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La question de l’auteur en littératures africaines

Actes du 14e Congrès de l’APELA à Aix-la-Chapelle, 22 au 24 septembre 2011

de Anne Begenat-Neuschäfer (Éditeur de volume) Catherine Mazauric (Éditeur de volume)
©2015 Comptes-rendus de conférences 228 Pages

Résumé

Le 14e Congrès de l’Association pour l’étude des littératures africaines (APELA) entendait poser la question de l’auteur dans le champ spécifique des littératures africaines (domaines francophone et lusophone notamment). Après la question de l’« invention » de l’auteur africain, des raisons et des opérations qui la rendraient possible, il convient en effet de se pencher sur les instances de légitimation de l’auteur africain et de son œuvre : outre les éditeurs du « centre », les collections patrimoniales, les prix littéraires, les festivals, salons et rencontres littéraires, la critique littéraire, les médias audio-visuels et jusqu’aux réseaux sociaux jouent aujourd’hui un rôle dans la « fabrique » de l’auteur reconnu. Les contributions réunies ici examinent enfin la négociation, dans le contexte africain, entre les figures et postures d’auteur et l’insistante question de l’oralité anonyme et collective.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur/l’éditeur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Préface
  • Introduction
  • Première partie. Fabrique de l’auteur, postures, mises en scène
  • L’auteur, entre instance éditoriale et autonomie de création
  • L’auteur et ses « nègres » : le cas de Sony Labou Tansi
  • Postures et impostures – Le cas de Camara Laye
  • Jouer la carte nègre : la réception conditionnée des littératures africaines
  • Posture d’auteure contemporaine et dispositif médiatique – Le paradoxe Angot/Beyala
  • Deuxième partie. Figures d’auteur
  • Être auteur dans une littérature sans maîtres nationaux : le cas du Maghreb
  • Auteurs igbo (Nigeria) : du choix de la langue
  • Émergence de nouveaux paradigmes littéraires en Afrique subsaharienne : le cas de Dambudzo Marechera
  • Comment être « un auteur classique » lorsqu’on est écrivain camerounais ?
  • Es’kia Mphahlele : un auteur « classique » ?
  • Troisième partie. L’auteur, un singulier pluriel
  • Quand l’auteur « tue » le critique ! L’autocritique chez deux auteurs swahili
  • Auteurs en partage
  • Conte ou mécompte d’auteur ? Birago Diop et Blaise Cendrars
  • Griot, conteur ou mpikabary, personnages africains en quête d’auteur
  • Bibliographie
  • Index nominorum
  • Notices biographiques

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Jérôme ROGER

Université Bordeaux-Montaigne

Préface – « Gardons-nous de suivre la pensée d’un auteur »

Gardons-nous de suivre la pensée d’un auteur (fût-il de type Aristote), regardons plutôt ce qu’il a derrière la tête, où il veut en venir, l’empreinte que son désir de domination et d’influence, quoique bien caché, essaie de nous imposer.

Henri Michaux1

Lorsque, au début des années 1930, Michaux écrivait ces lignes subversives aussi sérieuses que facétieuses, il n’imaginait pas à quel point la question de l’auteur serait considérée comme une vieillerie par la théorie littéraire ou la French theory des années soixante et soixante-dix. Cette question typiquement française, le poète belge francophone l’aura toujours considérée avec méfiance. Qu’est-ce, en effet, qu’un « grand auteur » sinon celui dont le nom apparaît dans les manuels de littérature publiés à Paris, sous le contrôle de l’Education Nationale2 ? Or dans ces années soixante, la théorie littéraire ne pouvait pas accorder d’avantage d’attention à la question de l’auteur dans le champ des littératures africaines francophones, pour des raisons à la fois socio-historiques et théoriques qu’il serait trop long d’examiner ici, mais qu’il convient d’avoir à l’esprit. J’en retiendrai deux.

La première, d’ordre historique, tenait à l’identification de la France comme République des Lettres3 jusque dans le troisième quart du XXe siècle (disons entre 1950 et 1975), ← 9 | 10 → comme s’il allait alors de soi que « les auteurs du patrimoine » ou les auteurs des programmes scolaires faisaient corps avec l’histoire de la nation : or, on voit par contraste que la question de la légitimation nationale des auteurs en contexte africain est précisément au centre de plusieurs des contributions qui suivent. Le détour africain ferait donc entendre un non-dit de la conscience patrimoniale française.

