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Les discours meurtriers aujourd’hui

Colloque de Cerisy

de Laurence Aubry (Éditeur de volume) Gabriela Cristina Patiño-Lakatos (Éditeur de volume) Béatrice Turpin (Éditeur de volume)
©2022 Collections 380 Pages

Résumé

Suivant la voie ouverte par le philologue allemand Victor Klemperer, à
partir d’une perspective interdisciplinaire, ce livre a pour objet la
description et l’analyse des discours extrémistes actuels les plus violents.
Il s’intéresse plus particulièrement aux appels au meurtre et à leurs
légitimations politiques ou religieuses, du djihadisme contemporain au
suprématisme blanc. Les différents auteurs tentent de décrire et d’analyser
ces discours, dits « meurtriers », dans leurs formes, leurs soubassements
et leurs effets. En mettant au cœur même de la désignation la question
du rapport entre discours et actes, la dénomination « discours meurtriers »
peut permettre le repérage de traits caractéristiques, ainsi que le relevé
de modes opératoires et d’enjeux sociaux ou subjectifs propres à ces
énoncés ou à ces langages. Ils interrogent cette performativité propre aux
propagandes idéologiques actuelles, où le discours tend à se précipiter
dans l’action, au lieu de la suspendre ou de l’élaborer. Les discours
meurtriers peuvent recouvrir les discours de haine par les passions
destructrices qu’ils véhiculent ou qu’ils suscitent, mais ils se distinguent par
l’incitation ou l’appel au meurtre et sa justification, ainsi que par des effets
d’anéantissement clairement repérables. L’actualité montre jusqu’à la
caricature, au-delà de la propagande et de la terreur déployée par
l’autoproclamé « État islamique », combien il est urgent d’interroger ce qui
est peut-être en train d’arriver aujourd’hui, dont les langages pourraient
être à nouveau l’instrument et le symptôme. Il est en effet crucial de
chercher à comprendre pour tenter de prévenir ces forces du discours au
service du négatif et de l’anéantissement de toute altérité.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Introduction La fabrique des langages meurtriers (Laurence Aubry, Gabriela Patiño-Lakatos, Béatrice Turpin)
  • PARTIE I Discours meurtriers et djihadisme contemporain
  • Chapitre 1 Dieu, humanité et violence religieuse: une épistémologie du djihadisme moderne (Suleiman A. Mourad)
  • Chapitre 2 Mémoire meurtrie et discours meurtrier: remarques sur le jihâd et l’apocalypse dans la tradition chiite (Mathieu Terrier)
  • Chapitre 3 « Tuer “les mécréants ennemis d’Allâh” » (Alain Rabatel)
  • Chapitre 4 Les engagements violents des femmes: contournements discursifs sous le nazisme et sous l’État islamique (Maéva Clément et Éric Sangar)
  • Chapitre 5 Le discours jihadiste et sa dialectique de vengeance, de sacrifice et d’idéal (Laure Westphal)
  • Chapitre 6 Discours religieux et enthousiasme meurtrier (Gilbert Diatkine)
  • PARTIE II Réponses institutionnelles et contre-discours
  • Chapitre 7 Le «visage de la France». Le discours des institutions après les attentats de 2015 et 2016 (Paola Paissa)
  • Chapitre 8 «Nous devons nous défendre». Une étude du discours du 16novembre 2015 du président François Hollande (Ugo Ruiz)
  • Chapitre 9 « On n’a rien vu » : voir, prévoir, prévenir, protéger (Noëlle Diebold)
  • Chapitre 10 Un éclairage historique pour aujourd’hui sur le pouvoir politique des discours: les anarchistes et l’État français au XIXesiècle (Heinz-Gerhard Haupt)
  • Chapitre 11 Prendre en charge les effets des «violences en ville» : à la recherche d’un intime des institutions 1980 – début des années2000 (Luis Miguel Camargo)
  • Chapitre 12 Les struggle songs sud-africains, entre liberté d’expression et incitation au meurtre: un passé qui ne passe pas (Augustin Emane)
  • PARTIE III Discours meurtriers, violences et constructions identitaires
  • Chapitre 13 Une sémiotique des discours meurtriers (Béatrice Turpin)
  • Chapitre 14 Idéalisation et diabolisation dans les discours meurtriers (Dominique Bourdin)
  • Chapitre 15 La pensée figée ou la « comédie macabre » du discours (Fred Hailon)
  • Chapitre 16 Adhésions aux discours meurtriers face aux images violentes, sexuelles et haineuses qui circulent sur les plateformes numériques (Sophie Jehel)
  • Chapitre 17 Fonctions de l’image et du discours dans les montages des mythologies meurtrières: la figure du héros criminel (Gabriela Patiño-Lakatos)
  • Chapitre 18 Résistances aux discours meurtriers: l’adresse et le transfert au cinéma (Laurence Aubry)
  • Chapitre 19 Aller/Retour, voyages dans le temps… Les discours meurtriers et les prolongements de leurs effets sur les survivants (Sabine Olewkowiez Cann)
  • Les auteurs
  • Titres de la collection

