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Ferdinand Raimund et le renouvellement de la féerie viennoise

de Fanny Platelle (Auteur)
©2021 Monographies 726 Pages
Série: Contacts, Volume 4

Résumé

L’ouvrage étudie la manière dont Ferdinand Raimund (1790-1836) reprend et transforme les conventions de la féerie viennoise, dans le théâtre populaire viennois marqué par de fortes contraintes institutionnelles et dramaturgiques. Il analyse les changements concernant la conception des pièces (recherche d’une alliance adéquate du sérieux et du comique), l’univers surnaturel (reflet des idéaux humains et de leur ébranlement) et le personnage comique (qui devient un modèle moral). Il évalue enfin la réception de ce théâtre et son caractère « populaire ». La prise en compte des manuscrits autographes et la comparaison avec ceux de censure et de théâtre permet une nouvelle approche de l’élaboration des pièces, de leur mise en scène et de leur portée critique.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table Des Matières
  • Abréviations
  • Introduction
  • Première Partie Thématique, Structure et Fonction Des Pièces : Du Divertissement à La Portée Morale et L’intention Sérieuse
  • Chapitre 1 Les Féeries Parodiques : Der Barometermacher Auf Der Zauberinsel (1823) Et Der Diamant Des Geisterkönigs (1824)
  • I. L’adaptation dramatique parodique des contes sources
  • 1. L’ajout et la transformation parodique de personnages
  • 2. Les décors orientaux, viennois ou allégoriques
  • 3. L’invention de scènes et les motifs nouveaux : emprunts au théâtre viennois et à la littérature européenne
  • II. La structure dramatique : enchaînement d’aventures et recherche de l’effet spectaculaire
  • 1. L’enchaînement d’aventures et la répétition de motifs
  • 2. La primauté du jeu et du spectacle sur la construction logique de l’action
  • 3. Les chants et l’action
  • III. La fonction des pièces : un pur divertissement ou une signification plus profonde ?
  • 1. Le divertissement : spectacle et parodie
  • 2. Le bonheur du cœur simple et la critique morale et politique indirecte (BZ)
  • 3. L’amour sincère et la satire de l’île de la Moralité (DG)
  • Chapitre 2 Les Féeries « Manichéennes » : Die Gefesselte Fantasie (1826), Moisasurs Zauberfluch (1827) Et Die Unheil Bringende Krone (1829)
  • I. Le cadre spatio-temporel antique
  • 1. La Grèce et l’Orient antiques : la « simplicité noble »
  • 2. La reprise de mythes antiques et l’influence du théâtre shakespearien
  • 3. Le style élevé : prose rythmée et vers
  • II. Le combat du Bien et du Mal et les deux niveaux d’action
  • 1. L’irruption du Mal, manifestation des faiblesses de l’ordre initial
  • 2. La mise à l’épreuve du protagoniste humain défendant le Bien
  • 3. La victoire du Bien
  • III. L’illustration d’un ordre socio-politique et esthétique idéal et ses paradoxes
  • 1. La « vraie » poésie
  • 2. L’amour et la vertu
  • 3. Le pouvoir et l’ordre
  • 4. Le contraste entre le sérieux et le comique
  • Chapitre 3 Les Féeries « Morales » : Das Mädchen Aus Der Feenwelt (1826), Der Alpenkönig Und Der Menschenfeind (1828) Et Der Verschwender (1834)
  • I. Personnages du théâtre européen et contexte du Vormärz
  • 1. Le paysan parvenu
  • 2. Le misanthrope
  • 3. Le prodigue
  • II. L’agencement de l’action autour de l’évolution du personnage principal
  • 1. Les trois axes dramatiques de MF
  • 2. Diagnostic et guérison de la misanthropie
  • 3. Scènes de la vie du prodigue
  • III. La transmission de valeurs morales et sociales et l’ambiguïté de la scène finale
  • 1. Le contentement du sort imparti à chacun et l’éphémère
  • 2. La sociabilité et le rôle de l’argent
  • 3. La modération ou le renoncement aux aspirations idéales ?
  • Conclusion : la recherche d’une féerie sérieuse et populaire
  • Deuxième Partie L’univers Surnaturel Et Les Allégories : De La Parodie à La Représentation De Valeurs Morales Et De Phénomènes Psychiques
  • Chapitre 1 Les Fées, Esprits Et Magiciens Parodiques
  • I. La fée Rosalinde et les souverains de l’île merveilleuse
  • 1. La fée noble et légèrement parodique Rosalinde
  • 2. Le roi fainéant et tyrannique Tutu
  • 3. La princesse vaniteuse et trompeuse Zoraide
  • II. Le roi des esprits : parodie et rôle éducatif
  • 1. Le roi Longimanus : un portrait parodique de l’empereur François Ier ?
  • 2. Le royaume des esprits : un miroir de l’Autriche après le Congrès de Vienne
  • 3. Le rôle de mentor d’Eduard et le gardien des valeurs morales
  • III. La fée Lakrimosa : vers un dépassement de la parodie ?
  • 1. Lakrimosa, une fée en partie sérieuse
  • 2. Le salon de Lakrimosa : une image parodique de la bourgeoisie viennoise et de l’Empire multinational
  • 3. Les magiciens souabe et hongrois Ajaxerle et Bustorius
  • Chapitre 2 Les Allégories Comiques Et Sérieuses De Propriétés Humaines
  • I. L’Espérance
  • 1. L’héritage du théâtre baroque et l’influence des féeries parodiques
  • 2. L’annonce de la quête d’Eduard et de la thématique morale de la pièce
  • II. La Haine et l’Envie
  • 1. Les caractéristiques des premières personnifications du Mal
  • 2. L’illustration des motivations humaines et la soumission aux lois de la féerie
  • 3. La mise en place partielle d’une opposition morale
  • 4. Une métaphore des conditions économiques et politiques du Vormärz
  • III. Le Contentement
  • 1. La simplicité noble du Contentement
  • 1. L’aboutissement de l’évolution intérieure des protagonistes humains
  • 3. L’opposition avec la Haine et l’Envie et les métamorphoses du Contentement
  • IV. La Jeunesse et la Vieillesse
  • 1. La représentation en contraste des deux allégories
  • 2. La fonction de doubles de Wurzel
  • 3. Mise en évidence de l’éphémère et réconciliation
  • V. Arogantia et Vipria
  • 1. La personnification de principes néfastes et les aspects parodiques
  • 2. La fonction dans le conflit du Bien et du Mal et ses limites
  • 3. La révélation de la situation réelle de Flora
  • VI. L’Inspiration
  • 1. Un génie divin et fantasque
  • 2. Le conflit avec Arogantia et Vipria
  • 3. L’illustration de l’évolution psychologique et artistique d’Amphio
  • 4. La conception poétique de Raimund
  • Chapitre 3 Les Dieux, Démons Et Génies Sérieux, Représentant Le Dualisme Bien / Mal
  • I. Les dieux, déesses et démons mythologiques
  • 1. Le démon du Mal Moisasur
  • 2. Le dieu de la destruction Hades
  • 3. La déesse de la lumière et de la poésie Lucina
  • II. Les génies antagonistes
  • 1. Le génie de la Vertu
  • 2. Le génie de l’éphémère
  • Chapitre 4 Les Personnages Surnaturels Sérieux Et Humanisés : Des Doubles Des Protagonistes Humains
  • I. Le roi des Alpes : la guérison du misanthrope
  • 1. Le bon esprit des montagnes
  • 2. Le retour partiel à une fonction dramatique traditionnelle
  • 3. Le « miroir de l’âme » de Rappelkopf
  • II. La fée Cheristane : le monde intérieur de Flottwell
  • 1. Une fée évanescente et humaine
  • 2. La perte de pouvoir de la fée
  • 3. Le reflet de l’intériorité de Flottwell
  • III. L’esprit Azur / le mendiant : la préfiguration de l’avenir de Flottwell
  • 1. L’origine surnaturelle et la destination d’Azur
  • 2. L’anticipation de la ruine de Flottwell
  • 3. L’inconstance de la Fortune
  • Conclusion : la reprise au sérieux de l’univers surnaturel et sa disparition progressive
  • Troisième Partie Le Personnage Comique : Du Bouffon Au Modèle Moral
  • Chapitre 1 Les Personnages Au Comique Traditionnel : Bartholomäus Quecksilber, Florian Waschblau
  • I. Les caractéristiques traditionnelles et les aspects nouveaux
  • 1. Le nom évocateur et les changements de costume
  • 2. Le statut socio-professionnel et le registre de langue : artisan ruiné et valet viennois
  • 3. La joie de vivre et la fidélité : approfondissement moral
  • II. La fonction dramatique passive et l’évolution du comique parodique à un personnage comique touchant
  • 1. Quecksilber : le personnage comique au centre de l’action et le comique parodique
  • 2. Florian : « parallèle comique » et traits touchants
  • III. La fonction des monologues, commentaires et chants : critique indirecte et (r)établissement de l’harmonie
  • 1. Le regard extérieur et le rôle d’intermédiaire du personnage comique
  • 2. La portée critique de la confrontation avec une société étrangère
  • 3. Le lien entre la scène et la salle et l’établissement d’une harmonie dans les chants
  • Chapitre 2 Réduction Du Comique Traditionnel Et Retour Partiel à Un Personnage Comique Actif : Nachtigall, Gluthahn, Simplicius Zitternadel
  • I. L’accentuation du prosaïsme et des traits négatifs du personnage comique
  • 1. Les aspects traditionnels du personnage comique : reprise ou inversion ?
  • 2. L’exagération de la grossièreté, de la peur et de la cupidité : la disparition de la « bonhomie1548 » ?
  • 3. Réalisme socio-économique ou stylisation ?
  • II. De la réduction du comique traditionnel au retour partiel à un « meneur de jeu »
  • 1. La fonction dramatique passive et le comique grotesque de Nachtigall
  • 2. Gluthahn : l’auxiliaire du Mal et le dépassement du comique traditionnel ?
  • 3. Simplicius Zitternadel : « meneur de jeu » partiel et comique parodique
  • III. Inversion ou réactivation de la fonction critique du personnage comique ?
  • 1. La diminution et l’intégration des chants, monologues, commentaires et apartés
  • 2. Le contraste moral avec les protagonistes sérieux
  • 3. La réactivation de la fonction critique du personnage comique et sa limite
  • Chapitre 3 Des Défauts Comiques à L’exemplarité Morale : Fortunatus Wurzel, Rappelkopf Et Hababuk, Valentin Holzwurm
  • I. Défauts comiques et approfondissement psychologique
  • 1. Les traits comiques traditionnels et leur effacement progressif
  • 2. La petite bourgeoisie viennoise : rôle social et moral
  • 3. L’évolution et la complexité psychologique du personnage comique
  • II. La revalorisation dramatique du personnage comique, l’atténuation du comique traditionnel et l’alliance avec le sérieux
  • 1. Wurzel : du comique grotesque à la compassion
  • 2. Rappelkopf et Hababuk : de l’exagération et de la répétition comiques au « tragi-comique »
  • 3. Du « bouffon perverti » au « meneur de jeu » moral : la disparition du comique de Valentin ?
  • III. Transmission et incarnation de valeurs
  • 1. Wurzel, figuration de la vanité des aspirations humaines
  • 2. Rappelkopf et Hababuk : la connaissance de soi
  • 3. Le modèle moral de Valentin
  • Conclusion : l’incarnation d’un idéal moral et humain
  • Conclusion : Une Comédie Populaire Sérieuse
  • De la farce féerique parodique à une féerie sérieuse et comique
  • Une conception nouvelle du théâtre populaire viennois
  • La réception et l’influence de l’œuvre de Raimund2001
  • Bibliographie
  • Index des noms
  • Titres parus dans la collection

