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Grammaire discursive du français

Étude des marqueurs discursifs en -ment

de Denis Paillard (Auteur)
©2021 Monographies 416 Pages
Série: GRAMM-R, Volume 52

Résumé

Le présent volume s’inscrit dans un projet global de grammaire des marqueurs discursifs du français. Le terme de grammaire signifie que les marqueurs discursifs constituent une classe d’unités de la langue : ils se caractérisent par un ensemble de propriétés formelles (une syntaxe) et une sémantique. Il est possible de distinguer plusieurs sous-classes, chacune se définissant par des propriétés et une sémantique particulières.
Cet ouvrage est consacré à l’étude de la sous-classe de marqueurs discursifs que constitue trente formes en -ment, qui, par ailleurs, sont des adverbes : précisément, forcément, vraiment, etc.
Leur sémantique est décrite sur deux plans. Ils partagent une sémantique commune : la séquence correspondant à leur portée est définie comme une manifestation singulière d’une catégorie ou propriété correspondant à la base : le ‘simple’, le ‘probable’, le ‘visible’, etc. D’où leur définition comme marqueurs discursifs « catégorisants ». Quant à l’identité discursive de chaque marqueur, elle est définie compte tenu de la sémantique de la base. Ces marqueurs sont regroupés en sept groupes en fonction de leur proximité sémantique.
Cette identité sémantique est redéployée sur quatre plans de variation qui rendent compte de la diversité de leurs emplois et valeurs. La portée du marqueur est soit globale (énoncé), soit locale (incise et parenthèse). Son point d’incidence par rapport à sa portée varie : position initiale, médiane et finale. Il peut être détaché ou non-détaché de sa portée. Enfin, la séquence correspondant à sa portée entre dans un rapport de continuité – discontinuité avec le contexte gauche.
Les valeurs et emplois de chaque marqueur discursif sont illustrés par de nombreux exemples en relation avec les quatre plans de variation.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Sommaire
  • INTRODUCTION
  • 1. Une grammaire des marqueurs discursifs
  • 2. Les MD comme classe d’unités de la langue
  • 2.1. La notion de portée
  • 2.2. Quelle sémantique pour les MD ?
  • 3. Six grandes classes de MD
  • 3.1. Les MD ‘points de vue’
  • 3.2. Les MD ‘catégorisants’
  • 3.3. Les MD ‘écran’
  • 3.4. Les MD ‘particules’
  • 3.5. Les MD ‘vouloir dire’
  • 3.6. Les MD ‘(inter)subjectifs’
  • 4. Ouverture
  • CHAPITRE 1 Les marqueurs discursifs ‘catégorisants’
  • 1. Adverbes de phrase ou marqueurs discursifs ‘catégorisants’ ?
  • 2. Sémantique discursive des MD ‘catégorisants’
  • 3. Types de portée et position du MD
  • 3.1. Portée du MD
  • 3.2. Position du MD par rapport à sa portée
  • 4. MD entre description et fiction
  • 5. Non-détachement vs détachement du MD
  • 5.1. Non-détachement
  • 5.2. Détachement du MD
  • 6. Étude de sept grands groupes de MD ‘catégorisants’
  • 7. Données utilisées
  • 8. Bibliographie
  • CHAPITRE 2 Les MD de la série ‘savoir’
  • 1. Présentation de la série
  • 2. Éventuellement
  • 2.1. État des lieux et références
  • 2.2. Identité sémantique
  • 2.3. Portée et position du MD
  • 2.4. Détachement et non-détachement
  • 2.5. Variation
  • 3. Vraisemblablement
  • 3.1. État des lieux et références
  • 3.2. Identité sémantique
  • 3.3. Portée et position
  • 3.4. Détachement et non-détachement
  • 3.5. Variation
  • 4. Probablement
  • 4.1. État des lieux et références
  • 4.2. Identité sémantique
  • 4.3. Portée et position
  • 4.4. Détachement et non-détachement
  • 4.5. Variation
  • 4.6. Probablement que
  • 5. Sûrement
  • 5.1. État des lieux et références
  • 5.2. Identité sémantique
  • 5.3. Portée et position
  • 5.4. Détachement et non-détachement
  • 5.5. Variation
  • 5.6. Sûrement que
  • 6. Certainement
  • 6.1. État des lieux et références
  • 6.2. Identité sémantique
  • 6.3. Portée et position
  • 6.4. Détachement et non-détachement
  • 6.5. Variation
  • 6.6. Certainement que
  • 7. Assurément
  • 7.1. État des lieux et références
  • 7.2. Identité sémantique
  • 7.3. Portée et position
  • 7.4. Détachement et non-détachement
  • 7.5. Variation
  • CHAPITRE 3 Les MD de la série ‘ajustement’
  • 1. Présentation de la série
  • 2. Exactement
  • 2.1. État des lieux et références
  • 2.2. Identité sémantique
  • 2.3. Portée et position
  • 2.4. Détachement et non-détachement
  • 2.5. Variation
  • 3. Justement
  • 3.1. État des lieux et références
  • 3.2. Identité sémantique
  • 3.3. Portée et position
  • 3.4. Détachement et non-détachement
  • 3.5. Variation
  • 4. Précisément
  • 4.1. État des lieux et références
  • 4.2. Identité sémantique
