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Corps meurtris, souffrants et sans vie dans la littérature et les arts contemporains

de Régine Atzenhoffer (Éditeur de volume) Erwan Burel (Éditeur de volume)
©2022 Comptes-rendus de conférences 634 Pages

Résumé

Si « l’ostentation des corps sanglants, souffrants et macabres semble constituer l’une des caractéristiques de la littérature et des arts européens du XVIe siècle et XVIIe siècle », liée en partie à un contexte violent de guerres de religion puis de mise en place de l’État moderne, qu’en est-il aujourd’hui dans nos sociétés contemporaines marquées par une hypermédiatisation de la violence ? L’ouvrage cherche à identifier et à interroger la représentation des corps meurtris, souffrants et sans vie dans la littérature et dans les arts actuels du monde occidental. En effet, la violence faite au corps et la fascination, parfois morbide, que procure le spectacle de la souffrance et de la mort se retrouvent dans bon nombre de disciplines, comme la peinture, le cinéma, le théâtre, la danse ou la performance, mais aussi en littérature, dans le roman policier, le roman autobiographique ou la littérature de jeunesse ou encore dans les séries télévisées, la bande-dessinée, etc. Malade, blessé, torturé, mutilé, mort…, partout où il est évoqué et/ou exhibé, le corps est susceptible de dévoiler sa vulnérabilité. Mais quel sens accorder à une telle représentation des corps dans une époque où les contenus violents sont quasi-omniprésents ? Quels sont les enjeux de la mise en récit et de la mise en scène du corps violenté ? Que nous dit ce corps sur le rapport à soi, aux autres, au monde ? Quelle est sa portée esthétique et politique?

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos des directeurs de la publication
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Introduction Problématiques et contenu de l’ouvrage
  • A. Corps, écriture et violence
  • É-peler dans la fiction de Brian Evenson : Lambeaux de corps et de langues (re)mués par la lettre (Morgane AUGRIS)
  • La littérature, la musique et les linges. Pascal Quignard et le souci des déchirures (Damien BONNEC)
  • La marque de l’auteur : trois lectures de la couverture de Purgatorio de Raúl Zurita (Matei CHIHAIA)
  • Corps écrit/Corps et cris. Corps, écriture et souffrance dans le roman de Stephen King Misery (Pauline CHOAY-LESCAR)
  • Laurence Nobécourt, dans l’enfer de la démangeaison (Marie-Claude HUBERT)
  • La souveraineté des corps dans Pornographia de Jean-Baptiste Del Amo (Alexandra SEHA)
  • B. Souffrances, blessures, agonies
  • La mise en scène de la souffrance : reproduction ou subversion du pouvoir ? L’exemple de Gina Pane (Adrien CASCARINO)
  • Filmer l’abîme et l’agonie des corps : Possession d’Andrzej Żuławski (Guillaume GOMOT)
  • Éloge du corps-égoïste dans Joker (Marion LABOUÈBE)
  • La représentation artistique du Christ souffrant dans le domaine hispanique contemporain. L’exemple de « Naissance du Christ » (Poète à New York, 1930) de Federico García Lorca (Nuria RODRÍGUEZ LÁZARO)
  • Rendre le corps vivant ? Souffrances et mutilations dans la constitution du sujet chez Philip Roth et Jean-Baptiste Del Amo (Hugo SEMILLY)
  • C. Trash, gore et anéantissement
  • Corps meurtris, corps irradiés, corps sacrifiés : Tchernobyl ou la perte du Paradis sur Terre (Isabelle BOUCHIBA-FOCHESATO)
  • Danse avec les morts. Légistes et cadavres, à l’heure du dernier rendez-vous (Isabelle-Rachel CASTA)
  • Cadavres exquis/Cas d’havres exquis, des morts pluriel(le)s (Stéphane HÉAS)
  • Chantal Maillard dans Matar a Platón (2004) : le corps humain accidenté fait-il un bon sujet ? (Lucie LAVERGNE)
  • Emballages, wrappings et autres embaumements. Autour de quelques tentatives de réanimer les corps mourants (Shirley NICLAIS)
  • L’insoutenable souffrance du corps face à la violence des sexualités extrêmes dans le roman de Sony Labou Tansi et de Sami Tchak (Urbain NDOUKOU-NDOUKOU)
  • De la violence des corps-empêchés dans les Giselle de Mats Ek et Akram Khan (Maëlle ROUSSELOT)
  • Les corps souffrants dans le théâtre de Gisèle Vienne, un espace de réactivation de la catharsis dionysiaque (Elise VAN HAESEBROECK)
  • D. Corps, société, histoire
  • La ville assassine : corps humain et corps urbain dans la Londres néo-libérale du roman policier de Robin Cook (Julien CAMPAGNA)
  • Le corps, le verbe, la mémoire dans le théâtre de Wajdi Mouawad (Sabine GAMBA)
  • Alicia Kozameh et Susana Romano Sued : Po(ï)étiques du corps errant (Nolwenn GANAVAT)
  • CQFD – Ce Qu’il Faut Dessiner. Réflexions sur les sources photographiques de trois romans graphiques contemporains qui racontent un épisode de l’histoire de la déportation (Ivan GROS)
  • L’Année des treize lunes (Rainer Werner Fassbinder, 1978) ou le corps transsexuel comme élément du discours critique (Claire KAISER)
  • Hybridations, mutations et post-humain. Trans-corps ou le corps anthropocène, entre révolution et transgression (Alexandre MELAY)
  • Reiser ou la revanche du corps meurtri (Benoît QUINQUIS)
  • Corps en lambeaux, « Corps sans Organes » et bégaiements dans la littérature hispano-américaine postmoderne (Lionel SOUQUET)
  • E. Jeunesse et animation
  • Du corps en charpie au corps numérique : le glissement thématique de la violence de Gunnm à Alita : Battle Angel (Quentin BARROIS)
  • Physique et métaphysique des corps en morceaux dans la littérature de jeunesse (Élodie BOUYGUES)
  • Les paradoxes du corps en lambeaux : entre fragmentation morbide, mutilation corporelle et construction du moi dans la littérature de jeunesse (Nadège LANGBOUR)
  • Mourir, mourir encore, mourir mieux : comment le catabolisme du cinéma d’animation imprègne les jeux vidéo (Antoine RIGAUD)