←18 | 19→

INTRODUCTION

Comique local ? Théâtre populaire ? – Je ne veux pas écrire de comédies locales ni entendre parler de théâtre populaire1.

Ferdinand Raimund, cité par Carl Ludwig Costenoble

Plus encore que celles d’autres artistes de la même époque, la vie et l’œuvre de Ferdinand Raimund (1790–1836) ont longtemps été entourées d’un mythe, que ses compatriotes, nostalgiques d’un passé idéalisé, ont contribué à forger2. L’introduction de Hugo von Hofmannsthal aux Ferdinand Raimunds Lebensdokumente3 (1920) est significative à cet égard. Hofmannsthal voit en Raimund une symbiose spontanée entre la vie et l’œuvre, entre l’œuvre et le contexte : il serait « le fruit » qu’« un ←19 | 20→tout social [produit] nécessairement et, pour ainsi dire, sans peine4 », à certains moments privilégiés de l’histoire.

Il y a quelque chose de végétatif dans sa production comme dans toute son existence5.

Raimund n’a certainement écrit aucune scène qui ne provienne d’une vision réelle6.

La « merveilleuse unité7 » d’un théâtre populaire aurait été, dans la Vienne de Raimund, une réalité. Les écrivains ne sont pas les seuls à transposer leurs idéaux dans un Biedermeier reconstruit par l’imagination8. Le chercheur autrichien Otto Rommel retrouve, dans le chapitre « Raimund » de son ouvrage consacré au théâtre populaire viennois, Die Alt-Wiener Volkskomödie (1952), la « merveilleuse unité » évoquée par Hofmannstahl : contrairement à ses prédécesseurs, Raimund n’aurait pas seulement été un homme de théâtre, mais « un véritable, un ←20 | 21→authentique poète9 ». On ne peut, selon Rommel, l’estimer à sa juste valeur qu’en « s’efforçant d’envisager toute l’œuvre comme une unité10 ».

Son âme souffrante se libérait dans des visions grandioses, que nous ne devons pas dénigrer en les regardant comme des « bizarreries », mais admirer en tant que révélations ultimes, suprêmes de l’imagination créatrice baroque11.

Cette conception d’une œuvre d’égale valeur s’appuie peut-être sur le jugement souvent cité de Franz Grillparzer (1791–1872), que Rommel reprend à la fin de son chapitre :

[…] sans déprécier le grand talent de Raimund, le public a autant contribué [à son œuvre] que lui-même. C’est dans l’esprit de la masse que son don à demi-inconscient avait sa source12 […].

Grillparzer fait allusion, non à l’imaginaire « esprit du peuple » (Volksgeist) autrichien auquel se réfère le mythe néo-romantique de l’auteur, mais au public des théâtres des faubourgs viennois, dont Raimund voulait s’émanciper, ce que regrettait l’auteur du Burgtheater. Rommel ne précise pas non plus que Grillparzer n’a véritablement reconnu que le dramaturge dans la lignée de Molière13, alors que la critique estime ←21 | 22→désormais que trois à cinq des huit pièces de Raimund peuvent être considérées comme des « chefs d’œuvre à part entière14 ». Cette image idéalisée est complétée dans la légende par l’opposition établie entre Raimund et Johann Nestroy (1801–1862), le premier étant considéré comme celui qui aurait porté le théâtre populaire viennois à son apogée, tandis que le second aurait été son pourfendeur15. Le jugement de Karl von Holtei, rapporté par Josef Lewinsky, est souvent repris au cours du siècle qui suit la mort de Raimund :

Le talent de Nestroy ne fait aucun doute, mais il a eu une mauvaise influence sur le caractère des Viennois, que Raimund voulait élever. Croyez-moi : Raimund n’est pas mort de la morsure d’un chien enragé, mais à cause de Nestroy16.

Le décès de Raimund représente pour beaucoup la fin de la période la plus florissante, qui aurait été en même temps la dernière phase du théâtre populaire viennois.

Cependant, les déclarations de l’auteur, dans ses lettres, certains discours et poèmes notamment, ainsi que son évolution professionnelle, sont loin de confirmer cette image d’un plein et hamonieux développement de l’œuvre et de l’artiste dans un théâtre populaire viennois à son apogée. D’abord, le souhait de Raimund n’était pas seulement de jouer des rôles comiques ni d’écrire des pièces pour les scènes des faubourgs. Il commence sa carrière en imitant les grands acteurs du Burgtheater17. Même si les témoignages ne peuvent pas toujours être authentifiés avec certitude, l’entourage de Raimund rapporte plusieurs déclarations insistant sur son ambition. Il aurait ainsi affirmé au dramaturge Eduard von ←22 | 23→Bauernfeld (1802–1896) : « Je suis né pour être tragédien, il ne me manque que le physique et la voix18 ! ». L’acteur du Burgtheater Carl Ludwig Costenoble (1769–1837) relate l’échange suivant entre l’actrice Caroline Müller (1806–1891) et Raimund :

- Il est très salutaire pour l’art – dit Caroline – que vous ayez donné avec vos pièces une direction plus élevée et plus noble au théâtre populaire et au comique local. Raimund répondit sur un ton mécontent :

- Comique local ? Theâtre populaire ? – Je ne veux pas écrire de pièces locales ni entendre parler de théâtre populaire19.

Cette aspiration pourrait s’expliquer par la biographie de Raimund20 (désir d’ascension sociale21) ou par le contexte socio-politique22 ←23 | 24→(crises intérieures et extérieures fragilisant le régime et l’ordre social à partir des années 1820). Contrairement à ses principaux collègues (Gleich, Meisl, Bäuerle, Nestroy), Raimund n’a pas étudié au lycée ni à l’université. Des conditions de vie difficiles, après le décès précoce de ses parents (sa mère meurt en 1802, son père en 1804), l’obligent quitter le collège renommé St.-Anna-Normalhauptschule de Vienne afin de gagner sa vie. Il commence une formation professionnelle (1805–1808) chez un pâtissier, qui a le privilège de vendre des friandises aux spectateurs du Burgtheater. De ce premier contact avec le théâtre serait née une vocation spontanée pour le métier d’acteur, la tragédie devenant un idéal auquel il n’aurait cessé d’aspirer. La Selbstbiographie (dont l’authenticité n’est pas certaine) de Raimund raconte :

Pour ces raisons, il se considère comme une exception dans le théâtre populaire viennois, où prévalent le divertissement, une production de type commercial, l’intégration à la troupe du théâtre et le goût du public, non la liberté de l’artiste et la création individuelle. En 1828, Raimund écrit à sa compagne Antonie Wagner :

Du reste, j’ai de nouveau l’occasion d’observer avec dégoût la trivialité du monde du théâtre ; au milieu de ces hommes égoïstes, qui n’aiment que leurs plaisirs sordides, ←24 | 25→je me sens comme un être d’un autre monde, qui n’arrive pas à comprendre les gens qui sont nés dans celui-ci24.

