Les discours meurtriers aujourd’hui
Colloque de Cerisy
Résumé
partir d’une perspective interdisciplinaire, ce livre a pour objet la
description et l’analyse des discours extrémistes actuels les plus violents.
Il s’intéresse plus particulièrement aux appels au meurtre et à leurs
légitimations politiques ou religieuses, du djihadisme contemporain au
suprématisme blanc. Les différents auteurs tentent de décrire et d’analyser
ces discours, dits « meurtriers », dans leurs formes, leurs soubassements
et leurs effets. En mettant au cœur même de la désignation la question
du rapport entre discours et actes, la dénomination « discours meurtriers »
peut permettre le repérage de traits caractéristiques, ainsi que le relevé
de modes opératoires et d’enjeux sociaux ou subjectifs propres à ces
énoncés ou à ces langages. Ils interrogent cette performativité propre aux
propagandes idéologiques actuelles, où le discours tend à se précipiter
dans l’action, au lieu de la suspendre ou de l’élaborer. Les discours
meurtriers peuvent recouvrir les discours de haine par les passions
destructrices qu’ils véhiculent ou qu’ils suscitent, mais ils se distinguent par
l’incitation ou l’appel au meurtre et sa justification, ainsi que par des effets
d’anéantissement clairement repérables. L’actualité montre jusqu’à la
caricature, au-delà de la propagande et de la terreur déployée par
l’autoproclamé « État islamique », combien il est urgent d’interroger ce qui
est peut-être en train d’arriver aujourd’hui, dont les langages pourraient
être à nouveau l’instrument et le symptôme. Il est en effet crucial de
chercher à comprendre pour tenter de prévenir ces forces du discours au
service du négatif et de l’anéantissement de toute altérité.
Extrait
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- À propos de l’auteur
- À propos du livre
- Pour référencer cet eBook
- Remerciements
- Table des matières
- Introduction La fabrique des langages meurtriers (Laurence Aubry, Gabriela Patiño-Lakatos, Béatrice Turpin)
- PARTIE I Discours meurtriers et djihadisme contemporain
- Chapitre 1 Dieu, humanité et violence religieuse: une épistémologie du djihadisme moderne (Suleiman A. Mourad)
- Chapitre 2 Mémoire meurtrie et discours meurtrier: remarques sur le jihâd et l’apocalypse dans la tradition chiite (Mathieu Terrier)
- Chapitre 3 « Tuer “les mécréants ennemis d’Allâh” » (Alain Rabatel)
- Chapitre 4 Les engagements violents des femmes: contournements discursifs sous le nazisme et sous l’État islamique (Maéva Clément et Éric Sangar)
- Chapitre 5 Le discours jihadiste et sa dialectique de vengeance, de sacrifice et d’idéal (Laure Westphal)
- Chapitre 6 Discours religieux et enthousiasme meurtrier (Gilbert Diatkine)
- PARTIE II Réponses institutionnelles et contre-discours
- Chapitre 7 Le «visage de la France». Le discours des institutions après les attentats de 2015 et 2016 (Paola Paissa)
- Chapitre 8 «Nous devons nous défendre». Une étude du discours du 16novembre 2015 du président François Hollande (Ugo Ruiz)
- Chapitre 9 « On n’a rien vu » : voir, prévoir, prévenir, protéger (Noëlle Diebold)
- Chapitre 10 Un éclairage historique pour aujourd’hui sur le pouvoir politique des discours: les anarchistes et l’État français au XIXesiècle (Heinz-Gerhard Haupt)
- Chapitre 11 Prendre en charge les effets des «violences en ville» : à la recherche d’un intime des institutions 1980 – début des années2000 (Luis Miguel Camargo)
- Chapitre 12 Les struggle songs sud-africains, entre liberté d’expression et incitation au meurtre: un passé qui ne passe pas (Augustin Emane)
