors dans le négoce et l’artisanat – ces lieux devenant à terme des centres de commerce prospères, les premières localités du réseau urbain irlandais – voire dans le mercenariat, mettant à l’occasion leurs qualités guerrières au service d’un roitelet irlandais. Les activités de piraterie restaient toutefois une source de revenus sinon privilégiée au moins complémentaire pour de nombreux immigrants : être paysan ou artisan n’excluait pas que l’on ne prenne la mer de temps à autre, et dans ces voyages on ne faisait pas forcément que du commerce pacifique, au négoce se mêlait à l’occasion la piraterie. Le Viking était un homme polyvalent, il s’adaptait aux circonstances et possibilités du moment, comme il avait appris à le faire en Scandinavie et en particulier en Norvège où, pour vivre, il était bien souvent nécessaire de combiner diverses activités, élevage, agriculture, pêche, artisanat et commerce. Et ce mouvement de colonisation de bientôt concerner les confins de l’Europe, des terres vierges ou peu ou prou : vers 850–860, commence le landnám c’est-à-dire la prise de la terre en Islande et probablement à partir de la même période voire une ou deux décennies avant, les îles Féroé sont également colonisées, l’Islande et les Féroé n’ayant été préalablement habitées que par quelques ← 19 | 20 → moines et ermites, des Irlandais qui semble-t-il préfèrent partir.20 À la différence des autres territoires où les Scandinaves s’établirent, ils n’eurent donc pas là à composer avec une population locale, ils n’eurent ni à s’intégrer, ni à éliminer d’une manière ou d’une autre les indigènes. Ils purent ainsi vivre ici de la manière dont ils avaient vécu en Norvège. Parmi ces immigrants en majorité norvégienne, nombreux avaient séjourné précédemment en Écosse et dans les archipels environnants, et à leur maisonnée appartenaient nombre d’hommes et de femmes d’origine celtique, des épouses et des esclaves principalement. Enfin, lorsqu’il n’y eut plus de terre à coloniser en Islande, dans les années 980 probablement, c’est vers l’Ouest encore que certains se tournèrent pour s’établir cette fois au Groenland, rejoints par d’autres dans les décennies qui suivirent, formant au XIe siècle une population de quelque trois mille personnes, vivant sur la côte occidentale du Continent, tout au sud. Parmi eux, vers l’an mil, quelques-uns poussèrent plus loin, atteignirent l’Amérique du Nord et le mystérieux Vinland, séjournant à Terre-Neuve notamment comme en témoigne les découvertes archéologiques faites à l’Anse aux Meadows, et pénétrant le continent en direction du sud, avant de devoir renoncer à s’établir en raison notamment de la résistance des populations indigènes.21 Le Viking norvégien s’avéra donc aussi être un aventurier et un marin découvreur de nouvelles terres.

Ainsi, chacun des trois peuples composant les contingents vikings avait, d’une manière générale, son territoire privilégié d’action, celui qui convenait de par son accessibilité et les objectifs visés par l’expansion. Si tous souhaitaient acquérir des richesses, les Norvégiens avaient notamment davantage besoin de terres arables. Ces derniers opéraient également en groupes aux effectifs plus restreints que les Danois qui purent rassembler dès le milieu du IXe siècle de grandes armées navales, comme celle qui contrôla le bassin de la Seine de 856 à 862 et celle qui se jeta sur l’Angleterre en 865–866, nous l’avons vu. Certes, ces armées n’étaient probablement pas composées exclusivement de Vikings ← 20 | 21 → danois, mais la composante danoise y était dominante. La Norvège ne pouvait offrir qu’un nombre bien limité de combattants de par sa population clairsemée (une population estimée à l’époque viking entre 100 000 et 200 000 habitants) et en raison du caractère géographiquement et politiquement très morcelé du pays qui ne facilitait pas un enrôlement conséquent d’hommes lorsqu’un chef local s’engageait dans l’aventure viking.

Cela dit, si chacun avait peu ou prou sa chasse-gardée et ses méthodes privilégiées, les bandes vikings n’étaient pas des unités nationales : les Scandinaves parlaient tous quasiment la même langue, les variantes n’étant que d’ordre dialectal, elles n’entravaient pas la compréhension ; ils partageaient la même culture, une culture fondée au premier chef sur l’appartenance à une certaine famille et à une certaine clientèle, et qui ne privilégiait pas les liens de l’appartenance à ce qui commençait à être perçu comme un même pays. Il y avait toutefois forcément beaucoup plus de probabilités qu’un Norvégien soit lié à un Norvégien et donc que de fait, les groupes soient constitués d’individus issus d’un même pays. Ils étaient en fait plutôt issus d’une même région, ils choisissaient plutôt de partir avec des individus qu’ils connaissaient et en suivant les pas de leurs prédécesseurs. Mais, au fil du temps, au gré des raids, d’autres liens se mettaient en place et on s’engageait pour d’autres chefs, surtout si cela pouvait s’avérer plus lucratif.

