Une Europe des affaires (XVIe-XVIIIe siècles)
Mobilités, échanges et identités
Résumé
Cet ouvrage propose de montrer comment les marchands entretiennent, bâtissent et partagent des liens d’appartenance, là où ils résident comme à distance. Il souligne aussi l’importance des rapports qu’ils nouent avec les pouvoirs politiques, municipalités comme gouvernements, qui leur imposent un cadre, avantageux ou contraignant, mais sont aussi dépendants des ressources qu’ils peuvent fournir. Enfin, il rend compte de leur insertion dans un jeu économique et politique à plusieurs échelles en Europe. Avant l’affirmation d’une Europe de nations, alors que la chrétienté, même divisée, demeure longtemps un cadre de référence, les marchands œuvrent à donner une consistance à la perception comme à la réalité européennes.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Sur l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Table des matières
- Présentation. S’assembler sans se confondre. États, réseaux marchands, droits (Jean-Philippe Priotti)
- Partie I. Vers une économie politique européenne ?
- Le palais des Doria à Fassolo comme outil de configuration de la monarchie hispanique (XVIe siècle) (Bastien Carpentier)
- Entre Mars, Janus et Mercure : les marchands comme acteurs de la réconciliation des Pays-Bas espagnols (années 1570-1609) (Yves Junot)
- Elección y representación. Itinerarios de una cultura política mercantil en el siglo XVII (José Manuel Díaz Blanco)
- Représenter, contrôler, réguler : l’institution consulaire et l’essor marchand français en Espagne (XVIIe-XVIIIe siècles) (Sylvain Lloret)
- L’intégration des marchands et des commerçants « étrangers » à Mayence au XVIIIe siècle : procédures, institutions et conflits (Guillaume Garner)
- Partie II. Entre agents et groupes : émergence d’une culture commerciale
- L’identification comme ressource. Un marchand béarnais à Anvers (début du XVIe siècle) (Jean-Philippe Priotti)
- Les dynamiques marchandes des réseaux portugais au XVIe siècle (Amândio Jorge Morais Barros)
- Les entreprises des séfarades, Hollandais et Portugais dans l’Atlantique sud, 1590-1670 (Filipa Ribeiro Da Silva)
- A Broker in a Hostile Setting : Alexandre Bergeret and his Mail Order Company in Paris and Vienna in the Seventeenth Century (Veronika Hyden-Hanscho)
- A Cosmobile Identity : Vincent Nolte (1779-1856), an Early Modern Global Player (Margrit Schulte-Beerbühl)
- Titres de la collection
S’assembler sans se confondre États, réseaux marchands et droits
Dans De l’esprit des lois, Montesquieu affirme que l’Europe est une puissance économique fondée sur le commerce et sur une société civile unie par ses mœurs1. Selon lui, « le doux commerce » fait de l’Europe, par-delà ses frontières et ses clivages, l’espace de la civilisation. Quant à la nature de la politique européenne, modération, liberté et diversité doivent y prévaloir tant pour la conservation du citoyen que pour son esprit d’entreprise2. En ce sens, intimement liés, deux faits majeurs, l’un politique, l’autre économique, servent de contextes ou d’objets d’étude à la thématique européenne proposée : la naissance et la coexistence d’États modernes de différents types (États-nation fisco-militaires en gestation, empires et puissantes cités-États), ainsi qu’une expansion maritime et commerciale sans précédent qui connectait l’Europe aux trois autres parties du monde.
