L’instinct du Sens
Essai sur la ‘naissens’ de la parole
Résumé
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur/l’éditeur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Liste des symboles et acronymes
- Remerciements
- Avant-propos
- De bonnes conjectures valent mieux qu’un interdit
- Tour d’horizon
- Tout à la gêne …
- La cognition, qu’est-ce à dire ?
- L’héritage des Lumières
- Est-ce que penser, c’est calculer ?
- La communication est-elle marginale ?
- Une aimable disposition
- Externaliser : un comportement causal
- La servitude du code
- L’organe vocal et sa fonction primitive
- Une tournure d’esprit
- Notes
- Références bibliographiques
- Chapitre I. L’Homme est un animal qui a perdu son langage
- Le singe et sa rengaine
- L’arrière-scène
- Une performance réflexive
- Une performance signalétique
- L’interjection primale
- L’émotion rendue utile
- Ce qui tranche ne fait pas toujours mal
- L’avant-signe langagier
- Un vestige grammatical
- L’âge de pierre
- Un tournant majeur
- La domestication du feu
- A propos du gène FOXP2
- En somme …
- L’Instinct Animal de la Communication (IAC)
- Le délitement de la rengaine
- L’hérédité régressive
- Divers autres scénarios
- Le temps de la cacophonie
- Le babil primitif
- Des notes ou des phonèmes ?
- L’imitation du cri animal
- Une longue période de chevauchement
- Questions d’anatomie
- Le bricolage du tractus vocal par exaptation
- D’autres exaptations ?
- Une mégalopole cérébrale où circule le sens
- Les phones orphelins
- Le décalage initial
- L’aiguillon du sens : la curiosité
- Le signe et son RÉFÉRENT
- Notes
- Références bibliographiques
- Chapitre II. Ce que le galet veut dire
- Points de repère
- Faire parler l’artefact
- L’interjection, vestige de la symbiose entre le geste et la voix
- Paréidolie ancestrale
- Le proto-Soi et l’interjection
- Comprendre grâce à la saillance
- Une structure de parole : le TRISEM
- Tu vois ce que je veux dire …
- Schéma de la Discrimination Perceptuelle (DISPER)
- Géométriser le sens
- L’Encodeur Cognitif
- L’Encodeur Phonématique de l’interjection primale
- Le dessin d’un dessein
- Différer contre nature
- Le futur est dans l’utile
- Accorder ses violons
- Et le signe fut
- L’Autre et l’interjection vocative
- Le Destinataire sans les Autres
- Rencontre du troisième type
- Le personnage n’est pas une personne
- L’invention du DICTÈME
- L’addiction au sens référentiel
- Le Référent toponymique
- Le nom commun
- L’Encodeur Syllabique
- Les prémices de la récursivité
- Avant la suite
- Notes
- Références bibliographiques
- Chapitre III. La Matrice de toutes les langues
- Le phylum grammatical
- Anatomie d’un système universel
- Résistance à la variation
- Retrouver le passé dans le présent
- La spéciation grammaticale de l’espèce Homo
- Le temps génétique et la plasticité cérébrale
- L’effet fondateur de l’Encodeur Phonématique
- L’émergence de la deuxième articulation
- De certains agencements de la deuxième articulation
- Nature systémique du module Phonologie
- L’auto-organisation du protolangage
- Isolement des populations et familles de langues
- Le berceau africain de la deuxième articulation
- Dispersion des parlures et variété phonémique
- L’édification de la lexicalité
- L’antériorité du composant Lexique
- Ce que je vois, je le nomme
- Une tournure d’esprit “paradigmatique”
- Le mot fait l’ensemble
- La mémoire, berceau de l’inclusion
- Du dictème au vocable hyperonymique
- De l’explicite à l’implicite
- L’inclusion est aussi une absence
- L’implicite est dans chaque mot
- De la récursivité dans le Lexique
- Un objet de mémoire : le vocable récursif
- Évolution et mémoire
- Syntaxe archaïque de la première articulation
- L’effet fondateur de la composition lexicale
- Le syntaxème, première construction mentale
- L’Encodeur Syntagmatique
- L’Ontologie Conceptuelle
- Comment le sens émule la bonne structure
- La mémoire, siège de la sémantique conceptuelle
- La topologie mentale de l’Émulateur
- Quand l’Opérande fait la 'tête'
- Effets de système et syntaxe
- A gauche, à droite ou les deux ?