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Introduction
Problématiques et contenu de l’ouvrage

 
 

Si « l’ostentation des corps sanglants, souffrants et macabres semble constituer l’une des caractéristiques de la littérature et des arts européens du XVIe siècle et XVIIe siècle1 », liée en partie à un contexte violent de guerres de religion puis de mise en place de l’État moderne, qu’en est-il aujourd’hui dans nos sociétés contemporaines marquées par une hypermédiatisation de la violence ? Reprenant à notre compte le titre de l’ouvrage dirigé par Charlotte Bouteille-Meister et Kjerstin Aukrust (Corps sanglants, souffrants et macabres. XVIe–XVIIe siècle, publié en 2010 aux Presses Sorbonne Nouvelle), nous cherchons à identifier et à interroger la représentation des corps meurtris, souffrants et sans vie dans la littérature et les arts actuels du monde occidental. En effet, la violence faite au corps et la fascination, parfois morbide, que nous procure le spectacle de la souffrance et de la mort se retrouvent dans bon nombre de disciplines, comme la peinture, le cinéma, le théâtre, la danse ou la performance, mais aussi en littérature, dans le roman policier, le roman autobiographique ou la littérature de jeunesse, ou encore dans les séries télévisées, la bande-dessinée, etc. Malade, blessé, torturé, mutilé, mort, partout où il est évoqué et/ou exhibé, le corps est susceptible de dévoiler sa vulnérabilité. Mais quel sens accorder à une telle représentation des corps dans une époque où les contenus violents sont quasi-omniprésents ? Quels sont les enjeux de la mise en récit et de la mise en scène du corps violenté ? Que nous dit ce corps sur le rapport à soi, aux autres, au monde ? Quelle est sa portée esthétique et politique ?

En tant qu’élément du texte littéraire, le corps est une surface sur laquelle sont inscrits les stigmates de diverses expériences traumatisantes (accident, maladie, infirmité, blessures de guerre, viol, prostitution, automutilations, etc.) vécues en conflit avec l’autre ou avec soi-même. Ce ←13 | 14→corps meurtri, souffrant ou sans vie « peut s’écrire dans la mesure où, comme toute écriture, il possède sa grammaire propre et sa syntaxe2 ». Il y a, de la littérature de jeunesse à la littérature « post » (post-féministe/post-porn) tout un ensemble de phénomènes et de symptômes à déchiffrer et à interpréter dans une perspective sémiologique, le corps produisant « continuellement du sens3 ». Pourquoi est mise en récit l’expérience de ce « corps qui mange, boit et souffre, d’un personnage en chair et en os dont on raconte l’histoire4 » ? Quelles sont les formes que prennent les appréhensions littéraires de ce corps figuré ? Quelles sont les formes d’expression (division et morcellement de l’unité corps, déconstruction de ses attributs biologiques, etc.) et les mises en discours (description, comparaison, métaphorisation, etc.) pour « faire reconnaître (…) la souffrance comme souffrance5 » ? À qui s’adressent-elles et quels sont les effets recherchés ?

