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Sagesse et Résistance dans les littératures francophones

de Marc Quaghebeur (Éditeur de volume)
©2018 Comptes-rendus de conférences 638 Pages

Résumé

Après avoir abordé les modalités des relations entre Violence et Vérité dans les littératures francophones, ce volume s’attache à des formes littéraires de Résistance. Celles-ci entendent souvent dépasser les réponses purement violentes et manifester ainsi leur refus de l’assujettissement, par des Sagesses – répliques souvent plus subtiles à la barbarie et à la domination. Elles circonviennent beaucoup mieux l’adversaire, comme le « sujet supposé savoir » dont parlent les psychanalystes. Ce parcours se fait au travers de textes francophones venus de latitudes très diverses : du Vietnam au Liban, du Maghreb à l’Afrique centrale, de la Suisse et de la Belgique aux Amériques. Ce faisant, c’est à un florilège d’esthétiques diverses que se voit convié le lecteur. Ce livre touche en effet aussi bien au symbolisme qu’à la postmodernité, en passant par les grandes voix du Maghreb ou des Antilles dans le contexte du dernier demi-siècle. Le propos ne s’organise pas pour autant en fonction des aires géographiques. Il montre que les soi-disant opacités francophones, leurs poét(h)iques, leurs hybridations ou leurs chemins de traverse constituent toujours des réponses à des situations historiques. Elles sont, qui plus est, très révélatrices de la dynamique du système franco-francophone. Trente-cinq études, pour ce faire, et qui font saisir de près le fait que ces œuvres sont loin d’être périphériques.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Préface (Marc Quaghebeur)
  • Opacités francophones – sagesse post-senghorienne. Résistance à la France/Métropole et aux monopoles de la conscience (Bernadette Desorbay)
  • Quand la résistance à l’Histoire devient sagesse
  • Conscience et Résistance dans Les Années sans pardon de Victor Serge (Marc Quaghebeur)
  • L’éternelle résistance de la vie face à la guerre dans Sous le Pont Mirabeau de Madeleine Bourdouxhe (Emilia Surmonte)
  • Des Marrons aux Batoutos. Le peuple inverse d’Édouard Glissant (Brigitte Dodu)
  • « Resouvenir » et résilience : l’écriture réversible d’André Schwarz-Bart (Kathleen Gyssels)
  • À la recherche d’une sagesse face à l’horreur La Nuit sauvage de Mohammed Dib (Fritz Peter Kirsch)
  • L’art d’être un « sage ennemi » Kateb Yacine face aux « vaincus d’Hitler » (Chloé Money)
  • Théâtre mémoriel et discordance narrative dans Ouatann d’Azza Filali (Yves Chemla)
  • Mémoires parallèles et concurrentes La mythification de l’Histoire à travers Les Années avalanche de Juvénal Ngorwanubusa (Concilie Bigirimana)
  • Une poét(h)ique de la résistance
  • La sagesse du héros malgré lui dans Le Bourgmestre de Stilmonde de Maurice Maeterlinck (Laurence Boudart)
  • Marcel Havrenne au centre du labyrinthe. Un recueil entre fille du logos et folle du logis (Jérémie Sallustio)
  • La Résistance comme choix humain dans Éducation européenne et Les Racines du ciel de Romain Gary (Bogumila Oleksiak)
  • Résister à toute univocité réductrice. René Kalisky face à l’État d’Israël (Agnese Silvestri)
  • Mots et maux du peuple libanais. Force et complexité de la révolution du Cèdre (Fady Fadel / Cynthia Eid)
  • Écriture et pensée unique durant les années Mobutu Le cas de Misère au point (Jean-Claude Kangomba)
  • Tradition hassanophone et littérature sahraouie engagée en langue française. Analyse de La Plume prisonnière de Na’Ana Labbat El-Rachid (Margarita Alfaro)
  • La Pensée recueillie : à l’écoute des poètes (Cristina Robalo-Cordeiro)
  • Résistance et prudence dans la littérature haïtienne (Léon-François Hoffmann)
  • Quand l’altérité permet l’hybridation identitaire
  • Egmont(s) sur scène. Parcours(s) identitaire(s) autour de la pérennité d’un mythe belge (Claudia Bianco)
  • Rencontre des cultures et quête d’identité. Démystification du discours sur l’Autre dans Exils africains d’Albert Russo (Maurice Amuri Mpala-Lutebele)
  • La Gazelle et le Léopard : la sagesse comme arme de résistance contre la violence coloniale. Sans rancune de Thomas Kanza (Émilienne Akonga)
  • Dany Laferrière : Ceci n’est pas un roman (Marie Joqueviel-Bourjea)
  • Résister et en parler : l’« héritage » des dictatures Duvalier et la littérature. Marie-Célie Agnant : Un alligator nommé Rosa (Peter Klaus)
  • Écriture et formes de résistance en Suisse romande. Étienne Barilier, Daniel de Roulet, Yvette Z’Graggen (Sylvie Jeanneret)
  • La Quête identitaire dans l’oeuvre de Kim Thúy et de Philippe Blasband, auteurs francophones issus de l’immigration (Céline Mariage)
  • Les chemins de traverse de la résistance
  • Le Jambot de Constant Malva ou la résistance au modernisme (Ruggero Campagnoli)
  • La Génétique de Gengis Khan d’Henry Bauchau : héroïsme, résistance et sagesse (Benedetta De Bonis)
  • Résister à la violence par la sagesse. Détours et retours des questions sur l’(être) homme dans Le Régiment noir d’Henry Bauchau (Jean de Dieu Itsieki Putu Basey)
  • La sagesse impérieuse de Khaïr-Eddine « Heureux celui qui, comme l’Ecclésiaste, est revenu de tout » (Abderrahmane Ajbour)
  • Résistances tunisiennes. Entre critique essayistique et fiction romanesque (Samia Kassab-Charfi)
  • Fictions de l’Histoire dans Les Grands Masques de Marc Quaghebeur (Carmen Cristea)
  • Chut de Charly Delwart (Édouard Notte)
  • L’écriture comme mode de résistance
  • Sagesse et résistance, deuil et écriture Comment j’ai vidé la maison de mes parents de Lydia Flem (Susan Bainbrigge)
  • Michel Delplanche et la résistance par le rire (Anna Soncini Fratta)
  • Écrivains « périphériques » et périphéries de la domesticité Incongruité des cabinets de lecture chez Jean-Luc Benoziglio et Jean-Philippe Toussaint (Julie David)
  • Index
  • Notices biographiques
  • Titres de la collection

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Préface

Marc QUAGHEBEUR

Résistance, c’est un mot secret,
je le savais, un mot dangereux
1

À intervalles relativement réguliers, la collection « Documents pour l’Histoire des Francophonies » publie des volumes collectifs centrés sur des problématiques transversales. Celles-ci mettent en dialogue des littératures francophones trop souvent empêtrées dans les logiques du système francocentré que ses reconnaissances de tel ou tel écrivain non français n’ont jamais foncièrement modifiées. On le sait depuis plus d’un siècle. Ce souci des transversalités est constitutif d’une collection qui se veut à la fois agent du comparatisme intrafrancophone, et véhicule du décloisonnement de littératures concernées – en ce compris dans leurs rapports aux écrits de l’Hexagone.

