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Au fil du soin

L’expérience des personnes « démentes » vivant au domicile de leurs proches et des professionnel·le·s

de Natalie Rigaux (Auteur)
©2022 Monographies 322 Pages
Open Access

Résumé

Comment les soins donnés et reçus au domicile des personnes « démentes » (malades d’Alzheimer et de troubles apparentés) sont-ils vécus par celles-ci, les proches et les professionnelles qui en prennent soin ? Quelles formes prend leur expérience, selon la diversité des configurations soignantes ? Quelle portée politique a-t-elle ? Qu’est-ce qui la favorise ? Pour répondre à ces questions, l’auteure a mené une enquête ethnographique durant sept années au domicile de personnes « démentes », dans des centres de soins de jours et dans des collectifs en dehors du face à face quotidien.
Dans la première partie de l’ouvrage, les récits issus de l’enquête suivent le fil du soin, la fragilité de celles et ceux qu’il relie, le temps qu’il exige et qui parfois permet d’accorder personnes soignantes et soignées. Par une présence de longue durée au domicile, le nombre et la variété des situations suivies, une attention sensible aux personnes malades, plus difficiles à rejoindre, l’auteure donne accès à l’expérience du soin de tou·te·s ses protagonistes. Elle élabore à partir d’elle les questions morales et politiques qui sont en jeu, trop peu présentes dans nos espaces publics, en s’inspirant de l’approche pragmatiste de J. Dewey.
Dans la seconde partie du livre, l’enquête se poursuit dans des lieux permettant une élaboration morale et politique du soin à ses protagonistes : réunions de professionnel·le·s sous différentes formes, temps de parole et de formation offertes par des associations du champ spirituel à des bénévoles et des soignant·e·s ou groupe de travail politique des personnes malades elles-mêmes. Dans quelle mesure ces espaces favorisent-ils la contribution de chacun·e aux soins donnés et reçus, soutenant ainsi le développement d’un soin démocratique ? Cette contribution dépasse-t-elle le face à face du soin pour porter sur ses conditions collectives ? Des récits de soin supplémentaires sont gratuitement disponibles sur le site www.aufildusoin.be