La plupart des territoires concernés ne présentaient pas d’unité politique réelle dans la mesure où ils étaient morcelés en un plus ou moins grand nombre de royaumes, vice-royaumes, principautés, duchés, seigneuries, etc., chacun d’eux ayant des droits propres. Sur un même ← 9 | 10 → territoire, plusieurs souverainetés pouvaient donc coexister, celle du roi, celle du seigneur et/ou celle de la communauté des habitants. Corollaire à ces deux premiers points : les populations qui peuplaient ces territoires étaient souvent pluriethniques. Dans les empires espagnol, portugais et germanique, par exemple, il n’existait pas de coïncidence systématique entre l’identité du souverain et du gouvernement central, et celle des communautés d’habitants attachées aux droits et aux coutumes locaux de leur contrée d’origine. Ainsi, à la fin du XVIe siècle, Flamands, Napolitains, Basques et Portugais étaient gouvernés par un même souverain castillan, tandis qu’au XVIIIe siècle, comme le rappelle Guillaume Garner, le Saint-Empire était morcelé par de multiples frontières internes, séparant des villes d’Empire et des États territoriaux qui n’étaient pas pleinement « souverains » (voir son texte dans ce volume). Bien que de façon différente, l’Italie n’était pas étrangère à l’enchevêtrement de souverainetés : un souverain tel que le duc de Toscane pouvait être à la fois seigneur de son propre système féodal, vassal de l’Empire pour l’ensemble de son État et également soumis, pour la région de Sienne, à un seigneur, le roi d’Espagne, qui la lui avait concédée en sous-fief en 15573. Le rattachement tardif de certains territoires à la couronne de France (1481 pour la Provence et 1532 pour la Bretagne, notamment), comme les guerres civiles qui avaient désolé le royaume au XVIe et au XVIIe siècle, ou encore la présence dans le Midi de royaumes indépendants, démontraient la fragilité voire l’inexistence d’une souveraineté pleine et entière sur l’ensemble du territoire4.
Les États territoriaux les plus puissants militairement, riverains de l’Atlantique (l’Espagne, le Portugal, la France, l’Angleterre) – et qui devaient prendre à des époques diverses les rênes de l’expansion atlantique – étendirent leur influence sur des États plus petits, mais à forte concentration en capital et dotés d’une importante tradition marchande, bancaire et/ou maritime, dont ils polarisaient les énergies et utilisaient les réseaux internationaux5. Nombre de cités-États d’une péninsule Italienne ← 10 | 11 → morcelée politiquement passèrent ainsi sous influence étrangère (France, monarchie espagnole), le commerce si profitable des Provinces-Unies (notamment avec la Baltique) étant, pour sa part, capté par l’Angleterre6.
Dans ces relations d’interdépendance, circulaient des valeurs marchandes et politiques issues tout autant des empires que des monarchies et des républiques marchandes : culture électorale et représentative et culture autoritaire s’y mêlaient (pour le cas sévillan, voir le texte de José Manuel Díaz Blanco). C’était justement dans ces influences réciproques, dans la mixité des idéologies, que résidait un des principaux freins aux abus d’autorité. La dépendance des États territoriaux les plus puissants vis-à-vis de puissances d’argent ou de services militaires situés hors de leur contrôle direct amenaient les monarques à la modération. Puisqu’elle mettait en péril l’existence même des États, l’autonomie des financiers et des militaires était universellement crainte, que ces acteurs se trouvent à l’intérieur de leurs frontières comme à l’extérieur7. Les compétences commerciales et bancaires des patriciats urbains, et le potentiel armé de certains entrepreneurs de la guerre, n’étaient pas tout : les plus grands souverains d’Europe comptaient sur le capital social de leurs réseaux transnationaux8. Il en résultait une convergence d’intérêts entre les grands États territoriaux et les élites de républiques marchandes à l’empire commercial étendu et dont le pouvoir maritime et guerrier ne devait pas être négligé9. En échange de la protection des grands États territoriaux et de la promotion de membres de leur élite au moyen de titres, de gratifications diverses et d’un accès privilégié aux marchés se trouvant sur leur(s) territoire(s), les cités-États fournissaient des services bancaires et/ou militaires, ainsi que des sources d’information, éléments ← 11 | 12 → vitaux à tout projet de domination globale. Les interlocuteurs privilégiés de ces binômes interdépendants tendaient à établir un dialogue et à faire converger leurs intérêts sur la base d’une relation mutuellement bénéfique. L’organisation politique et la répartition du pouvoir à l’intérieur des différents territoires comme entre ceux-ci était donc largement polycentrique10. Pour être sommaires, on voit combien ces réflexions rendent difficile tout raisonnement fondé sur la catégorie « d’identité nationale » et tendent, au contraire, vers une grande complexité de l’enchevêtrement d’intérêts politico-économiques à l’échelle de chaque État comme à l’échelle européenne. Les prétentions universalistes de certains empires et États-nations, et la concurrence qui s’organisait autour du leadership européen et au-delà mondial, ne pouvaient se passer de ressources militaires et financières détenues par quelques-uns dans comme hors de leur(s) royaume(s). En effet, perpétuer une domination et maintenir un sentiment de supériorité requéraient des moyens colossaux. Quelle politique de grandeur de la monarchie espagnole, de la France et de l’Angleterre aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles aurait pu être envisagée sans le soutien des puissances d’argent génoise pour la première, toscane pour la seconde et sans les capitaux hollandais pour la dernière ?