Le volume Violence et Vérité dans les littératures francophones (2013) avait rassemblé et confronté l’expérience d’une douzaine d’écrivains. Par la suite, Nabil Farès avait émis l’idée d’aborder, au sein de l’Association européenne d’Études francophones et des Archives & Musée de la littérature, le(s) questionnement(s) francophone(s) sur un autre versant que celui de la violence dont un Frantz Fanon, un Paul Nougé ou un Kateb Yacine furent chacun à leur façon, les acteurs et les emblèmes.

La vérité qui se dégage de la nécessaire violence contre les différents types d’oppression physique ou intellectuelle n’est point la seule en effet. Lui répondent des sagesses qui découlent de formes de révolte et de résistance parfois tout aussi obstinées. On en trouve maints exemples, dans ce livre dont les contributions explorent bien des champs des Francophonies. Du Vietnam aux Antilles, de l’Afrique centrale au Maghreb et au Machrek, de la Belgique et de la Suisse à la France ou au Québec, c’est la mosaïque des littératures franco-francophones qui se voit convoquée en ses diverses latitudes. ← 13 | 14 →

Inutile de préciser que les modalités d’approche des œuvres sont presque aussi variées que les textes abordés. Chaque fois, leur questionnement touche à la découverte et à la description d’un noyau irréfragable de résistance, comme à la mise en évidence de leur transformation en prise de conscience. Généralement, cela ne fait que renforcer ces attitudes tout en permettant leur approfondissement.

La complexité familiale retenue par Maurice Maeterlinck pour son drame de guerre Le Bourgmestre de Stilmonde est bien plus subtile par exemple que les proses du prix Nobel 1911 à l’encontre de l’envahisseur allemand de sa patrie. L’analyse du théâtre burlesque suscité par l’occupation de la Belgique en 1914-1918 ou l’exaltation de figures du passé de ce pays, tel le comte d’Egmont décapité au XVIe siècle, font également partie des registres de réaction ici analysés.

La pièce de Maeterlinck, qui donne à lire ce qu’il y eut de fratricide dans le premier conflit mondial, provient d’une tout autre expérience que celle de Victor Serge dans Les Années sans pardon, roman nourri par l’abjection de la Seconde Guerre mondiale comme par la perception aiguë des menaces du totalitarisme stalinien. Chez cet écrivain qui sort très tôt du dogmatisme communiste si consubstantiel au XXe siècle, le refus de laisser détruire l’espérance révolutionnaire alliée à la conviction de l’indispensable liberté des sujets débouche sur une forme forte, étrangère à l’abstraction comme au fragmenté. Cette saisie du XXe siècle et de ses potentialités, on la retrouve également dans mon roman analysé par Carmen Cristea.

Nombreuses, les figures et les situations historiques convoquées par cet ouvrage.

L’impact sur la littérature libanaise de la révolution pacifique de 2005 qui conduisit au départ des troupes syriennes est très éclairant par exemple et ouvre les portes à des textes différents de ceux qui sont directement issus des décennies de guerre civile intralibanaise. Le destin d’une famille de réfugiés vietnamiens sous la plume de Kim Thúy, ou les oppositions ethniques au Burundi manipulées par les autorités politiques, renvoient à d’autres expériences tragiques, tout aussi significatives du mal du siècle et du devenir du globe. La fable mythique des faux jumeaux choisie par Juvénal Ngorwanubusa est bien évidemment différente de celle du Mohammed Dib de La Nuit sauvage qui plonge dans l’horreur des années noires en Algérie ; ou de la traversée que Jean-Claude Kangomba opère, à travers son roman Misère au point, pour la fin des années Mobutu au ← 14 | 15 → Zaïre. Aussi différents soient-ils, chacun de ces écrivains se donne un but comparable au sein de situations historiques spécifiques : inventer une sagesse face aux infamies de ce qui équivaut chaque fois à une guerre civile.

Malgré les décalages chronologiques, historiques et géographiques, ces visions entrent aisément en résonance avec celles qui virent le fils d’un martyr d’Auschwitz, René Kalisky, récuser très tôt le discours univoque de l’État d’Israël. Et tout autant, avec la ré-habitation de figures historiques contradictoires, telle celle de Gengis Khan par Henry Bauchau, auteur qui interroge au même moment la figure de Staline dans son Journal. Les formes de reconstruction proposées par Romain Gary dans Les Racines du ciel vont elles aussi au cœur des contradictions de l’après 1945.

Parmi celles-ci, plusieurs écrivains ici analysés s’attachent bien évidemment aux décolonisations. Kateb Yacine pour l’Algérie, Na’Ana Labat El-Rachid pour le Sahara occidental, Albert Russo pour le Burundi ou le Congo. Les situations des départements français d’Outre-mer sont également convoquées par les lectures d’André Schwarz-Bart ou d’Édouard Glissant. Les regards portés sur Haïti par Dany Laferrière ou Marie-Célie Agnant complètent cette circulation dans les Caraïbes toujours marquées par les siècles d’esclavage. Ce parcours plonge en outre dans la guerre de Sécession, instance fondatrice selon Henry Bauchau de nombreux maux du XXe siècle. Le Régiment noir s’achève en revanche sur une scène de catharsis et de sagesse très révélatrice.

L’extrême contemporain est présent dans notre volume. Il s’y invite à travers le beau récit de Charly Delwart, Chut, qui immerge le lecteur dans la crise grecque, peu avant l’intervention de la Troïka de l’Union européenne, et le diktat allemand. L’auteur restitue subtilement le drame au travers d’une langue en partie mimétique de celle des adolescents. Ainsi s’entrouvrent les portes à la réflexion sur la résistance par le silence. Celle-ci trouve également à s’illustrer, mais d’une façon plus ludique, chez un Jean-Philippe Toussaint ou un Jean-Luc Benoziglio, écrivain suisse dont l’écriture pointe d’autres formes de résistance que celles d’Étienne Barilier, Yvette Z’Graggen ou Daniel de Roulet.