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Remerciements
  • Table des matières
  • Introduction
  • La forme d’enquête : une ethnographie du soin donné et reçu
  • La forme d’écriture : le récit en yin
  • La quête d’un vocabulaire approprié
  • L’originalité de l’ouvrage
  • Ourdir les fils de l’enquête
  • La première partie : un patchwork de récits ethnographiques
  • PREMIÈRE PARTIE : UN PATCHWORK DE RÉCITS DE SOIN
  • Chapitre premier Une femme de poigne
  • 1. Première période : une démence incivile
  • 1.1. Mme Levesque : une agentivité aux effets ambivalents
  • 1.2. Mr Levesque : « J’étais au fond du tunnel »
  • 1.3. L’expérience de l’aide-ménagère d’un déploiement professionnel
  • Le point à propos de la première période : une démence incivile ?
  • 2. Deuxième période : le lit médicalisé
  • 2.1. Mr Levesque : « J’ai sauté sur l’occasion »
  • 2.2. Et pour Mme Levesque ?
  • La fin de la mobilité
  • La question de l’alimentation
  • L’expérience de la toilette
  • Passer de bons moments ensemble
  • Le renversement du rapport de force et l’ambivalence du soin
  • 3. Le dernier acte : « Salut l’artiste »
  • 3.1. L’expérience de Mme Levesque
  • 3.2. L’expérience de Mr Levesque
  • Chapitre deux L’aide conjuguée d’un homme de principe et d’une fille très maternelle
  • 1. Autour de l’alimentation de Mme Cardinael
  • La chronique de l’alimentation
  • Le geste alimentaire, une métonymie du care
  • A l’occasion d’un repas : le débat moral entre père et fille sur leur posture respective de care giver
  • Une expérience aux multiples facettes
  • 2. L’expérience de Mr Cardinael : « C’est une autre vie »
  • Chapitre trois Une adaptation réussie
  • 1. Mr Van Bol : faire du soin une expérience
  • Pouvoir agir
  • Pouvoir pâtir
  • 2. Mme Van Bol : une expérience et une épreuve
  • L’investissement du présent, le deuil à faire du passé
  • Le plaisir du travail de soin et sa lourdeur
  • L’équilibre à trouver entre responsabilité à l’égard de soi-même et d’autrui
  • Se définir par le soin aux proches
  • Chapitre quatre « On a toujours tout fait ensemble »
  • 1. Une intensité et des modalités de soins non questionnées par ce que manifeste Mme Paquot
  • 2. Mr Paquot : « ce que j’espère, c’est qu’on parte à deux »
  • Les présupposés individualistes de l’expérience et de la sollicitude mis à jour par la dyade
  • Un système d’agentivité complexe
  • Chapitre cinq Le soin comme enquête
  • 1. Les soins de kiné ou la « conquête de l’espace »
  • 1.1. Les incertitudes de la situation telle que je la découvre
  • 1.2. Les moyens mis en œuvre et leur valuation
  • 1.3. Nouveaux moyens et résultats de l’enquête : des accomplissements qui génèrent l’enthousiasme
  • Un nouveau moyen, le monte-escalier et ses conséquences
  • Nouveaux résultats grâce aux taxis adaptés
  • La mise au lit sans l’aide des infirmières : une avancée et ses ombres
  • 1.4. Le soin comme enquête : un jugement pratique de valuation
  • 1.5. Les rapports de domination entre protagonistes marqués par les effets conjugués de la classe, de la race, du sexe et de l’âge
  • 2. Lauranne : un soin jaloux
  • 3. Un hypothétique diagnostic
  • Chapitre six Sur le marché non régulé des gardes
  • 1. La configuration autour de Paquita
  • 1.1. Quand Paquita est au centre du système
  • « C’est même plus que mes filles »
  • « Je n’ai pas pu m’occuper de ma mère »
  • 1.2. Quand l’astre de Paquita pâlit
  • « Quelque chose est cassé »
  • « Je suis déjà trop impliquée »
  • « Je n’aime pas quand tu es fâchée »
  • Le système d’agentivité autour de Paquita
  • 2. La configuration autour de Christine
  • 3. La configuration autour de Sylvia
  • La soumission de Mme Alvaro à un rapport de force débilitant
  • Le maintien en vie au domicile comme fin en soi
  • Peut-on parler d’une expérience du soin pour Sylvia ?
  • D’une configuration à l’autre
  • Dernier adieu
  • Chapitre sept Six variations autour de l’aide sans cohabitation
  • 1. Des proches à distance réelle et affective
  • 1.1. Chez Mr Plissart : « Moi qui ai été directeur général… »
  • 1.2. Chez Mr Bellens : l’aveugle et le paralytique
  • Sophie, une première gouvernante
  • L’institutionnalisation de Mme Amenez
  • Avec sa belle-sœur : « J’ai repris la situation en main »
  • 1.3. La gouvernante : une prise de pouvoir au féminin
  • Conditions et conséquences de l’intervention d’une gouvernante
  • 2. Des aidant·e·s improbables et suffisamment présent·e·s
  • 2.1. Un fils aux manettes
  • Un cercle vertueux entre les interventions de chaque protagoniste
  • 2.2. Une amie, des voisin·e·s en aidant·e·s principaux·les
  • Des ressources affectives, culturelles, spirituelles et matérielles pour soutenir l’aide
  • Chapitre huit Une communauté de citoyen·ne·s
  • 1. Une partie de pétanque
  • 2. Des journées (multi-)culturelles
  • Vers une communauté démocratique
  • 3. Les après-midis de conte : une enquête à reprendre
  • 4. En ville
  • 4.1 Inspiré·e·s par la ville
  • 4.2 Au contact des citadin·e·s
  • Quelle « micropolitique des troubles » ?
  • Conclusions de la première partie : Expérience du soin, expérience de la recherche
  • 1. Le soin comme expérience
  • 2. L’expérience de la recherche
  • Des questions éthiques tout au long du processus de la recherche
  • SECONDE PARTIE DES COLLECTIFS À DISTANCE DU SOIN
  • Quelles conditions propices à l’expérience du soin sont-elles déjà apparues ?
  • Qui prend soin ?
  • Distribution des actes entre les protagonistes du soin : qui fait quoi ?
  • Les manières de donner et de recevoir l’aide
  • Chapitre neuf Les réunions de collectifs soignants
  • 1. Une élaboration morale et politique à effet différé
  • 1.1. Une perception ajustée
  • 1.1.1. Des récits reçus et coproduits par le collectif
  • 1.1.2. Des exercices d’imagination morale
  • 1.2. Une perception sensible
  • Les ressources pour bien vivre avec sa sensibilité : capital émotionnel et/ou mobilisation du collectif ?
  • 1.3. Une perception rarement étendue aux conditions collectives du soin
  • Une condition inexplicitée : la définition politique des métiers
  • La voix du « on »
  • 1.4. L’action comme moyen et comme fin de l’élaboration morale et politique
  • 2. Les effets immédiats des réunions de collectifs soignants : participation et reconnaissance
  • 3. Des dispositifs à valoriser et améliorer
  • Chapitre dix Des ressources spirituelles
  • 1. Lotus : au cœur des nouvelles formes de spiritualité
  • 1.1. Le travail sur soi
  • L’appui d’une communauté émotionnelle
  • 1.2. Des ressources pour le soin à autrui
  • 1.3. Conditions collectives et politiques
  • 1.4. Qui accède aux ressources proposées ?
  • Comparaison avec les réunions de collectifs soignants
  • 2. Une autre technique psycho-spirituelle : la sophrologie pour des proches de malades
  • 3. Avec une équipe de « visiteurs de malades » au sein de l’Église catholique
  • 3.1. Une diversité relative de profils croyants
  • 3.2. Les ressources utilisées et mises à disposition
  • 3.3. Conditions du soin mises au travail
  • Chapitre onze Battant·e·s
  • Le dispositif et le profil des participant·e·s
  • 1. Une contribution restreinte des battant·e·s à la définition de l’objet du groupe
  • 2. Quelles conditions favorables à l’expérience des personnes malades ont-elles été travaillées ?
  • 2.1. Un travail sur les conditions collectives de la vie avec la maladie
  • La « carte Alzheimer »
  • L’écriture de textes par et pour les patient·e·s jeunes
  • Une prise de parole publique
  • Quelle démarche politique ?
  • 2.2. Un travail sur les conditions morales et micropolitiques des interactions entre les participant·e·s
  • 2.2.1. Travailler la micropolitique des troubles
  • 2.2.2. L’expression des difficultés des aidant·e·s, périlleuse pour la face des battant·e·s
  • Un échange d’informations, entre autres sur l’usage des lois existantes
  • 3. La contribution des battant·e·s, fonction des modalités de l’échange
  • Une initiative remarquable, non sans présenter défis et limites
  • Conclusions de la seconde partie : Vers une culture véritable du soin
  • 1. Les conditions du soin élaborées dans les collectifs soignants et les lieux offrant des ressources spirituelles
  • 2. Ressources et moyens disponibles dans les collectifs soignants et les lieux offrant des ressources spirituelles
  • 2.1. Les moyens d’élaboration utilisés : récits et techniques psycho-spirituelles
  • 2.2. Des ressources spirituelles et émotionnelles
  • Limites de l’espace d’élaboration tenant à ses coordonnées
  • 3. La prise en compte des conditions collectives du soin, au sein d’un espace d’élaboration aux autres coordonnées : le groupe des battant·e·s
  • Vers une culture véritable
  • Annexe
  • Bibliographie
  • Table des suppléments web