Lorsque les Vikings font irruption en Europe de l’Ouest, le Nord est peu ou prou une terre inconnue, un monde païen et barbare auquel seuls quelques missionnaires commencent à s’intéresser. Pour l’Occident chrétien en général, les Vikings sont tous, indifféremment, des Nordmanni ou des Dani : le premier terme signifie seulement que ce sont des Hommes du Nord et ne fait pas référence aux Nordmenn (Norvégiens) en particulier, et le second est le plus souvent employé de manière également générique et non pas réservé aux Danois. En Irlande seulement, on savait clairement distinguer les Norvégiens des Danois.22 À l’écart de l’Occident chrétien, sans écrits pour témoigner de sa culture si ce n’est par quelques inscriptions runiques et quelques strophes scaldiques transmises oralement et couchées plus tard sur le papier,23 le monde scandinave à l’époque viking reste aujourd’hui encore finalement assez mal connu.

Le plus ancien témoignage sur la Scandinavie qui ait été livré par un de ses habitants, et qui ait été préservé, est celui d’Ottar, un marchand norvégien en visite à la cour du roi de Wessex Alfred, vers 890. Dans son récit, consigné ← 21 | 22 → dans la traduction alors faite à la cour de l’Historia adversus paganos libri septem d’Orose, Ottar parle de lui, de ses activités et de ses voyages, et donne une description de la Norvège, du Norðmanna land ou Norðweg. Ottar raconte qu’il habite au nord du Halgoland, le Hálogaland étant l’appellation alors donnée au territoire au nord du Trøndelag, Ottar était donc probablement originaire du sud du Troms. Au-delà, selon lui, aucun Norvégien n’habitait, les terres étaient pour l’essentiel désertes, seulement habitées ici et là par de petites communautés de Lapons vivant de la chasse et de la pêche. Le Norðmanna land est un pays tout en longueur, et très étroit, où toutes les terres arables sont situées le long des côtes. À l’est de cette frange habitent les Lapons. Ottar se présente comme un homme important et très riche. Cela dit, la nature de sa richesse a dû paraître bien singulière à la cour de Wessex : il ne dispose que peu de terres et a seulement vingt vaches, vingt moutons et vingt cochons, mais possède en revanche six cents rennes. Mais Ottar a d’autres revenus : il fréquente les régions septentrionales du pays jusqu’au cap Nord et au-delà jusqu’en mer Blanche pour y chasser baleines et morses et récolter les tributs qu’il impose aux populations lapones, tributs payés en nature à savoir en peaux et fourrures, ivoire, plumes et duvet notamment, produits qu’il vend plus au sud, dans les ports marchands de Skiringssal, en Vestfold (région à l’ouest du fjord de l’actuelle ville d’Oslo), de Hedeby en Schleswig, et en Angleterre. La description qu’il donne de ce voyage de commerce n’est pas sans intérêt. Pour atteindre Skiringssal, en naviguant seulement de jour, il lui faut plus d’un mois, ce qu’il nomme Norðweg se trouvant alors à bâbord, c’est-à-dire sur le flanc gauche du navire.24 Depuis Skiringssal, cinq jours de navigation étaient alors nécessaires pour arriver à Hedeby, en ayant les trois premiers jours le Danemark à bâbord puis les deux derniers le Jutland, le Sillende (nom donnée à la partie sud du Jutland) et des îles à tribord et, à bâbord, les îles appartenant au Danemark. Ottar distingue donc entre le Danemark et le Jutland, une distinction qui correspond comme le souligne Niels Lund à la distinction faite ailleurs dans la traduction proposée de l’Historia entre Danois du Sud et Danois du Nord, les premiers habitant le Jutland et le Sillende, les seconds habitant les régions côtières au sud-est de la Norvège et à l’ouest de la Suède, et les principales îles danoises.25

À partir de cette description, deux conclusions s’imposent. La première est qu’il y avait le long des côtes norvégiennes une route commerciale, permettant d’approvisionner les places marchandes du Sud en produits caractéristiques des régions septentrionales (peaux, fourrures, ivoire, graisse) et que cette voie avait donné aux régions la longeant le nom de Norðweg, tandis que les populations ← 22 | 23 → de ces régions sont considérées dans ce témoignage comme un peuple sur un territoire, ce que montre l’appellation Norðmanna land, littéralement le pays des Hommes du Nord, employé pour la première fois – dans un document écrit et aujourd’hui conservé – de cette manière, en référence à un peuple particulier et non de manière générique à propos des Vikings.26 La mer et les relations commerciales avaient donc donné un début d’unité aux différents groupes de population parsemés le long des côtes norvégiennes, et comme le révèle le mot Norð, cette perception de cohésion était apparue au Sud avant d’être sans doute progressivement perçue ainsi en Norvège, une cohésion que les voyages vikings et la rencontre avec les autres ont dû forcément contribuer à propager et, au fil des décennies voire des siècles, à finalement imposer comme une réalité. La seconde conclusion qui s’impose est bien sûr que le Jutland et le Danemark sont alors perçus comme deux entités distinctes, et que ce dernier est une sorte d’empire maritime, composé d’îles et d’une frange côtière en demi-cercle allant du Vík (fjord d’Oslo) aux îles de Seeland et Lolland, en passant par la façade occidentale de la Suède actuelle, un bassin danois uni par la mer. Notons à ce propos, qu’au début du IXe siècle, à l’année 813, les Annales regni Francorum relèvent que le roi danois ne put participer à une rencontre prévue avec les autorités franques car il s’était rendu avec une armée en Westarfolfda (Vestfold) pour y rétablir son autorité, ce qui fut fait.27