- Que sont les mots devenus ?
- Jacter autour du feu
- Un nouvel objet de parole : le morphème
- Épigenèse et morphologie
- A la recherche de l’optimalité mémorielle
- Le processus de grammaticalisation
- Le recyclage des vestiges de la parole
- La souvenance des morphèmes
- Affixation et récursivité
- L’Encodeur Morphologique
- Les héritiers de la parole
- La transition ponctuelle
- L’émergence des FONCTÈMES
- Le jugement de grammaticalité
- La récursivité syntagmatique
- Le ‘Out of Africa’ et l’ontogénèse grammaticale
- La noémie collective
- Notes
- Références bibliographiques
- Épilogue
- Glossaire
- Index des noms
- Index des notions
Liste des symboles et acronymes
{ … } : Notation de concept
< … > : Notation de percept
[ … ] : Notation phonologique
/ … / : Notation phonétique ou gestuelle
→ : Convergence
GU : Grammaire Universelle
MGU : Matrice Grammaticale Universelle (schéma de la)
IAC : Instinct Animal de la Communication
SCA : Systèmes de Communication Animale, trad. de Animal Communication Systems
TRISEM : Triangle Sémiotique (schéma révisé du)
DISPER : Discrimination Perceptuelle (schéma de la)
C’est avec reconnaissance que j’adresse mes remerciements aux personnes suivantes pour l’aide qu’elles m’ont diversement apportée lors de l’élaboration de cet essai, tout particulièrement à Paul Hirschbühler, à qui ce livre doit beaucoup, ainsi qu’à :
André Dugas
Denis Dumas
Joseph Emonds
Fabrice Garcia
John Goldsmith
Robert Papen
Lionel Pelchat
Ma gratitude s’adresse aussi à Francine Desjardins, mon épouse bien-aimée, pour la patience et la compréhension qu’elle a constamment manifestées au cours de ces dernières années passées devant mon écran.
Lorsqu’en 1603, le roi Henri IV octroie au sieur Pierre Dugua de Mons le titre de « Lieutenant général en Amérique septentrionale » en charge du monopole de la traite des fourrures, personne ne se doute qu’une grande aventure linguistique va commencer. Cinq ans plus tard, ayant vendu tous ses biens pour financer un ambitieux projet commercial de colonisation, le noble titulaire confie au cartographe qui l’avait accompagné durant son premier voyage en 1604, le navigateur Samuel de Champlain, le mandat de fonder en Nouvelle-France un établissement qui deviendra la ville de Québec quatre ans plus tard. Fort de ses expériences antérieures en Amérique, Champlain s’embarque sur le Don de Dieu avec 26 hommes. Il est certainement conscient de l’importance que prendra le langage dans les liens de bonne entente que devront établir les Français avec les peuples amérindiens du Nouveau Monde car il se fait accompagner par un tout jeune homme de 16 ans, Étienne Brûlé, dans l’intention d’en faire un truchement, le mot qui désignait à l’époque ce qu’on appelle aujourd’hui un interprète.
Brûlé a survécu au premier hiver, qui a décimé 16 de ses compagnons de voyage, parce que s’étant réfugié dans la forêt, il a appris à vivre avec les Montagnais, aujourd’hui le peuple Innu, mais surtout à parler comme eux. Au printemps, il rejoint les survivants en sachant parler l’un des idiomes algonquiens appartenant à la langue ojibwé. Deux ans plus tard, soit en 1611, à la demande de Champlain soucieux de pouvoir communiquer avec les autochtones, il accepte volontairement ← 1 | 2 → de passer un an chez les Weskarinis, une tribu de la famille des Wendats, autrefois appelés Hurons. Il est âgé d’à peine 18 ans lorsqu’il revient de son séjour en parlant couramment l’un des dialectes iroquoïens.