  • 4.3. Portée et position
  • 4.4 Détachement et non-détachement
  • 4.5. Variation
  • 4.6. A propos de pas précisément
  • CHAPITRE 4 Les MD de la série ‘sélection’
  • 1. Présentation de la série
  • 2. Simplement
  • 2.1. État des lieux et références
  • 2.2. Identité sémantique
  • 2.3. Portée et position
  • 2.4. Détachement et non-détachement
  • 2.5. Variation
  • 2.6. À propos de tout simplement
  • 2.6.1. Sémantique
  • 2.6.2. Variation
  • 3. Seulement
  • 3.1. État des lieux et références
  • 3.2. Identité sémantique
  • 3.3. Portée et position
  • 3.4. Détachement et non-détachement
  • 3.5. Variation
  • 4. Décidément
  • 4.1. État des lieux et références
  • 4.2. Identité sémantique
  • 4.3. Portée et position
  • 4.4. Détachement et non-détachement
  • 4.5. Variation
  • 5. Forcément
  • 5.1. État des lieux et références
  • 5.2. Identité sémantique
  • 5.3. Portée et position
  • 5.4. Détachement et non-détachement
  • 5.5. Variation
  • 5.6. Pas forcément
  • 6. Finalement
  • 6.1. État des lieux et références
  • 6.2. Identité sémantique
  • 6.3. Portée et position
  • 6.4. Détachement et non-détachement
  • 6.5. Variation
  • CHAPITRE 5 Les MD de la série ‘valuation’
  • 1. Présentation de la série
  • 2. Heureusement
  • 2.1. État des lieux et références
  • 2.2. Identité sémantique
  • 2.3. Portée et position
  • 2.4. Détachement et non-détachement
  • 2.5. Variation
  • 2.6. A propos de heureusement que
  • 3. Malheureusement
  • 3.1. État des lieux et références
  • 3.2. Identité sémantique
  • 3.3. Portée et position
  • 3.4. Détachement et non-détachement
  • 3.5. Variation
  • CHAPITRE 6 Les MD ‘commitment’
  • 1. Présentation de la série
  • 2. Personnellement
  • 2.1. État des lieux et références
  • 2.2. Identité sémantique
  • 2.3. Portée et position
  • 2.4. Personnellement en position détachée
  • 2.5. Variation
  • 3. Honnêtement
  • 3.1. État des lieux et références
  • 3.2. Identité sémantique
  • 3.3. Portée et position
  • 3.4. Variation
  • 4. Sérieusement
  • 4.1. État des lieux et références
  • 4.2. Identité sémantique
  • 4.3. Portée et position
  • 4.4. Variation
  • 5. Sincèrement
  • 5.1. État des lieux et références
  • 5.2. Identité sémantique
  • 5.3. Portée et position
  • 5.4. Variation
  • 6. Franchement
  • 6.1. État des lieux et références
  • 6.2. Identité sémantique
  • 6.3. Portée et position
  • 6.4. Détachement et non-détachement
  • 6.5. Variation
  • 7. Carrément
  • 7.1. État des lieux et références
  • 7.2. Identité sémantique
  • 7.3. Portée et position
  • 7.4. Détachement et non-détachement
  • 7.5. Variation
  • CHAPITRE 7 Les MD ‘perception’
  • 1. Présentation de la série
  • 2. Visiblement
  • 2.1. État des lieux et références bibliographiques
  • 2.2. Identité sémantique
  • 2.3. Portée et position
  • 2.4. Détachement et non-détachement
  • 2.5. Variation
  • 3. Apparemment
  • 3.1. État des lieux et références
  • 3.2. Identité sémantique
  • 3.3. Portée et position
  • 3.4. Détachement et non-détachement
  • 3.5. Variation
  • 4. Manifestement
  • 4.1. État des lieux et références
  • 4.2. Identité sémantique
  • 4.3. Portée et position
  • 4.4. Détachement et non-détachement
  • 4.5. Variation
  • 5. Évidemment
  • 5.1. État des lieux et références
  • 5.2. Identité sémantique
  • 5.3. Portée et position
  • 5.4. Détachement et non-détachement
  • 5.5. Variation
  • 5.6. Évidemment que
  • CHAPITRE 8 Les MD ‘objectivants’
  • 1. Présentation de la série
  • 2. Généralement
  • 2.1. État des lieux et références
  • 2.2. Identité sémantique
  • 2.3. Portée et position
  • 2.4. Détachement et non-détachement
  • 2.5. Variation
  • 3. Naturellement
  • 3.1. État des lieux et références
  • 3.2. Identité sémantique
  • 3.3. Portée et position
  • 3.4. Détachement et non-détachement
  • 3.5. Variation
  • 3.6. Naturellement que
  • 4. Réellement
  • 4.1. État des lieux et références
  • 4.2. Identité sémantique
  • 4.3. Portée et position
  • 4.4. Détachement et non-détachement
  • 4.5. Variation
  • 5. Effectivement
  • 5.1. État des lieux et références
  • 5.2. Identité sémantique
  • 5.3. Portée et position
  • 5.4. Détachement et non-détachement
  • 5.5. Variation
  • 6. Vraiment
  • 6.1. État des lieux et références
  • 6.2. Identité sémantique
  • 6.3. Portée et position
  • 6.4. Détachement et non-détachement
  • 6.5. Variation
  • 6.6. Pas vraiment
  • CONCLUSION : Synthèse sur les marqueurs discursifs en -ment
  • a. Portée du MD
  • b. Position du MD par rapport à sa portée
  • c. Détachement et non-détachement du MD
  • d. Rapport de la séquence portée du MD avec le contexte gauche
  • Bibliographie
  • Dictionnaires
  • Titres de la collection