Introduction
La fabrique des langages meurtriers
1

Laurence Aubry, Gabriela Patiño-Lakatos, Béatrice Turpin

En 2012 paraissait aux éditions du CNRS un premier ouvrage sur Victor Klemperer et le langage totalitaire (Aubry, Turpin, 2012) dans lequel étaient explorés, à la suite du philologue allemand, les ressorts langagiers des principaux totalitarismes du XXe siècle. Les discours de dirigeants communistes après 19452, ceux de lextrême droite au Brésil dans l’ère Vargas (Menezes, 2012 ; Machado, 2012) ainsi que certains discours djihadistes dans les années2000 (Guzy-Burgman, 2012) y étaient analysés dans une perspective pluridisciplinaire. La question de la force de ces discours, de leur pouvoir dadhésion nest pas close pour autant.

Une nouvelle équipe de chercheurs est réunie ici pour prolonger cette réflexion, et prendre en compte dautres aspects mis en lumière par lessai de Victor Klemperer sur la LTI. Nous savons désormais que la persuasion passe aussi par la langue, que le sens des mots peut être brouillé ou renversé, que la syntaxe peut être asservie à la paralysie du jugement et à l’éviction de lesprit critique. Nous connaissons, depuis Hannah Arendt, la nature totalitaire des idéologies et leur puissance de désintégration aussi bien des peuples que de la subjectivité (Arendt, 1958/2005). Des psychanalystes ont repris le questionnement de Freud sur les ressorts psychiques du mal et de la cruauté au-delà du sadisme, y compris envers soi-même, ou les plus proches (Freud, 1915/1986 ; Zaltzman, 2007 ; Richard, 2011). Mais la montée du djihadisme contemporain comme du suprématisme blanc, la multiplication des attentats ces dix dernières années imposaient de prendre la mesure du phénomène dit « radicalité » par le prisme de l’émergence de discours violents, appelant au meurtre ou le légitimant ←13 | 14→et apparemment suivis deffets. Cest cette performativité paradoxale et régressive quil sagissait dobserver et dinterroger, à la manière de Victor Klemperer invitant les penseurs « qui viendront après », travaillant « dans des domaines extrêmement variés », à poursuivre « un premier tâtonnement et questionnement tourné vers les choses qui ne se laissent pas encore fixer parce quelles sont en cours d’évolution ». Ainsi conserver « leur objet en état de métamorphose » nest-il plus désormais, et moins que jamais, une défaillance, mais une force et une revendication pour ce que le philologue appelle des « véritables chercheurs » (Klemperer, 1947/1996, p. 38).

