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Pour une histoire connectée et transnationale des épurations en Europe après 1945

de Marc Bergère (Éditeur de volume) Jonas Campion (Éditeur de volume) Emmanuel Droit (Éditeur de volume) Dominik Rigoll (Éditeur de volume) Marie-Bénédicte Vincent (Éditeur de volume)
©2019 Collections 402 Pages
Série: Convergences, Volume 96

Résumé

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe libérée est traversée par une même soif de justice à l’égard des anciens ennemis et de leurs collaborateurs. Ce livre interroge ce « moment 1945 » comme une expérience, sinon totalement commune, du moins largement partagée par delà la coupure Est-Ouest du continent qui s’installe rapidement. Dans une perspective d’histoire comparée, son objectif premier est de faire dialoguer des historiographies nationales des « épurations » déjà riches mais qui s’ignorent le plus souvent. Au-delà, le pari de cet ouvrage collectif réside dans sa capacité à proposer de manière originale les bases d’une histoire connectée et transnationale des épurations européennes. Pour ce faire, les auteurs portent une attention particulière aux phénomènes de circulation et de transferts en matière de normes, de pratiques, voire d’acteurs des épurations, puis des « dés-épurations ». De même, ils accordent une place privilégiée aux populations « déplacées » dans ce contexte, en considérant les expulsés, exilés et réfugiés comme un autre phénomène marquant de l’histoire chaotique de l’Europe post-1945 qu’il convient de relier à l’histoire des épurations.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • Sur l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • Introduction thématique et historiographique (Marc Bergère / Jonas Campion / Emmanuel Droit / Dominik Rigoll / Marie-Bénédicte Vincent)
  • Partie 1. Circulations d’acteurs et d’idées
  • Chapitre 1 — Exclusion et réintégration. Comparaison de l’incarcération des collaborateurs aux Pays-Bas et en Belgique, 1944-1950 (Helen Grevers)
  • Chapitre 2 — « Les indiffusables ». L’interdiction des artistes sur les ondes belges et françaises à la Libération : une épuration contagieuse ? (Céline Rase)
  • Chapitre 3 — L’exil de collaborateurs français aux Amériques : Canada et Argentine (Marc Bergère)
  • Chapitre 4 — Les épurés du mouvement breton en Irlande : l’interceltisme à l’épreuve de la réalité (1946-années 1950) (Sébastien Carney)
  • Partie 2. Le jeu des temporalités
  • Chapitre 5 — D’une épuration à l’autre. Pour une étude de l’héritage à l’aune de l’exemple alsacien-mosellan (1918 et 1945) (Christiane Kohser-Spohn)
  • Chapitre 6 — Cliver et pacifier : réflexions sur une généalogie de la répression des collaborations en Belgique (1914-1950) (Jonas Campion / Xavier Rousseaux)
  • Chapitre 7 — Excluding the wrongdoers : the use of judicial discipline as a purging tool of the Belgian magistracy after the two German occupations (Mélanie Bost / Jan Julia Zurné)
  • Chapitre 8 — Les épurations au Luxembourg (1944-1955). Purifier, enquêter, oublier (Vincent Artuso)
  • Partie 3. Groupes et populations cibles
  • Chapitre 9 — To purge or not to purge ? The internal and transnational sources of the « repression of collaboration » in Belgium (Lawrence Van Haecke)
  • Chapitre 10 — La punition des Allemands d’Europe centre- et sud-orientale et d’URSS après 1945 : genèse d’une rémigration durable (Gwénola Sebaux)
  • Chapitre 11 — L’épuration tchécoslovaque et la question allemande (1945-1955) (Ségolène Plyer)
  • Chapitre 12 — Defending Stalin’s Socialism : Prosecuting German War Crimes and Purging the Victims ? (Andreas Hilger)
  • Chapitre 13 — « Les traîtres, les bandits et les autres » : représentations de l’ennemi dans la Lettonie soviétique de sortie de guerre (1944-1947)
  • Partie 4. Amnistie et désépuration
  • Chapitre 14 — Épuration et amnistie : la France à l’écoute de l’Europe ? (Stéphane Gacon)
  • Chapitre 15 — Déstaliniser l’épuration ? L’amnistie soviétique de 1955 (Vanessa Voisin)
  • Chapitre 16 — Les dimensions transnationales de la désépuration : la campagne pour l’amnistie des criminels de guerre en Allemagne fédérale (années 1950) (Marie-Bénédicte Vincent)
  • Chapitre 17 — À l’envers de la dénazification, la renazification ? Schémas de carrières ministérielles dans les deux Allemagnes (Dominik Rigoll)
  • Partie 5. L’après-épurations : Héritages et mémoires
  • Chapitre 18 — La Sécurité d’État en RDA face au défi du post-fascisme : entre répression, archivage et poursuite des criminels de guerre nazis (1945-1988) (Emmanuel Droit)
  • Chapitre 19 — Les héritages de la guerre dans la Lituanie soviétique des années 1950 : les épurations, la soviétisation et la transformation des pratiques répressives (Emilia Koustova)
  • Chapitre 20 — Recyclage post-épuratoire dans les milieux de l’enseignement artistique allemand (Axelle Fariat)
  • Chapitre 21 — La Belgique et l’après-répression des collaborateurs : des inciviques aux citoyens européens (Koen Aerts)
  • Postface — Pour le décloisonnement de l’épuration comme phénomène national (Dirk Luyten)
  • Résumés / Abstracts
  • Présentation des auteurs
  • Titres de la collection