INTRODUCTION

1. Une grammaire des marqueurs discursifs

Le présent volume s’inscrit dans un projet de grammaire discursive du français, plus précisément de grammaire des marqueurs discursifs1 (ci-dessous MD). Le terme de grammaire renvoie à notre hypothèse de travail : les MD en français constituent une classe d’unités de la langue (au même titre que les Noms, les Verbes, les Adjectifs, etc.), et, à ce titre, en tant que classe d’unités, ils se caractérisent par un ensemble de propriétés formelles (une syntaxe) et une sémantique. Cet ouvrage est consacré à l’étude d’une classe particulière de MD, celle d’un certain nombre de formes en -ment, qui par ailleurs sont des adverbes : précisément, forcément, vraiment, etc.

Une telle proposition ne relève d’aucune évidence, elle est même très largement minoritaire dans l’ensemble des travaux consacrés aux MD. D’une certaine façon, les MD ne sont pas considérés comme faisant partie du système de la langue et ils ne figurent pas en tant que tels dans les grammaires. Pour le français, il n’existe pas d’inventaire de ces unités. Très souvent, les travaux ne portent que sur un MD ou, encore, sur plusieurs MD apparentés. Plus largement, il n’existe aucun consensus ni sur la définition de ce que sont les MD, ni sur leur fonction. Les approches sont extrêmement diverses et divergentes2.

Si l’on fait l’hypothèse que les MD forment une classe d’unités de la langue, il faut préciser que la définition de cette classe ne relève pas de critères distributionnels, morpho-syntaxiques, comme ceux utilisés ←17 | 18→pour définir les N, les V, les Adj, les Pré-déterminants, etc. La définition des MD comme formant une classe dans la langue soulève une série de questions liées à cette singularité. En 2. nous revenons en détail sur les propriétés formelles des MD et la question de leur sémantique3. Nous nous limitons ici à une série de remarques générales concernant la singularité – invisibilité des MD dans la langue.