Nul doute à mes yeux qu’Étienne Brûlé est le représentant le plus illustre de ce que la faculté de langage permet aux humains de mieux faire, à savoir qu’ils sont capables de se comprendre entre eux à défaut, hélas !, de pouvoir toujours s’entendre entre peuples. Ils seront des centaines par la suite à servir de truchements au service des militaires, des ecclésiastiques et des commerçants. On estime qu’ils furent plus de 800 à exercer l’art de la traduction orale à l’époque où la Nouvelle-France étendait son influence jusqu’en Louisiane.1 Pour les plus connus, ils se nomment Cavelier de Lasalle, Desgroseillers, Joyal, Joliette, Lavérendry, Marsolet, Nicollet, Perrot, Radisson, et bien d’autres. Ils furent les artisans méconnus du traité de la Grande Paix de Montréal signé en 1701 entre le roi de France, Louis XIV, et les sachems de trente-neuf nations amérindiennes.
Ces truchements font la preuve que même un adulte, souvent illettré, peut apprendre naturellement une langue étrangère sans “aller à l’école” ou sans enseignement explicite, du moment qu’il vit en contexte d’immersion totale. Qu’Étienne Brûlé ait acquis en si peu de temps la maîtrise de deux langues fort “exotiques” enlève quelque peu de son lustre au phénomène « prodigieux » de l’acquisition du langage par l’enfant. Il demeure qu’aucun de ces pionniers n’a pu avoir conscience à cette époque de ce qu’a signifié le contact, voire le choc des langues, c’est-à-dire la confrontation d’une culture de la tradition orale qui remontait au Paléolithique et d’une tradition écrite vieille d’à peine 4 000 ans avant J. C. dans l’humanité toute entière.
Ils ignoraient au XVIIe siècle que les Amérindiens étaient les descendants de peuples migrateurs venus d’Asie et les dépositaires de langues ancestrales ayant évolué en parfait isolement des souches occidentales depuis près de −150 000 ans. Malgré ce décalage en provenance du fond des âges, et malgré l’étrangeté des sons, des mots et des palabres qu’ils ont entendus, l’expérience vécue par les truchements fait la démonstration convaincante qu’en matérialisant des mots au moyen de la voix, des sons différents permettent toujours aux humains de s’accorder sur le même sens et de signer des traités de paix. Les hommes ont-ils toujours été capables d’agir ainsi dès le début de l’humanité ? On peut en douter. La préhistoire reste entièrement asservie au comportement animal, fût-il celui de nos lointains ancêtres.
Malgré la prééminence de la phonétique historique au début du siècle dernier, la parole n’y a guère été envisagée sous l’angle de son apprentissage par les présapiens, qu’il s’agisse de son articulation neuro-motrice ou de son fondement cognitif. Alors que les approches dominantes s’appuient sur l’état final de l’évolution—la faculté de langage des êtres humains modernes—au détriment de son état initial – la condition ← 2 | 3 → animale de l’espèce Homo – je vais adopter une démarche qui se situe à contre-courant du paradigme actuel. Plutôt que de tenter d’exhiber en quoi le langage humain est différent du langage des animaux comme, par exemple, les propriétés récursives de sa syntaxe, je me propose de conjecturer, dis-je bien, le délitement du langage animal de certaines espèces ancestrales de primates au profit d’un langage articulé en paroles. Cela m’amène dès lors à chercher une réponse satisfaisante à la question suivante : pourquoi et comment une espèce de singe adaptée à la bipédie s’est-elle départie de son langage animal pour aboutir à une lignée de « sujets parlants » accomplis ? Le comment implique aussi la question suivante : quel laps de temps a-t-il fallu pour que s’opère une telle transformation ? Il s’agit bien ici d’un renversement de perspective, que j’estime nécessaire à la bonne compréhension des enjeux que soulève l’origine du langage.
De bonnes conjectures valent mieux qu’un interdit
Vous vous doutez bien que l’énigme de l’origine du langage n’est pas née d’hier. On ne peut être que rempli d’humilité en constatant l’effort considérable que les savants ont consacré à cette question depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, mais plus précisément depuis les Lumières, jusqu’à son apogée dans les années 30 du siècle dernier. Par exemple, la savante revue que fait le philosophe français Sylvain Auroux des raisons invoquées par la Société de Linguistique de Paris en 1865 pour interdire à ses membres toute conférence sur l’origine du langage est de nature à discréditer toute tentative en ce sens. Cette question a été jugée insoluble, inabordable, intemporelle, hors de l’observable, non factuelle, non « datable », purement spéculative, etc. Comme nous l’apprend récemment le journaliste Tom Wolfe dans sa picrocholine dissertation sur Charles Darwin et Noam Chomsky, la Philological Society of London fit de même en 1872.2 Mais les linguistes de cette époque n’en avaient que pour une langue indo-européenne pétrie de culture judéo-chrétienne. Dans le droit fil de cet extrait de l’apôtre Luc :
Et ils virent apparaître des langues qu’on eût dites de feu ; elles se partageaient, et il s’en posa une sur chacun d’eux. Et ils furent tous remplis du Saint Esprit, et commencèrent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer.