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Introduction thématique et historiographique

Marc BERGÈRE, Jonas CAMPION, Emmanuel DROIT, Dominik RIGOLL, Marie-Bénédicte VINCENT

La fin de l’ordre international bipolaire, couplée à un renforcement accéléré dû au processus de mondialisation, constitue depuis une vingtaine d’années pour les historiens du temps présent à la fois une révolution intellectuelle de grande ampleur et un défi épistémologique exceptionnel. Ce double bouleversement géopolitique et socio-économique a considérablement modifié les données du système de référence des historiens1. À l’appui d’archives restées jusqu’à la fin des années 1980 sous l’étroit contrôle des dictatures communistes et rendues progressivement accessibles dans les pays d’Europe centrale et orientale2, les historiens du XXIe siècle peuvent enfin jeter un regard paneuropéen croisé sur un certain nombre d’événements historiques majeurs du « siècle des extrêmes », comme la Seconde Guerre mondiale ou la guerre froide. Dorénavant, ← 11 | 12 → l’Europe tout entière (re)devient, d’un point de vue spatial3, le terrain d’enquête des historiens. Ceci implique in fine un retour réflexif sur les conditions de production de la connaissance historique, c’est-à-dire sur les pratiques de recherche, sur la manière d’aborder les sources (comment travailler par exemple avec des perspectives archivistiques multiples ?), sur l’utilisation des catégories scientifiques et contemporaines mobilisées dans les langues et cultures nationales (épuration, répression, Zuivering, Säuberung, Denazification, oczyszczesnie, etc.) et sur la mobilisation de différentes échelles d’analyse4.

Un objet d’étude comme l’épuration, relevant tout à la fois de l’histoire du temps présent et de la « mémoire chaude »5, se prête particulièrement bien à une réflexion de dimension européenne : la dilatation du cadre géographique de référence et la mobilisation d’outils heuristiques mettant l’accent sur les interrelations contribuent ici au renouvellement de champs historiographiques encore essentiellement centrés sur les espaces nationaux, du moins en Europe occidentale. De plus, sur le plan mémoriel, le sujet reste un enjeu politique ou social fréquent dans de nombreux pays. Pour la France, Olivier Wieviorka a récemment retracé dans son ouvrage l’évolution de la mémoire de la guerre et de la sortie de guerre jusqu’à nos jours6. En Belgique, la mémoire vive de cette séquence reste aussi très sensible entre Wallonie et Flandre7. En 2011, la thèse de Vincent Artuso sur la collaboration luxembourgeoise et sur le rôle ← 12 | 13 → joué par la commission administrative a eu un tel retentissement au sein de l’opinion publique du pays qu’elle a finalement débouché, après de vifs débats, sur la création d’un « institut d’histoire du temps présent » au sein de l’Université du Luxembourg (le C2DH8). En Allemagne, depuis une dizaine d’années, de grands ministères fédéraux (comme les Affaires étrangères ou celui du Travail) ainsi que les services de sécurité entendent faire toute la lumière sur leur action sous le « Troisième Reich » et sur les continuités en termes de personnels et de politiques après 19459. Enfin, tant la récente crise ukrainienne que les tensions entre l’OTAN et la Russie, notamment autour des pays baltes, ont également souligné combien sont complexes les rapports entre mémoire du fascisme et mémoire du communisme en Europe orientale.