À ces œuvres marquées par la révolte foncière métabolisée par des mises à distance tout sauf ingénues, on en comparera d’autres, tôt trempées dans des situations conflictuelles – coloniales, par exemple. Ainsi, Sans rancune, le très rare et trop oublié roman de Thomas Kanza qui fut ministre dans le gouvernement de Patrice Lumumba. À travers un français singulier, ← 15 | 16 → apparemment conforme aux normes du français standard mais qui laisse entendre une tout autre résonance de la langue, l’on prend mesure de ce que l’Afrique pouvait apporter aux Occidentaux ; de ce que portèrent, pour si peu de temps, les soleils des indépendances. Cette sagesse, qui est aussi celle du pardon devant la mort, désigne d’autres formes de rapports au quotidien que ceux des cultures dominantes de l’aujourd’hui toujours hanté par des cycles de tueries insatiables.

Ces sujets se voient également approchés au travers d’analyses d’œuvres, moins anodines qu’il y paraît, telles celles de Lydia Flem, Constant Malva, Madeleine Bourdouxhe, ou Azza Filali (chez qui les discordances narratives ne manquent toutefois pas d’indiquer ouvertement de sérieuses fêlures). Leurs récits plongent tous dans le quotidien. À cet égard, la palme revient sans doute à Mohammed Khaïr-Eddine dont le dernier roman (Il était une fois un vieux couple heureux) tranche par rapport aux violences initiales de l’auteur d’Agadir – véritable métamorphose du feu qui le portait toujours. De telles réponses, imprévues, passent également par la poésie, genre trop peu présent dans ce livre – ce qui est typique de l’époque. Quelques contributions se penchent toutefois sur ce que le poétique permet d’inventer dans l’ordre de la sagesse. Ainsi du très discret poète belge Marcel Havrenne ou du poète marocain, connu mais innommé, dont Cristina Robalo-Cordeiro relate la rencontre – et l’expérience intérieure qui s’ensuivit pour elle : Mourad Khireddine.

Deux articles transversaux, qui se déploient au sein d’un seul pays, ouvrent enfin des perspectives innovantes sur Haïti et sur la Tunisie – pays dans lequel l’essai a toujours mené un singulier pas de deux avec la fiction.

L’attention portée par les uns et par les autres à des formes de résistance actives mais subtiles, induites la plupart du temps par des situations historiques de violence, de contrainte ou d’abjection, atteste la pertinence de la prise en compte des littératures francophones dans leurs complexités et complémentarités. Bernadette Desorbay qui avait déjà conclu le livre Violence et Vérité, rappelle utilement, après cette préface, ce qui induit les situations singulières des aires littéraires de langue française. Sous sa plume, le mot « résistance » s’arc-boute à la lecture psychanalytique du terme. Il permet à la critique de mettre en relief le transfert que les littératures francophones, dans leur créativité même, opposent aux résistances de la France/Métropole et aux cadres préétablis des formes de la conscience qui en découlent. ← 16 | 17 →

Plutôt que de s’organiser par zones géographiques ou par thèmes, le volume développe sa perspective transversale en assemblant les différentes contributions sous quatre rubriques normatives. Au récit des résistances historiques bien réelles succèdent ainsi les analyses de transpositions poét(h)iques de la Résistance. Les analyses de formes diverses de l’altérité, permettant les hybridations qui perturbent les logiques meurtrières des identités homogénéisantes, dialoguent ensuite avec les chemins de traverses de la résistance, réponses tout aussi subtiles.

Une navigation archipélagique, par conséquent. ← 17 | 18 →


1 Michèle Fabien, Berty Albrecht, in Claire Lacombe ; suivi de Berty Albrecht, Paris, Actes Sud – Papiers, 1989, p. 53.

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Opacités francophones – sagesse post-senghorienne

Résistance à la France/Métropole et aux monopoles de la conscience

Bernadette DESORBAY

Humboldt-Universität zu Berlin (Allemagne)

La résistance constitue, avec le transfert, l’un des traits distinctifs de la psychanalyse. Depuis l’abandon de l’hypnose et de la méthode suggestive des maîtres de la Salpêtrière et de l’École de Nancy, le refoulement a acquis valeur de référence, avec son obscurité première1. Qui plus est, le sujet n’est plus maître en la demeure : le « connais-toi toi-même » socratique passe, dans la maïeutique freudienne, par l’idée que la transparence n’est pas à la portée du sujet. La sagesse cesse alors de passer pour une vertu de l’intelligence et perd aussi sa signification sapientiale. La philosophie s’en ressent. De façon générale, c’est l’occasion pour les sciences humaines d’explorer leur propre étrangeté en dépassant les vieux binarismes entre rationalité/irrationalité et Même/Autre, objets de fausses dialectiques et de dérapages ethnologiques durables. On assiste en ce domaine à un recadrage des « langages en folie », selon l’expression de Valentin-Yves Mudimbe à qui l’on doit d’avoir minutieusement revisité l’ensemble des métarécits occidentaux.