Ces déclarations montrent combien l’hypothèse d’une « merveilleuse unité » est fragile : Raimund revendique des aspirations diffèrentes du point de vue artistique, mais aussi moral, voire humain. De plus, comment parler de création spontanée chez un auteur conscient du lien étroit qui existe entre son déchirement intérieur et sa production dramatique ? Lorsque Costenoble lui aurait dit en 1834 : « Si seulement je pouvais vous retourner les entrailles et en expulser tout ce mal qui vous gâche la vie ! », Raimund aurait répondu : « Peut-être que vous me guéririez de mon hypochondrie ; mais peut-être que vous m’enlèveriez aussi tout ce qui me permet d’écrire mes comédies25. » La situation de Raimund se caractérise donc moins par une harmonie que par une tension avec le théâtre populaire viennois contemporain.

Comme l’ont montré les études consacrées au genre et à son histoire, le théâtre populaire urbain est toujours en concurrence avec un « autre » théâtre (Théâtre de Cour, théâtre bourgeois du XIXe siècle, Bildungstheater), dont il imite les styles26. Il se distingue du point de vue topographique, linguistique et par sa « poétique théâtrale ». Il s’adresse à de larges couches de la population, et non à une élite sociale et culturelle27 : il se veut un théâtre « du peuple, sur le peuple, pour le ←25 | 26→peuple28 ». La distinction entre les classes sociales se fait à l’intérieur du bâtiment : les loges sont réservées à la noblesse, les fonctionnaires et la bourgeoisie occupent l’orchestre, les catégories inférieures le troisième balcon29. Cependant, les études sociologiques menées depuis les années 1970 ont montré que les horaires de travail, le salaire, l’éloignement géographique et socio-culturel des ouvriers et des petits employés viennois ne leur permettaient guère, même avant 1840, d’assister régulièrement aux représentations, réfutant l’idée d’un théâtre accessible à l’ensemble de la population30. Le théâtre populaire reprend et adapte les genres de ces autres théâtres. Par sa tendance au style « bas », à la parodie et à la satire, il peut constituer une forme d’opposition aux pratiques dominantes, même s’il est fréquenté par le public contre lequel il paraît dirigé. Ainsi, il n’est pas véritablement une « contre-culture », mais il popularise des thèmes, formes et genres31. Ceux-ci évoluent avec les ←26 | 27→conditions politiques (censure), sociales, économiques et culturelles. Il en est de même pour la fonction de ce théâtre, qui peut viser le « pur » divertissement, offrir un exutoire et une compensation, donner une représentation idéalisée ou critique du peuple, transmettre ou pourfendre des normes. Le public (sa composition, ses attentes, sa réception des pièces) joue un rôle déterminant. De ce contexte découlent les principales caractéristiques du théâtre populaire : il est spectacle et jeu (improvisé) ; il intègre la musique, les chants, la danse ; il brise l’illusion dramatique ; il privilégie le style bas et le mélange des styles. Son ancrage local favorise une proximité avec la réalité quotidienne. Ses auteurs sont avant tout des « praticiens » de la scène, ils écrivent en quelque sorte des « livrets », dont le texte ne vivra définitivement qu’interprété par des acteurs usant du dialecte viennois, c’est-à-dire d’un langage a priori non littéraire.

Le théâtre populaire viennois naît au début du XVIIIe siècle32. Il s’inspire du théâtre jésuite33, du drame scolaire (Schuldrama34) et de ←27 | 28→l’opéra baroque (l’opéra italien joué à la Cour impériale), influences qu’il associe à celles du jeu improvisé des troupes ambulantes (italiennes, anglaises, allemandes) et au comique populaire. Ses origines remontent aux représentations sacrées et profanes du Moyen Âge, ainsi qu’aux fêtes et spectacles populaires (Volksschauspiele). Le répertoire et les conceptions dramatiques (intermèdes comiques, personnage comique isolé, canevas dramatique, etc.) des troupes ambulantes35 se mêlent à Vienne à la culture baroque pour donner naissance à de nouvelles formes dramatiques.

En 1712, Josef Anton Stranitzky36 (vers 1676–1726), généralement considéré comme le fondateur du théâtre populaire viennois, s’installe avec la troupe des Teutsche Comoedianten au Theater nächst dem Kärntnertor37, après avoir obtenu l’autorisation officielle d’y jouer par l’empereur Charles VI. Au début, le prix de certaines catégories de places permet à presque à tous ceux qui fréquentaient les spectacles des troupes ambulantes d’assister aux représentations, ce qui n’est plus le cas ensuite38. Ces dernières attirent aussi des membres de la classe ←28 | 29→supérieure (comme le montre la célèbre lettre de Lady Mary Wortley Montagu à Alexander Pope, du 14 septembre 171639). Un décret de juillet 1748 ordonne une ségrégation sociale à l’intérieur du théâtre40. Stranitzky interprète le personnage comique de Hanswurst dans les Haupt- und Staatsaktionen viennoises41, qui sont des adaptations, réalisées par lui, mais aussi, sans doute, d’autres artistes42, de livrets d’opéras italiens joués à la Cour et de drames (baroques, jésuites…). Ces pièces, caractéristiques du répertoire des troupes ambulantes allemandes à la fin du XVIIe et dans la première moitié du XVIIIe siècle, sont constituées d’une action principale (Hauptaktion), qui met en scène des événements politiques (Staatsaktion) passés et lointains (le destin de dynasties, le pouvoir, la guerre), et de motifs « privés » (la passion, l’amour, les intrigues), qui la reflètent sous une forme plus commune. L’action illustre le combat du vice et de de la vertu, qui donne lieu à des scènes terrifiantes et pathétiques, et dont l’issue peut être heureuse ou parfois tragique. Les canevas laissent une grande place à l’improvisation. Les scènes comiques, avec Pickelhäring puis Hanswurst, d’abord jouées pendant les intermèdes et les épilogues, sont ensuite intégrées à l’action. Selon Joël Lefebvre, il en résulte moins un contrepoint entre les modes « héroïque » et burlesque qu’une interpénétration, un ←29 | 30→« débordement du burlesque sur l’ensemble43 », soit par l’accentuation du pathétique, soit par l’improvisation comique. Les spectacles satisfont la curiosité du public (représentation de la vie et des fêtes de la noblesse), ils suscitent la peur en représentant le destin terrible des grands de ce monde et réconcilient le peuple avec sa situation, qui le préserve de tels changements de fortune44. La Haupt- und Staatsaktion viennoise se caractérise donc par une polarité sociale (entre les protagonistes nobles et le personnage comique qui représente le « peuple ») et par le mélange ou, plus exactement, l’interpénétration des registres.

Gottfried Prehauser (1699–1769) succède à Stranitzky. Bientôt soumis à la concurrence italienne (après que Joseph Carl Selliers et Francesco Borosini ont obtenu en 1728 un privilège exclusif pour le Kärntnertortheater, qui dure, pour le premier, jusqu’en 1751), Prehauser s’inspire de la commedia dell’arte, alors en vogue à Vienne. Le répertoire de sa troupe se compose de transpositions, écrites par différents auteurs, de pièces italiennes (en particulier de Carlo Goldoni), françaises (Molière, Marivaux) et d’œuvres de Ludvig Holberg. L’action, entièrement comique, est déplacée dans le contexte viennois (un procédé que les Haupt- und Staatsaktionen avaient déjà commencé à utiliser) et le milieu bourgeois. Le jeu improvisé se combine aux premières formes de Singspiel.

Il atteint son apogée avec Johann Joseph Felix von Kurz (1717–1784), le créateur du personnage comique de Bernardon. Ses comédies à machines (Zauberburlesken) ou « bernardoniades » (Bernardoniaden) sont un théâtre dépourvu de toute vraisemblance, dans lequel le spectacle, le jeu et la musique ont un rôle central45. Elles combinent des ←30 | 31→thématiques du théâtre européen (en particulier italien), des motifs et des formes dramatiques empruntés au théâtre professionnel de divertissement (aux troupes ambulantes, à la commedia dell’arte, au Théâtre italien) et des éléments provenant des différentes traditions théâtrales baroques (opéra de Cour, drame jésuite, cortèges triomphaux), ce dont résulte un mélange spécifique de formes sérieuses et comiques46. Le théâtre improvisé de Kurz ne se réduit pas à un genre unique, comme pourrait le laisser penser l’appellation de « bernardoniade ». Celle-ci recouvre, selon Ulf Birbaumer, au moins cinq types de pièce ou de jeu différents : la farce italienne, la « bernardoniade » au sens strict (comédie à machines), la parodie, le Singspiel et la comédie (Lustspiel). Les acteurs improvisent à partir de canevas dramatiques (le texte est moins écrit que dans les Haupt- und Staatsaktionen de Stranitzky) un spectacle qui associe musique, chants, danse, pantomime, acrobaties et tours animaliers. L’opéra-féerie, la Haupt- und Staatsaktion et la farce improvisée (Stegreifburleske) donneront naissance à deux genres fondamentaux du théâtre populaire viennois : la féerie (Zauberspiel) et la farce (Posse). Le théâtre « sans règles » et extrêmement populaire de Kurz notamment sera l’une des principales cibles du débat appelé « querelle du bouffon47 » (« Hanswurststreit »).