La transversalité de l’épuration à l’échelle européenne

À défaut d’être réellement totalement commune à l’ensemble du continent européen, cette expérience partagée de l’épuration est fondatrice de ce que le sociologue allemand Karl Mannheim caractérise comme une « situation de génération »10 par analogie au concept marxiste de situation de classe. Ce qui caractérise la « situation de génération » des Européens en 1945, ce n’est pas la seule contemporanéité chronologique, mais bien l’appartenance à un même espace historico-social marqué au fer par l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale et par les pratiques de collaboration avec l’occupant de la part de gouvernements, de partis collaborationnistes au pouvoir ou de larges groupes sociaux, professionnels ou ethniques. Cette expérience transversale se caractérise néanmoins par des intensités et des contextes différents selon les aires géographiques.

Une première esquisse de typologie permettrait de distinguer schématiquement trois ensembles régionaux majeurs, dont la pertinence et les hybridations doivent être discutées à la fois dans des perspectives nationales et transnationales. Premièrement, l’Europe du Nord et de l’Ouest est globalement occupée et administrée soit par l’armée ← 13 | 14 → allemande (France, Belgique), soit par le parti nazi (Pays-Bas), soit vouée à être annexée au Reich hitlérien (Luxembourg, Alsace-Lorraine, cantons de l’Est en Belgique). Deuxièmement, l’Europe centrale et orientale est constituée de pays soit ralliés ou intégrés à l’« espace vital » allemand, soit annexés ou recomposés selon une logique d’anéantissement et de décimation. Troisièmement, l’Europe balkanique, bien qu’elle aussi soit occupée par l’Axe, se caractérise par une guerre civile, qui commence dès 1941 pour se terminer parfois au-delà de la fin de la Seconde Guerre mondiale (Yougoslavie, Grèce).

De la même manière, entre 1943 et 1945 (voire au-delà), la notion même de sortie de guerre apparaît à géométrie variable. Si l’on accepte de raisonner en termes de démobilisations non plus seulement militaire et diplomatique, mais aussi politique et culturelle, on constate également que la réalité et plus encore la portée, en particulier mémorielle, de l’événement 1945 varient sensiblement d’un pays à l’autre. Aussi, sans réduire ce qui fonde son unité, il apparaît tout autant souhaitable de postuler la pluralité des modalités de la sortie de guerre au sein des différentes sociétés européennes et leur durée.

En dépit de ces nuances non négligeables, l’expérience de l’occupation a contribué à établir un lien réel entre les individus relevant de cet ensemble générationnel et à produire in fine au sortir de la guerre, à l’échelle de l’ensemble de l’Europe, une véritable « soif de justice »11, « sauvage » et/ou encadrée à l’encontre des anciens collaborateurs. Les régimes politiques qui se mettent en place après 1945 et ce quelles que soient leur nature et leur condition d’émergence ou de renaissance, semblent au moins au départ fermement décidés, dans une double logique de régulation et de légitimation, à purger le corps social des traces de l’ancien ennemi et surtout de ses collaborateurs. Mais quels sont les dispositifs et les normes mis en place ? Quelles sont les personnes et les institutions visées ? Quel est l’impact tant réel que symbolique de ces épurations au sein des sociétés concernées ? Quelles sont les temporalités impliquées dans ce processus ? Dans quelle mesure ces expériences nationales sont-elles connectées ? ← 14 | 15 →