La raison première de cette situation réside dans le fait que les MD sont étroitement associés à la production des énoncés (l’énonciation), ce qui suppose la prise en compte de la personne auteur de l’énoncé (le locuteur). De ce point de vue, on sort de la langue comme système. La prise en compte du locuteur est lourde de difficultés. Dans différentes théories qui se réclament de la pragmatique, le locuteur est simplement défini comme un individu présent au monde, porteur d’un projet de dire. Bref, une extériorité forte. Les diverses versions de la théorie de la polyphonie (O. Ducrot, J.-C. Anscombre, H. Nølke, etc.) ont contribué à problématiser la notion de locuteur de façon à l’intégrer dans la représentation des MD. Dans la version présentée par J.-C. Anscombre, M. L. Donaire et P. P. Haillet dans le volume Opérateurs discursifs du français. Éléments de description sémantique et pragmatique (Bern, Peter Lang, 2013), il est proposé de distinguer : a. le sujet parlant, individu du monde ; b. le locuteur, auteur, c’est-à-dire en charge de la production de l’énoncé ; c. les responsables de différents points de vue (ou représentations) mis en jeu dans l’énoncé ; d. un ON-locuteur renvoyant à une communauté linguistique. Dans cette perspective les MD sont des opérateurs linguistiques mettant en jeu différents points de vue subjectifs, articulés et hiérarchisés.

Une seconde raison à l’invisibilité des MD dans la langue tient au fait que la majorité des MD du français4 ont un autre statut en langue. C’est le cas des formes en -ment qui sont à la fois des adverbes et des MD. D’autres MD peuvent être par ailleurs des adjectif (bon, bien, etc.), des N (genre, merde, putain), des pronoms (, quoi etc.), etc. Par ailleurs, ←18 | 19→nombre de MD se présentent comme la combinaison de plusieurs unités appartenant à différentes classes, comme, par exemple, en fait (Prép + N), par contre (Prép1 + Prép2), d’ailleurs (Prép + Adv), etc. De plus, l’accession au statut de MD de telle ou telle unité est, apparemment, contingente, comme imprévisible5 : justement est un MD mais non faussement, bien est un MD mais non mal, et on peut multiplier les exemples. Le mot fait entre dans la formation de trois MD : en fait, de fait, au fait, vérité donne en vérité et à la vérité, mais réalité n’existe qu’avec en réalité. Enfin, pour une unité ayant différents statuts, il n’est pas toujours facile de distinguer ces différents statuts : ainsi déjà est-il et un adverbe et un MD ? ou toujours un Adverbe ? ou toujours un MD ? (cf. également les cas de encore, alors).

Le fait que les MD ont, dans leur majorité, un autre statut en langue soulève plusieurs problèmes concernant leur sémantique. Y a-t-il ou non un rapport sur le plan sémantique entre le ou les différents statuts de telle ou telle unité et son statut de MD ? Cette question est rarement discutée comme en témoigne le recours très fréquent aux notions de grammaticalisation ou encore de pragmaticalisation pour traiter des MD. Ces deux notions postulent une forme de désémantisation des unités qui, en tant qu’unités lexicales, auraient une sémantique propre. Cette primauté accordée au lexique mérite d’être discutée :

a.peut-on fonder théoriquement la distinction entre grammaire et lexique ? Si la distinction a une certaine visibilité empirique dans les langues indo-européennes, c’est loin d’être le cas pour un très grand nombre de langues non indo-européennes ;

b.pour fonder cette distinction de nombreux travaux prennent l’anglais comme langue de référence6.

La position que nous défendons est que l’identité sémantique d’une unité est indépendante de son appartenance à telle ou telle classe. Cette identité sémantique première est redéfinie et enrichie en fonction de la classe dont elle relève (cela vaut tout particulièrement pour les MD). Une ←19 | 20→autre question concerne l’apport respectif des différentes unités entrant dans la formation d’un MD complexe, question qui est particulièrement pertinente lorsque plusieurs MD ont en commun une même unité : cf. le cas déjà mentionné de au fait, de fait et en fait ; autres exemples : d’ailleurs et par ailleurs, quand même et tout de même. La réponse dominante consiste à considérer un MD comme un tout, ce qui revient à lui attribuer une sémantique discursive définie pour elle-même, sans rapport avec les unités qui entrent dans sa composition. La position que nous défendons est la suivante : pour définir la sémantique d’un MD il faut partir de la sémantique de chaque unité en jeu. Dans la série au fait, de fait et en fait la différence réside dans l’apport de à, de et en, fait étant commun aux trois MD. De plus, à, de et en dans ces trois MD ne sont plus des prépositions mais conservent leur sémantique7.