Avant lui, trois jeunes intellectuels proches des surréalistes, eux-mêmes influencés à leur manière par Freud, tentent un recadrage. Ils s’associent pour fonder, en 1934 à Paris, la revue contestataire L’Étudiant noir. C’est dans le n° 3, que surgit un an plus tard une notion issue des ← 19 | 20 → conférences de l’ethnologue et écrivain haïtien Jean Price Mars2, celle de « négritude »3, qui donnera son nom au mouvement anticolonialiste et culturel de revalorisation du monde noir, promu en 1947 par la revue Présence Africaine4. Autour des cofondateurs du mouvement, Césaire, Senghor, Damas, et de leurs alliés, on trouve un cadet, Tchicaya U Tam’si (1931), qui se demande si la Négritude n’est pas affaire de génération. En 1968, Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem (1940) trouble de fait les eaux du bénitier senghorien en donnant à lire une Afrique précoloniale peu édénique, marquée par la « négraille »5, à savoir une exploitation des Africains remontant à la nuit des temps, avec sa litanie d’horreurs. En 1962, l’anglophone Wole Soyinka avait opposé Tigritude6 à Négritude, et les francophones ne seront pas en reste. Étiolement des thèses universalistes et rationalistes de Senghor : la diversalité s’impose sur l’universalité ; l’opacité, sur la clarté et la distinction ; la transversalité, sur la transcendance, tandis qu’au génie de la langue française loué par Senghor façon Rivarol7, les écrivains des départements d’Outre-mer opposent une ← 20 | 21 → problématisation de la langue. Pointant un malaise lié à la domination de l’esprit français-métropolitain sur leur imaginaire, ils procèdent de façon programmatique à un affaiblissement du registre thétique classique. Instructive à cet égard, l’opacité d’Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau faisant résistance à l’épistémè agrégative et intégrative de la Métropole. Écrire sans la France devient même une nécessité pour l’écrivain camerounais Patrice Nganang (1970), chez qui la psychanalyse s’affirme en même temps que le combat contre les monopoles de la conscience. Il est question, après le génocide rwandais de 1994 où la France a trempé, non seulement de se reconstruire en tant qu’Africain, mais aussi de se libérer du « tas d’ordures »8 que la culture française a laissé derrière elle – et que la Françafrique persiste à entretenir sur le continent9. Les romans de Nganang ainsi que le Manifeste d’une nouvelle littérature africaine. Pour une littérature préemptive (2007) sondent les destins politiques et intimes de la pulsion de mort en approchant l’impuissance – véritable condensé d’opacité notamment sexuelle – qui porte à la violence. Je proposerai un tour d’horizon de quelques-unes des positions critiques et esthétiques qui ont marqué l’histoire des lettres francophones après Senghor. Mais tout d’abord quelques réflexions, à partir du roman L’Impasse (1996) de Daniel Biyaoula, sur la vocation universelle revendiquée par la psychanalyse.

Résistance de la psychanalyse ?

La psychanalyse porte-t-elle sur l’homme universel ou n’est-elle que le produit d’un malaise de la bourgeoisie viennoise et des valeurs familiales au sein d’une civilisation occidentale confrontée au problème ← 21 | 22 → de la réification de l’être humain dans l’ère de l’industrialisation ? La mort du père, pôle horizontal de la configuration œdipienne, et la disparition du lien vertical avec les ancêtres reconduisent-elles à un système anthropologique occidental plutôt qu’à un phénomène d’urbanisation dont l’Occident n’a plus l’apanage ? Dans son essai Psychiatrie dynamique africaine (1977), Ibrahima Sow remet en question l’applicabilité de la technique psychanalytique en Afrique et critique la conception d’un schéma psychologique de portée universelle10 : « Cette technique ne peut être féconde que si le langage de l’analysant et celui de l’analysé recouvrent la même totalité symbolique fondamentale. »11 Pour y parvenir, il faudrait encore qu’une culture universelle puisse se constituer grâce à l’apport à part égale de toutes les cultures existantes, ce qui peut paraître utopique.

L’écrivain congolais Biyaoula (République du Congo) explore la question dans son roman L’Impasse (1996)12, à l’intérieur d’une narration proche du français parlé, évoquant une tradition de l’oraliture et de ladite singularité des lettres africaines. Trouée par des meurtrissures datant de l’enfance à Brazzaville où il passait déjà pour trop noir aux yeux des Noirs, son enveloppe symbolique, comme diraient les psychiatres, ne le protège pas suffisamment du réel. Il tolère mal son surnom, Kala (charbon), et la distance que les femmes – y compris sa mère – mettent entre elles et lui en se défrisant les cheveux et en s’éclaircissant la peau. L’image que l’on a des Africains et celle qu’ils donnent d’eux-mêmes le mortifient. Il abhorre aussi les coutumes qui n’ont d’africain, à ses yeux, que leur reconduction à la misère. La femme blanche qu’il aime l’encourage à surmonter sa haine en devenant un « homme universel »13, mais tout converge, à Paris (baptisé Pourry), pour lui démontrer qu’un Noir ne peut accéder à l’universalité. Il se met alors à hurler comme un chien – irruption du sémiotique rendue par un saut narratif – et sombre dans ← 22 | 23 → une telle démence, qu’il faut l’interner14. Revenu à lui après trois mois d’hébétude, il a une heure d’entretien par jour avec le docteur Sanin, qui finit par lui conseiller non pas une psychanalyse, mais une psychothérapie chez un confrère, le docteur Malfoi, expert en ce qu’il nomme – qui plus est au singulier – la psychologie africaine. Le docteur Malfoi est supposé savoir : « “[Il] a fait une grande partie de sa carrière en Afrique. Il a écrit une dizaine d’ouvrages sur la psychologie de l’Africain… Il vous serait d’une grande aide…” Moi, je le remercie. »15 Le maître de la mauvaise foi pratique aussitôt l’apartheid en accueillant Joseph Gakatuka dans une pièce pour patients africains. D’emblée celui-ci est exclu de l’espace de l’homme universel, objet de la psychanalyse, et pris en compte dans sa dimension – si cela existe seulement au singulier – d’Homo africanus. Qui plus est, les murs de la pièce sont ornés de masques africains et le médecin a délaissé le costume européen pour le boubou, comme si l’apartheid thérapeutique appelait aussi la mascarade et le déguisement.

Comme l’écrit Achille Mbembe dans Critique de la raison nègre, « le nom “Afrique” joue précisément la fonction d’un masque. Car, chaque fois que l’on convoque ce nom, l’on revêt automatiquement chaque corps singulier d’une multitude d’étoffes opaques. Il est, en effet, dans l’essence même de ce nom, de toujours inviter à une opération d’effacement originaire et de voilement qui compromet la possibilité même du langage. »16 Une impasse que Biyaoula traduit par l’échec d’une cure ethno-psychothérapeutique censée réconcilier, avec les valeurs africaines ancestrales, un patient congolais qui en sort tout au plus engagé dans un contre-délire narcissique dicté par les normes d’une altérité folklorique. Il s’éclaircit la peau, engraisse et se lance dans la sape, alors que, lors de son dernier séjour en Afrique, sa famille, le voyant toujours aussi maigre et déguenillé, désespérait d’en faire un sujet conforme aux stéréotypes de la réussite du Noir à Paris. Son moi-peau (Didier Anzieu) demeurant bien sûr inchangé, il méconnaît le fils métis qu’il aperçoit le jour où il croise par hasard son ex-amie. Au lieu de recréer les conditions du stade du miroir (Lacan), à savoir ce moment psychique et ontologique où l’enfant de dix-huit mois à six ans « anticipe la maîtrise de son unité corporelle par une identification à l’image du semblable et par la perception de ← 23 | 24 → sa propre image dans le miroir »17, les masques ornant hors contexte la pièce de l’ethno-psychothérapeute sont des miroirs opaques où le patient ne se voit pas. Dé-fonctionnalisés par rapport à leur destin originel de mise en relation avec les ancêtres et le Grand Autre de la divinité, ils n’invitent pas davantage à la danse et à la transcendance mais à la mue. Contrairement à la psychanalyste Maud Mannoni, dont Glissant relève, dans Le Discours antillais (1981), qu’elle ne voit pas son patient, le Martiniquais Georges Payotte, parce qu’elle sacrifie son histoire à un schéma clinique universalisant, le docteur Malfoi voit bel et bien le sien, mais que voit-il au juste ? Un Africain. Le voilement dont Mbembe dit combien il compromet la possibilité même du langage, consiste ici à ne pas donner au sujet l’occasion de réélaborer les étapes d’une image spéculaire (Moi idéal) constituante du Moi, celle où il a manqué de recevoir la confirmation du Grand Autre maternel.