Pour une histoire connectée et transnationale

Pour penser et écrire une histoire européenne des épurations dont le chantier ne fait que s’ouvrir, les historiens disposent d’outils méthodologiques permettant de prendre en compte le dépassement du cadre national d’analyse et par conséquent l’élargissement de leur espace de référence habituel. Qu’il s’agisse de l’histoire comparée12, de l’histoire des transferts13, de l’histoire croisée14 ou de l’histoire connectée15, ou plus récemment de l’histoire transnationale, ces instruments analytiques visent moins à dépasser qu’à compléter une approche nationalo-centrée, dont le danger de l’essentialisme avait été dénoncé par le sociologue allemand Ulrich Beck16. Au contraire, ces histoires connectées ou croisées se construisent dans un mouvement dialectique à partir de différents jeux d’échelles, entre le niveau national (mais aussi régional et local) et transnational voire global, dans la mesure où les acteurs étudiés mobilisent un réservoir de ressources et un répertoire d’actions (savoir-faire, pratiques, expériences, informations), qui se construit dans le cadre d’une épuration nationale. Une telle pratique historiographique ne produit donc pas une « histoire hors-sol ».

L’ambition de ce livre collectif est ainsi de partir de l’histoire désormais bien balisée (du moins pour l’Europe occidentale) des épurations nationales pour proposer une réflexion tout à la fois d’ordre comparative, croisée et transnationale à l’échelle du continent européen, sachant qu’il n’existe pas de véritable synthèse européenne sur le sujet ← 15 | 16 → actuellement17. Dans une approche résolument relationnelle, l’objectif est de faire dialoguer des travaux « nationaux » déjà nombreux, mais qui le plus souvent s’ignorent et dont la production reste inégale d’un pays à l’autre (elle est sans doute plus développée à l’Ouest qu’à l’Est). Ce projet international, soutenu par le CIERA, s’est déroulé sur un cycle comprenant plusieurs rencontres scientifiques, organisées respectivement à l’Université Rennes 2, à l’École normale supérieure à Paris, à l’Université catholique de Louvain et avec la collaboration de l’Université de Iéna18. Le présent ouvrage, fruit d’un colloque conclusif organisé en juin 2015 à l’Université Rennes 2, en marque l’aboutissement. Son ambition n’est pas seulement de juxtaposer des cas nationaux, mais bien de chercher à les penser en interrelations.

L’ouvrage est organisé en cinq volets. Le premier voue une attention particulière aux phénomènes de circulation, en matière des normes et de pratiques d’épuration, mais aussi d’acteurs. Le deuxième part de l’observation qu’au sein de nombreux pays, l’épuration n’est pas une invention des années 1944-1945 : une généalogie de plusieurs épisodes épuratoires successifs doit ainsi être prise en considération. Ainsi, dans le cas belge, pour comprendre la répression menée post-1945, la Grande Guerre apparaît incontournable ; cela vaut aussi pour la France19. ← 16 | 17 → Le troisième volet met en perspective des espaces ayant connu plusieurs occupations et/ou épurations successives lors de la Seconde Guerre mondiale et de ses suites : on pense aux cas de l’Alsace, des territoires d’Europe occidentale annexés au Reich, des pays baltes, mais aussi de la Pologne ou de certains espaces en Russie soviétique. Le quatrième volet étudie la sortie des épurations, notamment par le biais des amnisties et des mesures de désépuration, que l’on peut considérer aujourd’hui comme faisant partie intégrale de l’histoire des épurations. Enfin, le cinquième volet réintègre les dynamiques épuratoires dans une plus longue durée : il s’agit d’interroger les héritages, les mémoires et les usages sociaux et politiques des épurations tout au long de la seconde moitié du XXe siècle.