(Actes des Apôtres, II, 1–4)
le mythe de l’Esprit-Saint, qui s’empare des apôtres le jour de la Pentecôte sous forme de langues de feu ne pouvait que perpétuer une mentalité passablement réfractaire à la théorie transformiste de l’évolution de Jean-Baptiste Lamark, sans compter celle de Charles Darwin avec la parution De l’origine des espèces quelques ← 3 | 4 → années plus tard, soit en 1859. Malgré l’éclipse de plus d’un siècle qui s’en est ensuivie à cause d’un sujet de recherche devenu controversé et discrédité, surtout dans la communauté des linguistes, l’énigme de l’origine du langage a néanmoins refait surface depuis 40 ans sous l’impulsion de plusieurs autres disciplines.3
De nos jours, tout dans la problématique de la cognition contribue à démonter l’argumentaire de cet interdit avec l’irruption dans ce débat du point de vue des autres sciences et des nouvelles technologies d’investigation qui leur sont propres, notamment la biolinguistique, la génétique des populations et la simulation informatique de l’Intelligence Artificielle (IA). L’ampleur qu’a prise la recherche dans le nouveau domaine de la linguistique évolutionniste (« Evolutionary Linguistics ») est absolument stupéfiante au point qu’une série de conférences annuelles, intitulée Evolang, a vu le jour en 1996. À défaut de preuves tangibles des idiomes disparus depuis des milliers de siècles, divers modèles hypersophistiqués de simulation informatique fournissent une foule de courbes statistiques reproduisant diverses modalités de l’évolution du langage et du développement des langues jusqu’à leur lointaine origine.4 Cette façon de travailler est ainsi devenue une norme de scientificité. La contribution de l’auteur de ces lignes à ce débat passionnant ne prétend pas revêtir autant d’apparat. Il s’emploie tout juste à poser les bonnes questions pour y apporter des réponses qu’il espère intelligentes. À défaut de caution rigoureusement scientifique en cette matière, des conjectures étayées sur des faits valent toujours mieux qu’un interdit car chaque année la paléontologie exhume du passé de quoi faire revivre nos lointains ancêtres et de méditer sur ce que nous sommes devenus aujourd’hui.
Vous connaissez bien sûr le mythe de Babel ainsi que le retentissement médiatique dont jouit la recherche consacrée à une hypothétique langue-mère à l’origine de toutes les langues. Ce n’est pas la voie sur laquelle je compte m’engager. La parole dont il s’agit ici est faite de chair et d’os, d’ondes sonores, de gestes articulatoires, de rythme et de phénomènes prosodiques, bref de tout ce qui caractérise l’exercice de la phonation. Il a fallu plus de deux millions et demi d’années pour que l’organe de la parole devienne proprement humain à partir d’un museau et d’un gosier de singe préhistorique.
Vous êtes aussi sans doute émerveillé par les images spectaculaires produites à grand renfort d’imagerie par résonance magnétique (IRM) ou par échographie, utilisées dans de nombreuses sciences comme l’anthropologie, la paléontologie, la psychologie évolutionniste, la génétique des populations, la primatologie et d’autres. Rien d’aussi attrayant ne permet d’agrémenter la préhistoire de la parole. Pour autant, la linguistique a accumulé un corpus de connaissances étonnamment révélateur des systèmes qui sous-tendent l’organisation et le fonctionnement des langues naturelles. On ne doit pas s’étonner de ce que l’unité de tels systèmes se soit ← 4 | 5 → amarrée à plusieurs vestiges – à défaut de fossiles – qui, assurément, témoignent de leur fondement préhistorique. Tel le paléoanthropologue, je compte vous exhiber ces vestiges de la parole ancestrale qui ont perduré à travers les âges jusqu’à participer à la structure des langues actuelles.