- PARTIE III Discours meurtriers, violences et constructions identitaires
- Chapitre 13 Une sémiotique des discours meurtriers (Béatrice Turpin)
- Chapitre 14 Idéalisation et diabolisation dans les discours meurtriers (Dominique Bourdin)
- Chapitre 15 La pensée figée ou la « comédie macabre » du discours (Fred Hailon)
- Chapitre 16 Adhésions aux discours meurtriers face aux images violentes, sexuelles et haineuses qui circulent sur les plateformes numériques (Sophie Jehel)
- Chapitre 17 Fonctions de l’image et du discours dans les montages des mythologies meurtrières: la figure du héros criminel (Gabriela Patiño-Lakatos)
- Chapitre 18 Résistances aux discours meurtriers: l’adresse et le transfert au cinéma (Laurence Aubry)
- Chapitre 19 Aller/Retour, voyages dans le temps… Les discours meurtriers et les prolongements de leurs effets sur les survivants (Sabine Olewkowiez Cann)
- Les auteurs
- Titres de la collection
Introduction
La fabrique des langages meurtriers1
Laurence Aubry, Gabriela Patiño-Lakatos, Béatrice Turpin
En 2012 paraissait aux éditions du CNRS un premier ouvrage sur Victor Klemperer et le langage totalitaire (Aubry, Turpin, 2012) dans lequel étaient explorés, à la suite du philologue allemand, les ressorts langagiers des principaux totalitarismes du XXe siècle. Les discours de dirigeants communistes après 19452, ceux de l’extrême droite au Brésil dans l’ère Vargas (Menezes, 2012 ; Machado, 2012) ainsi que certains discours djihadistes dans les années2000 (Guzy-Burgman, 2012) y étaient analysés dans une perspective pluridisciplinaire. La question de la force de ces discours, de leur pouvoir d’adhésion n’est pas close pour autant.
Une nouvelle équipe de chercheurs est réunie ici pour prolonger cette réflexion, et prendre en compte d’autres aspects mis en lumière par l’essai de Victor Klemperer sur la LTI. Nous savons désormais que la persuasion passe aussi par la langue, que le sens des mots peut être brouillé ou renversé, que la syntaxe peut être asservie à la paralysie du jugement et à l’éviction de l’esprit critique. Nous connaissons, depuis Hannah Arendt, la nature totalitaire des idéologies et leur puissance de désintégration aussi bien des peuples que de la subjectivité (Arendt, 1958/2005). Des psychanalystes ont repris le questionnement de Freud sur les ressorts psychiques du mal et de la cruauté au-delà du sadisme, y compris envers soi-même, ou les plus proches (Freud, 1915/1986 ; Zaltzman, 2007 ; Richard, 2011). Mais la montée du djihadisme contemporain comme du suprématisme blanc, la multiplication des attentats ces dix dernières années imposaient de prendre la mesure du phénomène dit « radicalité » par le prisme de l’émergence de discours violents, appelant au meurtre ou le légitimant ←13 | 14→et apparemment suivis d’effets. C’est cette performativité paradoxale et régressive qu’il s’agissait d’observer et d’interroger, à la manière de Victor Klemperer invitant les penseurs « qui viendront après », travaillant « dans des domaines extrêmement variés », à poursuivre « un premier tâtonnement et questionnement tourné vers les choses qui ne se laissent pas encore fixer parce qu’elles sont en cours d’évolution ». Ainsi conserver « leur objet en état de métamorphose » n’est-il plus désormais, et moins que jamais, une défaillance, mais une force et une revendication pour ce que le philologue appelle des « véritables chercheurs » (Klemperer, 1947/1996, p. 38).
