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Faire famille sans faire couple

Comprendre l’hétérogénéisation des parcours familiaux

de Pierre-Yves Wauthier (Auteur)
©2022 Monographies 520 Pages
Open Access

Résumé

Des « mamans faisant un bébé toutes seules » aux « polyamoureux assumés », cet ouvrage ethnosociologique présente trente-cinq parcours de vie atypiques. À leurs manières, ils montrent comment des attributs de la société contemporaine permettent à certaines personnes de déconjugaliser cinq fonctions anthropologiques pourtant traditionnellement conjugales : éprouver un sentiment d’attachement pour autrui, vivre sa sexualité, cohabiter, se reproduire et élever des enfants. L’analyse met en évidence des évolutions idéologiques, économiques et technologiques qui ont contribué à transformer le paysage familial en Europe francophone, incitant l’individu et le théoricien à interroger le sens du couple et de la famille aujourd’hui.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Prolégomènes
  • Chapitre 1 Problématisation
  • Changements sociétaux et mutations du fait familial
  • Éléments ethno-anthropologiques d’interprétation
  • Éléments historiques d’interprétation
  • Éléments démographiques d’interprétation
  • Hétérogénéisation des formes familiales après 1960 en Europe occidentale
  • Diversification des formes d’unions et désunions
  • Accélération du rythme de substitution des partenaires conjugaux
  • Hétérogénéisation des relations intrinsèques et extrinsèques de la famille
  • Outils conceptuels pour penser la famille comme une notion sociohistoriquement située organisatrice de rapports de sexe et de génération
  • La famille comme une construction sociale de la réalité
  • La notion de cycle de la vie familiale
  • La famille comme un mot d’ordre mono-normatif
  • Leitbilder : images mentales de la famille orientant les parcours de vie
  • Faire famille : réaliser un parcours de vie
  • Faire famille : remplir des fonctions
  • Mettre en évidence les conditions sociales idéelles et matérielles de la diversification des formes familiales ?
  • Chapitre 2 Recueils et productions des données
  • Identifier des points d’accès à la diversité : résultats d’enquête exploratoire
  • Première entrée : le « polyamour »
  • Deuxième entrée : « faire un bébé toute seule »
  • Ethnographie et Qualitative Deductive Analysis
  • Circonscription temporelle, géographique et linguistique
  • Objectifs de l’immersion dans l’univers non mono-normatif
  • Modalités d’immersion par l’entrée du polyamour
  • Modalités d’immersion par l’entrée de la monoparentalité par choix
  • Itérations complémentaires entre théorie et empirie
  • Données recueillies sur le terrain
  • Artefacts
  • Indicateurs, informateurs et enquêtés
  • Brefs épisodes biographiques récoltés sur le terrain
  • Données produites auprès d’un échantillon stratégique
  • Sélection de 35 enquêtés
  • Production des données relatives aux enquêtés
  • Positionnalité de l’enquêteur en immersion et en entretien
  • Chapitre 3 Modalités d’analyse et de restitution des résultats
  • Découpage analytique
  • Analyses thématiques comparatives
  • Éléments de clarifications concernant le choix des axes thématiques
  • Anonymisation et conventions d’écriture
  • Chapitre 4 Aspects sociodémographiques de la composition de l’échantillon
  • Niveau d’études
  • Professions
  • Autres ressources et capitaux
  • Chapitre 5 Le parcours illustratif de Sandrine
  • Chapitre 6 Déconjugalisation de la fonction reproductive
  • Engendrement et intentionnalité
  • Conceptions des substances et des corps
  • Vie professionnelle, perceptions des rôles de genre et procréation
  • Féminisme : se libérer des hommes pour la fonction reproductive
  • Conclusions sur la question de la procréation
  • Chapitre 7 Déconjugalisation de la protection et de la socialisation des enfants
  • Intervenants humains, institutionnels et technologiques
  • Repères idéologiques de la déconjugalisation volontaire de la parentalité
  • Chapitre 8 Figures significatives d’attachement et déconjugalisation de l’affection
  • « Faire couple » : régulateur social de la production de lien d’attachement entre adultes
  • « L’escalator relationnel »
  • Libres ensemble : désolidariser la fonction affective des autres fonctions
  • Pluralisation des liens intimes
  • Conclusions sur la fonction affective
  • Chapitre 9 Déconjugalisation de l’usage non reproductif du sexe
  • Une catégorisation des partenariats sexuels
  • Contexte matériel de l’usage déconjugalisé de la sexualité récréative
  • Contexte idéel favorisant un usage déconjugalisé de la sexualité récréative
  • Conclusions sur l’usage récréatif du sexe
  • Chapitre 10 Déconjugalisation de la fonction résidentielle
  • Approche statique de la composition des groupes résidentiels
  • Labilité des groupes résidentiels
  • Unité et dislocations du bâti résidentiel
  • Conditions idéelles de faisabilité
  • Contraintes structurelles à la déconjugalisation de la fonction résidentielle
  • Conclusions sur les fusions-fissions résidentielles
  • Chapitre 11 Articulations et désarticulations des fonctions
  • Flux de circulation des personnes
  • Articulations à la fonction résidentielle
  • Joindre et disjoindre des trajectoires fonctionnelles
  • Chapitre 12 Propositions pour un modèle de la déconjugalisation du fait familial
  • La famille moderne 3 ?
  • Rémanence du leitbild conjugal
  • Trois régimes de réalisation des cinq fonctions
  • Chapitre 13 Court-circuit dans la transmission du mot d’ordre famille
  • Accélération des transformations sociales
  • Ralentissement de la succession des générations
  • Court-circuit
  • Conclusions générales
  • Table des figures
  • Table des tableaux
  • Bibliographie
  • Références scientifiques
  • Dictionnaires disciplinaires (entrées de)
  • Littérature de terrain
  • Titres de la collection