Dès la fin des années 1740, les premières tentatives d’établir à Vienne une comédie allemande « régulière » voient le jour, sous l’influence des réformes de Johann Christoph Gottsched (1700–1766), ←31 | 32→défendues notamment par Joseph von Sonnenfels (1733–1817)48. Les enjeux du conflit entre le « théâtre de Hanswurst » et le Bildungstheater sont d’ordre littéraire et esthétique, mais ils relèvent aussi de la politique culturelle, l’une des fins étant d’accroître le contrôle de l’État sur la société49. En effet, les pièces régulières, au comique épuré, qui représentent des scènes de la vie bourgeoise, sont propres à instruire les citoyens, à leur transmettre les valeurs de l’État. Dans un premier temps, la comédie régulière ne parvient toutefois pas à s’imposer face au succès du théâtre improvisé de Kurz en particulier, qui joue durant presque vingt-cinq ans (avec des interruptions) au Kärntnertortheater. La réforme théâtrale engagée par Marie-Thérèse en 1751–1752 est dirigée sur le plan esthétique contre ce genre et marque un tournant dans la politique culturelle : « tous les spectacles de Vienne » sont soumis au contrôle d’un président-directeur nommé par la Cour ; les dispositions concernant le répertoire visent à réduire la présence du théâtre improvisé (à partir de 1751, deux jours par semaine sont réservés à la comédie régulière) et contiennent une première ébauche de censure théâtrale ; le nombre de jours de représentations au cours de l’année est limité50. Le deuxième aspect est renforcé par un décret impérial (Norma-Edikt) du 11 février 1752, qui n’autorise à jouer à Vienne que des pièces étrangères ou sans Bernardon51. Le contrôle des spectacles par la Bücher-Censurs-Hofcommission (créée en 1751), qui ne concerne d’abord que les pièces imprimées, est étendu en 1770 aux manuscrits et aux canevas ←32 | 33→du théâtre improvisé52. La censure est renforcée par une décision de Joseph II, s’appuyant sur un Promemoria de Sonnenfels (censeur du théâtre allemand de mars à octobre 1770), le 15 mars 1770 : elle ne porte plus seulement sur les textes, mais aussi sur la représentation. L’improvisation est interdite, de même que les atteintes à l’État, à la religion, aux mœurs53. La Denkschrift rédigée en 1795 par Franz Karl Hägelin (censeur de théâtre d’octobre 1770 à décembre 1804) en renforcera les objectifs moraux et politiques54. Le système qui se met alors en place aura des prolongements jusqu’en 1848 voire au-delà55. Le Kärntnertortheater devient en 1762–1763 un théâtre de Cour. Les comédiens allemands, qui jouent désormais des pièces régulières, rejoignent le Burgtheater, nommé Hof- und Nationaltheater après une décision de Joseph II le 23 mars 1776. Banni du Kärntnertortheater dans le centre de Vienne, le théâtre populaire viennois se déplace sur les nouvelles scènes des faubourgs56.

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Dans le contexte de la « querelle du bouffon », Philipp Hafner (1735–1764) crée un nouveau type de théâtre populaire57, qui satisfait aux exigences esthétiques et morales de la comédie régulière (texte écrit, cohérence de l’action, respect de la vraisemblance, de la bienséance et de la morale, peinture des mœurs). Il se détache de la tradition comique locale pour s’inspirer de la comédie européenne (Goldoni, Holberg, Lessing, Molière), dont il importe les codes dans le théâtre populaire viennois58. Son œuvre complexe se répartit en trois genres59 : les parodies de canevas du théâtre improvisé ; les féeries et comédies à machines (Mägera, die föchterliche Hexe, 1762), qui rappellent par certains aspects (métamorphoses, engins volants) la dramaturgie de Kurz et montrent que Hafner, à la différence des Gottschédiens de Leipzig et de Vienne, ne renonce pas au merveilleux ni au spectaculaire ; enfin les comédies de mœurs et de caractère, qui dépeignent et critiquent certains comportements de la bourgeoisie viennoise (Die bürgerliche Dame, 1763 ; Der Furchtsame, 1764). Les pièces de Hafner ont la particularité de renoncer à une réconciliation finale. La comédie de mœurs (Sittenstück), la comédie « locale » (Lokalstück) et la parodie joueront un rôle important dans l’évolution ultérieure du théâtre populaire viennois.

La fondation des théâtres des faubourgs60, après le décret impérial de Joseph II du 23 mars 1776 sur la « liberté des spectacles61 » ←34 | 35→(Spektakelfreiheit), qui met fin au privilège du dernier administrateur des théâtres de Cour, marque le début d’une nouvelle phase (1780–1815). Trois auront une importance durable dans l’histoire du théâtre populaire viennois62 : le Theater in der Leopoldstadt63, ouvert le 20 octobre 1781 par Karl Marinelli (1744–1803) dans la Jägerzeile et qui acquiert rapidement une renommée internationale de « théâtre du rire » grâce au personnage comique de Kasperl, interprété par l’acteur Johann La Roche (1745–1806) ; le Theater im Starhembergischen Freihaus auf der Wieden, brièvement dirigé par Christian Roßbach, dont la première représentation a lieu le 14 octobre 1787, il est repris en 1789 par Emanuel Schikaneder (1751–1812), qui obtient l’année suivante un privilège officiel, comme Marinelli, et fait construire sur la rive opposée de la Vienne le Theater an der Wien, qui ouvre le 13 juin 1801 ; enfin le Theater in der Josefstadt, édifié en 1788 dans la Kaisergasse, pour lequel l’acteur Karl Mayer obtient en août 1791 à son tour un privilège. Ces théâtres privés sont fréquentés avant tout par les classes moyennes. Autour de 1800 et après, la composition du public du Theater an der Wien change, en raison du rapprochement institutionnel temporaire (de 1804 à 1825) avec les théâtres de Cour (répertoire, personnel, administration), de même que celui du Theater in der Leopoldstadt, où la prostitution est un moyen supplémentaire d’attirer les spectateurs64. Seule une petite partie des places est accessible au public modeste (la galerie supérieure, principalement les dimanches et ←35 | 36→jours fériés65, à cause des horaires de travail). Les privilèges accordés par les empereurs depuis Joseph II permettent aux théâtres privés de proposer un vaste choix de genres, de sorte que leur répertoire se différencie peu de celui des théâtres de Cour : l’opéra italien, réservé à ces derniers, peut facilement être traduit en langue allemande et le ballet, interdit au Theater in der Leopoldstadt et au Theater an der Wien, remplacé par exemple par la pantomime, un genre très apprécié66. Les théâtres privés des faubourgs jouissent ainsi d’une grande liberté quant à la composition de leur répertoire, à condition de respecter les principes fixés par la censure pour les pièces et les représentations. Assouplie par les réformes joséphines, celle-ci est renforcée sous François II (Ier) à partir de 1792 et de nouveau en 1801 : la censure relève désormais du ministre de la police (création de la Polizey- und Censurhofstelle, dirigée par le comte von Pergen) et un commissaire de théâtre contrôle la répétition générale et la représentation67.

À la fin du XVIIIe siècle, Emanuel Schikaneder suscite une renaissance de la théâtralité baroque grâce à Die Zauberflöte (1791). Il écrit en outre des comédies et des Singspiele « locaux », qui fustigent certains aspects de la vie bourgeoise à Vienne (Der Tiroler Wastel, 1798). Franz Xaver Gewey (1764–1819) et Ferdinand Kringsteiner (vers 1776–1810) utilisent également ce genre pour formuler une critique des mœurs et de la société contemporaines (Die Modesitten, 1800 ; Der Zwirnhändler aus Oberösterreich, 1801). Kringsteiner écrit par ailleurs des parodies. Carl Friedrich Hensler (1759–1825) crée le « conte populaire romantique et comique » (romantisch-komisches Volksmärchen), inspiré de légendes autrichiennes, qui se compose d’une action sérieuse, représentant les aventures d’un chevalier, et de scènes burlesques, dans ←36 | 37→lesquelles l’écuyer ou valet d’armes peureux Kasperl reprend sur un mode comique les épreuves de son maître (Das Donauweibchen, 1798 ; Die Teufelsmühle auf dem Wienerberg, 1799). Enfin, Joachim Perinet (1765–1816) est l’auteur de comédies parlées et chantées, avec le personnage comique de Kasperl (Singspielkasperliaden, comme Kaspar der Fagottist oder Die Zauberzither, 1791). Il adapte plusieurs pièces de Hafner sous forme de Singspiel (Das Neusonntagskind, 1794, Die Belagerung von Ypsilon oder Evathekel und Schnudi, 1804). Le succès du Singspiel et le renouveau de la féerie autour de 1790 peuvent s’expliquer par la restriction de la liberté d’expression sous François II (Ier) et par le goût du public pour le merveilleux et l’imaginaire, que ne satisfont ni le Sittenstück ni le Lokalstück.