La mère de Joseph Gakatuka, hantée par des marqueurs sociaux hérités du colonialisme, compare son enfant à du goudron. C’est peu dire qu’il n’a pas reçu de la part de celle-ci, qui à ce stade occupe la position du Grand Autre maître du signifiant, la reconnaissance qui l’aurait conforté dans l’illusion imaginaire de son unité corporelle. Sous l’effet du traitement ethno-psychothérapeutique, la crise narcissique de Joseph Gakatuka débouche, en attendant, sur un désir de chair maternelle :

J’avoue […] que j’ai une préférence pour les grasses, les filles qui ont une poitrine, un ventre, des fesses proéminents, volumineux. J’aime le moelleux de leur gras. J’aime que leur gras déborde de mes mains. Les psychanalystes blancs, il paraît qu’ils disent que c’est une régression, une recherche de la mère. Moi, je ne le crois pas. Et puis, même si c’était vrai, qu’est-ce que ça peut faire ?18

La dénégation freudienne à laquelle Gakatuka a recours renforce l’idée qu’une impasse œdipienne est à l’œuvre dans la balance entre moi-libido et objet-libido, et qu’elle eût mérité d’être analysée. Le livre se termine en effet sur un sujet qui se sait malade : « N’y a pas à dire, je suis loin d’être guéri vraiment ! que je pense »19 et qui croit, malgré la méfiance des Africains vis-à-vis de la psychiatrie20, qu’une « méthode […] plus efficace, plus radicale » pourrait encore le sauver, « pour […] effacer la mémoire ← 24 | 25 → et [lui] donner de bons souvenirs. »21 Biyaoula pressent ici que, si elle n’en a pas le pouvoir, la psychanalyse aurait néanmoins pu faire affleurer l’Œdipe. André Green ne manquerait pas, pour sa part, de parler d’un complexe de la mère morte, source de dépression chez l’enfant pressentant ici, à tort ou à raison, que sa naissance a ravivé une blessure narcissique sans parvenir à opérer un retour bénéfique de la « négritude »22 maternelle refoulée.

Les catégories nosographiques que Freud a introduites dans la théorie psychanalytique afin d’en faire une science de portée universelle, ne comprennent pas, loin de là, tous les cas de figure, mais l’exception ne touche pas que les migrants originaires de sociétés non occidentales. Par ailleurs, son écriture a beau être d’une grande clarté et sa méthode, rigoureusement scientifique, la matière dont il traite est loin, malgré son penchant initial pour la philosophie, de s’avérer compatible avec les catégories de l’entendement élaborées depuis Aristote jusqu’à Schopenhauer. Il ne convient donc pas d’en attendre une confirmation de la validité des perspectives philosophiques occidentales. Comme dit Lacan après lui, « c’est souvent […] ce qui apparaît harmonieux et compréhensible qui recèle quelque opacité. »23 André Gide, dont on sait pourtant l’intérêt pour la psychanalyse, n’en réagit pas moins de façon obtuse dans son Voyage au Congo (1927) en démontrant combien l’esprit occidental ne pouvait se satisfaire d’un manque de répondant en matière de causalité :

En général, le « pourquoi » n’est pas compris des indigènes ; et même je doute si quelque mot équivalent existe dans la plupart de leurs idiomes. Déjà j’avais pu constater, au cours du procès à Brazzaville, qu’à la question : « Pourquoi ces gens ont-ils déserté leurs villages ? », il était invariablement répondu « comment, de quelle manière… ». Il semble que les cerveaux de ces gens soient incapables d’établir un rapport de cause à effet (1) ; (et ceci, j’ai pu le constater maintes fois dans la suite de ce voyage).

En note (1), Gide précise : « ce que confirme, commente et explique fort bien Lévy-Bruhl, dans son livre sur La mentalité primitive, que je ← 25 | 26 → ne connaissais pas encore. »24 Ailleurs si clairvoyant, Gide démontre ici n’avoir rien compris ni à la pensée des populations africaines rencontrées durant son voyage en Afrique centrale – où il évolue dans la foulée des projections primitivistes européennes de son époque – ni à la portée de la découverte de l’inconscient sur laquelle il s’était penché sept ans plus tôt, vers 192025. Il sera intéressant à ce stade d’examiner les allées et venues de Mudimbe autour de la psychanalyse.

Résistance à la psychanalyse ?

Pour Mudimbe, les Occidentaux […] ont « imposé » aux non-Occidentaux, selon un modèle spécifique, des manières aberrantes d’être des non-Occidentaux ; ils ont ensuite donné le nom de « ethno-x » à l’étude des produits de ce « x » artificiellement provoqué26. S’il la critique dans L’Odeur du père (1982), il estimait encore, dans L’Autre face du royaume (1973), que « l’irruption de la psychanalyse en ethnologie a[vait] ouvert des espoirs pour une compréhension meilleure et profonde des motivations humaines. »27 Les Corps glorieux des mots et des êtres (1994) cristallise l’écart. Mudimbe renvoie en effet, au milieu du récit de ses séances avec son analyste, aux « derniers chapitres de L’Être et le Néant où Sartre, magistralement, démolit quelques idées de Freud. »28 Il rejette avec Sartre la notion d’inconscient, clef de voûte de la théorie freudienne, et le Surmoi : « Non, vraiment, je n’ai pas un sur-moi. »29 Dénégation ou dénonciation ? L’adieu à la transparence tient, chez Mudimbe, à la « mauvaise foi » d’un religieux (é)mu par un seul des deux pôles du dispositif narcissique freudien30. En tentant, au nom d’un Idéal du Moi ← 26 | 27 → (Surmoi) chrétien étranger au Moi idéal (glorieux), de faire inculquer à l’enfant-roi, une honte de soi, Dom Thomas a inversé le lien entre phallus et castration, le destinant dorénavant à la quête d’une jouissance « déplacée ». Telle qu’elle est évoquée dans Les Corps glorieux des mots et des êtres, l’opacité renvoie à la répression d’un mouvement naturel de satisfaction narcissique :