Circulations d’acteurs et d’idées

Promouvoir une histoire connectée des épurations en Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale consiste d’abord à porter une attention particulière aux processus d’influences, de transferts d’expériences ou d’échanges de modèles répressifs entre les espaces. Les travaux sur l’Italie, en particulier ceux de Valeria Galimi20, ont déjà démontré combien la France est un point de comparaison fréquent en matière d’épuration. Ainsi, à Rome, la foule crie en 1944 : Parigi, Parigi, dovemo fa come a Parigi ! (« Paris, Paris, il faut faire comme à Paris ! ») lors du lynchage de Donato Carretta, directeur des prisons de la ville. On sait par ailleurs que le modèle juridique français inspire l’organisation de l’épuration judiciaire italienne (avec des parallèles entre Alta Corte di Giustizia/Haute Cour et Corti d’assise straordinarie/Cour de justice). Dans un autre registre, Anne Simonin, dans sa monumentale étude de l’indignité nationale en France, suggère que cette pratique « française » a pu influencer d’autres pays de l’Europe du Nord-Ouest au lendemain de la guerre21. De fait, ← 17 | 18 → des procédures de disqualifications civiques sont également repérables en Belgique, Norvège, Danemark, Pays-Bas, Autriche. Séduisante, cette hypothèse mériterait d’être creusée pour vérifier dans quelle mesure cette pratique française s’est diffusée et identifier qui sont les acteurs de cette propagation et de ces réappropriations.

Inversement en Alsace, revenue à la France en 1945, on importe d’outre-Rhin, non sans un impact mémoriel négatif au sein des populations concernées, la pratique du « questionnaire » (Fragebogen) utilisé par les Alliés dans les procédures de dénazification en Allemagne occupée. En effet, selon Christiane Kohser-Spohn, cette procédure déclarative, qui s’apparente à l’autocritique tout en ouvrant à une possible dénonciation corollaire de « suspects », sert de base de manière originale et unique dans le cas français aux enquêtes de collaboration22. On pourrait également souligner qu’en juin 1946, le congrès des Pen-Clubs réuni à Stockholm (dont le Comité national des écrivains français) adopte, au titre de l’épuration du monde des lettres, la pratique des « listes noires » à l’échelle internationale23. Céline Rase, dans le présent ouvrage, montre aussi comment les ondes transcendent par définition les frontières et imposent d’emblée à la France et à la Belgique une épuration coordonnée. Ce faisant, malgré l’adoption et la circulation de « listes d’indiffusables » dans les deux pays, les épurations « accordées » au départ ne sont pas forcément très solidaires : cet échec apparent révèle une convergence des deux pays vers le constat que l’épuration doit avoir des limites. Avec la comparaison menée par Helen Grevers sur les conditions d’incarcération des collaborateurs belges et néerlandais, on relève aussi des similitudes frappantes dans les dynamiques d’exclusion et de réintégration des individus concernés : les deux pays font une lecture commune de la collaboration comme pathologie sociale. Cette approche partagée de la collaboration comme forme de maladie ou de déviance conduit les deux pays à la mise en place de programmes de rééducation. Néanmoins, la comparaison a ses limites et s’il y a accord en Belgique et aux Pays-Bas ← 18 | 19 → sur les symptômes, l’analyse tant des causes possibles que des solutions à y apporter diverge d’un pays à l’autre.