Parallèlement à ces convergences systémiques (et malgré la concurrence entre les principaux États), les souverains européens entendaient également maintenir entre eux, fussent-ils ennemis, des relations de courtoisie, voire d’amitié11, par voie personnelle comme à travers des liens diplomatiques qui s’étaient étendus, à partir de Venise, dans toute l’Europe, depuis la seconde moitié du XVe siècle. L’existence d’ambassades rendait par ailleurs relative la cessation des relations commerciales entre opposants politiques (texte de Veronika Hyden-Hanscho) et promouvait au contraire, à travers la circulation d’objets de luxe et la diffusion de mœurs courtisanes et de l’étiquette, des processus d’imitation et une compatibilité entre les élites des différents royaumes, soutenus, au besoin, par des mariages entre ← 12 | 13 → les familles régnantes et gouvernantes12. Au XVIIIe siècle, l’éducation des élites et les convenances de la « bonne société » étaient similaires dans une bonne partie de l’Europe13. De même, l’activité commerciale s’intensifia entre les différents royaumes, de sorte que les consulats d’étrangers se multiplièrent à l’époque moderne. Les gouvernements d’origine et d’accueil y trouvèrent un terrain propice à l’extension de leur souveraineté et un levier pour leur politique internationale, même si ces consulats d’étrangers et leurs membres étaient dotés en principe de droits supranationaux (texte de Jean-Philippe Priotti). Outre les fonctions officielles qu’ils remplissaient, ils constituaient des pièces essentielles pour collecter de l’information économique et politique sur les autres pays européens, et favoriser le contrôle de leurs propres acteurs économiques à l’étranger (texte de Sylvain Lloret).
En Europe, la culture du politique comme celle de l’économie politique, sans perdre la spécificité de chaque territoire, était donc largement transnationale. Du milieu du XVIe siècle au début du XVIIe, après s’être inspiré de la politique bourguignonne, la monarchie hispanique constitua à son tour un modèle pour certains États européens : la France en particulier14 (malgré la concurrence à laquelle se livraient les deux voisins pour la domination européenne), mais également la république de Gênes (voir le texte de Bastien Carpentier), qui fonda un lieu de Cour où se formaient des intérêts et une culture commune entre élites espagnole et génoise. Les standards gouvernementaux et sociétaux de la France allaient devenir pour l’Espagne et pour les autres royaumes européens un modèle aux XVIIe et XVIIIe siècles (pour le cas viennois, voir le texte de Veronika Hyden-Hanscho). Mais les influences voyageaient en tout sens, la théorie politique italienne, à travers l’œuvre de Machiavel notamment, pénétrant l’ensemble des élites européennes à l’époque moderne.
Si l’expansion outre-mer désenclavait comme jamais par le passé les différentes parties du monde, elle ne signifiait pas pour autant la dilution des caractéristiques européennes dans une société globale, loin s’en fallait. L’audace des découvreurs européens, la rencontre avec des hommes ← 13 | 14 → nouveaux et l’exploitation des terres outre-mer favorisèrent l’émergence d’une conscience de soi européenne qui se développa par comparaison avec les Sauvages, mais aussi entre les Sauvages et les Anciens, tout au long de l’époque moderne15. Le changement de la donne tout à la fois politique, socio-économique et culturelle, et ses répercussions dans le dernier tiers du XVIe siècle, peuvent être considérés comme un facteur important de la révolution de la condition et de la personnalité humaines des Européens qu’évoque Jean Rohou, pour le siècle suivant16. Le grand nombre de territoires que l’Occident européen dominait politiquement, le développement du commerce et de ses forces contradictoires furent décisif pour la transformation des mentalités. À l’instar des Grecs (même sous domination romaine), de l’Islam plus tard, les Modernes (à leur tête Castillans, Français et Anglais) ont forgé un complexe de supériorité, adossés à des valeurs universelles, considérant volontiers qu’ils étaient la civilisation même17. D’autres repoussoirs faisant prendre conscience aux Modernes de leur singularité étaient plus politiques. Ainsi, les philosophes du XVIIIe siècle considéraient communément l’empire ottoman et le reste de l’Asie comme l’aire du despotisme (Montesquieu et Rousseau en particulier).