Cest par le discours quune langue sactualise, demeure vivante et porteuse deffet. Dans son analyse de la langue empruntée et détournée par le Troisième Reich, Victor Klemperer na cessé de sintéresser à des instances de discours saisies dans le vif des manifestations dune époque, non seulement dans les textes écrits et la propagande politique, mais dans les paroles énoncées dans les situations quotidiennes les plus banales, qui cristallisaient de manière symptomatique la « contamination » de la langue par lidéologie et son emprise sur les esprits (Dewitte, 2007). Cest dans la mise en acte de la langue en discours quil a analysé les effets de langage sur la société, sur ses proches et sur lui-même. La résurgence actuelle des discours identitaires, dont le djihadisme contemporain est une des manifestations, montre lurgence dune réflexion sur les pouvoirs de ces discours meurtriers, sur leur rhétorique, leur sémiotique et leurs conditions de performativité à partir dune approche comparative et interdisciplinaire3. De nos jours, certains mots, certaines phrases, certaines images relèvent du désir daliénation conduisant lindividu à se départir de sa capacité de penser sous lemprise dune langue véhiculant une idéologie ou une propagande outrageusement séductrice se fondant sur les passions quelle engendre. Or les discours appelant à la violence et au meurtre sont aussi difficilement dissociables des actes destructeurs quils déclenchent ou voudraient expliquer. Le besoin de croire n’épuise pas les questionnements quant à larticulation de la parole et de laction, ←14 | 15→entre autres lorsquil sagit de tuer au nom dune religion (Kristeva, 2018) : il arrive que le prosélytisme, la propagande et lordre natteignent pas leur but, et toutes les situations de radicalisation ne débouchent pas sur une action terroriste. Par ailleurs, les paroles les plus meurtrières sont échangées dans la tragédie, et il est des paroles qui tuent. Dans Psychologie des masses et analyse du moi, Sigmund Freud rapproche linfluence du leader de celle de lhypnotiseur : il fait abdiquer au sujet toute volonté face à une imago surpuissante, fascinante et dangereuse, relevant dun héritage archaïque commun. Cependant, chez lindividu, serait conservé à un degré variable un pouvoir de résistance (Freud, 1921/2003). Cest la possibilité dun tel recul retrouvé dans lhumour, lart, la pensée qui se trouve sinon abolie du moins menacée par la résurgence des discours meurtriers. Elle est le symptôme dans le langage dune mise en crise de la pensée sollicitant la capacité polyphonique et polysémique du sujet parlant.

Louvrage réunit des chercheurs issus de diverses disciplines pour tenter danalyser et de comprendre comment peut sopérer le passage du discours à lacte meurtrier. Face aux phénomènes actuels de violence, une tendance consiste à considérer les discours comme un épiphénomène, voire à en disqualifier la valeur. Cet ouvrage propose, à linverse, den étudier la dimension mortifère et la performativité4 en interrogeant ce qui fonde lefficacité des appels au meurtre dans une situation donnée5. Le discours nest en effet pas un registre séparé des actes ni des réalités historiques, sociales, politiques, économiques et subjectives. Il donne forme à la réalité, structure lidéologie et sil peut suspendre lacte, il peut également le précipiter. Selon Jean-Jacques Lecercle, le langage donne force matérielle aux idées quil incarne et permet de ce fait de convaincre les masses pour les inciter à laction (Lecercle, 2004). Par ailleurs, Paul Ricœur considère dans Lidéologie et lutopie que laction contient généralement en elle-même une médiation symbolique et est, en ce sens, inséparable des processus discursifs (Ricœur, 1997). Claude Lévi-Strauss affirme que le mythe parlé et le rite agi entretiennent ←15 | 16→des rapports étroits, sagissant de deux supports de signification qui appartiennent à des régimes sémiotiques différents, néanmoins reliés dans le royaume du symbolisme (Lévi-Strauss, 1956). Lacte meurtrier, quant à lui, vise un résultat dans le réel qui transgresse la scène de la pure représentation symbolique. Or, sil ne peut pas être assimilé au rituel, lhistoire des religions nous enseigne que lacte meurtrier entretient des liens complexes avec celui-ci. Analysant le phénomène de la violence, Étienne Balibar pointe les liens que la cruauté entretient avec les idéalités et, davantage, avec lidéologie (Balibar, 1996). Labsolu des idéalités telles que Dieu, le Bien, l’État, le Peuple, la Loi participent de deux formes de destructivité : la destruction dautrui et lautodestruction. Il y aurait donc acte meurtrier non seulement quand le langage ne peut plus contenir et atténuer la charge de violence en la symbolisant sur le plan de la représentation, mais aussi lorsquun complexe de représentations est lui-même structuré par un discours qui fait appel aux forces hostiles et destructrices de l’être humain. À la différence des actes de violence meurtrière qui seraient désarrimés de tout discours par manque de médiation langagière, se pose la question des actes qui, dans leur réalisation, se soutiennent et se réclament du discours. Mais simpose alors une autre distinction : entre lacting out, lequel engage une action à répétition qui reproduit une scène par le désir inconscient de donner à voir, et le passage à lacte comme action unique introduisant une rupture, une sortie de scène marquant un avant et un après pour le sujet qui le réalise (Lacan, 1967–1968).