Après le Congrès de Vienne (1814–1815) s’ouvre la phase souvent considérée comme l’« apogée » du théâtre populaire viennois (1815–1860). La période précédant la révolution de 1848, dont les concepts de Biedermeier et de Vormärz donnent des interprétations divergentes68, est pourtant marquéee par une législation restrictive69, qui place le théâtre au service de l’État, en fait un instrument de contrôle de la population (visant à parer le danger révolutionnaire) et limite fortement ses possibilités artistiques, en voulant le réduire à un medium de ←37 | 38→divertissement70. En même temps, la surveillance policière à laquelle le théâtre viennois est soumis entraîne le développement d’un langage scénique d’une grande subtilité, qui imprégnera durablement les textes et les représentations. Ces décennies voient ainsi l’émergence à Vienne d’un théâtre spécifique et qui produira des œuvres pérennes : populaire, divertissant, commercial, produit sur les scènes des faubourgs et caractérisé, comme au XVIIIe siècle, par une identité entre auteur dramatique et acteur71. L’augmentation de la population viennoise (qui passe d’environ 250 000 habitants en 1825 à près de 450 000 en 1850), tandis que le nombre de places reste stable (Friedrich Georg Treitschke indique 2 800 pour le Theater an der Wien, 1 400 respectivement pour le Theater in der Leopoldstadt et le Theater in der Josefstadt72) remet en cause l’idée d’une fréquentation large et régulière des théâtres73. La paupérisation qui commence dès la fin du XVIIIe et s’accroît dans la première moitié du XIXe siècle (formation d’un prolétariat industriel, augmentation du nombre de personnes vivant de la charité publique) exclut de celle-ci un pourcentage grandissant de Viennois.

En raison des changements politiques (restauration, « état policier » sous le chancelier Metternich), économiques (crise financière à partir de 1816 environ, enchérissement de la vie, hausse du chômage), sociaux (formation d’une aristocratie financière par la spéculation, appauvrissement de la petite bourgeoisie et développement du prolétariat) et ←38 | 39→culturels, le théâtre populaire viennois se modifie profondément. L’ère des bouffons ou types comiques (Hanswurst, Odoardo, Kasperl, Thaddädl…) s’achève avec la mort de Johann La Roche (1806) et le départ d’Anton Hasenhut (1766–1841), qui interprétait Thaddädl, du Theater in der Leopoldstadt (1803). L’influence de la littérature contemporaine (Iffland, Kotzebue, le drame de chevalerie, le conte populaire et artistique) et le changement de la composition du public favorisent l’émergence de nouvelles formes dramatiques. La réalité contemporaine est davantage présente dans les pièces, y compris dans le genre de la féerie, qui connaît un renouveau autour de 1820. Le comique évolue vers un comique de caractère et de milieu (Staberl). Jusqu’au milieu des années 1830, le répertoire des théâtres des faubourgs est dominé par les « trois Grands74 », Josef Alois Gleich (1772–1841), Carl Meisl (1775–1853) et Adolf Bäuerle (1786–1859), qui écrivent plus de 500 pièces figurant au programme d’au moins 30 000 représentations entre 1804 et 183875. Les acteurs du Theater in der Leopoldstadt, en particulier Ignaz Schuster, Friedrich Josef Korntheuer, Katharina Ennöckl, Luise Gleich, Therese Krones et Ferdinand Raimund, en assurent le succès. Après 1825, les théâtres des faubourgs connaissent un certain déclin économique et la composition du public change. Dans les années 1830, ils deviennent, sous la pression des conditions politiques et économiques, des entreprises commerciales, au sens moderne du terme, qui adaptent leur offre à la demande du public76.

La féerie de cette époque s’inspire des contes de fées, des légendes populaires et des romans de chevalerie. Elle reprend certains aspects du théâtre baroque (la double structure du monde, terrestre et céleste), est influencée par la pensée des Lumières (conception du bonheur de la philosophie rationaliste, théodicée) et possède une fonction morale et ←39 | 40→éducative. Grâce à l’intervention de personnages surnaturels, le protagoniste reconnaît l’ordre rationnel du monde et s’y intègre. Une critique de la société et des mœurs est possible, car la féerie peut contourner la censure en transposant la réalité dans un univers merveilleux. Le genre donne naissance au Besserungsstück (féerie dans laquelle le protagoniste est guéri d’un défaut moral), à la Mythologische Karikatur (parodie des héros et dieux mythologiques) et à la « féerie parodique » entre 1810 et 1820 environ. Son succès dure jusqu’à la fin des années 1840.

La parodie est, jusqu’à l’époque de Raimund, davantage un mode d’adaptation qu’un genre à part entière. Elle renouvelle et popularise des thématiques et des modèles dramatiques. Elle se caractérise par le mélange des styles élevé et bas, et peut avoir différentes fonctions : rendre la culture accessible au peuple en le divertissant, critiquer sous une forme indirecte certains aspects de la société, renforcer la conscience de la bourgeoisie viennoise en la distinguant des classes supérieures77. La parodie concerne les auteurs classiques (Goethe, Schiller, Kotzebue, Kleist, Grillparzer) et ceux du théâtre populaire viennois, des genres dramatiques comme la tragédie en alexandrins, le Besserungsstück, la féerie, le mélodrame, le drame de chevalerie ou l’opéra, enfin des courants littéraires tels que l’Empfindsamkeit et le romantisme sentimental78.

La farce renvoie à une forme de bas comique, le comique gestuel et l’improvisation y occupent traditionnellement une place importante. La farce « locale » (Lokalposse) possède une action conventionnelle, sur laquelle se greffent des allusions au contexte (social, moral, politique) viennois et des commentaires satiriques du personnage comique. Dans la farce comme dans la parodie (dont elle peut être une variante), la satire n’exclut pas, le plus souvent, une certaine sympathie pour ceux dont sont moqués les travers. Les mœurs et les valeurs de la petite et moyenne bourgeoisie viennoise demeurent la référence.

Les genres de la comédie « locale » (Lokalstück), de la farce et de la parodie, de la féerie et du Singspiel « local », qui se sont développés ←40 | 41→à la fin du XVIIIe siècle, continuent à l’époque du Congrès de Vienne et du Vormärz. Entre 1815 et 1830/1835, la comédie de mœurs « locale » (Lokal- und Sittenstück) et la féerie sont les deux principaux genres du théâtre populaire viennois. La première connaît un renouveau vers 1815. Elle exprime une critique sociale et morale dans les limites autorisées par la censure et possède un caractère patriotique. Après 1818, la féerie revient au premier plan. Cette évolution peut s’expliquer par le climat politique et intellectuel de répression (décrets de Karlsbad en 1819). La féerie parodique de Gleich, Meisl et Bäuerle combine la féerie et le Singspiel avec la comédie de mœurs, la farce « locale » et la parodie79.

Josef Alois Gleich écrit, à côté de drames de chevalerie, de parodies, de comédies patriotiques, de farces et de comédies « locales », des Besserungsstücke, dont l’exemple le plus représentatif est Der Berggeist oder die drei Wünsche (1819). Ce sous-genre accentue l’intention morale et éducative de la féerie : grâce à un esprit ou une fée, un personnage insatisfait de son existence, de la société ou du monde peut réaliser ses désirs et en comprend ainsi l’absurdité, si bien qu’il y renonce et reconnaît l’excellence du monde tel qu’il est (influence de la pensée de la théodicée). Selon Roger Bauer, la disparition du caractère effrayant de l’ordre cosmique révèle une certaine ironie, un scepticisme de l’auteur80. Horst Denkler voit au contraire dans les Besserungsstücke de Gleich une incitation à la modération, à l’intégration sociale et à la soumission au régime81.

Carl Meisl est l’auteur de farces, de comédies de mœurs « locales » et de parodies. Ses parodies mythologiques (Mythologische Karikaturen) connaissent un grand succès. Elles associent, sur une trame dramatique légère, la représentation de la société viennoise, transposée dans l’univers de la mythologie gréco-romaine, à la parodie et la satire ←41 | 42→des mœurs (Orpheus und Euridice oder So geht es im Olymp zu, 1815). Selon Otto Rommel, elles reflètent l’atmosphère du Congrès de Vienne et annoncent le genre de la féerie parodique82.

Enfin, Adolf Bäuerle ambitionne de renouveler la comédie « locale » suivant le modèle du théâtre de Kotzebue. Il reproche aux farces « locales » contemporaines leur style bas, leur tendance satirique trop prononcée et leurs faiblesses dramaturgiques (Rezept zu einem lokalem Lustspiele, 1812). Sa comédie « locale » Die Bürger in Wien (1813) entreprend d’associer les genres de la farce et du Volksstück. Cette pièce patriotique, mais qui n’idéalise pas la réalité sociale, connaît un immense succès grâce au personnage comique de Staberl. Bäuerle écrit également des féeries parodiques : Aline oder : Wien in einem andern Welttheile (1822), Wien, Paris, London und Constantinopel (1823), Lindane, oder Die Fee und der Haarbeutelschneider (1824). Des études récentes ont montré qu’il ne s’agissait pas seulement, comme l’affirme Karl Goedeke, d’un « théâtre sans ambition esthétique ni idéologique83 », dont le seul but aurait été de divertir, mais ont mis au jour certains aspects critiques84.

Le théâtre populaire viennois se caractérise donc, dès le début, par la reprise de thématiques, de modèles dramatiques et de formes de jeu empruntés au théâtre européen (et non uniquement local), qui sont transformés et adaptés au contexte viennois, aux conditions théâtrales, au public et à la censure. L’interpénétration des genres, le mélange des registres et le dépassemenent des conventions dramatiques sont une ←42 | 43→autre spécificité de ce théâtre, qui lui permet de se renouveler en permanence. Sa fonction va de la représentation idéalisée du peuple et de la société à une distance ironique et satirique85. Divertissement, spectacle et jeu (comique) d’acteur occupent toujours une place centrale. L’État encourage le théâtre dans la mesure où il représente pour le peuple un substitut à l’engagement politique, un divertissement et où il contribue, par les valeurs qu’il transmet, au maintien de l’ordre social. Le public a conscience de l’espace de liberté offert par la fiction et la simulation ; auteurs et acteurs l’utilisent et savent faire du théâtre populaire un exutoire, malgré la censure.