Je rêve de succès. Tout le monde m’y invite. Mon père me montre à ses amis à la sortie de la grand-messe, le dimanche. « C’est lui qui a servi la messe… Le reconnaissez-vous ? » Je prends mon air de chien savant. Dom Thomas me soupçonne d’être orgueilleux, charge mon père de me faire des remontrances. A-t-il souri de sa mission ? Il me répète le jugement, une vague d’admiration dans la voix. Orgueilleux, me dis-je, qu’est-ce ? Le mot sonne comme une maladie. Ce jour-là, célébrant ma messe dans un coin de notre minuscule concession, je me promets de combattre le mal en étant moins transparent. L’humilité, apprendrai-je plus tard, s’offre comme attitude et, quelquefois, correspond à un état.31

Dans la religion catholique, les corps glorieux désignent l’état dans lequel se trouveront les corps des morts après leur résurrection, à l’instar de celui du Christ ; le lien entre acceptions profane (gloire de la toute-puissance infantile) et religieuse du terme mérite d’être relevé au regard de l’économie narcissique du sujet. Liée à une diminution du pulsionnel, l’opacité entretient alors un jeu de l’esquive, comme l’indique, par exemple, Cheminements (2006) :

Je tourne, comme de coutume, autour des sujets dits sérieux, tout en évitant d’imposer à la conversation des lignes, des contours qui, trop précis, ennuieraient mon interlocuteur ou m’indiqueraient comme pédant ? De là, sans doute, ma tendance à sautiller d’un sujet à l’autre, en une sorte de partie de cache-cache verbal.32 ← 27 | 28 →

L’opacité se love, en attendant, dans l’écart que l’enfant maintient vis-à-vis de la mère et qu’il reproduit devant l’analyste-femme : il répondait systématiquement à sa mère dans une autre langue, tandis qu’il ne cessera de glisser d’un père-mère à l’autre devant l’analyste. Sartre est convoqué pour maintenir le nécessaire écart33. Cela a donné un roman, L’Écart (1979), autour d’un névrosé, Nara, dont le docteur Sano ne réussit pas à maîtriser la pulsion de mort. Kasereka Kavwahirehi entrevoit là une « disqualification de la psychanalyse freudienne. »34 En 2006, Mudimbe n’en termine pas moins son livre sur le nom de Freud, en lui laissant ainsi – malgré tout – le dernier mot. Muni du roman de Irving Stone sur Freud, Mudimbe s’amuse d’une remarque de Charcot sur le manque de pratique de l’oreille du futur père de la psychanalyse et entrevoit pour lui-même « un excellent vol vers la Californie en compagnie de M. Freud. »35

Les préventions de Mudimbe sont plus anciennes. Dans L’Odeur du père (1982), il avançait, à propos de la théorie ethno-psychanalytique, qu’elle « réprime dans le silence du “même” l’altérité, au nom d’une nature humaine. »36 Il incluait l’ethnopsychiatrie, l’ethnologie et la ← 28 | 29 → psychanalyse37, tout en précisant que « Jacques Lacan [lui donnait] des raisons d’espérer. »38 Il le cite en ces termes :

Repartir de la praxis, pour nous demander, sachant que la praxis délimite un champ, si c’est au niveau de ce champ que se trouve spécifié le savant de la science moderne, qui n’est point un homme qui en sait long en tout. Je ne retiens pas l’exigence de Duhem que toute science se réfère à un système unitaire, dit système du Monde – référence toujours en somme plus ou moins idéaliste, puisque référence au besoin d’identification. J’irais même jusqu’à dire que nous pouvons nous passer du complément transcendant implicite dans la position du positiviste, lequel se réfère toujours à une unité dernière de tous les champs.

Si Lacan retient son attention, c’est aussi que, face à l’analysant, l’analyste de l’école lacanienne n’était pas supposé savoir, position qui promettait de ramener l’analyse freudienne à l’abandon de la suggestion et de l’hypnose qui l’avait fondée. En attendant, Mudimbe rejette le sujet de l’inconscient et a des doutes sur l’homme universel projeté par Freud. Or, Senghor – dont Mudimbe se sent à la fois proche et distant – y croyait plus que Freud à l’endroit des Africains39 à partir, pour sa part, du génie français.

Sagesse ou réalisme politique ?

En 1956, en pleine Guerre Froide donc, Senghor tient à l’Université des Annales à Paris un discours sur l’intérêt, pour les peuples d’Outre-mer, de « rester dans “l’orbite française” » et d’« entrer dans une Union ou Confédération »40 avec la France, pour ne pas devenir les satellites des États-Unis ou de l’URSS. Le « métissage culturel – et pourquoi pas biologique ? – »41 qui en résulterait est ce qui définit, pour lui, « les ← 29 | 30 → grandes civilisations. »42 S’il se fonde sur l’idée raisonnable qu’« il n’y a pas d’indépendance politique sans indépendance économique »43, il maintient un discours culturellement hiérarchique :

Que serait la grandeur de la France si sa langue et sa culture ne rayonnaient sur les cinq continents, cette langue et cette culture auxquelles nous tenons passionnément, sur lesquelles nous comptons pour réveiller et féconder nos civilisations traditionnelles ?44

Oubliant ensuite l’argument économique, il conclut en plaçant Paris au cœur de l’humanité :

La principale thèse de la France, mesdames, messieurs, et c’est par là que je conclurai, ce n’est pas son économie, mais sa civilisation – sa langue, sa littérature, sa science, son art – ou mieux, sa culture, c’est-à-dire l’esprit de sa civilisation, cet esprit de liberté et d’humanisme qui fait, de Paris, la capitale de l’homme. C’est cet esprit qu’il faut défendre. Comment ? En faisant, des peuples d’outre-mer, non pas des sujets, mais des peuples librement associés à la France. Bref, rejetant colonialisme et défaitisme, en offrant cet exemple à l’admiration du monde.45

Dans « La Francophonie comme culture » (1966), discours tenu à l’Université Laval qui lui a décerné le titre de docteur honoris causa, il déclare de même que « la francophonie, plus précisément la Francité, c’est une façon rationnelle de poser les problèmes et d’en rechercher les solutions, mais toujours par référence à l’homme. »46 L’essentialisme de Senghor n’a pas manqué d’être tour à tour nuancé, relativisé, contesté, voire renversé par les générations suivantes. Ainsi pour Chamoiseau, « aucune langue et aucune culture n’a de vocation universelle. C’est une absurdité […] Elles ont tout au plus pour vocation d’entrer en relation avec les autres langues et les autres cultures. »47 Mudimbe avait lui aussi émis des objections. Kasereka écrit à ce propos :