Aussi la condition animale du primate hominien est-elle un postulat dont il convient de mesurer la véritable portée en regard de l’évolution de notre espèce. Convenez avec moi que le comportement animal d’une créature portée à la bipédie ambulatoire ne s’est pas volatilisé comme par enchantement. Il n’y a pas que dans le film du réalisateur néerlandais Paul Verhoeven que l’instinct est « basic » … C’est pourquoi il apparaît pertinent de s’interroger sur la persistance du langage simien à travers des générations entières d’hominiens afin de mieux cerner la probable rivalité que l’émergence de la parole a dû susciter à l’encontre des systèmes de communication animale si abondamment décrits, comme dans l’ouvrage Marc Hauser (1997), entre autres. Le défi qu’il me faut alors relever, c’est de proposer un cadre conjecturel compatible avec le darwinisme, ce qui justifie le format plus permissif de l’essai scientifique plutôt que celui, plus académique, du traité ou de l’étude. Peut-être alors serez-vous intrigué par le fil d’Ariane de cet essai, à savoir que l’homme est un animal qui a perdu son langage … Mais je m’empresse d’ajouter que cet animal fut le génial inventeur de la fusion entre un son vocal et du sens, ce qui a donné naissance à la parole. C’est ce que récapitule l’invention par homophonie du vocable “naissens”– en fait, un mot-valise orthographique – apparaissant dans le sous-titre de cet essai.
Le premier des trois chapitres de cet essai est consacré à la phylogénie du proto-locuteur, c’est-à-dire aux scénarios et mécanismes qui ont gouverné l’évolution de “l’espèce parlante”. Cette préhistoire linguistique se situe délibérément dans un cadre néo-darwinien. Ce proto-locuteur est un présapiens, d’abord archaïque, puis avec le temps plus évolué en tant qu’hominien. Il s’agit donc d’une préhistoire évolutionniste de notre espèce racontée à travers le langage. Le deuxième chapitre propose une analyse de la “tournure d’esprit” du présapiens à l’origine de la parole, telle qu’on peut la déduire de son comportement probable. Cette analyse peut ainsi se concevoir comme une ontogénie de la parole, c’est-à-dire un scénario du développement propre de « l’organe » mental qui occasionné la réaffectation des cordes vocales à la phonation. Le dernier chapitre procède à une analyse rétrospective de l’état final du langage tel qu’il se structure dans les langues actuelles après plus de deux millions et demi (2.5M) d’années d’évolution de l’espèce humaine. Cette ← 5 | 6 → analyse revient à caractériser l’ontogénèse de ce que j’appelle la spéciation grammaticale de l’espèce humaine. J’esquisse dès maintenant chacune de ces trois composantes de la “naissens” de la parole.
La préhistoire de la parole est d’abord racontée en assumant pleinement la prémisse du caractère instinctif de la communication animale chez les présapiens les plus archaïques. Avant qu’apparaisse ledit « troisième chimpanzé », si bien décrit par le biologiste évolutionniste Jared Diamond (2000), l’évolution témoigne d’une “réussite” de notre espèce dans le monde du vivant alors que, paradoxalement, j’intitule ce premier récit L’homme est un animal qui a perdu son langage. J’explique comment cette “perte” a pu se produire sous la pression des diverses contraintes liées à l’adaptation de l’espèce Homo aux diverses transformations de son biotope africain. Mais du même souffle j’entreprends de montrer comment le délitement du “dialecte” simien s’est vu compensé par la maîtrise graduelle de l’articulation de la parole qui verra naître divers états intermédiaires avant que celle-ci n’acquiert son statut de langue naturelle. Or l’apprentissage des gestes articulatoires n’aurait abouti à rien de plus qu’un dialecte simien plus complexe mais tout aussi instinctif que les autres n’eût été la pression sélective du sens. Ce suprême attribut de la cognition humaine, apparu avec la conscience de soi des premiers représentants de l’espèce Homo, est à l’origine d’une véritable “addiction” cérébrale. Heureusement récupérée par l’instinct vital de la communication, celui-ci trouvera son débouché naturel dans la phonation, scellant du même coup l’alliance immarcescible du son et du sens, qui définit la nature même du signe linguistique. C’est donc avec l’invention du mot, ce signe linguistique par excellence, que les langues pourront enfin émerger du chaos phonatoire des hominiens, celles-ci étant considérées comme des systèmes auto-construits en réponse à la demande inassouvie des premiers humains pour matérialiser tout le sens accessible à leur intelligence.