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Prolégomènes

Cet ouvrage se consacre à l’étude du fait familial et à son articulation au changement social. En soixante ans, dans les pays d’Europe francophones, la famille s’est transformée sur plusieurs plans (Segalen & Martial, 2019). Les façons de faire famille se sont diversifiées (Kellerhals, Troutot, & Lazega, 1993 [1984] ; Widmer, 2010 ; Widmer, Kellerhals, & Lévy, 2004). Le paysage familial se caractérise désormais par sa labilité et sa complexité, en particulier si on l’observe à travers le prisme de la conjugalité (Beck-Gernsheim, 2002a ; Prioux, 2005 ; Singly (de), 2017 ; Théry, 1998). La banalisation progressive des ruptures conjugales, la multiplication des formes d’union (formelles ou informelles, maritales ou cohabitantes contractuelles, homo- ou hétérosexuelles, living together ou living apart…), et l’augmentation statistique des ménages composés d’un seul adulte, avec ou sans enfants mineurs corésidents, sont autant de phénomènes contribuant à l’hétérogénéisation des configurations familiales. Pour traiter cette question de manière socioanthropologique, nous sommes parti du postulat que ce sont les évolutions de l’organisation économique, politique, religieuse, scientifique et technique (au sens large de ces termes) de la société qui façonnent les pratiques du registre de la parenté, davantage que l’inverse (Godelier, 2004, 2007). Lorsque des éléments de société dont la famille est tributaire changent, les manières de remplir les fonctions attribuées à la famille s’adaptent. Observer l’hétérogénéisation relative du fait familial, c’est soulever un coin du voile de l’évolution de la société, dans ses aspects idéologiques et matériels. Dans ce contexte, nous avons cherché à mettre en évidence les forces sociales à l’œuvre favorisant et limitant la diversification des formes familiales et l’individualisation des parcours conjugaux, en Europe francophone ces dernières décennies. Cet ouvrage présente et discute les résultats de notre investigation théorique et empirique.

Afin de mettre en évidence des forces sociales favorisant et limitant la diversification des formes familiales, nous avons sélectionné un groupe stratégique d’informateurs (Olivier de Sardan, 2008). Il s’agissait de personnes impliquées dans des configurations familiales qui présentaient des caractères hétérogènes et hétérodoxes, en particulier sur l’axe de la ←11 | 12→conjugalité. Les situations vécues par ces informateurs représentaient des cas dits « négatifs » (Gilgun, 2014), mobilisés pour leur potentiel à révéler la norme autant que le hors-norme et à mettre en évidence les conditions de faisabilité de leur coexistence au sein d’une même société (Becker, 1963 ; Morin, 1984, 2005 [1990]). Malgré le caractère hétérodoxe saillant des configurations investiguées, leur entrelacement au changement social nous a paru propice à faire émerger les éléments de contexte matériel et immatériel qui contribuent aux bouleversements contemporains du cycle traditionnel de la vie familiale (Duvall, 1977 [1957]). Ces personnes ont été rencontrées au départ d’une immersion au sein de deux terrains ethnographiques inscrits dans le monde contemporain qui nous ont semblé propices à rencontrer de la diversité familiale, en particulier sur l’axe conjugal : les associations d’aide destinées aux « parents solos » et les groupes de soutien aux « polyamoureux ». Ces deux terrains ne constituaient pas notre objet d’étude. Il s’agissait de deux entrées permettant d’aller à la rencontre de personnes qui se sont associées à d’autres pour faire famille sans nécessairement faire couple ; ce, dans un contexte sociétal (historique) où de multiples aspects de la téléologie de la relation conjugale semblent remis en question. Cet ouvrage n’est donc pas à proprement parler une ethnographie du polyamour ni de la maternité solo volontaire. Il ne s’agit pas ici de produire un état des lieux des relations intimes plurielles, ou de la solo-parentalité assumée, ni de parler au nom de ces figures de la société contemporaine. Les configurations familiales étudiées ne sont pas mobilisées en tant que parangon phénotypique de catégories mais en tant qu’objets qualitatifs, interprétés comme des résultantes de la plasticité contemporaine du fait familial, capables de faire parler la norme et les façons dont le contexte social contemporain peut affecter le fait familial dans le sens d’une diversification limitée. En somme, la sociologie de phénomènes interstitiels développée dans cet ouvrage s’inspire de la sociologie des marges (Becker, 1963 ; Morin, 1984). Elle tente de comprendre l’articulation entre les changements de la famille et ceux de la société en tant que système complexe de structuration des rapports sociaux.

Pour comprendre par quel processus les personnes composant notre groupe stratégique sont arrivées à une diversité de formes familiales, nous nous sommes intéressé à leur parcours de vie (Bengtson & Allen, 1993), en recueillant entre autres leur récit de vie thématique (Bertaux, 2010). À partir de ce corpus, recoupé à un ensemble de données ethnographiques, ←12 | 13→nous avons mis en évidence une conjugaison d’éléments macrosociaux qui ont infléchi leur parcours, les menant à des situations diverses. L’analyse comporte donc, d’une part, des aspects descriptifs, détaillant comment ont été réalisées certaines fonctions de la famille dans des situations qui ne reproduisent pas le schéma monogame pérenne cohabitant. Elle se complète, d’autre part, d’éléments explicatifs mettant en évidence ce qui a amené certaines personnes placées dans certaines conditions à réaliser des fonctions de la famille de manières hétérodoxes et hétérogènes. Parmi ces éléments, certains relèvent de l’évolution du monde des idées, des valeurs et des imaginaires familiaux. D’autres concernent le monde matériel, en particulier les technologies relatives au rapport à l’espace-temps et à la reproduction.