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Introduction

Comment les soins donnés et reçus au domicile des personnes « démentes »1 sont-ils vécus par ses protagonistes ? Une majorité d’entre elles vivent à leur domicile2, principalement grâce à l’aide de leurs proches et à l’appui de professionnel·le·s. Pourtant, la plupart des recherches portent sur la vie en institution [K. Briggs et al., 2003]. C’est d’autant plus regrettable que rester au domicile est ce que privilégient les personnes âgées lorsqu’on les interroge à ce sujet et un choix soutenu dans les discours politiques (si ce n’est dans les politiques effectivement mises en œuvre).

Précisons les contours du soin qui feront l’objet de notre attention. Tous les gestes de soutien à la vie quotidienne, de l’entretien du domicile en passant par les courses, la préparation des repas, la présence, l’aide pour l’alimentation, les déplacements, la toilette seront considérés comme « soin »3. Ces gestes peuvent être prestés tant par des proches que ←21 | 22→par des professionnel·le·s, de façon sans doute différente mais sans requérir expressément une qualification professionnelle. Ces soins de base, qui excluent les actes techniques et médicaux, sont au cœur de la possibilité des personnes dépendantes de vivre chez elles. Quand ils sont effectués par des professionnel·le·s, il s’agit pour une large part de celles et ceux situé·e·s au bas de la hiérarchie des soignant·e·s (on pense ici en particulier aux aide-ménagères, aux aides familiales et aux gardes à domicile). Quand ils le sont par des proches dans le huis clos du domicile, ils disparaissent plus encore de l’attention collective, considérés comme relevant de questions privées, renvoyées aux familles, souvent aux femmes au sein de celles-ci. Cette vulnérabilité des soignant·e·s, proches et professionnel·le·s auxquel·le·s nous nous intéresserons est aussi bien sûr celle des personnes dépendant de l’aide d’autrui, a fortiori lorsqu’elles sont considérées comme « démentes », vu la faiblesse des ressources cognitives et langagières dont elles disposent ou qui leur sont attribuées pour se faire entendre. C’est dans ce premier sens, qui dit la fragilité, que le titre de cet ouvrage associe le soin à un fil que nous allons tenter de suivre.