Le deuxième chapitre de cet essai, au propos plus savant et donc plus risqué, relève d’une “reconstitution” du cheminement cognitif qui a abouti à l’invention du premier outil dit « oldowayen ». Intitulé Ce que le galet veut dire, ce chapitre “décortique” littéralement le comportement semi-animal qui a amené les présapiens archaïques à fabriquer les instruments qui ont conforté leur survie. Mais j’approfondis davantage les démarches connues, notamment celle de l’archéologue André Leroi-Gourhan, en prenant en ligne de compte l’évolution biologique de l’organe vocal. J’en arrive donc à formuler un modèle d’appariement du sens et du son dans lequel le triangle sémiotique des sémanticiens Ogden & Richards est couplé à une structure cognitive géométrisée inspirée de la théorie de la morphogénèse de René Thom.
Le dernier chapitre est celui qui porte davantage la marque du linguiste. Il s’intitule « La matrice de toutes les langues ». J’y développe le concept de spéciation ← 6 | 7 → grammaticale du genre humain. Il se présente comme une tentative de comprendre le passé langagier à partir du présent multilingue. Dans un premier temps, j’établis “l’état des lieux” de l’état final de l’évolution des langues naturelles en regard de la diversité actuelle. Grâce principalement à la linguistique, notre connaissance de la forme et du fonctionnement des langues naturelles permet d’établir qu’elles procèdent toutes d’une même architecture, ou matrice universelle, pour former un système stable, parvenu à maturité et organisé selon un nombre fixe de composantes ou modules.
Dans un deuxième temps, j’entreprends de raisonner, ou conjecturer en l’occurrence, sur l’ontogénie de cette matrice universelle parce que j’estime qu’elle est de nature à nous instruire sur l’origine du langage. Autrement dit, je refais en sens inverse le parcours qu’ont dû suivre les langues pour aboutir à l’architecture commune qu’elles ont toutes de nos jours. Cette sorte de “morphogenèse” grammaticale remonte dans le temps ancestral jusqu’à “l’embryon” des langues humaines, c’est-à-dire le signe linguistique matérialisé dans le mot. Cet exercice de « déconstruction » du système linguistique universel mettra en exergue toute la pression évolutive qu’a exercée le sens sur l’esprit pour que la parole parvienne à se doter de ressources grammaticales de mieux en mieux adaptées à l’expression verbale de la pensée humaine.
Par ailleurs, L’instinct du sens n’est pas un titre innocent puisqu’il évoque le titre du livre du Canado-américain Steven Pinker, L’Instinct du langage, dont la traduction française, particulièrement bien réussie, a paru en 1999 aux éditions Odile Jacob. En outre, son sous-titre rappelle La naissance du sens du psychiatre Boris Cyrulnik. Le livre de Pinker a connu beaucoup de retentissement dans le grand public averti. Il figure régulièrement dans la bibliothèque idéale des ouvrages recommandés par la revue Sciences humaines et son auteur s’est déjà fait classer par le Time Magazine en 2004 parmi les cent personnalités les plus influentes du monde.5 Bref, tout pour m’intimider …
Fervent adepte des idées diffusées par l’école de la grammaire générative, le brillant épigone du grand linguiste Noam Chomsky y présente une fresque remarquable d’une conception innéiste du langage, tout en adhérant aveuglément, faut-il le souligner, à un appareillage descriptif maintes fois remanié. Ce système y est même qualifié de « mentalais », défini par le philosophe Jerry Fodor comme l’hypothétique « langue de la pensée », modèle qui se donne pour objectif de caractériser la structure de la pensée au moyen de divers « principes » et « paramètres » ← 7 | 8 → censés gouverner l’assemblage correct des mots et des phrases. Le psychologue évolutionniste pousse le concept innéiste à sa limite extrême en assumant l’existence d’un « hypothétique gène de la grammaire », dont il convient du même souffle qu’on n’a aucune idée dans quel chromosome il se terre. Même Chomsky, très tôt influencé par le psychologue américain Eric Lenneberg (1967), s’est bien gardé d’être aussi téméraire.