L’écriture se lie toujours à une interrogation des limites du langage, puisqu’elle fait immanquablement ressurgir la difficulté, voire l’impossibilité de dire. Parmi les auteurs qui ont relevé le défi de forer les limites du langage, la lutte contre la défaite des mots s’est diversement modulée dans leurs œuvres. « Le dire n’est jamais que défi à l’indicible et la pensée que dénonciation de l’impensé », rappelle Jabès6. L’écriture de l’innommable fait fond sur le concept de limites infranchissables qu’il incombe toutefois de franchir. Toute la question étant de savoir comment les auteurs, tout en restant sur le seuil de la limite, ont cherché à la dépasser. L’art scénique et plus particulièrement les démarches performatives permettent d’approcher de plus près cet « indicible » que le ferait l’écriture. Le corps devient une surface expérimentale, sur laquelle se créé un discours visant à questionner la société et la place de la maladie, de la souffrance et de la mort au sein de celle-ci. Le corps – et non le verbe – devient l’outil premier de création et d’approche de l’indicible, en plus d’être un espace privilégié d’expérimentation. L’effet de la violence physique sur scène pourrait être ainsi celui d’un électrochoc, permettant ←14 | 15→de sortir le spectateur de son apathie et de l’emmener sur la voie de la dénonciation d’une telle violence. Les corps en souffrance nous renvoient de la sorte à une conception artaudienne de la scène, réveillant nos sens et notre esprit, et nous invitent à interroger la « déshumanisation et instrumentalisation du corps d’aujourd’hui, entre corps célébré et corps malmené, afin de réintroduire une sensibilité par le corps souffrant et rematérialiser une relation au corps et au monde qui avait été déréalisée par le désenchantement du monde7 ».

Cet ouvrage collectif regroupe des travaux de chercheurs qui se sont penchés sur des productions artistiques et/ou littéraires dans la période comprise entre la fin du XXe siècle (le passage à la postmodernité) et aujourd’hui. Il propose un point de vue inter et pluridisciplinaire sur la représentation des corps meurtris, souffrants et sans vie dans la littérature et les arts contemporains de la sphère occidentale.

Le premier chapitre, qui s’intitule « Corps, écriture et violence », s’intéresse aux liens entre la représentation des corps violentés et les processus d’écriture, et à la manière dont le langage donne à voir le tourment des corps mais en permet aussi la réappropriation. Un corpus de plusieurs œuvres de différent.e.s auteur.ice.s est ainsi abordé : Brian Evenson (Morgane Augris), Pascal Quignard (Damien Bonnec), Raúl Zurita (Matei Chihaia), Stephen King (Pauline Choay-Lescar), Laurence Nobécourt (Marie-Claude Hubert) et Jean-Baptiste Del Amo (Alexandra Seha).

L’œuvre de Brian Evenson, aux titres aussi explicites que The Brotherhood of Mutilation (2003) ou The Wavering Knife (2004), laisse peu planer le doute quant au sort qu’elle réserve aux corps. La langue elle-même, détaillée jusqu’à la lettre, tombe en lambeaux. Lorsque les lettres tombent, le corps se relève : à travers les béances des mots ouverts par le détail typographique, c’est le bas corporel dans toute sa vitalité qui « s’excrit ». Ne s’échappe-t-il donc pas une véritable « ars poetica » de la figuration langagière de ces corps grotesques « épars », une revendication esthétique de ces « cartilages » mis à nu et de ces « tissus absorbants artificiels » gonflés de sang ?

Parce qu’elle place le fragment au centre de sa production, l’œuvre imposante de Pascal Quignard interroge, elle aussi, le morcellement de ←15 | 16→l’écriture souvent associé à l’idée d’une unité originelle dissoute, véritable blessure conduite texte après texte. Or cette mise en lambeaux trouve dans l’art musical quelques prémisses, voire une analogie bienvenue. Il est, en effet, chez Pascal Quignard toute une imagerie du corps musical défait, comme celui de ces instruments incessamment détruits, cassés par les maîtres (Tous les matins du monde ; La leçon de musique) ; en témoigne également la violence de la mue, souvent décrite et rappelée par l’écrivain. Le corps du texte quignardien entretient dès lors une analogie avec le corps musical blessé, en devient le pendant sémiotique. La musique y est souvent décrite comme un remède, comme un soin apporté à la mutilation des corps. Il est ainsi question d’une « robe sonore du corps8 » en lien avec le « Moi-peau » défendu par Anzieu. Nul hasard si la mise en lambeau du musical coïncide toujours chez Pascal Quignard à une restauration dont le linge apparaît comme un symbole symptomatique9. En conséquence, la musique s’affirme, du moins dans un premier temps, non seulement comme une décomposition à l’œuvre, mais comme un impératif de consolation, comme le pansement même d’une existence dissoute. La littérature, d’ailleurs, semble tributaire d’une même approche ; c’est peut-être seulement en cela qu’elle s’intime, chez cet auteur, au fait musical.