Plutôt que de déterminer d’emblée ce qu’est ou n’est pas une famille, dans un contexte d’hétérogénéisation, nous nous sommes penché sur ce que les gens font (Morgan, 2011). Nous avons opérationnalisé notre recherche en nous centrant sur les modalités de réalisation d’un ensemble de fonctions sociales. Les fonctions explorées ici sont la reproduction, la protection et la socialisation des enfants, l’attachement entre adultes, la sexualité non reproductive et la résidence. D’un point de vue anthropologique, toute société doit instituer des manières de remplir ces fonctions indispensables à l’existence des individus et des groupes, quels que soient les changements qui traversent cette société ou son contexte à un moment donné. D’un point de vue sociohistorique, ces fonctions ont été traditionnellement et normativement attribuées à la famille conjugale entre les années 1930 et 1970 ; ce modèle de la famille conjugale les remplit en tout ou en partie. Pourtant, depuis les années 1970, le modèle du couple pérenne (biactif ou male breadwinner) est ébranlé, au moins en pratique. Il semble qu’un contexte social contribue, voire incite désormais, à déconjugaliser ces fonctions en les réalisant en des temps et de lieux distincts avec différentes personnes ou institutions se substituant au couple. C’est du moins ce qu’ont réalisé les acteurs interrogés. L’étude de leur parcours et de leurs réalisations éclaire à la fois ce que la famille a été, ce qu’elle peut être désormais et de quelles manières pourraient se réaliser ces fonctions à l’avenir.

L’ouvrage se structure selon la séquence académique classique suivante : problématisation (chapitre 1), méthode (chapitre 2 et 3), résultats (chapitres 4–11) et discussions (chapitres 12 et 13). Ainsi, au premier chapitre est exposée la démarche intellectuelle qui nous a conduit à notre ←13 | 14→question de recherche et à la manière de l’opérationnaliser. Nous y rappelons différents éléments d’interprétation du fait familial issus de quatre épistèmes : l’anthropologie culturelle et sociale, l’histoire, la démographie et la sociologie. Cette approche interdisciplinaire amène à un décentrement épistémologique qui nous a semblé heuristique et nécessaire dans un contexte de bouleversement du fait familial. Ces précautions théoriques aboutissent à un regard déconstruit sur la famille. Elles autorisent une distanciation analytique qui ne présume pas ex ante de ce qu’est ou de ce que n’est pas une famille. De cette façon, nous prenons certaines précautions contre les biais induits par nos propres conceptions de la famille. Nous nous dotons de moyens théoriques pour comprendre ses mutations ainsi que pour appréhender et comparer les manières de faire les plus diverses. Sur cette base théorique pluridisciplinaire s’appuie l’opérationnalisation de la question de recherche exposée en détail au point intitulé : « Mettre en évidence les conditions sociales idéelles et matérielles de la diversification des formes familiales ? ».

Au chapitre 2, nous justifions le choix de nos entrées de terrain. Y sont explicitées les itérations entre empirie et théorie qui ont conduit à la constitution de notre échantillon. Nous y détaillons quelques éléments exploratoires qui ont conduit à des options stratégiques. Nous y indiquons le type de données mobilisées, leur statut interprétatif et notre positionnalité de terrain, auprès des groupes de self-help rassemblant des parents solos ou des polyamoureux. Le chapitre 3 pose le cadre analytique du traitement des données et les modalités de restitution des résultats. Cette restitution se déploie sur les chapitres suivants.

Au chapitre 4, nous commentons le résultat du processus d’échantillonnage. Le groupe stratégique constitué est mis en perspective avec des tendances sociodémographiques des dernières décennies qui ont affecté le fait familial. Le chapitre 5 présente le parcours d’une enquêtée de manière détaillée, illustrant la complexité avec laquelle une trajectoire peut diverger des standards tout en restant entrelacée à un contexte social banal. Les chapitres 6 à 10 sont consacrés à une analyse détaillée et systématique des données, fonction par fonction. Le chapitre 11 étudie les enjeux de l’articulation de toutes les fonctions entre elles, auprès des parcours étudiés. Dans ces six chapitres consacrés à nos résultats d’analyse, nous mettons en évidence les aspects matériels et immatériels mobilisés par les enquêtés pour remplir et articuler entre elles ces fonctions de manières hétérodoxes et hétérogènes. D’une part, ces aspects expliquent comment ←14 | 15→les parcours singuliers mobilisés dans cette enquête prennent sens et forme dans un corps social. D’autre part, la remontée en généralité par l’approche comparative permet de rassembler un ensemble de conditions de faisabilité et de contraintes à la diversification des formes familiales et à l’individualisation des parcours conjugaux.

Sur base de ces résultats, deux propositions sont développées pour une compréhension de l’hétérogénéisation relative des parcours de vie familiale. Au chapitre 12, nous discutons un modèle de déconjugalisation du fait familial en proposant trois régimes de réalisation des fonctions de la famille. Cette division en trois régimes, du plus conjugalisé au plus déconjugalisé, est à la fois inspirée et distincte de la perspective de la succession des familles dites modernes 1 et modernes 2 proposée par de Singly (2017). Au chapitre 13, nous défendons l’idée que l’accélération récente des transformations de la société qui façonnent le fait familial est plus rapide que le processus de transmission intergénérationnel du modèle familial conjugal. Cette situation paradoxale contribue selon nous au chevauchement et à la coexistence de différentes manières de concevoir et de remplir des fonctions sociales traditionnellement attribuées à un certain modèle familial, menant à un paysage hétérogène dont les hétérodoxies prennent des directions induites ou autorisées par les évolutions récentes du contexte social dont dépend le fait familial.

En guise de conclusion générale, nous synthétisons les développements de ce travail, nous présentons les questions qu’ils font émerger à leur tour et proposons des pistes d’investigations ultérieures.