2. Les MD comme classe d’unités de la langue

Comme indiqué ci-dessus, défendre la position que les MD forment une classe d’unités dans la langue revient à les définir sur deux plans :

  • ils ont un ensemble de propriétés formelles, que nous définissons comme leur portée (leur syntaxe) ;
  • ils ont une sémantique particulière.

2.1. La notion de portée8

Les MD ont un espace complexe de variation que l’on peut définir comme leur portée. Le terme de portée concerne en premier lieu la nature de la séquence sur laquelle porte le MD : proposition ou énoncé (portée globale) mais aussi syntagme ou mot (portée locale). Un certain nombre de MD ont également des emplois dits ‘absolus’ :

←20 | 21→

(1)– Tu viendras à la réunion ? – Naturellement / forcément / évidemment / probablement / vraisemblablement / bien sûr, etc.

D’autres phénomènes sont également en jeu ; en particulier :

  • La position du MD dans la séquence correspondant à sa portée. Lorsque la séquence comporte plusieurs unités, la position du MD (son ‘point d’incidence’) peut varier. On peut a priori distinguer au moins trois positions : initiale, médiane (rhématique) et finale. Selon sa position l’interprétation du MD varie. Ainsi dans le cas de déjà, la valeur dite d’oubli n’est possible qu’en position finale :

(2)– Comment s’appelle-t-il déjà ?

a.Lorsqu’il est non-détaché, la portée du MD est une proposition (dans les cas de portée globale) et le MD confère à la séquence son statut discursif : le MD est solidaire de sa portée.

b.Lorsqu’il est détaché, la séquence est un énoncé ; le MD, en accord avec sa sémantique, confère un second statut discursif à la séquence. Sa sémantique a une visibilité particulière. Cette relative autonomie du MD par rapport à sa portée se traduit, dans certains cas, par la possibilité de supprimer le MD sans remettre en cause la séquence en jeu, mais avec des interprétations différentes :

(3a)Sans perdre une seconde elle se faufila entre les parois de bois, et attendit dans l’obscurité que la haute silhouette l’ait dépassée. Effectivement, il passa en courant sans la voir. BENJAMIN Laura, L’Opéra du fond des mers

(3b)←21 | 22→Sans perdre une seconde elle se faufila entre les parois de bois, et attendit dans l’obscurité que la haute silhouette l’ait dépassée. Il passa en courant sans la voir.

Dans (3b), sans effectivement, il s’agit d’une simple narration évoquant la succession des événements. Dans (3a), avec effectivement, l’événement est présenté comme confirmant le bien-fondé du comportement du premier personnage.

Dans la majorité des travaux consacrés aux MD, ces différents phénomènes sont soit non pris en compte, soit mentionnés mais sans qu’ils soient pour autant intégrés dans la description des emplois et valeurs du MD.

2.2. Quelle sémantique pour les MD ?

Définir les MD comme une classe d’unités de la langue signifie qu’en tant que tels ils sont une partie intégrante de la production des énoncés, c’est-à-dire de l’énonciation définie comme le processus consistant à donner une forme linguistique à un état de choses du monde défini comme le « à dire »10. C’est là une différence importante avec d’autres travaux consacrés aux MD : dans le cadre de l’approche des MD en termes de polyphonie (en particulier O. Ducrot, J.-Cl. Anscombre, M. L. Donaire et P. P. Haillet) les MD ne sont pas considérés comme participant à l’entreprise consistant à dire le monde. Cf. ce qu’écrit J.-C. Anscombre : « […] la polyphonie est essentiellement une approche non référentialiste de la langue : la langue ne décrit pas le monde mais fait sens à travers de multiples voix qu’elle ‘met en scène’ », Opérateurs discursifs du français, op.cit., p. 13.