La seconde raison, d’ordre théorique, est liée comme on sait à l’émergence puis au triomphe d’un champ de recherche neuf à l’époque, celui de « la poétique », qu’avait cependant commencé à sérieusement défricher Valéry avant la Seconde Guerre mondiale dans son cours trop oublié au Collège de France4. Gérard Genette ne fera que systématiser et formaliser sous le nom de « texte » cette « critique pure »5 des œuvres qui peut faire l’économie de l’instance de l’auteur. S’agissant en effet de définir l’essentialité de la littérature, « l’auteur », en tant que personne assumant la paternité morale, psychologique, de l’œuvre, devenait une figure encombrante, sinon parasite. Voire même « bourgeoise », comme on a pu l’entendre dans cette savoureuse langue de bois marxiste des campus universitaires des années 1970.

Ces combats, liés en grande partie aux luttes de pouvoir au sein de l’université d’alors, peuvent aujourd’hui sembler derrière nous, si j’en crois le nombre d’ouvrages qui depuis dix ans tentent d’en faire l’histoire. Dans un contexte qui voit même refleurir un certain « sens commun » aux dépends de la théorie littéraire6, on pourrait alors paraphraser Saint-Just en disant que la question de l’auteur parvient à se faire passer pour une idée neuve en France. Seulement, cette idée de « l’auteur » est devenue à ce point trouble et composite à force d’avoir été passée au crible des sciences humaines et des sciences du langage, qu’il n’est plus possible de la considérer de façon naïve et univoque, notamment sous le seul angle de « la vie de l’écrivain », telle que la racontaient les anciens manuels de nos lycées.

Il n’est plus possible non plus de faire de l’auteur une entité transcendante, du fait notamment de l’engouement du public français pour les plateaux de télévision où défilent des écrivains aussi vite oubliés qu’encensés, même si certains – rien de moins sûr – seront quantitativement lus davantage. ← 10 | 11 →

Il n’est guère moins aisé d’aborder un auteur sans une cohorte d’images, de témoignages et de documents divers, qui en font peu ou prou ce que Barthes appelait un « mythe » conforme aux attentes et aux fantasmes de nos sociétés où la culture est devenue un ingrédient de la consommation industrielle.

Il y aurait enfin à s’interroger sur le genre en plein essor de la biographie d’écrivain qui, le plus souvent, dit tout et même plus de l’auteur, mais ne fait bien souvent que laisser béante la question même de l’œuvre. Il n’est pas sûr en effet que la biographie d’un poète comme Rimbaud ou Queneau soit nécessairement et dans le même temps une vie de l’écriture. Il semble en revanche que la biographie que Jean-Michel Djian a consacrée à Ahmadou Kourouma7 éclaire non seulement la genèse d’un écrivain ivoirien, mais analyse également la fabrique ambiguë d’un auteur francophone qui aura accompli le détour du Québec et de la Belgique avant d’être édité et reconnu en France, c’est-à-dire à Paris. Dans ce meilleur des cas, la figure de l’auteur devient une sorte de puzzle socio-économique et idéologique qu’il appartient à la critique de reconstruire.

À partir de cette image du puzzle, il me semble possible de réfléchir à quelques instances de légitimation auxquelles on pense le moins car elles sont devenues trop évidentes, et qui sont banalement celles du lecteur, du texte, de la langue. Et cette fois je prendrai mes exemples chez deux écrivains d’expression française, tous deux atypiques mais pour des raisons différentes ; l’un est né à Namur en 1899, il s’appelle Henri Michaux tout en signant le plus souvent de ses initiales – H.M., l’autre est né dans un faubourg d’Orléans en 1873, soit deux ans après l’écrasement de la Commune de Paris et le début de la IIIe République, son nom est Charles Péguy, mais il usera souvent de pseudonymes pour remettre en cause l’idée d’une supposée identité entre l’homme et « l’auteur ».