D’un point de vue plus strictement commercial, les gouvernants des différents empires prônaient l’exclusif et un mercantilisme offensif. Les liens directs des pays concurrents avec l’outre-mer étaient pour l’essentiel écartés, ce qui nuisait à la multilatéralité de circulations similaires à celles en vigueur en Europe. A contrario, cela permettait à certaines puissances européennes coloniales d’intégrer de façon privilégiée des procédés de fabrication, des modes et organisations commerciales ultramarins qui ont abouti sur le long terme à d’authentiques révolutions18. Et le développement des commerces ultramarins contribuait à faire des ← 14 | 15 → ports de l’Occident européen (chacun pour le territoire d’outre-mer qui le concernait) les points de convergence d’une grande partie des réseaux de commerce européens, facteur qui poussait à un certain degré d’homogénéisation des pratiques marchandes.
Tout comme le monde politique, l’économie commerciale s’organisait, plus qu’on ne l’a dit, autour de plusieurs pôles. Rouen était une réplique d’Anvers à l’ampleur de la place près ; trois-quarts de siècle après la découverte de l’Amérique, Bilbao soutenait encore la comparaison avec Séville en termes de trafic de marchandises ; Porto était aux côtés de Lisbonne une nouvelle tête de pont vers l’Europe et vers l’Amérique (voir le texte d’Amândio Barros dans ce volume). La présence de marchandises du monde entier dans des ports dits secondaires, comme ceux que nous venons de citer, ou encore à Saint-Malo, port mondial dès le XVIe siècle, qui organisait des circuits propres dans les îles britanniques et en Espagne, tout comme au Canada, en Afrique ou en Orient, peut constituer une autre base de réflexion19. Le caractère polycentrique et multilatéral du commerce européen se retrouve dans un cabotage national et international très actif, souvent sous-évalué20. De même, dans le nord de l’Europe à l’époque moderne, il existait plusieurs marchés importants pour la plupart des produits21. Multipolarité et encore interdépendance : les besoins en céréales de la Baltique aux Pays-Bas avaient de grandes conséquences sur la croissance des activités maritimes et sur l’organisation des échanges hollandais. Nombre de produits baltes étaient exportés vers la péninsule Ibérique. Et pour compenser ces exportations, les Pays-Bas importaient du sel et des vins de France et du Portugal22. L’Angleterre avait besoin, pour sa part, d’Amsterdam, de La Rochelle et de Cadix pour écouler ses pièces de draps, plus de 100 000 à la fin du XVIe siècle, la bonne santé économique de l’Angleterre dépendant tout à tour des exportations à ← 15 | 16 → destination du continent européen ou d’importations en provenant23. La recherche de travail était un autre facteur de mobilité entre ces différentes zones. Les Provinces-Unies étaient en la matière une zone fort attractive ; des ouvriers et des artisans allemands y étaient notamment employés. En Espagne, c’étaient les Français qui étaient attirés par les hauts salaires.
Autre facteur qui montre bien la fragilité de modèles de domination successive autour d’un seul pôle de commerce (notamment à partir des cycles vénitien, anversois, amsterdamois et londonien décrits par Fernand Braudel et repris dans la plupart des travaux jusqu’à aujourd’hui), l’économie commerciale s’organisait de façon privilégiée autour de binômes24. Bien qu’il ne s’agisse pas de nier la prééminence de certains pôles, la prise en considération de dynamiques synchroniques et des interactions entre centres économiques d’envergure différente est essentielle pour comprendre comment un port parvient à se hisser au-dessus des autres à une période donnée, tout comme l’est l’analyse des relations entre les grands hommes d’affaires et les acteurs de moindre importance auxquels ils sont liés : colporteurs, regrattiers, artisans, tout autant que détaillants ou grossistes.