Aussi l’instinct du langage peut-il apparaître aujourd’hui comme un mythe, si l’on en juge par la réfutation des thèses innéistes de Pinker et Chomsky à laquelle est consacré l’ouvrage de Vyvyan Evans (2014) entre autres, sans parler du dernier pamphlet du journaliste et écrivain Tom Wolfe (2017). N’eût été la propension manifeste d’Evans à minimiser l’écart fondamental qui sépare la parole humaine des différentes formes de communication des autres animaux, le présent essai se serait avéré moins pertinent au débat car la démonstration de cet auteur reste convaincante. Toutefois réfuter l’hypothèse d’un instinct du langage chez l’humain n’entraîne pas qu’il y ait continuité entre le « comportement verbal » (Skinner) des humains et le comportement gouverné par les « systèmes de la communication animale » (Hauser). La maîtrise d’une langue, je le montrerai, ne relève pas du comportement animal le plus évolué mais d’un savoir mnésique implicitement intériorisé grâce aux voies impénétrables cartographiées dans nos 100 milliards de neurones. Bref, je choisis de dominer ma gêne pour me défier du gène de Pinker …
La cognition, qu’est-ce à dire ?
Parmi le vaste éventail des points litigieux qui accompagnent le concert scientifique des “explications” relatives à notre aptitude à parler, je n’en retiendrai finalement que deux. Il me faut d’abord préciser le rapport entre le sens et la « cognition » humaine, si tant est que le langage est une composante essentielle de la cognition. Je dois ensuite clarifier la pertinence de la communication vis-à-vis de la parole. La communication serait-elle un accessoire que d’aucuns situent à la périphérie de la compétence linguistique ? Je n’en crois rien. Le sens est ce qui a permis à la communication animale de devenir humaine. Telle est ma conviction profonde. Voilà pourquoi nos ancêtres présapiens ont su investir des sons pour en faire des paroles. Je développe.
Que le sens ait façonné la cognition en devenant la raison causale du langage, cela va de soi pourriez-vous me rétorquer. Cette proposition nous semble tellement évidente ! Détrompez-vous. Avant d’être humaine, notre espèce évoluait en marge du sens. Le sens fut la grande trouvaille de l’esprit-cerveau de notre espèce. C’est pourquoi la préhistoire de la parole ne peut pas être dissociée de la préhistoire du sens. ← 8 | 9 → Explication triviale s’il en est, il n’empêche qu’ils sont rares les scientifiques d’hier et d’aujourd’hui qui ont tenté d’élaborer une “préhistoire du sens” compatible avec la théorie darwinienne de l’évolution. Or c’est la parole, et non le langage, qui définit la véritable problématique de l’évolution de l’être humain. Voilà qui remet l’enjeu de l’origine du langage dans sa juste perspective. C’est pourquoi il est question dans ce livre de la “naissens” de la parole. Une telle approche concorde avec la conviction de Ferdinand de Saussure, le maître de la linguistique structurale européenne, pour qui le fait de parole précède toujours le fait de langue au plan historique. La parole est l’acte individuel de proférer des sons qui ont du sens. Et le Maître de Genève de préciser : « Elle est psychophysiologique. » Voilà qui justifie, à mes yeux, un scénario préhistorique dans lequel l’acte de parole s’échappe de la condition animale des premiers représentants du genre Homo. La parole s’est d’abord ancrée dans la nature de l’individu darwinien alors que la langue résulte d’une mise en commun au sein de la communauté. Bref, je veux vous prévenir ainsi de ce que le singe a fait la vie dure à l’homme avant que celui-ci devienne un Sapiens.