I. Le cas H.M. : je ne suis pas « l’auteur »

Michaux aura élevé l’art de la préface et de la postface au rang de véritables leurres, moins destinés à tromper le lecteur (ou à le séduire) qu’à le déprendre de toute identification simpliste entre l’auteur et l’état-civil de l’écrivain. Autrement dit, lorsqu’il ne signe pas « H.M. » pour effacer un patronyme qu’il déteste, il préfère parler de « lui » à la 3e personne, comme en 1948, dans la Préface de Ailleurs : « L’auteur a vécu très souvent ailleurs : deux ans en Garabagne, à peu près autant au pays de la Magie, un peu moins à Poddema. Ou beaucoup plus. Les dates précisent manquent ». Dans une notice biographique publiée en 1959, et ← 11 | 12 → rédigée comme une fiche de renseignements lapidaires – Quelques renseignement sur cinquante-neuf années d’existence –, il note l’aversion pour son appartenance belge (« 1922 : Belgique définitivement quittée »), puis le refus de toute patrie : « 1929 : il voyage contre. Pour expulser de lui sa patrie, ses attaches de toutes sortes et ce qui s’est en lui attaché de culture grecque ou romaine ou germanique ou d’habitudes belges. Voyages d’expatriation ». Plus tard, il refusera de figurer dans des anthologies de littérature belge et récusera toute tentative d’annexion nationale, traînant son nom comme un boulet : « Il continue de signer de son nom vulgaire qu’il déteste, dont il a honte, pareil à une étiquette qui porterait la mention ‘qualité inférieure’ ». Michaux, outre l’expatriation devenue projet poétique de l’écrivain, incarne le malaise du voisin wallon tout proche de la France que ses manières et son éducation (études en flamand) renvoient à son statut d’étranger sinon d’inférieur. Assimilé à la France et aux réseaux de la NRF à partir de 1925, Michaux, à l’inverse de Ramuz, jeune écrivain suisse qui, à la même époque, refusera toute assimilation avec le milieu littéraire parisien, se construira une position d’auteur indigène des Alpes suisses jamais tout à fait assimilable, toujours excentré.

Avec le rejet national, avec l’aversion familiale, Michaux, dès la postface de Plume en 1933, peut alors se vivre comme un être du Lointain intérieur, obsédé par la question de l’hérédité dont il rêve viscéralement de s’affranchir : « J’ai plus d’une fois, senti en moi des ‘passages’ de mon père. Aussitôt, je me cabrais ».

Fasciné par le fait même de l’étrangeté à soi-même, « l’auteur » peut alors faire appel au lecteur dans un jeu de miroir toujours plus exigeant, qui est l’un des ressorts de la lecture de son œuvre. De là découle cette longue propédeutique de l’émancipation qui fait sans doute de Michaux, auteur, un grand moraliste qui refuse (dit-il) d’exercer toute autorité sur son lecteur :

Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé. Et qu’importe ? […]

Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi ?

Si l’on peut dire que Michaux se défie de la notion réaliste d’auteur pour des raisons qui tiennent de sa situation excentrique tant du point de vue national que linguistique, rien de tel avec Péguy qui, à première vue, connaît le parcours d’excellence d’un écolier français d’origine pauvre, boursier de la République admis en fin de parcours à l’École Normale Supérieure. Or, comme on sait, ce bon élève, au lieu de passer l’agrégation de philosophie, deviendra l’éditeur ardent de la cause dreyfusiste dans Les Cahiers de la quinzaine de 1900 à 1914, année de sa mort, et l’auteur improbable d’une œuvre en grande partie posthume. Celle-ci aura réinventé la perception que l’on avait du texte et par ← 12 | 13 → conséquent de la lecture, en soulignant l’écrasante responsabilité du lecteur envers l’auteur.

II. Péguy ou l’auteur à l’état naissant

La réalité est donc complexe, et Péguy, dont on peut dire qu’il ne fait rien comme tout le monde et que – je cite ici l’Abécédaire de Gilles Deleuze –, « jamais personne n’écrira comme lui », demeure un auteur intempestif, encore mal connu aujourd’hui. Sa philosophie politique emprunte les chemins de la confession, son théâtre débouche sur des poèmes sacrés en vers libres, Les Mystères, son autobiographie spirituelle prend la forme d’une ballade médiévale, Les Ballades du cœur qui a tant battu8. Au rebours du pèlerin de Chartres jadis récupéré par la droite catholique, Péguy est devenu irrécupérable, tant sa prose parlée est traversée par des voix multiples et contradictoires. Ce qu’il apporte, pour sa part, à la notion d’auteur paraîtra, je le crains, déplacé, incongru, scandaleux, puisqu’il y introduit tout simplement la question du « génie », dont il dit que l’auteur lui-même ne peut rien savoir :

comment ne pas en croire l’auteur même quand il nous commente sa propre ancienne œuvre ; il doit savoir, puisque c’est lui qui l’a faite.

Non, bonnes gens, ce n’est pas lui qui l’a faite, c’est un autre que lui, c’est un génie qui demeurait en lui : demandez plutôt à ce même Corneille ; le génie qui résidait en cet homme a pu mourir avant la mort de cet homme […], ce génie n’étant nullement aux ordres de cet homme.9