L’économie commerciale tendait en outre à être contrôlée de façon croissante par les ports, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’ait pas eu des relais continentaux, ni même que les pôles de l’intérieur fussent systématiquement dirigés depuis les ports, l’analyse des relations avec l’hinterland étant, comme on le sait, fondamentale pour expliquer l’essor d’un centre portuaire25.
Mis à part la recherche de travail et la modification des circuits commerciaux, la religion constituait une des principales raisons des déplacements de groupes humains, des migrations juives ibériques aux XVe-XVIe siècles dans toute l’Europe, particulièrement méditerranéenne, ← 16 | 17 → à celle des huguenots vers les Provinces-Unies et les îles britanniques, surtout au cours de la période 1685-173026. Lorsqu’ils faisaient office de commerçants, ils organisaient depuis leur nouvelle implantation des réseaux ethniques qui transcendaient l’appartenance religieuse et luttaient contre les monopoles étatiques (texte de Filipa Ribeiro da Silva).
Une bonne partie de la population européenne vivait donc sous l’autorité d’un monarque étranger et le franchissement de frontières était un acte relativement courant pour nombre d’Européens. Près de chez lui, un individu pouvait se trouver confronté à des lois, à des obligations et aussi, le cas échéant, jouir de privilèges inconnus de lui dans sa contrée d’origine. L’extrême diversité des situations territoriales et sociétales à courte distance les unes des autres a sans doute été un moteur de l’efficacité des circulations commerciales et politiques à l’intérieur des différents territoires européens, ainsi qu’entre eux. Cette distance courte permettait de nouer des contacts répétés (parfois quotidiens) entre les marchands et d’échanger façon de voir et de faire avec des étrangers. Si la fréquence des contacts implique des effets durables sur les relations entre personnes et entre groupes de personnes, elle permet également de superposer divers types de liens entre étrangers au sein de territoires géographiquement proches, les liens marchands se doublant de liens de parenté, d’amitié, etc., qui apportaient plus de sûreté et de stabilité aux affaires traitées en commun. Ces relations trouvaient dans les consulats et dans les communautés marchandes des soutiens, des points de cristallisation pour le développement de leurs négoces. Pour les marchands, il s’avérait intéressant de tirer le meilleur parti de ces institutions sans se laisser trop contraindre par elles. De plus, ils savaient utiliser à des fins propres les conflits de juridiction entre les lois émanant du prince, de la communauté des habitants ou encore d’instances supra-nationales comme les consulats d’étrangers. Pour favoriser la promotion de leurs affaires, les marchands locaux comme les étrangers négociaient à différents niveaux du politique, avec les dirigeants de la cité comme avec ceux du gouvernement, ou encore à travers des liens personnels avec l’empereur (textes d’Yves Junot, de Guillaume Garner et de Jean-Philippe Priotti), ce qui renvoie aux stratégies individuelles et collectives des acteurs, ainsi qu’aux limites de leur capacité d’action. ← 17 | 18 →
Quelques précisions méthodologiques mêlant sociologie, économie et histoire donnent un cadre à l’étude de ces dynamiques complexes. Dans les années 1960-1980, à la suite de sociologues comme Fredrik Barth, on a surtout essayé de comprendre les relations entre les groupes à travers les notions d’intégration, d’assimilation et d’exclusion, les dynamiques collectives étant clairement privilégiées27. Plus récemment, grâce à la problématique des réseaux notamment, on s’est plus volontiers penché sur les relations interpersonnelles. À ce titre, il apparaît important de s’intéresser à quatre volets de l’interaction :
1/ l’interaction structurale (dont un des chefs de file est Mark Granovetter), qui analyse la structure de l’interaction en fonction de l’intensité des liens28;
2/ la critique que Pierre Bourdieu a adressé à l’école interactionniste est tout aussi féconde, car les interactions dépendent aussi, en bonne part, de l’héritage culturel dont les acteurs sont dépositaires, lequel influence le résultat de l’interaction29;
3/ troisième point : on ne peut pas effectuer une étude sociale de ce type sans prendre en compte les contraintes du contexte de l’action, culturel et institutionnel notamment, et les situations de blocage qu’elles engendrent30;
4/ l’importance de la distance dans les relations sociales et inter-organisationnelles31.