Par ailleurs, je montrerai dans cet ouvrage que le sens est le moteur de la cognition humaine. Ne vous laissez pas décontenancer par ce mot revêtu d’une aura scientifique de postmodernité. Il n’est certes pas de nature à agrémenter le récit d’une certaine préhistoire ! Puis-je le rendre suffisamment aimable pour vous inciter à poursuivre ? J’en prends le risque. Je m’en remets donc à la tradition des Lumières, ce qui fait de la cognition un terme scientifique équivalent à l’entendement. Ce terrain du savoir, vous vous en doutez bien, a longtemps été labouré par des penseurs à l’esprit pénétrant, auxquels je n’entends nullement me mesurer. Qu’il suffise d’invoquer l’œuvre de philosophes comme John Locke avec son Essai sur l’entendement humain paru en 1680, celle de son opposant Gottfried W. Leibnitz avec ses Nouveaux essais sur l’entendement humain écrits en français en 1705, celle de David Hume en 1748 avec son Enquête sur l’entendement humain, ou encore celle de Jean-Jacques Rousseau avec son Essai sur l’origine des langues publié en 1781, sans oublier Benedictus (Baruch) de Spinoza avec son ouvrage posthume Traité de la réforme de l’entendement pour comprendre ma modestie. Outre les philosophes, je dois volontiers reconnaître que l’érudition linguistique d’un Paul Regnaud, auteur d’un Précis de logique évolutionniste. L’entendement dans ses rapports avec le langage paru en 1897, m’interdit de qualifier d’originales ou authentiques plusieurs idées émises dans cet ouvrage.
Quant au fond maintenant, la définition de Locke suffit à la tâche. Chez l’humain, dit-il, l’entendement, i.e. la cognition, est ce qui permet de « comprendre ». ← 9 | 10 → Mais j’ajoute immédiatement : en se servant de ‘connaissances’. Cela suffit pour l’instant. Dans l’étymologie du vocable entendement se dissimule d’ailleurs le caractère “addictif” que j’attribue à l’instinct du sens—j’y reviendrai—vu que ce mot provient du latin in- et du verbe tendere, que nous traduisons par le verbe tendre, littéralement « tendre vers soi ». Ainsi pris provisoirement dans son sens large, le sens demeure cette suprême conquête de l’humanité sans laquelle les bipèdes que nous sommes formeraient une branche survivante d’australopithèques ou, au mieux, une autre famille de primates. Qu’il s’agisse du « message » d’un Marshall McLuhan, du « contenu » d’un Louis Hjelmslev, du « signifié » d’un Ferdinand de Saussure, voire même de « l’information » telle que formulée par le mathématicien Claude E. Shannon, ce qui a du sens, disons un mot, une phrase, un discours, c’est ce qu’il est possible de comprendre à partir de l’oralité de ces formes d’expression. Aussi le sens est-il à mes yeux l’énergie ou l’anima du langage qui fusionne ces diverses théories.
Quant à la méthode maintenant, une certaine résonance de la Critique de la raison pure d’Emmanuel Kant, ouvrage paru en 1781, se fait sentir dans mon propos puisque le premier chapitre de son « Analytique transcendantale » est intitulé Du fil conducteur servant à découvrir tous les concepts purs de l’entendement. Non seulement le sens est-il le fil conducteur de cet essai, mais en outre il se récapitule en une seule et même tournure d’esprit capable de canaliser toute l’énergie cérébrale requise par le processus de sa mise en forme linguistique, que ce soit celle d’un mot, d’une phrase ou d’une expression.
Dois-je alors définir le sens de manière plus savante par opposition à la pensée ? Ce n’est pas nécessaire. Le sens ne vaut que par la compréhension qu’on a de quelque chose : objet, situation, événement, phénomène, etc. Aussi le sens est-il partie prenante de l’entendement alors que la pensée le serait davantage du langage. Dans l’usage commun on reconnaît qu’une pensée oralement formulée grâce au langage, c’est du sens organisé dans un flux sonore. C’est dire que le sens est immanent au langage oral. Mais qu’est-ce que le sens ? Plus exactement, qu’est-ce que du sens ? Je vais couper court à cette question métaphysique en proposant la définition suivante : le sens est une représentation mentale – une idée, si vous préférez – qui permet d’interpréter la réalité en se matérialisant mentalement sous forme d’un symbole dans une situation donnée.
Résumé des informations
- Pages
- XVI, 342
- Année de publication
- 2019
- ISBN (PDF)
- 9781433153365
- ISBN (ePUB)
- 9781433153372
- ISBN (MOBI)
- 9781433153389
- ISBN (Relié)
- 9781433153358
- DOI
- 10.3726/b14532
- Langue
- français
- Date de parution
- 2019 (Février)
- Published
- New York, Bern, Berlin, Bruxelles, Oxford, Wien, 2019. XVI, 342 p., 8 ill. n/b, 4 tabl.