C’est par le discours qu’une langue s’actualise, demeure vivante et porteuse d’effet. Dans son analyse de la langue empruntée et détournée par le Troisième Reich, Victor Klemperer n’a cessé de s’intéresser à des instances de discours saisies dans le vif des manifestations d’une époque, non seulement dans les textes écrits et la propagande politique, mais dans les paroles énoncées dans les situations quotidiennes les plus banales, qui cristallisaient de manière symptomatique la « contamination » de la langue par l’idéologie et son emprise sur les esprits (Dewitte, 2007). C’est dans la mise en acte de la langue en discours qu’il a analysé les effets de langage sur la société, sur ses proches et sur lui-même. La résurgence actuelle des discours identitaires, dont le djihadisme contemporain est une des manifestations, montre l’urgence d’une réflexion sur les pouvoirs de ces discours meurtriers, sur leur rhétorique, leur sémiotique et leurs conditions de performativité à partir d’une approche comparative et interdisciplinaire3. De nos jours, certains mots, certaines phrases, certaines images relèvent du désir d’aliénation conduisant l’individu à se départir de sa capacité de penser sous l’emprise d’une langue véhiculant une idéologie ou une propagande outrageusement séductrice se fondant sur les passions qu’elle engendre. Or les discours appelant à la violence et au meurtre sont aussi difficilement dissociables des actes destructeurs qu’ils déclenchent ou voudraient expliquer. Le besoin de croire n’épuise pas les questionnements quant à l’articulation de la parole et de l’action, ←14 | 15→entre autres lorsqu’il s’agit de tuer au nom d’une religion (Kristeva, 2018) : il arrive que le prosélytisme, la propagande et l’ordre n’atteignent pas leur but, et toutes les situations de radicalisation ne débouchent pas sur une action terroriste. Par ailleurs, les paroles les plus meurtrières sont échangées dans la tragédie, et il est des paroles qui tuent. Dans Psychologie des masses et analyse du moi, Sigmund Freud rapproche l’influence du leader de celle de l’hypnotiseur : il fait abdiquer au sujet toute volonté face à une imago surpuissante, fascinante et dangereuse, relevant d’un héritage archaïque commun. Cependant, chez l’individu, serait conservé à un degré variable un pouvoir de résistance (Freud, 1921/2003). C’est la possibilité d’un tel recul retrouvé dans l’humour, l’art, la pensée qui se trouve sinon abolie du moins menacée par la résurgence des discours meurtriers. Elle est le symptôme dans le langage d’une mise en crise de la pensée sollicitant la capacité polyphonique et polysémique du sujet parlant.
L’ouvrage réunit des chercheurs issus de diverses disciplines pour tenter d’analyser et de comprendre comment peut s’opérer le passage du discours à l’acte meurtrier. Face aux phénomènes actuels de violence, une tendance consiste à considérer les discours comme un épiphénomène, voire à en disqualifier la valeur. Cet ouvrage propose, à l’inverse, d’en étudier la dimension mortifère et la performativité4 en interrogeant ce qui fonde l’efficacité des appels au meurtre dans une situation donnée5. Le discours n’est en effet pas un registre séparé des actes ni des réalités historiques, sociales, politiques, économiques et subjectives. Il donne forme à la réalité, structure l’idéologie et s’il peut suspendre l’acte, il peut également le précipiter. Selon Jean-Jacques Lecercle, le langage donne force matérielle aux idées qu’il incarne et permet de ce fait de convaincre les masses pour les inciter à l’action (Lecercle, 2004). Par ailleurs, Paul Ricœur considère dans L’idéologie et l’utopie que l’action contient généralement en elle-même une médiation symbolique et est, en ce sens, inséparable des processus discursifs (Ricœur, 1997). Claude Lévi-Strauss affirme que le mythe parlé et le rite agi entretiennent ←15 | 16→des rapports étroits, s’agissant de deux supports de signification qui appartiennent à des régimes sémiotiques différents, néanmoins reliés dans le royaume du symbolisme (Lévi-Strauss, 1956). L’acte meurtrier, quant à lui, vise un résultat dans le réel qui transgresse la scène de la pure représentation symbolique. Or, s’il ne peut pas être assimilé au rituel, l’histoire des religions nous enseigne que l’acte meurtrier entretient des liens complexes avec celui-ci. Analysant le phénomène de la violence, Étienne Balibar pointe les liens que la cruauté entretient avec les idéalités et, davantage, avec l’idéologie (Balibar, 1996). L’absolu des idéalités telles que Dieu, le Bien, l’État, le Peuple, la Loi participent de deux formes de destructivité : la destruction d’autrui et l’autodestruction. Il y aurait donc acte meurtrier non seulement quand le langage ne peut plus contenir et atténuer la charge de violence en la symbolisant sur le plan de la représentation, mais aussi lorsqu’un complexe de représentations est lui-même structuré par un discours qui fait appel aux forces hostiles et destructrices de l’être humain. À la différence des actes de violence meurtrière qui seraient désarrimés de tout discours par manque de médiation langagière, se pose la question des actes qui, dans leur réalisation, se soutiennent et se réclament du discours. Mais s’impose alors une autre distinction : entre l’acting out, lequel engage une action à répétition qui reproduit une scène par le désir inconscient de donner à voir, et le passage à l’acte comme action unique introduisant une rupture, une sortie de scène marquant un avant et un après pour le sujet qui le réalise (Lacan, 1967–1968).