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Chapitre 1 Problématisation

Changements sociétaux et mutations du fait familial

En s’intéressant à la famille en tant que fait social, l’intuition de Durkheim était que le nombre d’individus qui la compose se réduisait à mesure que le monde auquel les familles étaient connectées se faisait de plus en plus vaste (Durkheim, 1975 [1892]). À la fin du 19e siècle en France, il voyait décliner un modèle familial traditionnel qu’il appelait « la famille paternelle », au profit d’un autre qu’il caractérisait de « conjugal ». Il décrivait le premier comme étant axé sur la transmission du patrimoine et fondé sur un sentiment d’appartenance à une communauté familiale. Il définissait ce sens du « communisme familial » qui unissait les membres d’une même famille comme « l’identité, la fusion de toutes les consciences au sein d’une même conscience qui l’embrasse » (Durkheim, 1975 [1892], p. 42). Cette « fusion des consciences », ce sentiment d’appartenir à quelque chose de plus grand que soi, garantissait une forme d’assurance-vie à ses membres ; une solidarité de principe unissait ceux qui se pensaient comme appartenant à une même famille, entité insécable préexistante à l’individu, support de son existence et de son identité. Tel que perçu par Durkheim, le déclin progressif de ce sentiment dans la société se faisait au bénéfice d’un autre : celui d’avoir le droit de jouir davantage d’une individualité propre et d’une sphère d’action personnelle1. Habités de ce sentiment, les fils et les filles s’émancipaient davantage de leur père, et produisaient alors une entité insécable plus petite, anthropologiquement inédite à la connaissance de Durkheim : « la famille conjugale ». Par quel processus le modèle de la « famille conjugale », a-t-il pu se substituer à celui de la « famille paternelle » ? Comment le sentiment individuel s’est-il diffusé dans l’esprit des enfants de leur père au point de supplanter celui du communisme familial, pour finalement en arriver à changer le ←17 | 18→modèle familial d’une société entière ? Durkheim y répond de la manière suivante : « […] ce qui est plus nouveau encore et plus distinctif de ce type familial [la famille conjugale], c’est l’intervention toujours croissante de l’État dans la vie intérieure de la famille. On peut dire que l’État est devenu un facteur de la vie domestique » (Durkheim, 1975 [1892], p. 38). Durkheim explique qu’à mesure que la vie des individus se voyait tributaire d’une société qui s’organisait d’abord en villages, puis en villes, puis en nations, l’État s’impliquait davantage dans les questions familiales, émancipant d’autant les individus à l’égard de leur parentèle et de leur communauté d’origine2. Ces évolutions de l’organisation sociale de la vie collective constituaient selon lui la cause du passage d’une société dont le modèle familial était « paternel » à une société dont le modèle familial se faisait « conjugal ».

En posant les bases du regard sociologique, Durkheim cherchait à comprendre comment les évolutions de l’organisation d’une société affectent les rapports sociaux, jusqu’à la psychologie des individus (nous pensons par exemple à son travail sociologique sur le suicide : Durkheim, 1897). Depuis lors, à notre connaissance, la sociologie de la famille et la sociologie de l’individu n’ont cessé de tâcher de mettre en évidence comment l’organisation des sociétés exerce des forces sociales sur les comportements des individus dans leurs interactions sociales, en ce compris leurs façons de faire famille. Il nous paraît ainsi tautologique d’affirmer que, d’un point de vue sociologique, les évolutions de la société affectent les formes et pratiques des rapports sociaux.

Quelques décennies plus tard aux États-Unis (EUA), Burgess produira une analyse analogue, au terme de travaux plus aboutis, mettant en évidence le passage d’une famille institution, à finalité plus instrumentale, centrée sur les intérêts d’une lignée et l’intégration dans la communauté, vers une famille companionship à finalité plus expressive, davantage centrée sur les intérêts et l’autonomisation du couple (Burgess, 1926 ; Burgess & Locke, 1960). Depuis leurs travaux, la famille, ou plutôt le fait familial, a été traversée par de nombreux bouleversements. Faire famille correspond aujourd’hui à un espace-temps d’interactions interpersonnelles considérées pour une bonne part comme relevant du privé et de l’intime. Mais les interactions à caractère familial sont aussi en prise directe avec la société ←18 | 19→et ses évolutions : les mutations sociales profondes qui concernent autant l’économie, le travail, les espaces urbains, que la culture et les modes de vie, ont des répercussions immédiates sur la vie quotidienne des individus (Segalen & Martial, 2013 ; Singly (de), 1996, 2017), au point de questionner la nature même du fait familial et la définition du concept de famille en sociologie (voir entre autres Bourdieu, 1993 ; Gubrium & Holstein, 1990 ; Morgan, 2011). Nous ne retracerons pas ici l’histoire de l’influence des évolutions macrosociales sur le fait familial qui, même à grands traits, exigerait un travail qui excède le cadre de cet ouvrage. L’important pour asseoir notre problématisation est de montrer, d’une part, que des évolutions historiques affectent la famille en tant que notion culturelle ainsi que les familles en tant que configurations de trajectoires individuelles entrecroisées accomplissant un ensemble de fonctions. D’autre part, il s’agit de rappeler que la tendance actuelle est à une hétérogénéisation (limitée) des trajectoires et des configurations familiales. Cela conduit à la construction de la question de recherche de la thèse doctorale qui est à l’origine de cet ouvrage : quels sont les facteurs macrosociaux qui favorisent et contraignent la diversification du fait familial en Europe francophone contemporaine ?