L’intégration des MD comme classe d’unités dans le système de la langue a des conséquences sur le mode de prise en compte du locuteur, mais aussi du monde en tant qu’objet du dire. Ni le locuteur auteur de l’énoncé, ni le monde, c’est-à-dire l’état de choses pris comme objet du dire, ne sont posés comme premiers dans un rapport d’extériorité à l’énoncé produit : ils ne sont pris en compte qu’à travers ce qu’en dit l’énoncé. L’énonciation, en tant que processus, n’a pas de visibilité. Ce ←22 | 23→processus est reconstruit à partir des formes (y compris prosodiques) qui constituent l’énoncé : ce sont ces formes qui déterminent le mode de présence du locuteur et du monde. C’est dans cette perspective que nous avons introduit la notion de scène énonciative :

Nous avons défini la notion de scène énonciative comme un espace où, à partir des agencements de formes (y compris les marques prosodiques) constituant un énoncé, il est possible de restituer les positions subjectives en jeu, et le statut du dire en tant que donnant une forme linguistique à un état de choses du monde. La scène énonciative se présente comme un espace dynamique, où, en fonction de déterminations multiples et hétérogènes, est représentée de façon infiniment variable mais régulière la rencontre entre un (des) sujet(s) [locuteur, co-locuteur], des formes linguistiques et le monde. Paillard, D. (2009), p. 126.

Dans cette perspective, définir la sémantique des MD revient à les considérer comme des déterminations qui portent sur telle ou telle composante de la scène énonciative, organisée autour de trois grandes notions : le « dire », le « vouloir dire » et « l’espace intersubjectif ». Nous reprenons brièvement ces trois notions11.

a. la notion de « dire »

Un dire est défini comme une façon partiale et partielle d’exprimer par un énoncé un état de choses considéré comme l’objet du dire : partiale au sens où l’énoncé exprime ce qui, pour un sujet, est de l’ordre de la croyance, du savoir ou encore de la perception de l’état de choses ; partielle signifie qu’un énoncé (ou le plus souvent une suite d’énoncés) échoue à dire pleinement l’état de choses en question.

Pour expliciter ce rapport entre la langue et l’état de choses que construit l’énoncé, nous reprenons la définition de l’assertion proposée par A. Culioli (2001, 2018) :←23 | 24→

Dans ce schéma, p désigne l’énoncé – la prise en compte de p’ signifie qu’a priori p n’est pas le seul énoncé possible pour exprimer l’état de choses ; la mise entre parenthèses de quelque chose signifie que l’état de choses du monde en tant que tel n’a pas de visibilité propre (il est infiniment complexe) ; « p est le cas » désigne la représentation de l’état de choses correspondant à l’énoncé.

b. la notion de « vouloir dire »12

Le vouloir dire (cf. l’anglais to mean) ne désigne pas une intentionnalité du locuteur, mais le contenu du dire, au sens où ce contenu n’est pas réductible à ce que dit l’énoncé (cf. ci-dessus la notion de partielle). Il n’y a pas nécessairement coïncidence entre le vouloir dire et l’énoncé. Des énoncés comme (a) tu vois ce que je veux dire par là ? ou encore (b) je ne vois pas ce que tu veux dire… mettent en évidence cette non-coïncidence entre le vouloir dire et l’effectivement dit (l’énoncé). Le vouloir dire n’a pas de visibilité propre : il se révèle au fur et à mesure de la production du discours, en particulier à travers le travail de reformulation, comme dans (4) :

(4)Il y a des jours où je me dis que j’aurais voulu savoir parler, et quand je dis parler, je veux dire assembler des mots de manière à fermer la bouche à mes adversaires ou à la leur faire ouvrir d’étonnement, enfin briller, convaincre. GREEN Julien, Journal T. 2

c. l’espace intersubjectif13

Comme souligné ci-dessus, dans notre approche, le locuteur et le co-locuteur ne sont pas des individus mais sont associés à des positions récupérables à partir des formes de l’énoncé. À la suite de A. Culioli, nous définissons l’espace intersubjectif autour de trois positions :

So et S1 désignent deux positions dans un rapport d’altérité (S1 est second par rapport à So). La position S1 est une position correspondant virtuellement à une remise en cause de la position So telle qu’elle s’incarne ←24 | 25→dans un énoncé. Quant à S’o il désigne une position relevant à la fois de So (S’o est l’image en miroir de So) et de S1 (S’o est la représentation que se fait So de S1).