En mettant au cœur même de la désignation la question du rapport entre discours et actes, la dénomination « discours meurtriers » peut permettre le repérage de traits caractéristiques, ainsi que le relevé de modes opératoires et d’enjeux sociaux ou subjectifs propres à ces énoncés ou à ces langages. Les discours meurtriers se caractérisent par l’appel ou la légitimation de la violence meurtrière visant à annihiler l’existence humaine, celle de l’autre comme celle du sujet de ce discours. Si l’objet le plus visible de cette destructivité est le corps, la subjectivité et par extension les créations matérielles et culturelles du sujet en sont également la visée. Les discours meurtriers peuvent recouvrir les discours de haine par les passions destructrices qu’ils véhiculent ou suscitent, mais les discours meurtriers se caractérisent par l’incitation ou l’appel au meurtre et sa justification, ainsi que par des effets d’anéantissement clairement repérables (voir Turpin, 2022). L’actualité montre jusqu’à la caricature, au-delà de la propagande et de la terreur déployée par l’autoproclamé ←16 | 17→« État islamique », combien il est crucial et urgent de questionner ce qui est peut-être en train d’arriver encore aujourd’hui à l’espèce humaine, dont les langages pourraient être l’instrument et le symptôme.
La trajectoire de vie et les travaux de Victor Klemperer demeurent à cet égard exemplaires. Pour lui emprunter la métaphore qualifiant l’écriture de son journal durant les années brunes en Allemagne, ils sont restés notre « balancier ». Avec l’étude d’une langue totalitaire singulière, l’auteur introduit à des connaissances générales sur des formes d’emprise et de destructivité impliquant le langage. Il déploie une pensée complexe, dont la rigueur et la précision s’associent à la liberté de la découverte, accordée à l’invention de formes nouvelles. Ce faisant, il nous ouvre à la complexité humaine en même temps qu’à celle de la langue. Car une langue de culture ne fait pas barrage aux discours meurtriers. Bien au contraire, la poésie, la religion et les mots qui tuent ou s’accolent au meurtre puisent leur force à la même source : la croyance dans la magie du verbe.
Suivant la métaphore du « balancier », les textes réunis ici permettent de prolonger la réflexion sur le nazisme et les langages totalitaires en donnant une place particulière à l’analyse du djihadisme contemporain avec Daech. D’autres discours politiques, dans leur diversité, sont également étudiés, avec pour caractéristique commune d’avoir préparé, accompagné ou suivi des meurtres de masse. Les discours sont appréhendés dans leurs contextes géopolitiques et idéologiques, mais aussi dans leur dimension psychique, au regard de leurs enjeux identitaires. Ils sont considérés en lien avec d’autres phénomènes de violence politique et sociale qui secouent nos sociétés contemporaines, compte tenu également de l’impact des nouveaux médias. Une place est donnée à des travaux plurisémiotiques permettant d’éclairer les processus de production et de réception de discours véhiculés au travers d’une variété de signes et supports – tels que l’image et le chant. L’ouvrage s’arrête également sur les contre-discours, institutionnels ou artistiques, comme formes de résistance aussi bien que de déni. Alors même qu’ils interrogent l’effacement des traces, ils affirment la puissance de la création et de la transmission à faire renaître, à redonner vie, face à la violence meurtrière. Les contributions portent principalement sur la période actuelle, mais une démarche historique ou comparative a été accueillie afin de faire ressortir identités, différences et filiations.
Résumé des informations
- Pages
- 380
- Année de publication
- 2022
- ISBN (PDF)
- 9782807616349
- ISBN (ePUB)
- 9782807616356
- ISBN (MOBI)
- 9782807616363
- ISBN (Broché)
- 9782807616332
- DOI
- 10.3726/b19091
- Langue
- français
- Date de parution
- 2022 (Mars)
- Page::Commons::BibliographicRemarkPublished
- Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2022. 380 p., 2 ill. en couleurs.