Si l’on veut comprendre ce qui façonne durablement les individus et les groupes d’individus, il est utile de considérer le relationnel et le culturel ← 18 | 19 → simultanément. Car ces deux éléments centraux de l’organisation d’une société que sont les systèmes de relations sociales et les systèmes de sens (la culture) sont interconnectés32. D’où la question particulièrement en vogue ces derniers temps de l’identité, qui donne naissance aux expressions de plus en plus usitées d’identité plurielle ou hybride, d’identités complexe, parfois ponctuelle. On évoque aussi des personnages protéiformes. Le sociologue Michel Grossetti envisage les personnes comme des agrégats d’identités tandis qu’Harrison White utilise plutôt le terme de paquets d’identités33.
Le point essentiel qui ressort de ces appellations est le caractère transitoire des identités, qui provient des différentes institutions dans lesquelles les relations sociales sont tour à tour enchâssées. Les institutions sont constituées d’une pluralité de réseaux. S’agissant d’acteurs économiques, les institutions que traversent les réseaux d’affaires relèvent aussi bien de la parenté que du marché ou du gouvernement. À l’intérieur de ces institutions règnent une discipline. Sur le marché, par exemple, la réputation d’honneur et la réputation de richesse sont de mise, pour la parenté ce sera l’entraide, tandis que dans le gouvernement la discipline pourrait être la hiérarchie. Chaque discipline est soutenue par des échelles de valeur différentes, et le véhicule de ces valeurs est le langage. Le langage et les récits qui en découlent servent en réalité de transcripteur entre acteurs et actions34. L’identité peut être en la matière considérée comme une source d’action essentielle, car en passant d’une institution à l’autre (à travers les commutations qu’elle réalise entre les réseaux), l’identité contribue à créer un ordre relationnel et discursif. À un niveau supérieur, ces institutions, qu’elles soient politiques, sociales ou économiques, ont, elles aussi, une rhétorique (qui est la version collective des récits des acteurs), qu’il est également utile d’étudier, en particulier pour comprendre les logiques de fonctionnement entre niveaux micro et macro sociaux.
Ces réflexions ont toute leur place dans le cadre d’enquêtes sur le monde marchand afin d’essayer de mieux comprendre les soubassements socio-culturels qui font tenir ensemble le monde marchand européen. ← 19 | 20 → Elles mènent à la considération d’aspects plus économiques, tels que la question de l’efficience ou de la performance économique, avec lesquels elles se combinent, approche socio-culturelle et approche économique étant plus complémentaires qu’antagoniques. En effet, les coûts de transaction, dont l’importance a été démontrée par Ronald Coase et Douglass North35, ne sont pas une création ex nihilo et doivent être replacés dans le cadre plus large, social et culturel, que nous venons brièvement de présenter. La forme et l’efficacité des affaires étant étroitement liées à la teneur des relations socio-culturelles entre les acteurs en cas de succès comme en cas d’échec commercial (textes de Margrit Schulte-Beerbühl et de Jean-Philippe Priotti). Car il ne faudrait pas trop vite croire qu’en Europe, la majorité des acteurs économiques étaient capables de coopérer avec tout le monde et dans n’importe quelle situation, et qu’ils parvenaient à s’affranchir systématiquement de la soumission au groupe et des cadres institutionnels au sein desquels leurs affaires se déroulaient.
Résumé des informations
- Pages
- 292
- Année de publication
- 2018
- ISBN (PDF)
- 9782807608269
- ISBN (ePUB)
- 9782807608276
- ISBN (MOBI)
- 9782807608283
- ISBN (Broché)
- 9782807608252
- DOI
- 10.3726/b14318
- Langue
- français
- Date de parution
- 2018 (Juillet)
- Published
- Bruxelles, Bern, Berlin, New York, Oxford, Wien, 2018. 292 p., 12 ill. n/b, 3 ill. en couleurs