Afin d’illustrer que des évolutions macrosociales d’ordre idéel et matériel façonnent le fait familial en tant que pratique et institution, nous développons dans les trois sous-chapitres suivants trois exemples issus de disciplines et d’épistémès différents en sciences sociales : l’anthropologie, l’histoire et la démographie. Ces sauts disciplinaires ont entre autres pour intention de prendre un recul épistémologique que nous avons jugé nécessaire pour saisir le fait familial aujourd’hui, dans une période où il semble sujet à des transformations importantes (Déchaux, 2009 ; Godelier, 2004 ; Segalen & Martial, 2013), caractérisées de métamorphoses par certains auteurs (Segalen & Martial, 2013, p. 79), tant elles mettent en cause la définition même de la famille, sa composition et les fonctions qu’elle remplit. Ensuite, une fois effectué ce recul épistémologique, nous poserons quelques jalons sociologiques nous permettant de construire et d’opérationnaliser notre question de recherche.←19 | 20→

Éléments ethno-anthropologiques d’interprétation

En 1989, l’ethnologue H. Cai va à la rencontre d’une société qu’il décrit comme étant « sans père ni mari ». Selon son ethnographie (Cai, 1997), les Na sont une ethnie d’agriculteurs, localisée en actuelle Chine himalayenne. La résidence na réunit en principe plusieurs générations d’apparentés issus d’une même matrilignée. Typiquement, une femme de la génération G0 (nous dirions du « 3e âge ») habite avec son (ou ses) frère(s) (et parfois sœurs) encore vivants ainsi qu’avec ses enfants (frères et sœurs adultes de la génération suivante G1 ou « 2e âge ») et avec les enfants (G2 ou « 1er âge ») mis au monde par les filles adultes de la génération G1 de la matrilignée. Autrement dit, la maisonnée na accueille typiquement trois générations de femmes accompagnées de leurs frères. Durant toute leur vie, frères et sœurs na de la génération G1 partagent donc le même feu et le même pot et élèvent ensemble les enfants des femmes de leur groupe domestique. Si les femmes fertiles de la maisonnée ont des enfants, c’est parce qu’elles ont des rapports sexuels avec les hommes du voisinage qui leur rendent des visites nocturnes (les femmes de la maisonnée disposant de chambres individuelles donnant sur l’extérieur) ; tandis que leurs frères adultes vont, eux, visiter leurs voisines. Ces visites s’opèrent après des négociations diurnes socialement codées entre la femme visitée et l’homme visitant. Ce dernier rentre dormir chez lui (dans la maisonnée de sa matrilignée) au petit matin. Il est socialement attendu que voisins et voisines ne se doivent ni d’exiger l’exclusivité ni d’éprouver de la jalousie (sentiments sujets à plaisanteries et à réprobations sociales). Selon le référentiel ontologique na, le sperme est compris comme une substance fertilisante et non fécondante. En termes locaux, « l’herbe pousse là où il pleut » et, en l’absence de pluie, l’herbe ne pousse pas. Au cas où l’analogie aurait besoin d’une explication, la pluie est une métaphore du sperme et la terre celle de l’utérus. Au plus une femme a de rapports sexuels, au plus elle est « arrosée » et cela augmente la probabilité qu’un enfant soit engendré par elle. Selon cette perception de la procréation, la substance masculine n’est pas identifiante ni séminale. La coopération domestique et la prise en charge des enfants ne dépendent nullement de la collaboration d’un géniteur ou d’un donneur de sperme. Dès lors, l’identité de ce que nous appellerions chez nous « le père » n’a pas d’importance et la notion ←20 | 21→de mariage n’a pas de congruence3. Il n’existe pas de terme pour désigner « mari » ni pour désigner « père » dans la langue na. Il s’agit ainsi d’une société sans père ni mari que l’on désigne classiquement en anthropologie comme matrilinéaire et matrilocale (ce qui ne veut pas dire matriarcale) (Cai, 1997).

Le mode de vie na, comme toute autre culture, fait société par un ensemble de construits sociaux partagés par des personnes qui occupent un territoire donné et se sentent liées entre elles par des représentations communes. Sur le plan religieux, les Na cultivent à la fois une croyance animiste aux origines ancestrales conjointement à l’adhésion ancienne mais plus récente à une forme de bouddhisme tibétain. Les différents niveaux de pouvoir et de responsabilités sont répartis de manière complexe. Lorsqu’une ou plusieurs personnes rencontrent une difficulté, elles s’adressent à une autorité domestique (le chef masculin de la maisonnée étant en charge des affaires extérieures et la cheffe féminine en charge des affaires intérieures), religieuse (prêtre bouddhiste ou chamane) ou encore préfectorale ou cantonale (ces dernières étant désormais sous l’égide de l’administration chinoise), selon la nature du problème. Sur le plan économique, les Na combinent agriculture, artisanat et commerce ; l’entité économique élémentaire étant la maisonnée. Ceux qui sont nés de la même femme se considèrent apparentés et partagent en principe la même maisonnée ; ils sont économiquement solidaires. Les Na disposent de leur propre système d’écriture, d’une propre mode vestimentaire et d’un style architectural distinct des autres ethnies de Chine.