Lorsque ce ne sont pas les normes ou les pratiques qui circulent, ce sont les hommes qui peuvent également le faire. Objet transnational par excellence, les populations déplacées en 1945 constituent une problématique majeure de la sortie de guerre24. Le phénomène concerne plusieurs dizaines de millions de personnes dans l’Europe de l’après-guerre. Ces populations relèvent certes de catégories différentes, mais elles ont toujours plus ou moins à voir avec les processus de dénazification ou d’épuration à l’œuvre à l’échelle du continent et sont souvent perçues comme « suspectes ». Ainsi, le cas des « peuples punis » et en particulier le sort réservé aux « minorités allemandes » sont largement abordés dans le troisième volet de ce livre. Mais au-delà, l’URSS définit aussi après la guerre une catégorie de « peuples collaborateurs » voués à être sanctionnés et pour partie déportés à l’instar de certaines populations baltes25. On connaît également les représailles ciblées de l’armée de libération nationale yougoslave contre les populations hongroises de Voïvodine, sans parler de la terrible répression qui s’abat sur les Croates et en particulier sur les Oustachis et leurs familles de retour de leur éphémère refuge autrichien. De manière différente, l’impact du rapatriement des prisonniers de guerre, déportés et autres requis du travail, est souvent perceptible sur les épurations en cours. De fait, ce flux de retour souvent chronologiquement décalé par rapport à la libération effective du territoire réactive de manière fréquente la demande sociale d’épuration dans les sociétés concernées, y compris via une résurgence des violences populaires. Du moins la chose est-elle manifeste en France et en Belgique, mais aussi en URSS. Enfin, l’exil des collaborateurs européens au lendemain de la Seconde Guerre mondiale continue à nourrir de nombreux fantasmes et reste un objet mémoriel « chaud » pour le journalisme d’investigation26 ou comme sujet ← 19 | 20 → de romans27. Aujourd’hui, les historiens sont de plus en plus nombreux à ouvrir la « boîte de Pandore », à l’instar de l’étude de Luc Van Dongen sur le purgatoire helvétique pour des Allemands compromis avec le nazisme, des fascistes italiens ou des collaborateurs français. Au-delà des cas célèbres, qui bien souvent ont défrayé la chronique médiatique et judiciaire comme Adolf Eichmann, Joseph Mengele, Léon Degrelle ou encore Klaus Barbie, on a encore besoin, pour démêler le vrai du faux, d’études approfondies sur des corpus plus larges, comme celle réalisée par Gerald Steinacher28.

Dans cette dynamique, les travaux sur l’exil de collaborateurs français présentés dans ce volume par Marc Bergère29 et Sébastien Carney éclairent sous un jour nouveau le cas de l’Argentine et des destinations jusqu’alors moins connues, comme l’Irlande et le Canada. À lire ces deux contributions au miroir des précédentes, on est frappé par leurs convergences en matière d’itinéraires suivis, mais aussi de filières ou de réseaux mobilisés. On mesure également tout le poids du climat de la guerre froide et du levier de l’anticommunisme, qui gagne très vite toute la sphère occidentale. Ces éléments démontrent que non seulement une histoire européenne des nazis ou collaborateurs en fuite est nécessaire, mais qu’elle permet sans doute d’appréhender de manière différente une sortie de guerre à géométrie variable et l’exercice d’une exopolitie30 autour de ces vaincus de la Libération.

Le jeu des temporalités

Exceptionnel par son caractère global et simultané à l’échelle du continent, le « moment 1945 » n’en est pas moins inscrit dans une ← 20 | 21 → temporalité longue de processus épuratoires à l’échelle européenne. En amont, ce moment répressif se nourrit sans conteste des expériences épuratoires antérieures. Il est marqué par la Première Guerre mondiale (en Belgique ou en Alsace-Lorraine), mais aussi par des épisodes plus anciens tels les changements de régime du XIXe siècle. Dans ces « chemins de dépendance »31, l’expérience antérieure effective d’un pays, mais aussi la manière dont elle est encore ressentie, nourrissent les choix posés à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Le passé influence ici directement les concepts et les procédures épuratoires, selon un schéma de filiation directe ou indirecte. Cette « dynamique de l’expérience », qui fonctionne d’abord et surtout dans un cadre national, peut également être pensée dans une perspective transnationale : on peut en effet s’interroger sur la connaissance qu’ont d’autres pays des épisodes survenus antérieurement à l’étranger.