Si dans une assertion simple a priori seule la position So est actualisée, l’interrogation et l’injonction correspondent à des cas où deux positions subjectives sont actualisées. Comme on le verra ci-dessous, on peut montrer que les interjections ah, eh et oh correspondent chacune à l’actualisation d’une position : ah - So, eh - S’o et oh - S1.

La définition de la sémantique des MD comme renvoyant à des déterminations de l’une des trois composantes de la scène énonciative permet de distinguer différentes classes de MD. Ci-dessous nous proposons de distinguer six grandes classes de MD :

Comme on le verra, dans certains cas, les MD appartenant à une même classe ont une forme comparable : Préposition + N pour les MD ‘points de vue’ (cf. en principe, au contraire, du reste, par exemple, etc.) ; formes en -ment pour les MD ‘catégorisants’ (décidément, forcément, probablement, vraiment, etc.) ; présence de comme ou de quoi pour les MD ‘écran’ (comme ça, comme quoi, quoi¸ etc.). Les MD ‘vouloir dire’ présentent le plus souvent le verbe dire sous une forme ou une autre (disons, pour ainsi dire, soi-disant, etc.).

L’association de telle ou classe de MD à une composante de la scène énonciative a une conséquence importante : décrire la sémantique d’un MD se fait sur deux plans : d’un côté, le MD hérite des propriétés communes aux MD de la classe dont il fait partie, de l’autre, sa valeur sémantique propre est calculée à partir des unités qui entrent dans sa formation.←25 | 26→

Cela permet de rendre compte des cas où deux MD ont apparemment une sémantique proche mais relèvent de deux classes différentes de MD. Nous prendrons l’exemple de en revanche et de par contre, en confrontant deux descriptions. P. P. Haillet dans Opérateurs discursifs du français 2 (2018) propose une même caractérisation pour en revanche (p. 165-170) et par contre (p. 339-346) : l’un et l’autre mettent en relation deux point de vue pdv1 et pdv2, pdv2 « est représenté comme destiné à compléter pdv1 et comme constituant une contrepartie discursive de pdv1 ». Cette même analyse des deux MD est développée dans un autre article de P. P. Haillet (2016): « Opérateurs discursifs en revanche et par contre », Scolia 30 (p. 123-137). Pour nous, ces deux MD, de par leur forme même, relèvent de deux classes distinctes : en revanche appartient à la classe des MD ‘point de vue’, par contre à la classe des MD ‘particules’ (sur ces deux classes, cf. 3. ci-dessous). Le MD en revanche présente la séquence p correspondant à sa portée comme une compensation positive à une première séquence négative q du contexte gauche (il y a rééquilibrage au profit de p, conformément à la sémantique du N revanche), ce que souligne André Gide en comparant deux séquences : (a) Mes deux fils sont morts à la guerre ; en revanche mon mari et mon frère sont revenus saufs de la guerre et (b) ??? mon mari et mon frère sont revenus saufs de la guerre ; en revanche mes deux fils sont morts à la guerre. Dans par contre la présence de contre signifie que les séquences q et p ont une orientation inverse, et par contre est possible dans (a) comme dans (b)15.

3. Six grandes classes de MD

3.1. Les MD ‘points de vue’16

La séquence correspondant à la portée du MD (notée p) est définie comme un point de vue sur l’état de choses correspondant au à dire. La notion de point de vue est plurielle : sur un même état de choses (noté désormais Z), il y a de multiples points de vue possibles, aucun ne ←26 | 27→pouvant prétendre épuiser ce qu’il y a à dire de Z. Les deux unités entrant dans la formation d’un MD point de vue ont chacune une fonction : le N nomme la composante de Z, la préposition17 (à, de, par, en, etc.) spécifie le rapport du point de vue p avec un premier point de vue (noté q) présent dans le contexte gauche. C’est le point de vue correspondant à MD p qui, rétroactivement, confère à la séquence de gauche le statut de premier point de vue.