Du vivant de Raimund et plus encore après sa mort, les anecdotes, comptes rendus et souvenirs idéalisés qui ont forgé la « légende » empêchent, comme on l’a vu, une approche scientifique86. Seul fait exception le jugement de Grillparzer, qui considère « l’art de donner vie à l’idée » et « le baroque87 » (au sens de l’époque) comme les deux grands mérites de l’auteur. Il évoque également le fondement populaire et renvoie indirectement aux autres critères d’après lesquels doit être envisagée l’« œuvre poétique » de Raimund, qui n’a écrit que huit pièces, se distinguant de l’abondante production de ses prédécesseurs, Gleich, Meisl, Bäuerle, et de ses successeurs, Nestroy et Kaiser. Dès le début du XXe siècle, les chercheurs s’appuient sur des documents biographiques plus fiables et s’efforcent d’interpréter l’œuvre débarrassée de la légende (Erich Schmidt en 1902, August Sauer en 1903). Cependant, l’intérêt pour la biographie continue de primer l’attention portée aux thèmes, à la structure et aux genres des pièces (en témoigne le recueil Ferdinand Raimunds Lebensdokumente, publié par Richard Smekal en 1920).

La publication de la première édition historique et critique (1924–34) et la correction de la perspective biographique permettent le développement d’études qui envisagent sous un angle nouveau la place de ←43 | 44→l’auteur dans le théâtre populaire viennois et l’histoire littéraire. Selon Wilhelm Bietak (1931), le conflit entre idéal et réalité, caractéristique de « l’état d’esprit du Biedermeier », prend dans l’œuvre de Raimund une forme universelle. Moriz Enzinger (1918–1919), puis Otto Rommel (1952) l’envisagent dans la continuité de la « tradition baroque populaire ». Les études plus récentes révisent ce point de vue : pour Friedrich Sengle (1971–1972, 1980), elle s’incrit dans le contexte du « premier Biedermeier ». Sans négliger sa relation au théâtre populaire viennois, Heinz Kindermann (1940) ne considère plus seulement l’auteur comme un « poète local ». Il montre que les pièces associent imagination et représentation de la réalité, tradition comique et création personnelle, tragique et comique88Humor »), et étudie l’influence des courants baroque, romantique, Biedermeier et réaliste. Cependant, l’analyse est marquée par un vocabulaire biologique et nationaliste89. De plus, le rapport au « réalisme » n’est pas défini précisément. Raimund ne représente-t-il pas plutôt une réalité idéalisée, à laquelle le peuple peut s’identifier90 ? Dans ce contexte, la fonction de l’« Humor » et du « tragi-comique », ainsi que leurs implications génériques mériteraient d’être approfondies. L’analyse de Walter Erdmann (1943) rejoint sur ←44 | 45→plusieurs points de celle de Kindermann, elle s’en rapproche également par le vocabulaire employé. Erdmann met en évidence le mélange des styles baroque, romantique et Biedermeier dans l’œuvre de Raimund, et fait de lui le « grand modèle » de Nestroy, qu’il dévalorise.

Après la Seconde Guerre mondiale, les recherches concernent d’abord les mêmes aspects. Otto Rommel (1952) étudie le rapport de l’auteur à la tradition comique viennoise, mais il tend à idéaliser Raimund et à privilégier une approche psychologique. Le chercheur se focalise sur l’évolution du comique dans le théâtre populaire viennois. Selon lui, le comique nouveau, intériorisé de Raimund succède au comique purement divertissant de ses prédécesseurs. Son jeu, qui associe comique, sentiment et sérieux, suscite moins le rire qu’il n’agit sur l’âme du spectateur et influence fortement la conception des pièces. Raimund « approfondit » également l’univers merveilleux et les formes héritées du théâtre baroque, et il représente dans ses féeries une vision du monde. Il dépasse ainsi le « théâtre du rire91 ». Néanmoins, la dévalorisation de ce dernier et l’emploi de la notion d’« héritage », qui ne rend pas compte du mélange de styles et de thèmes d’origines diverses, empêchent une analyse parfaitement objective. Rommel et Herbert Cysarz (1948) mettent l’accent sur le caractère « métaphysique » de la féerie et font de sa structure « légère » au sens « profond » le moyen d’expression d’une vision du monde, en négligeant le contexte historique et social, pourtant présent dans les images scéniques et les métaphores employées.

Plusieurs chercheurs constatent l’absence de critique sociale. Cependant, l’argent joue un rôle tellement important dans les pièces (Herzmann, 1973 ; Pape, 1988 ; Fortmann, 2014) qu’il est nécessaire de s’interroger sur la représentation de la réalité et la dramaturgie spécifique que permet la transformation de thèmes et d’éléments stylistiques hérités du théâtre baroque et des Lumières. Dans quelle mesure ces aspects – l’illustration du bonheur trouvé dans la modération, de la double structure du monde, dont l’ordre est « voulu par Dieu » et dans lequel les conflits sociaux se résolvent grâce au progrès moral de ←45 | 46→l’individu – sont-ils compatibles avec le contexte de l’époque92 ? Helmut Olles (1954) et Roger Bauer (1987) ont apporté des éléments de réponse, complétés par des travaux plus récents.

Jusqu’au milieu des années 1960, la question de l’originalité et du rapport de Raimund à la tradition comique demeure problématique, notamment en ce qui concerne la langue, le style, la dramaturgie et les genres. Seule l’étude des thèmes et motifs a abouti à des résultats convaincants. Dans les autres domaines, les conclusions sont remises en cause par la prise en considération du contexte social, économique, politique et esthétique dans lequel s’inscrit l’œuvre de Raimund (Prohaska, 1970). Certaines analyses de pièces les étudient au regard de l’histoire des styles et du contexte historique et social (pour AM : Schmidt-Dengler, 1977 ; Geißler, 1980).

Les recherches ultérieures ont révisé et complété ces analyses et interprétations. Grillparzer avait attiré l’attention sur l’influence du théâtre baroque dans l’œuvre de Raimund. Friedrich Sengle (1971–1972, 1980) considère l’auteur comme un « réformateur » ou un « restaurateur » de la dramaturgie baroque, qui rend au merveilleux, à la double structure du monde, au « message » moral et à la représentation allégorique de la féerie le sérieux qu’ils avaient perdu dans les parodies contemporaines. Roger Bauer (1987) se demande si Raimund se contente de reprendre des procédés et des topoi du théâtre baroque ou si l’on peut parler d’une véritable vision du monde baroque. Il montre comment des éléments « anti-baroques » conduisent à une « déconstruction » et à une réinterprétation de la tradition. Pour Ruprecht Wimmer (1984), la dramaturgie de Raimund présente des analogies avec la structure métaphysique du drame jésuite. Cependant, l’ordre du monde ne va plus pour lui de soi. Cet aspect témoigne de sa « modernité ». Friedrich Sengle s’intéresse plus spécifiquement à la transformation Biedermeier d’éléments baroques dans le théâtre de Raimund. Il remet en cause l’idée d’une tradition ininterrompue et préfère parler de « restauration baroque » ; il souligne aussi l’influence de la culture comique du rococo. Comme Roger Bauer, Sengle insiste sur le lien entre les ←46 | 47→dimensions locale et universelle dans les pièces de l’auteur, et il limite le « réalisme » à un « réalisme de détail ». Selon Grete Merck (1927) et Ernst de Laporte (1953), seuls certains thèmes permettent de rapprocher les féeries de Raimund du romantisme allemand. Ils sont combinés à des éléments baroques et envisagés selon une perspective Biedermeier (Holbeche, 1994). Sengle montre toutefois que, si l’auteur peut être considéré comme « romantique » du point de vue du théâtre européen (mélange des styles, de l’imaginaire et de la réalité), son œuvre s’inscrit dans le « premier Biedermeier », avec sa culture spécifique du sentiment et de l’âme. Les pièces de Raimund se caractérisent par un changement de style littéraire et théâtral, ce qui rend leur rapport à la réalité et leur intégration à une période de l’histoire littéraire problématiques.

La classification en genres est un autre aspect central de la recherche sur l’auteur, qui s’appuie sur l’étude des formes et des fonctions du comique. Les contemporains ont employé le terme « Humor » pour désigner l’association, nouvelle dans le théâtre populaire viennois, d’aspects comiques et sérieux dans le jeu et la dramaturgie de Raimund. Cependant, la notion a été utilisée sans distinguer entre disposition mentale d’une part et esthétique théâtrale, structure dramatique, mode de représentation de la réalité d’autre part. Jürgen Hein a examiné dans trois articles (1982, 1983, 2001) la place et la fonction (dramaturgique, pédagogoque, réconciliatrice ou critique) du comique dans la conception sérieuse et éducative de Raimund. En se référant aux dénominations employées par l’auteur, qui voulait ainsi souligner son originalité, Rommel répartit les pièces en trois genres : « féeries parodiques », Besserungsstücke et « féeries sérieuses et comiques ». Cette classification pose problème parce que les frontières entre les genres sont fluctuantes. L’illustration d’un modèle moral rappelle la comédie larmoyante. L’association du « tragique » et du comique a également conduit à qualifier les pièces de « tragi-comédies » ou de « contes de fées dramatiques » (Märchendrama). Cependant, le théâtre de Raimund, qui relève à la fois de la littérature, de la tradition des mimes et de la pratique quotidienne du théâtre populaire, semble échapper à une classification étroite en genres littéraires.