Si le livre que Mudimbe avait projeté en 1967 contre Senghor et son essentialisme ne fut pas écrit, il faut cependant souligner le fait que toute ← 30 | 31 → la production mudimbienne depuis 1971 peut se lire comme sa réalisation. Il n’y a pas un seul livre de Mudimbe qui ne s’en prenne explicitement ou implicitement à Senghor et à son essentialisme.48

Pour le souligner encore avec Kasereka, Senghor savait que l’altérité africaine était un piège. Il eut la sagesse de reconnaître qu’il s’agissait fondamentalement d’un mécanisme de défense. Par ailleurs, ainsi que le confirme Manthia Diawara, la définition de la Négritude par Senghor « répète un discours bien établi »49 celui qui court au sein de la littérature française depuis Rivarol et Gobineau jusqu’à Sartre et Apollinaire :

De L’Essai [de Gobineau sur l’inégalité des races] à l’Orphée noir de Sartre en passant par les théories de « l’art-fétiche » de Guillaume Apollinaire, on a continuellement doté le Noir d’un type de pensée qui lui dénie la capacité de penser de façon véritablement réflexive.50

On est ici en présence de ce qu’Achille Mbembe appelle des « constructions spéculatives »51 à la source des stéréotypes exotiques qu’on retrouve aussi chez Baudelaire et Chateaubriand : « Héritage direct de l’ethnologie occidentale et des philosophies de l’histoire qui domineront la seconde moitié du XIXe siècle »52, lesdites constructions reposent sur l’idée selon laquelle il existerait deux types de sociétés humaines – les sociétés primitives réglées par la « mentalité sauvage » et les sociétés civilisées gouvernées par la raison et dotées, entre autres, du pouvoir que confère l’écriture. La mentalité dite sauvage serait inapte aux procès d’argumentation rationnels. Elle ne serait pas logique, mais « prélogique »53. Pour Mbembe, le piège de la Négritude réside bel et bien dans la croyance en une fiction, celle d’un « sujet de race ou de la race en général. »54 L’Orphée noir n’échappait pas lui non plus au piège du biologisme qui sous-tendait les thèses de Senghor ← 31 | 32 →

Par ailleurs, le mot « nègre » est loin de plaire à tout le monde. Frantz Fanon, comme le rappelle Mbembe, le rejette dans la mesure où il

relève davantage d’un mécanisme d’assignation que d’autodésignation. Je ne suis pas noir, déclare Fanon, pas plus que je ne suis un nègre. Nègre n’est ni mon nom, ni mon prénom, encore moins mon essence et mon identité. Je suis une personne humaine et cela s’arrête là. L’Autre peut me disputer cette qualité, mais il ne parviendra jamais à m’en dépouiller ontologiquement.55

Ensuite, comme le relève Nicolas Martin-Granel, Senghor ne fut pas bien reçu au Congo-Brazzaville : « [Dongala, Ngoie-Ngalla et Labou Tansi,] chacun à leur manière, brocardèrent la “Négritude”. »56 N’Diaye remarque, de son côté, que :

chez Dongala, la critique de la négritude, entendue comme « nationalisme culturel », est permanente même si le mot lui-même reste absent, banni, abhorré par le texte. Avec Ngoie-Ngalla, au contraire, la présence du mot « pèche par excès ». Intellectuel engagé à la fois dans la dénonciation des dérives racistes du XXe siècle et dans la réaffirmation du « génie inventif de l’Afrique », Ngoie-Ngalla, n’en fustige pas moins les appels à la résurrection de l’identité nègre.57

Et, « [pour Labou Tansi,] “nègre” reste un “signifiant moche”. Aussi, ne peut-il objectivement participer à la revalorisation des humanités classiques noires. Trop souvent arrimé à des signifiants qui ont fait et font encore de l’homme noir un être dépourvu de raison dans l’Histoire, guidé par ses seules émotions, ce qualificatif ne gagnerait rien à être dignifié. »58 Quant à Henri Lopès, pour André-Patient Bokiba, il « entretient [au contraire] avec Senghor une “relation particulière, presque indéfinissable”, faite de contestation dans les années 1960-1970 où il oppose à la Négritude le contre-concept du mélanisme avant de ← 32 | 33 → célébrer son œuvre avec Boniface Mongo-Mboussa. »59 Enfin, lorsque la Négritude retient l’attention du côté des Caraïbes, c’est grâce à Césaire : Dans Éloge de la créolité, J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, expliquant se reconnaître davantage dans la version césairienne de la Négritude, écrivent : « C’est la Négritude césairienne qui nous a ouvert le passage vers l’Ici d’une Antillanité désormais postulable […]. La Négritude de Césaire est un baptême, l’acte primal de notre dignité restituée. »60 Chamoiseau n’en critique pas moins la réversibilité des effets de parole relevables dans le pamphlet anticolonialiste et antiraciste, à son sens par trop clair et distinct, que Césaire publie en 1950 chez Réclame.

Résistance aux monopoles de la conscience ?

Dans Discours sur le colonialisme (1950), Césaire écrit, sur la civilisation dite « européenne », la civilisation « occidentale », telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois […] [que] déférée à la barre de la « raison » comme à la barre de la « conscience », cette Europe-là est impuissante à se justifier,61 y compris la psychanalyse, du moins celle du psychanalyste, philosophe et ethnologue français Octave Mannoni62 quand il dit que :

Le destin de l’Occidental rencontre l’obligation d’obéir au commandement : Tu quitteras ton père et ta mère. Cette obligation est incompréhensible pour le Malgache. Tout Européen, à un moment de son développement, découvre en lui le désir… de rompre avec ses liens de dépendance, de s’égaler à son père. Le Malgache, jamais ! Il ignore la rivalité avec l’autorité paternelle, la « protestation virile », l’infériorité adlérienne, épreuves par lesquelles ← 33 | 34 → l’Européen doit passer et qui sont comme les formes civilisées… des rites d’initiation par lesquels on atteint à la virilité…63