Dans une communication personnelle4 en 2014, le Professeur H. Cai5 nous a informé de la situation actuelle des Na en comparaison à celle qu’il ←21 | 22→a pu constater durant sa période d’observation participante entre 1989 et 1992. En près de 25 ans, la société na a été traversée par de nombreux bouleversements sociaux dont certains étaient déjà entamés à l’époque de son enquête de terrain. L’influence institutionnelle des divers niveaux administratifs chinois s’est maintenue voire renforcée, appliquant des systèmes de recensement, de taxation et d’aide aux personnes et aux ménages fondés sur une logique monogame et patrilinéaire (héritage culturel han, ethnie dominante et majoritaire en Chine). Pour obtenir un poste de fonctionnaire de l’administration chinoise, il est souhaitable d’être marié (au moins au regard du registre d’état civil). Le système scolaire chinois obligatoire dispense des cours de biologie expliquant aux jeunes na la reproduction humaine telle qu’elle est comprise par la science moderne. Des autocars de touristes chinois et étrangers visitent la région, attirés entre autres par la particularité de la régulation sexuelle propre à la culture na, logeant dans des hôtels récents construits à leur intention et exposant du même coup les Na à des logiques économiques et à des conceptions du monde qui leur étaient étrangères. De nouveaux emplois apparaissent, augmentant l’usage de l’argent dans les transactions, important la notion de salariat, et offrant aux employés l’éventualité de s’autonomiser de la maisonnée. La télévision s’invite dans les ménages, diffusant essentiellement des programmes chinois dont les scénarios sont peu compatibles avec la perception na du monde. Ainsi, par le truchement progressif de dispositifs de scolarisation, d’administration, d’autonomisation financière de la personne, de développements touristiques, d’exposition intense à des références culturelles monogames, les Na prennent conscience de leur particularisme avec acuité. Le couple, l’amour conjugal, la jalousie, l’envie de fonder une famille à deux avec un emploi stable à la ville deviennent des notions « branchées » qui animent désormais la jeunesse na. D’autres, plus nostalgiques, se replient dans des zones plus montagneuses, moins accessibles aux touristes, moins soumises à l’administration et moins connectées aux médias de masse, pour y vivre plus à leur guise.

Le mode de vie coutumier na est un exemple de la diversité des manières possibles d’articuler des composantes de la parenté6 (entre elles et avec les autres composantes de la vie sociale : économiques, politiques et religieuses) inventées par les sociétés humaines. Les évolutions récentes ←22 | 23→de ce mode de vie illustrent comment des transformations des pratiques et représentations sociales liées à d’autres domaines de la vie sociale que celui de la parenté peuvent néanmoins fondamentalement en affecter les pratiques. De nombreuses études ethnologiques récentes, s’intéressant à d’autres sociétés du globe, ont montré quantité de mutations analogues où des ensembles de pratiques et de logiques de parenté coutumières locales, décrits au 19e et au 20e siècle, se retrouvent affectés par des changements sociaux exogènes importants, souvent liés à la colonisation et à la globalisation.

Godelier, spécialiste de la société Baruya (en Nouvelle-Guinée), a montré comment l’importation plus ou moins contrainte de l’administration coloniale britannique (puis celle du gouvernement néo-guinéen), la conversion progressive aux religions chrétiennes (luthérienne dans les premiers temps de la colonisation et néo-pentecôtiste plus récemment), la scolarisation des enfants, le travail salarié, l’économie de marché, l’introduction de l’argent, la monétarisation des échanges et la mobilité géographique professionnelle des jeunes adultes ont radicalement perturbé les rapports de sexe, de genre et de génération et continuent d’affecter les comportements de parenté et la composition de la parentèle (Godelier, 2004, pp. 78–79). Les travaux de Mazzocchetti (2010) sur le bouleversement du mariage coutumier à Ouagadougou au début des années 2000, ainsi que ceux de Laurent (2018) concernant l’éclatement géographique de la famille cap-verdienne dans les années 2010, montrent la façon dont des changements de contexte économique et administratif, relatifs à la globalisation, influencent les stratégies conjugales et familiales des groupes locaux. À la lecture de ces travaux, la génération des jeunes adultes semble jouer un rôle pivot dans ces mutations des pratiques de parenté. En fonction de leur contexte micro (la position dans la fratrie, des rôles sociaux particuliers qui leur ont été attribués…) ou meso (la proximité d’une entreprise, d’une école, de missionnaires nouvellement implantés, ou la proximité d’un centre urbain…) certains jeunes adultes sont amenés à faire des choix différents de ceux opérés par leurs parents lorsqu’ils avaient le même âge. Jeunes et vieux se retrouvent tous baignés dans un nouveau système économique, politique et religieux qui s’impose à eux en occupant l’espace, le temps et les esprits et qui s’immisce dans les interactions. Aucun individu n’évoluant dans un vide social, des choix non coutumiers opérés par un jeune adulte (parce qu’ils lui paraissent plus adaptés à l’impact local de la globalisation par exemple) peuvent ←23 | 24→(in)-directement engager des bouleversements pour sa fratrie, ses parents, ses (futurs) enfants, son voisinage ou sa communauté villageoise. Un cas particulier après l’autre, des personnes impliquées dans des familles, des groupes de parenté, des clans ou des villages adoptent bon an mal an des façons exogènes, syncrétiques ou hybrides de faire famille dans une négociation permanente entre un contexte économique, social, ou même environnemental (lorsque des sociétés d’exploitation minière ou forestière façonnent durablement le paysage, par exemple) en mutation, d’une part, tout en étant aux prises avec l’attachement à une coutume reçue en héritage de personnes à l’égard desquelles ils partagent (ou ont partagé) un sentiment de dette et d’attachement, d’autre part. Ainsi, confrontées à des changements de société (idéels et matériels), des familles s’adaptent, les unes après les autres ; puis, peu à peu, une conception nouvelle de la famille remplace d’anciennes traditions.