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La place de l’auteur dans l’histoire des styles littéraires et l’histoire sociale a longtemps été négligée. Ian F. Roe analyse dans un article (1990) la transgression des conventions du théâtre populaire. Alfred Ziltener met en évidence le changement de fonction du personnage comique dans le théâtre populaire viennois (1989). Johann Sonnleitner (1996), Beatrix Müller-Kampel (2003) et Eva Maria Ernst (2003) replacent cette évolution dans le contexte politique, idéologique et culturel du XVIIIe siècle, mais n’abordent l’œuvre de Raimund que de manière marginale. Sengle évalue à la fin du chapitre qu’il consacre à l’auteur la pertinence du concept de « poète populaire ».

Certaines mises en scène récentes ont révélé la dimension « politique » des pièces. Imagination, merveilleux et rêve ne signifient pas nécessairement une fuite dans l’illusion, ils peuvent aussi être le moyen de se distancier d’une réalité insatisfaisante. Rolf Geißler montre dans son analyse d’AM (1980) et de V (1986) que ces éléments permettent une représentation critique de certains aspects de la société. Volker Klotz (1976) qualifie MF de « grande métaphore scénique de l’expérience contemporaine93 » des Viennois. Le motif baroque de la Fortune devient une « métaphore du capitalisme » (Scheit, 1995). Michael Wachsmann (1975) envisage les différents registres de langue comme des « niveaux de jeu ». Il complète et révise les conclusions auxquelles parviennent Gunther Wiltschko (1973), qui étudie la dramaturgie de Raimund, mais sans prendre en compte le contexte, et Frank Schaumann (1970), concernant le domaine « mythique ». Wachsmann montre que les niveaux de langue et de jeu reflètent la hiérarchie sociale. Il déduit de son analyse historique et sociale que Raimund est à tous égards un auteur politique et conclut à son soutien à l’ordre conservateur, relativisant l’interprétation de Klotz. Plus récemment, ce point de vue est défendu par Dorothy James (2002). Au contraire, Johann Sonnleitner (2001) met au jour la « poétique de l’indirect » que la censure et ←48 | 49→les conditions de production du théâtre populaire conduisent Raimund à développer dans ses féeries (2001). Et Matthias Mansky montre comment le concept de « dramaturgie du choc » peut s’appliquer à celles-ci (2007).

Les études menées depuis le début du XXIe siècle mettent ainsi en évidence la complexité de la dramaturgie de Raimund (voir aussi Hein, 2001), rompant définitivement avec l’image « sentimentale » d’un auteur Biedermeier. À côté des monographies de Günther Holtz (2002) et d’Ian F. Roe (2010), les Raimund-Symposien organisés dans le cadre des Wiener Vorlesungen (Ehalt et Hein, 2004, 2007) et la préparation de la nouvelle édition critique (dont le premier volume a paru en 2013 et le deuxième en 2019, rassemblant la moitié des pièces) ont permis d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche. La question de l’état des textes rendait celle-ci indispensable94.

Aucune pièce n’a été publiée du vivant de Raimund, afin d’éviter les représentations sans son autorisation95, qui auraient été, dans le cas contraire, légalement possibles et qui lui auraient fait perdre le contrôle sur les mises en scène et traductions, mais aussi les honoraires qu’il pouvait percevoir en négociant lui-même les manuscrits96. Après sa mort, les éditions des œuvres complètes s’appuient sur des états des textes différents97. ←49 | 50→Johann Nepomuk Vogl (1837) édite les manuscrits de théâtre et des tournées légués par Antonie Wagner à la mort de Raimund. L’édition d’Eduard Castle (1903) correspond en grande partie à celle de Vogl98. Karl Glossy et August Sauer (1881, 1891) recourent aux premiers manuscrits de Raimund99, acquis par la Wiener Stadtbibliothek (aujourd’hui WBR) à la mort d’Antonie Wagner (25 mars 1879), et se réfèrent aux manuscrits de théâtre lorsque le texte est lacunaire ou contradictoire. Ils donnent certes des variantes mais ne décrivent pas les manuscrits, si bien qu’il est difficile d’identifier le texte original, ceux-ci ayant été modifiés plusieurs fois. Gottfried Riedl s’appuie sur GS pour son édition des œuvres séparées100 (au nom de la Raimundgesellschaft, 2001–2006). Fritz Brukner et Eduard Castle (1924–1934) choisissent, pour l’édition historique et critique en six volumes (Historisch-kritische Säkularausgabe), le « texte de la première représentation101 », qu’ils pensent trouver dans la « Urabschrift corrigée ». La « Urabschrift » est le texte rédigé par un copiste à partir du manuscrit autographe, qui était revu par Raimund pour la « première copie » (« Erste Abschrift »), laquelle servait ensuite de base aux manuscrits de censure et de théâtre102. Lorsqu’elles ne sont pas conservées, ils utilisent les manuscrits de théâtre les plus proches dans le temps. Et ils se réfèrent aux ←50 | 51→manuscrits autographes et à ceux de censure (ou encore à d’autres qui leur semblent valables) pour rectifier les erreurs des copistes et compléter les manuscrits de théâtre. Ils prennent ainsi en compte toute l’histoire du texte dans les manuscrits disponibles, depuis les premiers, de la main de Raimund, jusqu’à ceux de théâtre et des tournées103. Le projet ne put malheureusement être entièrement réalisé et l’appareil critique dut être réduit, pour des raisons économiques en particulier104, empêchant l’accès à des sources importantes (comme les manuscrits de scène). Objectant que Brukner et Castle proposent un texte compilé, qui n’aurait jamais été joué comme tel105, Franz Hadamowsky recourt pour son édition en deux volumes (1971) aux manuscrits de la première représentation (« Erste Abschrift »), autorisés par l’auteur et approuvés par la censure, ou, en leur absence (BZ, DG), à ceux qui en sont les plus proches106. La nouvelle édition historique et critique présente « pour la fois fidèlement107 » les manuscrits autographes, ainsi que les variantes et la réception : « Il s’agit de reconstruire la genèse de chaque texte de théâtre et de rendre compréhensibles les différences entre textes authentiques et autorisés108. » Le premier volume, paru en 2013 (Hein et Obermaier), réunit BZ et DG, le deuxième, en 2019 (Hüttner), MF et GF. Trois volumes supplémentaires sont prévus, consacrés aux quatre féeries restantes, aux lettres, aux ajouts à des pièces de collègues et à d’autres textes.

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Raimund est avant tout un homme de théâtre, un « praticien » de la scène. Le contexte politique, économique, social et culturel d’une part, l’expérience du théâtre populaire viennois d’autre part, sont déterminants pour la conception de ses pièces. Raimund débute sa carrière comme acteur en 1808–1809. Il joue d’abord dans de petites troupes ambulantes en Hongrie109, avant d’être engagé au Theater in der Josefstadt (1814–1817) puis au Theater in der Leopoldstadt (1817–1830), où il a prélablement effectué des tournées, ainsi qu’au Theater an der Wien. Il interprète principalement des rôles d’intrigants et de vieillards comiques (en province), d’intrigants, de tyrans et de personnages comiques « locaux » (Josefstadt)110. Durant les premières années, Raimund imite des modèles célèbres : pour les drames, les grands acteurs du Burgtheater, comme Ferdinand Ochsenheimer (1767–1822) ; dans le registre comique, ceux du Theater in der Leopoldstadt, Johann La Roche, Anton Hasenhut et Ignaz Schuster111. La concurrence avec ce dernier a certainement favorisé l’émergence d’un style de jeu personnel chez Raimund112. Jusqu’en 1818, il reprend, à de rares exceptions près113, des rôles existants ; de 1817 à 1823, ils sont au contraire écrits la plupart du temps pour lui114. Dès 1813–1814, la critique théâtrale loue son talent polyvalent115, surtout lorsqu’il n’imite pas, mais développe son ←52 | 53→propre jeu116, et salue son évolution vers le comique « local » (autour de 1817), ce que Raimund déplore dans un premier temps117. Elle souligne, à partir de 1816 environ, la subtilité et la nouveauté de son style, qui unit le comique et le sérieux, l’art et la nature, et se caractérise par sa vérité psychologique118. En revanche, son jeu avec le public, pourtant habituel dans le théâtre populaire, est blâmé à plusieurs reprises119. Raimund est particulièrement apprécié dans les rôles où il change plusieurs fois de costume, que Meisl (dès août 1819 avec Die beiden Spadifankerln), Gleich et Bäuerle écrivent pour lui et qui mettent en valeur son don « protéen120 ». Mais surtout, il se distingue par la mélancolie qui imprègne son jeu et lui permet d’interpréter des caractères, plutôt que des types. Costenoble écrit le 20 avril 1824 dans son journal :

Même en proie à l’humeur la plus espiègle, il ne heurte jamais la bienséance, parce que son comique est empreint d’une noble tristesse, qui fait de cet acteur non un bouffon, mais un acteur au comique subtil [Humorist] souffrant, qui veut apaiser sa peine en l’épanchant121.