Les quatre contributions rassemblées dans ce panel concernent l’Europe de l’Ouest (Belgique, France, Luxembourg) et constituent par là un cadre cohérent permettant de proposer des outils d’analyse pour réfléchir aux jeux de temporalité autour des épurations. Les contributions retracent des généalogies permettant de replacer les épurations de l’après-guerre dans une séquence plus longue. Le « moment 1945 » entretient en effet parfois une réelle proximité temporelle avec des premières épurations fondatrices, dont le souvenir reste très vivace dans les mémoires, mais également aux plans politique ou social. La question des expulsés de 1918 en Alsace-Lorraine durant l’entre-deux-guerres en offre un premier exemple, qu’étudie Christiane Kohser-Spohn. La Belgique représente un autre cas caractéristique : Jonas Campion et Xavier Rousseaux montrent à son endroit que la question de l’amnistie éventuelle des condamnés de 1918 traverse toute la vie politique de l’entre-deux-guerres. Ironie de l’histoire, elle aboutit au vote d’une ultime loi à ce sujet en 1939, tandis que les dernières grâces royales sont prononcées l’année suivante, peu de temps avant la nouvelle invasion allemande. Au plan professionnel, la comparaison effectuée par Mélanie Bost et Jan Julia-Zurné des épurations menées au sein de la magistrature belge à l’issue de chacune des deux guerres mondiales constitue un autre exemple de l’importance que prend cette proximité temporelle entre deux mouvements répressifs : la ← 21 | 22 → continuité générationnelle au sein de ce microcosme professionnel est évidente de 1918 à 1945.

En aval, l’impact du « moment 1945 » ne peut être non plus ignoré, ne serait-ce que parce que les épurations sont souvent des procédures d’ampleur et de ce fait, inscrites dans la durée. Il faut du temps aux appareils judiciaires ou administratifs engagés dans l’épuration et dans les faits souvent débordés pour absorber, instruire et statuer sur la masse des dossiers portés à leur connaissance. De plus, d’autres difficultés matérielles se présentent, comme les déplacements de population ou la fuite des suspects, qui compliquent la vague répressive, le tout dans un contexte troublé. Sur le plan individuel, les procédures peuvent être rendues très longues par l’utilisation de tous les moyens d’appel, de recours ou de contestation des sanctions subies, au niveau national ou européen. En Europe de l’Est, plusieurs épurations se succèdent dans l’après-guerre, au gré de l’imposition progressive du pouvoir communiste face aux partisans des tendances nationalistes. Enfin, il faut du temps pour solder – ou non – les désaccords collectifs provoqués par le conflit. Comme l’illustre également le cinquième volet de ce livre, les voies adoptées dans ce but sont multiples, entre amnistie, pardon, oubli, construction et diffusion d’une mémoire unificatrice. Le chemin est long et souvent semé d’embûches. L’exemple du Luxembourg, étudié par Vincent Artuso, illustre bien le processus de construction d’une mémoire unificatrice de la guerre, permettant de régler la mémoire de la collaboration, des rythmes de ses transformations, mais aussi celle des épurations. Le Luxembourg donne à voir le caractère pragmatique (stratégique ?) des choix posés par le Grand-Duché pour permettre la pacification d’un pays encore jeune, cherchant à définir avec force son identité nationale.

Influencée par des enjeux politiques et sociaux nationaux, cette histoire des conséquences longues des épurations doit également se comprendre dans une logique circulatoire. Les débats d’après-guerre s’influencent et s’hybrident mutuellement entre pays. Pour ne prendre qu’un exemple, à partir de la fin des années 1940, la corrélation est évidente entre le développement des débats et des pratiques d’amnistie au Luxembourg, en France ou aux Pays-Bas, ainsi que les discussions à ce sujet en Belgique. ← 22 | 23 →

Groupes et populations cibles

La question des groupes et populations cibles est vaste si l’on considère la diversité des épurations pratiquées après la Seconde Guerre mondiale à l’échelle européenne. Le thème doit nécessairement être étudié dans ses dimensions transnationales, au sens où un certain nombre d’individus ou de groupes ont été soit expulsés de leur pays, soit extradés pour être jugés. Par ailleurs, certains groupes voulant éviter une épuration certaine ont volontairement pris le chemin de l’exil. Certaines migrations de l’immédiat après-guerre sont ainsi le fait de personnes fuyant une épuration « sauvage » ou légale dans leur pays d’origine. Ces migrations doivent s’envisager d’ailleurs dans une séquence temporelle plus large et englober la guerre froide, comme le propose Gwénola Sébaux à propos du devenir des Allemands d’Europe orientale (ici la Pologne et la Roumanie) et d’URSS après la phase d’expulsions proprement dite entre 1945 et 1950. Ce faisant, les articles rassemblés dans ce panel permettent d’aborder trois grandes questions.