On peut, à titre d’exemple, reprendre les trois points de vue formés avec le N fait : au fait, de fait et en fait :

(5)– Tu me téléphoneras ? Il hocha la tête. – Tu dis ça et puis tu ne le fais jamais… – J'ai pas le temps. - Juste bonjour et tu raccroches. - D’accord. Au fait, je ne sais pas si je pourrai venir la semaine prochaine… Y a mon chef qui nous emmène en goguette… – Où donc ? Au Moulin-Rouge. GAVALDA Anna, Ensemble, c’est tout

(6)Mais ce qui se passa dans la cabine où Jules était entré, je l’ignore et de fait je n’ai pas voulu le savoir. GUIBERT Hervé, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie

(7)La collègue obtempérait, s’écriait : « Mais ton sac est vide ! ». Notre tante esquissait un geste las. En fait Nadia laissait vide exprès son sac. « La vie m’a rendue avare ». SCHREIBER Boris, Un silence d'environ une demi-heure18

(8)Il prétend qu’il a tout compris. En fait il n’en est rien. (élicité)

Dans (5) à marque une discontinuité entre le second point de vue (je ne sais pas si je pourrai venir la semaine prochaine…) et le premier point de vue (D’accord) correspondant à un premier moment de la discussion. Dans (6) de marque qu’avec le second point de vue (je n’ai pas voulu le savoir) on prolonge ce qu’exprime le premier point de vue (je l’ignore) en le confortant. En, à la différence de à et de de, ne dit rien du rapport entre les deux points de vue. C’est le contenu de p qui définit ce rapport : prolongement – confirmation dans (7), infirmation dans (8).←27 | 28→

3.2. Les MD ‘catégorisants’19

La séquence MD p concerne un état de choses Z déjà introduit dans le contexte gauche sous la forme d’une séquence q. p n’est pas le simple prolongement de ce que q dit de Z. p met en avant une composante de Z considérée comme la manifestation d’une catégorie (ou propriété) telle que le ‘vrai’, le ‘probable’, le ‘réel’, le ’visible’, etc. Cette catégorie, qui est définie en tant que telle, est donnée par la sémantique du MD. Elle est présentée à travers ce que dit p comme pertinente pour la représentation de Z : p exprime ce qui, dans Z est de l’ordre du ‘vrai’, du ‘probable’, du ‘réel’, du ‘visible’. On insistera sur le fait que p en tant que tel est neutre, comme le montre la possibilité pour une même séquence d’avoir différents MD :

(9)– Paul est en retard. – Visiblement / probablement / certainement / forcément / naturellement / évidemment il a raté son train.

Les MD ‘catégorisants’ sont des formes en -ment traditionnellement définies comme des adverbes ; si la plupart des formes en -ment avec le statut de MD sont également des adverbes, certaines, aujourd’hui, ne sont que des MD (cf. par exemple, forcément, décidément).

Une même base peut participer à la formation d’un MD point de vue et d’un MD catégorisant : en réalité / réellement, en vérité, à la vérité / vraiment, en effet / effectivement, en apparence / apparemment. La différence de sémantique réside dans le fait que dans les MD ‘points de vue’, la composante centrale est un N qui nomme telle ou telle composante de Z, alors que dans les MD ‘catégorisants’, la base est un adjectif qui relève d’une prédication : il s’agit de dire ce qui, dans la représentation20 de Z, peut être considéré comme étant de l’ordre du réel, du probable, du vrai, etc. On notera que de façon générale les MD formés à partir d’une même base ont des effets de sens très différents et le mode de prise en compte du contexte gauche est différent. Un MD point de vue définit sa portée p comme un point de vue dans un rapport d’altérité avec un premier point de vue : avec en réalité le premier point de vue est de l’ordre de l’apparence ou de la croyance. Dans le cas d’un MD catégorisant, il s’agit d’enrichir la représentation de Z telle qu’elle est donnée dans le ←28 | 29→contexte gauche en recourant à telle ou telle catégorie éclairant telle ou telle composante de Z.

Résumé des informations

Pages
416
Année de publication
2021
ISBN (PDF)
9782807619166
ISBN (ePUB)
9782807619173
ISBN (MOBI)
9782807619180
ISBN (Broché)
9782807619159
DOI
10.3726/b18366
Langue
français
Date de parution
2021 (Août)
Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2021. 416 p.

Notes biographiques

Denis Paillard (Auteur)

Denis Paillard est Directeur de recherche honoraire (CNRS). Ses travaux en syntaxe et sémantique portent sur le français, le russe et le khmer. Auteur de nombreux travaux sur les marqueurs discursifs, il a dirigé le numéro 207 de la revue Langages consacré à la comparaison des marqueurs discursifs.

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Titre: Grammaire discursive du français