En mettant au cœur même de la désignation la question du rapport entre discours et actes, la dénomination « discours meurtriers » peut permettre le repérage de traits caractéristiques, ainsi que le relevé de modes opératoires et denjeux sociaux ou subjectifs propres à ces énoncés ou à ces langages. Les discours meurtriers se caractérisent par lappel ou la légitimation de la violence meurtrière visant à annihiler lexistence humaine, celle de lautre comme celle du sujet de ce discours. Si lobjet le plus visible de cette destructivité est le corps, la subjectivité et par extension les créations matérielles et culturelles du sujet en sont également la visée. Les discours meurtriers peuvent recouvrir les discours de haine par les passions destructrices quils véhiculent ou suscitent, mais les discours meurtriers se caractérisent par lincitation ou lappel au meurtre et sa justification, ainsi que par des effets danéantissement clairement repérables (voir Turpin, 2022). Lactualité montre jusqu’à la caricature, au-delà de la propagande et de la terreur déployée par lautoproclamé ←16 | 17→« État islamique », combien il est crucial et urgent de questionner ce qui est peut-être en train darriver encore aujourdhui à lespèce humaine, dont les langages pourraient être linstrument et le symptôme.

La trajectoire de vie et les travaux de Victor Klemperer demeurent à cet égard exemplaires. Pour lui emprunter la métaphore qualifiant l’écriture de son journal durant les années brunes en Allemagne, ils sont restés notre « balancier ». Avec l’étude dune langue totalitaire singulière, lauteur introduit à des connaissances générales sur des formes demprise et de destructivité impliquant le langage. Il déploie une pensée complexe, dont la rigueur et la précision sassocient à la liberté de la découverte, accordée à linvention de formes nouvelles. Ce faisant, il nous ouvre à la complexité humaine en même temps qu’à celle de la langue. Car une langue de culture ne fait pas barrage aux discours meurtriers. Bien au contraire, la poésie, la religion et les mots qui tuent ou saccolent au meurtre puisent leur force à la même source : la croyance dans la magie du verbe.

Suivant la métaphore du « balancier », les textes réunis ici permettent de prolonger la réflexion sur le nazisme et les langages totalitaires en donnant une place particulière à lanalyse du djihadisme contemporain avec Daech. Dautres discours politiques, dans leur diversité, sont également étudiés, avec pour caractéristique commune davoir préparé, accompagné ou suivi des meurtres de masse. Les discours sont appréhendés dans leurs contextes géopolitiques et idéologiques, mais aussi dans leur dimension psychique, au regard de leurs enjeux identitaires. Ils sont considérés en lien avec dautres phénomènes de violence politique et sociale qui secouent nos sociétés contemporaines, compte tenu également de limpact des nouveaux médias. Une place est donnée à des travaux plurisémiotiques permettant d’éclairer les processus de production et de réception de discours véhiculés au travers dune variété de signes et supports – tels que limage et le chant. Louvrage sarrête également sur les contre-discours, institutionnels ou artistiques, comme formes de résistance aussi bien que de déni. Alors même quils interrogent leffacement des traces, ils affirment la puissance de la création et de la transmission à faire renaître, à redonner vie, face à la violence meurtrière. Les contributions portent principalement sur la période actuelle, mais une démarche historique ou comparative a été accueillie afin de faire ressortir identités, différences et filiations.

Résumé des informations

Pages
380
Année de publication
2022
ISBN (PDF)
9782807616349
ISBN (ePUB)
9782807616356
ISBN (MOBI)
9782807616363
ISBN (Broché)
9782807616332
DOI
10.3726/b19091
Langue
français
Date de parution
2022 (Mars)
Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2022. 380 p., 2 ill. en couleurs.

Notes biographiques

Laurence Aubry (Éditeur de volume) Gabriela Cristina Patiño-Lakatos (Éditeur de volume) Béatrice Turpin (Éditeur de volume)

Béatrice Turpin est maître de conférences en sciences du langage et chercheuse au laboratoire Lexiques, Textes, Discours, Dictionnaires (LT2D, Cergy Paris Université). Gabriela Patiño-Lakatos est psychologue clinicienne et chercheuse postdoctorale à l’Unité transversale de recherche Psychogenèse et Psychopathologie (Université Sorbonne Paris Nord). Laurence Aubry est psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris. Maître de conférences en langue et littérature françaises et chercheuse au Centre de Recherches sur les Sociétés et Environnements en Méditerranées (CRESEM, axe « Langages et Identités »).

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Titre: Les discours meurtriers aujourd’hui