S’il faut se garder d’identifier l’acteur à ses rôles et de tirer de la biographie des conclusions quant au jeu122, l’évolution du comédien Raimund ←53 | 54→a des implications certaines pour la dramaturgie de ses féeries123, qu’il détermine en tant qu’auteur, acteur, metteur en scène (dès 1816 au Theater in der Josefstadt, 1821 au Theater in der Leopoldstadt124) et directeur de théâtre (Leopoldstadt, à partir du 17 avril 1828).

Tout au long de sa carrière, Raimund fut confronté à la censure et parfois condamné par la justice125, et il eut à subir dans sa vie personnelle et professionnelle le poids de la morale bourgeoise du public126. Au printemps 1818, il a une relation avec l’actrice Therese Grünthal, qui le quitte peu après. Lorsqu’il l’aperçoit au théâtre avec un autre homme, ils se disputent et Raimund la bat devant témoins. L’acteur, qui s’était déjà fait remarquer par ses improvisations interdites et son « comportement immoral » (il vivait avec Therese Grünthal) est condamné à trois jours de prison127. Cette affaire a encore des conséquences dix ans plus tard, quand la question de l’adéquation de son caractère avec la fonction de directeur du Theater in der Leopoldstadt est soulevée128. En 1820, Raimund a une relation avec l’actrice Luise Gleich, la fille de Josef Alois Gleich129. Bien que déjà amoureux d’Antonie Wagner (rencontrée ←54 | 55→au début de l’année 1819), il accepte par honneur de se marier avec elle, d’autant plus qu’elle est enceinte. Un scandale éclate lorsqu’il ne se présente pas à la cérémonie. Le public lui retire sa faveur. Poussé par des pressions privées et officielles, il est contraint au mariage le 8 avril 1820. Le public célèbre la première apparition du couple sur scène comme le triomphe de la « morale ». Après une séparation en juillet 1821, le divorce est prononcé le 22 janvier 1822130. Raimund avait retrouvé Toni Wagner dès juin 1820. Cependant, le droit autrichien n’autorisait pas les catholiques divorcés à se remarier. Ils durent imaginer une autre forme d’union131. Les parents de la jeune femme ne la reconnurent qu’en 1827 et leur permirent d’habiter un appartement de leur maison en 1830. Le couple, constamment tourmenté par la jalousie, n’eut que d’éphémères moments de bonheur.

Raimund commence à écrire ses propres pièces en 1823 parce qu’il est insatisfait des rôles que lui proposent les auteurs dramatiques du Theater in der Leopoldstadt. Il déplore dans une lettre de 1821 à Antonie Wagner :

Avec nos auteurs, c’est de pire en pire, ils pratiquent leur art uniquement pour gagner de l’argent, non pour l’honneur, et c’est désespérant de lire tous ces navets132.

Ses écrits révèlent une tension entre une approche pragmatique du théâtre populaire et un idéal artistique133 : tantôt Raimund envisage le théâtre comme un « métier », tantôt il parle avec fierté de son « art134 », ←55 | 56→se considère comme un « poète » et son ambition est telle qu’elle lui attire les moqueries de ses collègues, notamment d’Adolf Bäuerle135. De même, sa position par rapport au théâtre « commercial » de son époque est ambivalente : Raimund souhaite écrire des pièces exigeantes et en même temps divertissantes et à succès ; il ne veut pas se soumettre à la volonté du public du « théâtre du rire », mais il écrit pour lui et joue avec lui. Bien que dépendant artistiquement et financièrement de celui-ci136, il ambitionne un théâtre qui soit une institution esthétique et morale137.

Quelle marge de liberté Raimund possédait-il dans le théâtre populaire viennois soumis à la censure, au goût du public, à la nécessité d’une rentabilité financière, pour créer une œuvre propre ? Son ambition « artistique » était-elle compatible avec le « théâtre du rire » ? Ce travail s’intéresse à la manière dont l’auteur reprend et transforme les éléments comiques traditionnels, en donnant à ses féeries une dimension littéraire, morale et sérieuse. Son entreprise repose sur une conception nouvelle de la comédie, elle entraîne une approche originale de la dramaturgie et du jeu, qui modifie le rapport au public. Il s’agira d’étudier la place respective du comique et du sérieux dans les pièces, la fonction qu’ils remplissent, le rôle qu’ils jouent dans la représentation de la « réalité » (qui sera à définir) par la féerie, enfin le type de relation au public qu’ils instaurent. Afin d’en évaluer la nouveauté, il faudra préciser la conception du théâtre populaire à cette époque grâce aux recensions des critiques, aux écrits théoriques d’auteurs dramatiques, aux dictionnaires de théâtre. Se pose aussi la question de la réception par le public : comment celui-ci a-t-il réagi face aux nouvelles « règles du jeu », a-t-il accepté ou non de changer sa position et ses attentes ? ←56 | 57→L’analyse tentera de déterminer dans quelle mesure Raimund parvient effectivement à créer une comédie populaire d’un genre nouveau, qui fait une place au sérieux à côté du comique et intègre les principaux aspects de la culture de l’époque. Ceci permettra de reconsidérer la place de l’auteur dans l’histoire du théâtre populaire viennois, en corrigeant la vision traditionnelle d’un achèvement – à la fois apogée et point final –, mais aussi de situer son œuvre dans le théâtre autrichien et européen de l’époque. À la différence de la plupart des travaux publiés jusqu’aux années 2000 environ, l’étude s’appuiera prioritairement sur les premiers manuscrits de Raimund, présentés dans la nouvelle édition critique (HKA138), conservés et numérisés par la WBR139, en les comparant avec les manuscrits de théâtre. Ces sources permettront de réexaminer les emprunts de l’auteur à la tradition comique viennoise, sa position dans le théâtre populaire de son temps et la nouveauté de sa conception, mais aussi de préciser voire de réviser son rapport à la censure – soumission ou défi artistique140 ? –, et enfin de compléter les analyses du langage scénique spécifique, « indirect » ou « crypté », que le système de surveillance et de répression oblige l’auteur à développer.

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Mis à part quelques remarques sur les auteurs dramatiques contemporains, il existe peu de documents programmatiques et esthétiques de Raimund. Les nombreuses lettres ne renseignent pas davantage sur sa position vis-à-vis des questions politiques et sociales de l’époque, seul en ressort un catholicisme assez conventionnel. Une partie des manuscrits (poèmes, ébauches, lettres), qui paraissaient certainement sans valeur aux sœurs d’Antonie Wagner, la légataire universelle, a sans doute été perdue après la mort de celle-ci141. Les poèmes semblent avant tout le fruit de l’inspiration du moment. L’œuvre de Raimund réunit des influences diverses, qu’elle intègre, mêle et transforme. Elle possède en outre un caractère « expérimental », qui se manifeste par des nouveautés plus ou moins reconnues comme telles et valorisées, et des reprises, même dans les pièces plus tardives. Pour cette raison, il serait inadéquat de l’envisager en termes de progrès. L’analyse portera sur les domaines qui constituent les principales sources de comique dans les féeries du théâtre populaire viennois (l’étude de la langue sera intégrée à chaque partie) : l’action, les thèmes et motifs, le cadre spatio-temporel et la structure dramatique ; l’univers merveilleux des fées, esprits, magiciens, dieux, déesses, génies et les allégories ; enfin les personnages comiques. Il s’agira d’étudier leur transformation et le changement de leur fonction, suivant la visée « littéraire », sérieuse de Raimund, et d’explorer les conséquences qui en résultent pour la nature, la place et le rôle du comique et du sérieux, en termes de compatibilité ou d’exclusion, de concurrence ou de conjonction des effets. L’analyse s’attachera à montrer l’émergence d’un nouveau type de comique, qui possède des enjeux différents (notamment comme mode d’appréhension et de représentation de la réalité) et qui modifie le rapport au public. Ceci permettra de donner une caractérisation plus précise de la comédie populaire créée par l’auteur et d’évaluer sa réussite dans le contexte politique, social et culturel de son époque.


1 Carl Ludwig Costenoble, Aus dem Burgtheater 1818–1837. Tagebuchblätter des weil. k. k. Hofschauspielers und Regisseurs, éd. par Karl Glossy et Jakob Zeidler, 2 vol., Vienne, Konegen, 1889, t. II 1830–1837, p. 300 (20/10/1836) : « Localkomik ? Volkstheater ? – Ich will gar keine Localstücke schreiben, und nichts wissen von Volkstheater. » Les comédies « locales » mettent en scène des personnages, lieux, coutumes de Vienne ou d’Autriche, avec leur langue spécifique.

Résumé des informations

Pages
726
Année
2021
ISBN (PDF)
9783034342001
ISBN (ePUB)
9783034342018
ISBN (MOBI)
9783034342025
ISBN (Broché)
9783034341820
DOI
10.3726/b17613
Langue
français
Date de parution
2020 (Décembre)
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 726 p.

Notes biographiques

Fanny Platelle (Auteur)

Fanny Platelle, ancienne élève de l’ENS Fontenay-Saint- Cloud et agrégée d’allemand, est maître de conferences en Études germaniques à l’Université Clermont Auvergne. Son domaine de recherches est le théâtre viennois du XIXe siècle et la circulation des textes dramatiques entre Paris et Vienne.

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Titre: Ferdinand Raimund et le renouvellement de la féerie viennoise
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