L’image du fil est aussi celle d’une matière vivante – d’origine végétale ou animale – qui relie, rattache voire répare. Tramé en tissu, il symbolise la continuité de la vie portée par la répétition des gestes et le long travail qu’il requiert. Tissé à d’autres, il dit l’alliance des contraires, leur harmonisation sous tension : fils de chaîne, passant dans les maillons des lices – corps soignés maintenus au domicile – et fils de trame – proches et professionnel·le·s circulant parmi eux. Les nombreuses déesses du tissage et du filage sont des maîtresses des rythmes, des phases du temps qui passe et de la maturation. Avec le fil, nous sommes donc aussi dans l’univers du féminin, du temps apprivoisé et de la quête de l’harmonisation des contraires [G. Durand, 1992].

Quelles formes d’enquête, d’écriture mais aussi quels concepts4 conviennent au soin tel qu’il a été jusqu’ici évoqué dans la double fragilité de celles et ceux qu’il relie, le temps qu’il exige et qui parfois permet d’accorder personnes soignantes et soignées ?←22 | 23→

La forme d’enquête : une ethnographie du soin donné et reçu

Une enquête ethnographique a été menée durant sept années au domicile de personnes « démentes », dans des centres de soins de jours et dans des collectifs où s’élabore la forme à donner au soin en dehors du face à face quotidien5. J’ai veillé à rester au plus près du soin et de l’expérience qu’en font ses protagonistes, adoptant autant que faire se peut la temporalité qui est la leur [J. Katz, in D. Cefaï (dir.), 2010]. Pour les situations individuelles (reprises dans les sept premiers chapitres), j’ai poursuivi mes temps de présence jusqu’au décès ou à l’institutionnalisation de la personne aidée, soucieuse d’adopter le rythme lent du soin. Des durées de suivi très variables en ont résulté, parfois écourtées à la suite d’une institutionnalisation ou à un décès inopiné, parfois très longs comme on le découvrira au sixième chapitre avec Mme Alvaro6 que j’ai rencontrée pendant sept années. Je n’ai pas connaissance de travaux ethnographiques ayant mené avec cette ampleur (par la durée et le regard porté tant sur les personnes soignantes que soignées) une observation des soins au domicile de personnes « démentes »7.

Apprendre à percevoir l’expérience du soin a été ma visée au cours de cette enquête, m’inscrivant en cela dans la perspective des savoirs partiels et situés proposée par D. Haraway [2004]. Il y va de la responsabilité de la chercheuse d’apprendre comment voir, avec l’« abandon à l’endurance, à la durée » [F. Cheng 2009, p. 209] que cela suppose. Dès lors, le principe de saturation de l’information souvent présenté comme devant guider la décision de clôture du terrain doit être repensé : est-ce l’information, ou le·a chercheur·euse qui est saturé·e, incapable de continuer à percevoir l’intéressant (selon les mots de Guillevic placés en exergue) ? Cette lenteur n’est pas seulement celle de l’enquête : elle prolonge un ←23 | 24→itinéraire de recherche d’une trentaine d’années, largement marqué par les questions que posent les démences8.

Le temps du terrain est celui de l’attention au présent, laissant, dit J. Katz [op. cit., p. 71] « les savoirs théoriques à l’arrière-plan (…) opérant dans une conscience subliminale ». Ou, pour le dire avec les mots de S. Weil explicitant la dimension passive de l’attention : « Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher mais prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer. (…) Les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés mais attendus. » [1966, pp. 92–93].

Mon attention s’est portée sur tou·te·s les protagonistes du soin, avec un souci particulier pour les personnes « démentes », vu leur extrême fragilité et la difficulté d’accéder à leur expérience. L’objet de l’enquête est donc le soin donné et reçu, plus précisément l’acte de soigner aux voix active et passive9, l’activité et la passivité caractérisant tant la personne soignée que soignante. Recevoir le soin est un acte à part entière : on peut l’accueillir ou le rejeter, manifester plus ou moins ouvertement la qualité qu’il a pour soi et surtout, contribuer à en définir les contours. Donner le soin suppose également un temps de passivité tel que la perception et l’affectation sont indispensables à une appréhension juste de ce qui s’y passe, tant pour la personne soignée que soignante.