Mais pourquoi, objectera-t-on, réintroduire la présence du génie dans un colloque puis un ouvrage consacré à l’auteur dans les littératures africaines ? Peut-être pour rappeler que le génie n’étant pas aux ordres de l’auteur, il peut d’autant mieux aider puissamment à le redéfinir : je pense en particulier à ce chef-d’œuvre plusieurs fois censuré qu’est Le devoir de violence10. Pour en rendre compte la question soulevée par Péguy du dédoublement, du triplement de la personnalité aurait toute sa pertinence. Je pense également à l’effet produit par L’Étrange Destin ← 13 | 14 → de Wangrin11 dont l’auteur, Hampâté Bâ, a toujours dit que le véritable auteur n’était autre que… Wangrin lui-même et toute la tradition orale qu’il incarne. Dédoublement de personnalité ? – Je ne sais. Ce qui est sûr c’est que le « génie » de ce récit, s’il n’est certes pas d’ordre surnaturel, dépasse cependant infiniment la position de l’auteur dans la mesure où l’écriture est tout entière traversée par une dimension d’oralité qui vient de beaucoup plus loin, dimension devenue étrangère, mais néanmoins perceptible à des lecteurs rationalistes européens d’aujourd’hui.

Dans un texte posthume terminé en 1913, Clio, Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Péguy est revenu longuement sur l’identité présumée de l’auteur pour la contester en des termes qui sont très en avance sur son temps :

Saurons-nous jamais combien de fois et en combien de langages et sous combien de formes l’œuvre s’est jouée avant que de tomber sur le papier […] d’autant qu’il est bien rare, dit-elle, que la main de l’auteur marche comme sa tête. […] Mais l’auteur, s’il est vraiment un auteur vit dans un affleurement perpétuel de textes. […] Une masse énorme, (et non pas seulement des pensées), des mondes veulent à chaque instant passer par la pointe de sa plume. C’est un océan qui doit, qui veut s’écouler par une pointe. Or il ne peut passer à la fois, que l’épaisseur, que la largeur d’une pointe. Comment s’étonner que les vagues se pressent. Des ombres innombrables, une masse énorme d’ombres veulent boire ce sang sur le bord de la tombe. Or elles ne peuvent boire que une à une et l’une après l’autre. Comment s’étonner que les ombres se pressent. Elles veulent toutes passer par cette pointe qui est leur point d’insertion dans la réalité. Nous le sentons très bien quand nous lisons dit l’histoire.12

Péguy rejoint ici Michaux. Il sait que la plume de l’auteur n’attend pas après « sa pensée ». Nous ne sommes pas très loin non plus des modernes notions d’intertextualité et de polyphonie qui nous sont devenues si familières que nous en oublierions presque l’essentiel, à savoir le potentiel tragique de ces notions. En effet, loin de s’attarder sur « la mort de l’auteur », Péguy montre très bien comment l’auteur est plutôt un survivant, le rescapé d’une sourde bataille entre voix immémoriales dont la plume ne recueille que l’écho. De là le « risque effrayant pour l’auteur » d’être mal lu, ainsi que « l’effroyable responsabilité » du lecteur et le « contrat où nous sommes liés sans qu’on nous ait demandé notre avis » :

D’une part, de son côté l’auteur met l’œuvre. De l’autre part, de notre côté nous apportons toute la mémoire du monde, nous mettons la commune mémoire du monde, ← 14 | 15 → nous mettons la commune mémoire de la commune humanité. Nous mettons cette commune mémoire, si précaire, si puissante, qui incessamment se fait et se défait.13

Résumé des informations

Pages
228
Année de publication
2015
ISBN (PDF)
9783653045796
ISBN (ePUB)
9783653977523
ISBN (MOBI)
9783653977516
ISBN (Broché)
9783631654316
DOI
10.3726/978-3-653-04579-6
Langue
français
Date de parution
2015 (Juillet)
Mots clés
africa francophonie littérature contemporaine
Published
Frankfurt am Main, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, 2015. 228 p., 8 ill. en couleurs

Notes biographiques

Anne Begenat-Neuschäfer (Éditeur de volume) Catherine Mazauric (Éditeur de volume)

Anne Begenat-Neuschäfer est titulaire de chaire à l’Institut de Philologie Romane de l’Université d’Aix-la-Chapelle (RWTH Aachen, Allemagne) depuis 1998 et spécialiste des littératures belges et africaines d’expression française (Afrique de l’Ouest). Elle s’intéresse à une approche comparatiste des littératures africaines, tant française que portugaise. De mars à mai 2015, elle a été professeure invitée au Labex TransferS, Rue d’ Ulm, Paris. Catherine Mazauric est professeure de Littérature contemporaine d’expression française à l’Université d’Aix-Marseille. Ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée de Lettres modernes, elle a auparavant exercé dans différents établissements d’enseignement supérieur en Afrique de l’Ouest, puis à l’Université Toulouse-Le Mirail. Spécialiste des littératures francophones des Suds (en particulier d’Afrique subsaharienne), elle s’intéresse également aux relations entre littératures et migrations.

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