Ainsi, en cette fin de IXe siècle, la Norvège se distingue comme une bande côtière le long d’une voie commerciale, un pays en formation dont les limites se définissent par rapport à ses voisins, Lapons au Nord et à l’intérieur des terres, peuple différent dont on commence à s’attribuer les richesses, et l’empire maritime danois au Sud qui reste maître du Vík. Lorsque Rollon quitta la Scandinavie, c’est cette réalité territoriale qu’il connaissait. La société qu’il quittait était quant à elle au seuil d’une transformation profonde sous l’influence notamment de l’Occident chrétien via des contacts de plus en plus fréquents.

La société nordique traditionnelle était une société de paysans libres (les bœndr, au singulier bóndi), hommes disposant de tous les droits civils et politiques dont celui de porter les armes, paysans à la tête d’une maisonnée composée de la famille et éventuellement – et de plus en plus souvent grâce aux expéditions vikings – de quelques esclaves. C’est une société rurale, agraire et pastorale, à l’habitat dispersé en Norvège et dans une grande partie de la Suède, sans ville à proprement parlé au-delà de quelques comptoirs marchands comme Skiringssal, Hedeby, ou Birka en Suède. Aux ressources de l’agriculture et de l’élevage s’ajoutent souvent pour les bœndr des ressources complémentaires ← 23 | 24 → lui venant de la pêche, de la chasse, et de la vente de ce que l’exploitation fournit en excédent, produits bruts et produits fabriqués à la ferme comme les étoffes de laine tissées. Il n’est pas rare qu’un bóndi exploite le fer dans les tourbières et, disposant alors d’une forge sur le domaine, que les outils voire les armes soient fabriqués sur place. Bref, le domaine est souvent une cellule de production quasi-autonome quand bien même les conditions géographiques et climatiques imposent à nombreux bœndr une certaine spécialisation tandis que l’accroissement des relations entre les différents régions voire avec l’Occident incitent certains à également davantage spécialiser leur production à des fins commerciales. Le bóndi est aussi traditionnellement un guerrier qui, à l’occasion suivra le chef local dans une expédition viking. Comme chef de famille, il est aussi celui qui exécute les sacrifices et autres actes du culte pour la maisonnée.

Si la majorité de la population est constituée de bœndr, la société n’en est pas pour autant égalitaire : outre le fait que la population servile représente probablement entre 10 et 20 % de la population,28 il y a au sein de cette classe de paysans libres une hiérarchie marquée avec au bas de celle-ci ceux qui ne sont pas propriétaires des terres qu’ils travaillent, des fermiers donc, mais dont le nombre est encore très réduit à l’époque viking (le bóndi est traditionnellement et de fait en grande majorité un petit paysan-propriétaire), et à l’autre extrémité, une élite dont les membres sont à la tête de grande maisonnée et dont la richesse en terres et autres biens permet d’entretenir une suite armée et au-delà de disposer d’une clientèle qui, moyennant protection et cadeaux, supporte ses prétentions. Ces chefs locaux – une aristocratie paysanne qui ne se distingue pas formellement du monde paysan – disposent du pouvoir réel au quotidien comme à l’assemblée locale (le ping, assemblée au pouvoir législatif et judiciaire) et ce, quoi que tous les hommes libres participent aux délibérations et votes.

Résumé des informations

Pages
242
Année
2016
ISBN (PDF)
9783035265996
ISBN (ePUB)
9783035297478
ISBN (MOBI)
9783035297461
ISBN (Broché)
9782875743244
DOI
10.3726/978-3-0352-6599-6
Langue
français
Date de parution
2016 (Février)
Mots clés
empire monastieres 911
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2016. 242 p.

Notes biographiques

Liliane Irlenbusch-Reynard (Auteur)

Médiéviste, docteur de l’Université Paris IV-Sorbonne, Liliane Irlenbusch-Reynard a enseigné l’histoire à l’Université de Stavanger en Norvège. Elle est l’auteur notamment de plusieurs articles sur l’européanisation des mentalités en Scandinavie au XIIIe siècle.

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