Face à la diversité et à la plasticité des formes familiales et des principes ordonnant les pratiques du domaine de la parenté, la discipline anthropologique a été amenée à redéfinir le champ de la parenté ainsi que celui de la famille et à réévaluer la place que cette dernière occupe dans l’organisation des sociétés. Dans les années 1970 et 1980, des travaux en sciences sociales mettent en évidence l’aporie relative de la comparaison de systèmes de parenté détachés de leur contexte et l’ethnocentrisme aveuglant des grilles ethno-analytiques de l’époque (Needham, 1971 ; Schneider, 1984). La représentation occidentale de la « famille nucléaire » apparaît comme une fiction sociale qui représente un modèle qui fait non seulement figure d’exception en ethnologie mais qui correspond en outre à une expérience de moins en moins majoritaire aux États-Unis d’Amérique (EUA) et en Europe à partir des années 1960 (Gubrium & Holstein, 1990). En effet, il ressort de la grande diversité culturelle ethnographiée à ce jour que ni le lien mère–enfant, ni le couple pérenne, ni le couple parental hétérosexuel vivant durablement sous le même toit (partageant quotidiennement et quasi exclusivement « le même pot et le même feu ») avec leur progéniture ne sont des phénomènes universellement rencontrés qui seraient biologiquement imposés par la condition humaine. Il apparaît en revanche que ce sont des construits sociaux qui instituent les rapports domestiques, les rapports de genre, les rapports intergénérationnels ainsi que l’attribution des rôles et des responsabilités à l’égard de la progéniture (Héritier, 2007) et que ces construits sociaux s’articulent à d’autres relevant ←24 | 25→du domaine religieux, politique ou économique, aux sens larges de ces termes (Godelier, 2004). Bien que l’usage du sexe de certaines sociétés puissent paraître relativement permissif au regard de certains occidentaux, il n’est cependant pas davantage de société humaine qui ne régule l’usage du sexe en se fondant sur des représentations culturelles (Godelier, 2004 ; 2007, ch. 4). Confronté à l’énorme diversité des construits sociaux qui fabriquent les rapports de sexe, de genre, de génération, Sahlins conclut à son tour que sont parents (dans le sens d’apparenté [French translation for kin]) ceux qui participent intrinsèquement à l’existence l’un de l’autre, ceux qui se sentent membres l’un et l’autre d’une même entité qui leur paraît vitale, ceux qui émotionnellement et symboliquement vivent la vie et la mort de l’un de l’autre (Sahlins, 2013, p. ix). Ce qui crée ce sentiment de « mutualité d’existence » [mutuality of being], cette impression d’appartenir à un même corps (social), ce sont selon lui aussi des construits sociaux (et non du biologique), rappelant ainsi la culturalité du fait familial et de la parenté. Il suggère donc de s’intéresser aux vecteurs sociologiques et aux registres culturels de cette mutualité d’existence qui se renforcent ou se contrecarrent, notamment à travers le partage de nourriture, la procréation, la cohabitation, la mémoire, l’occupation de l’espace… (Sahlins, 2013).

Godelier propose pour sa part de redéfinir les contours du champ de la parenté comme un domaine de recherche comprenant six composantes (Godelier, 2004) : l’alliance, la filiation, la résidence, la conception des enfants, la régulation de l’usage du sexe et les terminologies (de parenté) desquels, en bonne méthode, il s’agit de mettre au jour les logiques et les principes idéels ainsi que les contraintes matérielles qui organisent leur mise en œuvre et leur articulation au reste de la vie sociale. Dans toute société, ces composantes s’articulent entre elles pour faire système (plus qu’être des systèmes) et s’articulent aux composantes économiques, politiques et religieuses de la vie sociale en se fondant aussi sur des principes socialement construits selon des représentations locales (Godelier, 2004, pp. 90–94). « Tous ces principes prescrivant aux individus ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire, et souvent ce qu’ils doivent et ne doivent pas faire, sont la source de “valeurs”, positives ou négatives attachées aux actions des individus et des groupes et aux rapports sociaux que leurs actions engendrent. Principes et valeurs sont des réalités idéelles qui ne sont en rien un épiphénomène des rapports de parenté, mais une ←25 | 26→des conditions mêmes de leur production »7 (Godelier, 2004, p. 93). Ces principes relèvent de la culture, c’est-à-dire de « l’ensemble des représentations et des principes qui organisent consciemment les différents domaines de la vie sociale, ainsi que les valeurs attachées à ces manières d’agir et de penser. On voit donc qu’une culture relève d’abord de l’idéel, mais qu’elle n’existe vraiment que lorsque les éléments idéels – principes, représentations, valeurs – qui la composent sont associés concrètement à des pratiques sociales et matérielles auxquels ils donnent sens » (Godelier, 2007, p. 96). Dans cette perspective, Godelier conçoit la société comme un groupe de personnes partageant une culture sur un territoire. Ainsi, selon lui, nulle société n’a jamais été fondée sur la famille ; faire famille dans une société, c’est au contraire reproduire l’ordre social de cette société (Godelier, 2007, ch. 2), les pratiques de parenté agissant comme une courroie de transmission de l’ordre social d’une génération à l’autre. Les familles, en tant que lieu de socialisation primaire des enfants, en tant que groupes qui assument la production de la plupart des moyens de subsistance des individus et en tant que cadre habituel de leur consommation, constituent une mise en pratique de l’ensemble des principes qui instituent culturellement les façons de remplir les fonctions de la parenté ; et elles sont à la fois le lieu de sa reproduction biologique (Godelier, 2004, p. 90).

Pour mieux comprendre la part idéelle de la culture dans le domaine de la famille, il faut comprendre ce qu’est la part idéelle de la culture. Cela implique une courte clarification. La sphère idéelle de la culture relève de la pensée humaine et de ce qui est imaginé par elle. Godelier classe l’imaginé en trois types de pensées distinctes (Godelier, 2015).