La première est celle de la définition des catégories à épurer. Celle-ci a pu recevoir une qualification à une échelle internationale, si l’on songe à la catégorie de droit pénal international qu’est le crime de guerre. L’épuration peut néanmoins s’accompagner d’une instrumentalisation politique différente selon les blocs, comme le montre Andreas Hilger à propos de la poursuite des criminels de guerre dans le bloc soviétique servant la consolidation du stalinisme. D’autres catégories de l’épuration, comme celle de « collaborateur », ont reçu une interprétation juridique et politique différente selon les contextes nationaux en fonction de ce qu’avaient subi les pays pendant l’occupation : ici l’échelle nationale prime, compte tenu des traditions juridiques et l’histoire propre de chaque pays. Les articles reviennent sur ces aspects cruciaux de définition des catégories, mais aussi sur les compromis politiques sous-jacents qui les conditionnent et leurs évolutions dans le temps. Une attention est portée aux termes mêmes utilisés pour désigner, à différentes échelles (les Alliés, un pays, un bloc), les groupes à épurer ; cette sémantique a eu ici des effets politiques drastiques. C’est entre autres ce qu’invite à faire Juliette Denis à propos de l’épuration en Lettonie (1944-1949), où la recherche des « traîtres » fait bientôt place à la « lutte contre le banditisme ». Les questions de définition sont un enjeu politique lorsqu’il y a succession de plusieurs épurations, comme l’explique Ségolène Plyer à propos des Allemands de Tchécoslovaquie (Sudètes) avant et après 1947. L’intérêt est ← 23 | 24 → ainsi de réfléchir aux enjeux et conséquences des définitions des groupes à épurer et ce à différentes échelles : celle du droit international, celle des blocs de la guerre froide et celle des spécificités nationales au sein de chaque bloc.

Une deuxième question transversale est méthodologique. Elle se rapporte aux sources permettant d’écrire cette histoire se jouant à différentes échelles. Une difficulté de l’histoire transnationale est, comme on sait, de trouver des documents permettant de suivre des itinéraires et des trajectoires d’individus ou de groupes traversant les frontières, donc sur plusieurs terrains. Les textes rassemblés invitent à un questionnement méthodologique plus large sur la manière de travailler à plusieurs niveaux. L’article de Lawrence Van Haecke réfléchit ainsi au statut « interne » ou « transnational » des sources de la répression de la collaboration à partir du terrain belge. De manière générale, cette question archivistique est primordiale : quelles sont les archives possibles pour écrire une histoire transnationale des épurations ? S’agit-il d’archives nouvelles ou au contraire, d’archives nationales à réinterroger à nouveaux frais ?

Résumé des informations

Pages
402
Année
2019
ISBN (PDF)
9782807606883
ISBN (ePUB)
9782807606890
ISBN (MOBI)
9782807606906
ISBN (Broché)
9782807606876
DOI
10.3726/b15919
Langue
français
Date de parution
2019 (Septembre)
Published
Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Wien, 2019. 402 p., 2 illl. n/b, 2 tabl. n/b

Notes biographiques

Marc Bergère (Éditeur de volume) Jonas Campion (Éditeur de volume) Emmanuel Droit (Éditeur de volume) Dominik Rigoll (Éditeur de volume) Marie-Bénédicte Vincent (Éditeur de volume)

Marc Bergère, Professeur en histoire contemporaine à l’université Rennes 2/EA Tempora 7468, est spécialiste de l’histoire de l’épuration en France. Jonas Campion est Docteur en histoire (UCLouvain, U. Sorbonne – Paris IV), actuellement ATER à l’U. Lille (Irhis, UMR CNRS 8529) et chercheur associé au Centre d’histoire du droit et de la justice (UCLouvain).

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