Réaction de Césaire : « Vous connaissez la rengaine : “Les Nègres-sont-de-grands-Enfants”. »64 Octave Mannoni allait, en effet, jusqu’à en conclure que le Malgache « ne désire ni autonomie personnelle ni libre responsabilité. »65 Que les colonisés malgaches n’aient que faire d’une promesse de liberté, est chose étonnante si on pense à la joie des esclaves malgaches décrite par Rabearivelo, lorsqu’ils sortirent de leur servitude en la « journée inoubliable que fut celle du 27 septembre 1896. »66 Certes, ils n’étaient pas tous rassurés, Rabearivelo le dit bien, beaucoup étaient attachés à leurs maîtres et auraient préféré rester asservis plutôt que d’affronter l’inconnu :

La plupart de ces esclaves étaient aussi, de leur côté, fort embarrassés, surtout ceux d’âge mûr, lesquels, sans compter leur attachement à leurs maîtres, avaient un autre souci : ils n’avaient rien et considéraient leur libération comme… un acte de rejet. Ils étaient semblables à des chiens gâtés qui assisteraient à l’agonie de leurs maîtres et qui devineraient, à chaque effort de respiration, leur précipitation vers un sort mauvais : l’abandon, l’errance, la faim et la mort.

Or, si quelqu’un a peur de la liberté, Rabearivelo le précise aussitôt, c’est l’affranchi sans avenir qui s’était inféodé dans la famille de ses maîtres et non les jeunes, qui ont encore la force de s’insurger contre le père symbolique représenté par le maître : « Ils [les jeunes] pensaient à la vigueur de leur jeunesse. Eux [les vieux] soupiraient, regrettant le beau jour patriarcal qui était à son crépuscule. »67 Pourquoi Rabearivelo n’est-il cependant pas de leur côté lorsqu’ils s’insurgent contre le Père (malgache) ?

Ces jeunes hommes, ces jeunes femmes qui s’empressent de quitter la maison seigneuriale comme des détenus leur geôle ! La plupart crient contre leurs anciens maîtres qu’ils savent maintenant égaux à eux. Ils leur reprochent maintes exactions et maints sévices, oubliant les prérogatives naturelles, oubliant que chaque temps a ses mœurs, oubliant surtout qu’à ces mêmes ← 34 | 35 → exactions et sévices, ils doivent leur meilleure qualité qui, mieux comprise et mise à pratique, ne les desservira jamais : l’esprit de la discipline.68

Rabearivelo épouserait-il la thèse d’un Mannoni ? En fait, il pressent surtout la difficulté de se mesurer aux principes apportés par la France colonisatrice : « Ils crient, ils hurlent : “Liberté ! Égalité !” Mais comprennent-ils vraiment le sens de ces mots ? Et les devoirs nombreux et nouveaux qu’ils renferment, suscitent et exigent ? »69 Le regard qu’il porte en 1928 sur lesdites valeurs universelles françaises est empreint d’un respect qu’il se sentait peut-être en devoir de manifester vis-à-vis de l’occupant. Il est également mort trop tôt pour connaître l’insurrection de 1947. Qu’il ait tronqué le pôle de la fraternité dans les acclamations du peuple malgache, montre, en attendant, qu’il n’est pas dupe du désenchantement que la colonisation française apportera aux affranchis. Il faut dire que son appartenance à la noblesse – ainsi privée de ses esclaves – pourrait également l’avoir rendu partisan d’un ancien ordre des choses. La mise en garde n’en repose pas moins sur les considérations d’un sage :

Dans leur joie furieuse, ces esclaves affranchis qui n’ont que leurs muscles pour avoir raison de l’insaisissable et intelligent destin, ne le savent pas. Ils ne voient que le présent rutilant et s’en enivrent comme d’un alcool puissant, peut-être pour ne point penser aux désillusions du futur ; à la vérité, parce qu’ils ne s’y attendent pas.70

En 1950, l’esprit de liberté des Malgaches triomphe, en revanche, clairement dans les propos de Césaire. C’est en maniant l’ironie, qu’il renvoie Mannoni à son divan :

Si on fait remarquer à M. Mannoni que les Malgaches se sont pourtant révoltés à plusieurs reprises depuis l’occupation française et dernièrement encore, en 1947, M. Mannoni, fidèle à ses prémisses, vous expliquera qu’il s’agit là d’un comportement purement névrotique, d’une folie collective, d’un comportement d’amok ; que d’ailleurs, en la circonstance, il ne s’agissait pas pour les Malgaches de partir à la conquête de biens réels, mais d’une « sécurité imaginaire », ce qui implique évidemment que l’oppression dont ils se plaignent est une oppression imaginaire.71 ← 35 | 36 →

Il dénonce ainsi « l’idée de complexe de dépendance »72 dont Mannoni affuble le peuple malgache, idée renvoyant à « la persévérante tentative bourgeoise de ramener les problèmes les plus humains à des notions confortables et creuses. »73 S’il n’analyse pas plus que Mannoni l’usurpation de la position du père exercée par le maître colonialiste et la disparition subséquente de la fonction symbolique du père indigène, Césaire a magistralement pointé la pseudo-nomenclature freudienne à laquelle Mannoni a recours pour faire passer, à l’instar de tant d’autres Occidentaux avant lui, ses projections fantasmatiques sur une population dominée par son pays. Césaire avait dit qu’il dénouerait le couple colonisation-civilisation en recourant à un langage clair et distinct : « L’essentiel est ici de voir clair, » écrivait-il, « de penser clair, entendre dangereusement, de répondre clair à l’innocente question initiale : qu’est-ce en son principe que la colonisation ? »74 Cela a-t-il suffi ? La génération suivante regrettera la pureté de son engagement initial ainsi que l’opacité poétique qui avait caractérisé son Cahier d’un retour au pays natal (1939).

Sagesse de l’opacité ?

Résumé des informations

Pages
638
Année
2018
ISBN (PDF)
9782807609280
ISBN (ePUB)
9782807609297
ISBN (MOBI)
9782807609303
ISBN (Broché)
9782807609273
DOI
10.3726/b14670
Langue
français
Date de parution
2018 (Octobre)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Wien. 2018, 638 p., 2 ill. n/b

Notes biographiques

Marc Quaghebeur (Éditeur de volume)

Marc Quaghebeur dirige les Archives & Musée de la Littérature à Bruxelles. Il préside l’Association européenne des Études francophones. Centrées sur l’articulation entre Histoire et esthétique, ses recherches se concentrent sur les littératures francophones, de Belgique et d’ailleurs. Lauréat, en 2018, du Prix Lucien Malpertuis décerné par l’Académie en Belgique, et du Prix de l’Académie des Littératures 1900-1950, en France.

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Titre: Sagesse et Résistance dans les littératures francophones
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