Cette ethnographie est issue de mon expérience incarnée, engagée de façon chaque fois singulière dans les situations suivies : toujours touchée, parfois troublée ou enthousiasmée par ce dont j’étais le témoin, comprenant quelquefois trop tard les indélicatesses commises, sans parvenir à restituer à tou·te·s mes analyses10. J’ai ainsi été moi-même liée à la scène ←24 | 25→du soin, ma passivité d’observatrice voisinant avec une part d’activité plus ou moins maîtrisée. Pour permettre à la lectrice et au lecteur d’entrer dans l’atelier de la recherche, j’expliciterai ses coordonnées spécifiques par un supplément disponible en fin de chaque chapitre (sous le titre d’« expérience de la recherche »). Les conclusions de la première partie reviendront sur quelques enjeux éthiques de cette forme d’enquête.

La forme d’écriture : le récit en yin

En suivant F. Laplantine [2012], nous allons montrer comment « une approche en yin de la réalité » (p. 68) s’ajuste bien au soin tel que nous l’avons jusqu’ici évoqué. Le yin, dans la calligraphie chinoise, ne peut se représenter par une figure géométrique quelle qu’elle soit ; il prend la forme d’un nuage, dont le tracé est imprévisible, de l’ordre d’un acte spontané, non calculé, s’inscrivant dans une temporalité non linéaire, « qui se plurifie dans tous les sens, par tous les sens » [op. cit., p. 70]. Pour suivre le fil du soin, son cours tout à la fois répétitif et chargé d’inattendu, nous viserons ce type de tracé par un récit attentif au moindre détail concernant chacun·e des protagonistes du soin et les multiples facettes de leur identité (de rôle, de genre, de classe, de race11, d’âge, de génération, …), en utilisant différentes sources (journal de terrain bien sûr mais aussi entretiens et réunions de différents collectifs).

Si le récit en yin donne à penser, ce n’est pas sous la modalité de la franche lumière, mais plutôt « d’une entre-vision suspendue, provisoire, indécidable » [F. Laplantine, 2012, p. 69]. C’est par immersion qu’il permet d’apprendre12. Envisagé de la sorte, ce récit n’a pas la prétention de dire la vérité des expériences faites par autrui [A. Hennion et P. Vidal-Naquet, 2015 (1)] : il « s’ajoute à l’expérience en cours, la prolonge dans d’autres possibles (…). Les réalités ne peuvent être que ressaisies, présentées autrement, affermies plus qu’affirmées. On leur donne plus de consistance, on les aide à persister, par le rapport qu’on leur ajoute. » Mon récit ajoute un fil à la trame du soin, s’y entrelace. Si son statut est de renforcer les réalités décrites et analysées, ce sont plus particulièrement celles ←25 | 26→qui sont valorisées par les protagonistes du soin qui méritent de focaliser notre attention. C’est du moins dans cette perspective que m’a conduite mon engagement dans le soin, d’où la citation de Holmes placée en exergue. J. Dewey la reprend pour appuyer sa réflexion à propos de l’apport de la philosophie aux réformes sociales qui est entre autres de proposer « une appréciation plus intense des biens positifs que l’expérience humaine a permis de produire et d’offrir » [2011, p. 372]. A cette fin, pour m’orienter sur le terrain, j’ai privilégié les temps de soin que l’un·e ou l’autre protagoniste pointait comme particulièrement heureux. Cela ne m’a pas empêchée bien entendu d’être parfois témoin de scènes poignantes aux antipodes de la qualité d’expérience que je cherchais à identifier qui seront aussi relatées. Plus souvent, c’est face à toute l’ambivalence du soin que je me suis trouvée [AM. Mol, I. Moser et J. Pols, 2010].

Résumé des informations

Pages
322
Année
2022
ISBN (PDF)
9782875745446
ISBN (ePUB)
9782875745453
ISBN (Broché)
9782875745439
DOI
10.3726/b19635
Open Access
CC-BY-NC-ND
Langue
français
Date de parution
2022 (Mai)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2022. 322 p.

Notes biographiques

Natalie Rigaux (Auteur)

Professeure à l’UNamur, Natalie Rigaux a consacré la plupart de ses recherches aux questions épistémologiques, morales et politiques soulevées par les démences.

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Titre: Au fil du soin
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