En d’autres termes, la différence entre l’imaginé imaginaire et l’imaginé sur-réel est que le second est indispensable aux rapports sociaux économiques, politiques, religieux et de parenté, car ils donnent des réponses à des questions existentielles et identitaires indispensables à la vie sociale ; en particulier là où le logico-déductif n’a pas pu apporter de réponses satisfaisantes8 pour l’organisation de la vie sociale. Il s’agit de distinctions importantes concernant le domaine de la famille et de la parenté, également en Europe contemporaine. À titre illustratif, rappelons que la part sur-réelle des représentations sociales concernant l’engendrement des humains (par exemple l’intervention divine de l’addition d’une âme comme condition d’existence d’une personne) se voit progressivement supplantée par (ou conjuguée à) de nouvelles représentations logico-déductives fournies par les sciences du vivant. Cela n’est évidemment pas sans conséquence sur les familles en tant que pratiques et configurations aujourd’hui ni sur la famille en tant que notion culturelle légitime et légitimée. Cet exemple de laïcisation de la pensée rappelle que les principes idéologiques qui ont conduit aux développements de la biologie et de la génétique ne relevaient pas du domaine de la parenté. Mais les progrès de la biologie ont fini par affecter le domaine de la parenté. Un autre exemple nous semble être celui de l’adhésion à la conviction romantique que le choc amoureux – expression traduisant le terme italien innamoramento mobilisé par Alberoni (1993 [1979]) – est le signe identificateur d’une figure faisant office de Prince charmant avec lequel s’installer durablement et que cette rencontre amoureusement connotée est la promesse d’une vie heureuse ←27 | 28→(Kaufmann, 1999 ; Singly (de), 2017). Lorsque cette représentation passe du statut de cru (imaginé sur-réel) au statut d’imaginé imaginaire, advient « l’amour réaliste » dans lequel la relation se construit prudemment au fil de négociations et d’engagements progressif mais non définitifs (Giraud, 2017), engageant d’autres façons de se projeter dans l’avenir en tant que famille. Nous y reviendrons.

Le mode de vie intime et domestique na s’inscrit dans le cadre d’une société agraire, cultivant un syncrétisme animisto-bouddhiste. Le fait qu’existent d’autres sociétés répondant à des critères politico-religieux et économiques semblables qui ne sont pas sans père ni mari, fait penser à H. Cai que le cru et le su mobilisés pour régir la vie économique ou politique de la société na ne doivent pas nécessairement être les mêmes que ceux qui régissent les fonctions de la parenté, mais ils doivent être compatibles.

« Les diverses variables d’une culture ou les divers systèmes de croyances [c’est-à-dire des représentations ordonnant les rapports économiques, politiques, religieuses ou de parenté] se traduisent respectivement par différents groupes de propositions séparés les uns des autres en dépit de certaines interconnexions éventuelles. Le changement ou la transformation d’une variable ne suscitera pas nécessairement celui de l’autre. Cet ensemble complexe n’est donc pas nécessairement cohérent. Ses éléments constitutifs ne se conforment pas forcément à une même logique culturelle, et entre eux il n’existe pas non plus nécessairement de rapport de type causal. Mais, par le principe de l’ordre [c’est-à-dire qu’il faut un certain niveau de consonance cognitive collective pour faire société], ses parties sont et doivent même être mutuellement compatibles. Puisque chaque système (celui de la parenté, celui de la religion, celui de la politique, celui de l’économie) forme un ensemble de forces structurantes de croyances [représentations auxquelles on adhère collectivement], la société est très souvent, sinon toujours, commandée par plusieurs mécanismes, et non pas régie par un unique fonctionnement général » (Cai, 2008, pp. 183–184)9.

En d’autres termes, les référents idéels des différents domaines de la vie sociale peuvent être distincts mais ne doivent pas s’annihiler l’un l’autre. Leurs superpositions rappellent que leurs frontières sont poreuses étant donné la nature holiste de la vie sociale humaine. Ainsi, chez nous, les valeurs et représentations qui instituent les rapports de parenté, la distribution genrée des rôles domestiques, la régulation de la sexualité ou la ←28 | 29→compréhension de l’engendrement des enfants ne doivent pas nécessairement être les mêmes que ceux qui fondent nos systèmes démocratiques, nos valeurs morales, nos principes philosophiques chrétiens ou humanistes ainsi que notre économie capitaliste, mais elles doivent être compatibles. En résumé, la famille est, au moins dans les sociétés de petite taille dites claniques ou tribales, le lieu principal d’intégration des construits sociaux qui régulent le domaine de la parenté. C’est principalement en naissant et grandissant dans une famille qu’on intègre les construits sociaux qui nous permettent de comprendre ce qu’est une famille et qui nous permettent de reproduire le fait familial à notre tour. Lorsque des construits sociaux et des pratiques relevant de l’économique, du politique ou du religieux (et non seulement de la parenté) d’une civilisation influente sont importés dans de petites sociétés, cela peut radicalement en affecter les usages de parenté. Dès lors, on comprend d’une part que la famille n’est pas le seul lieu de socialisation où s’intègre la compréhension culturellement située de la notion de famille et que, d’autre part, faire famille ne se suffit pas à lui-même mais se trouve articulé à des aspects idéologiques (politico-religieux) et économiques de la société.

Résumé des informations

Pages
520
Année
2022
ISBN (PDF)
9783034345019
ISBN (ePUB)
9783034345026
ISBN (MOBI)
9783034345033
ISBN (Broché)
9783034344913
DOI
10.3726/b19554
Open Access
CC-BY
Langue
français
Date de parution
2022 (Mai)
Mots clés
Changement social Parcours de vie Sexualités Désunions Polyamour Monoparentalité par choix Parentalité Reproduction Construction sociale de la réalité Individualisation Hypermodernité
Published
Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2022. 520 p., 5 ill. en couleurs, 20 ill. n/b, 10 tabl.

Notes biographiques

Pierre-Yves Wauthier (Auteur)

Pierre-Yves Wauthier est sociologue et anthropologue. Il s’intéresse aux mutations idéologiques et technologiques affectant la cohésion et la désagrégation des groupes sociaux. Il a mené des enquêtes de terrain en Europe francophone sur des phénomènes émergents liés à l’attachement, la sexualité, le couple et la famille. Pierre-Yves Wauthier est rattaché aux Universités de Louvain et de Genève, où il enseigne et contribue aux activités de laboratoires de recherches sociologiques et interdisciplinaires.

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Titre: Faire famille sans faire couple
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