D’autres exemples permettent de mieux saisir les enjeux de la construction performative et/ou traumatique de l’écriture : il y a là le poète chilien Raúl Zurita, dont le volume Purgatorio (1979) peut être lu comme la mise en scène multiple d’une scarification de l’auteur représentée dès la couverture, le narrateur allemand Rainald Goetz qui s’entaille le front pendant une lecture publique en 1983 et termine de lire son texte devant les caméras le visage en sang et l’artiste nord-américaine Jenny Holzer qui, en 1993, pour protester contre les viols et féminicides pendant la guerre de Yougoslavie, prend en photographie des témoignages dessinés sur la peau de modèles pour les faire publier dans un magazine imprimé avec de l’encre et du sang humain.

Stephen King, dans son roman Misery, analyse les rapports intimes et douloureux entre le corps et le texte, montrant que l’écriture n’engendre pas la souffrance, mais qu’elle naît précisément de celle-ci. Le fil qui relie l’un à l’autre est le terme « Misery », à la fois nom commun et ←16 | 17→nom propre. King dévoile ainsi l’équivalence entre le corps vivant et le texte. Dans Démangeaison, Laurence Nobécourt confesse que l’eczéma et le psoriasis dont elle souffre depuis l’enfance, expérience traumatique et fondatrice, lui font établir une connexion entre corps et langage : l’écriture lui permet de se réapproprier son corps douloureux.

Les corps dans Pornographia de Jean-Baptiste Del Amo sont donnés, eux aussi, à voir dans toute leur complexité et dans leur sexualité. Les scènes érotiques ne renvoient cependant ni à la dimension du fantasme ni à celle de la stimulation érotique : elles placent le/la lecteur.rice dans une position de contemplation face à une représentation d’actes sexuels parfois insoutenables, notamment lors de l’érotisation du corps d’un giton en décomposition. Dans l’Esthétique de la charogne, Hicham-Stéphane Afeissa, parle d’une « mort sèche10 » concernant l’esthétisation des corps morts en peinture. Du corps désirable aux chaires pourrissantes dévorées avec appétit par les nécrophages, en passant par les peaux détendues des prostitué(e)s, Jean-Baptiste Del Amo peint, a contrario, un tableau des corps qui subissent les pulsions primaires et la faim animale des hommes. Son écriture viscérale et excrétoire vide, dans la sexualité comme dans la mort, le corps de ses fluides et de ses parties molles : sous sa plume acérée, l’abominable est esthétisé et l’intolérable célébré.

Dans le deuxième chapitre (Souffrances, blessures, agonies), il est question de la mise en scène, au cinéma, dans l’art performatif, dans la tradition picturale et poétique, dans le roman, des souffrances, des blessures et des agonies des corps, de leurs effets sur le spectateur et le lecteur, ainsi que de la portée non seulement esthétique mais aussi politique de ces représentations. Adrien Cascarino prend l’exemple de l’artiste performeuse Gina Pane, Guillaume Gomot s’intéresse à l’œuvre Possession du cinéaste Andrzej Żuławski, Marion Labouèbe se penche sur le film Joker de Todd Philipps, Nuria Rodríguez Lázaro analyse la figure du Christ agonisant dans le recueil Poète à New York de Federico García Lorca et Hugo Semilly étudie la constitution des personnages dans les œuvres de Jean-Baptiste Del Amo et de Philip Roth.

À partir des années 1970, Gina Pane effectue des actions où elle met en scène la blessure du corps. Si son utilisation de la blessure corporelle n’est pas nouvelle, elle insiste sur sa volonté de créer un « langage du ←17 | 18→corps11 » favorisant une relation plus authentique à soi et à l’autre. Le discours de cette artiste franco-italienne semble promulguer la douleur et la blessure comme des outils permettant de retrouver une vérité du corps et un lien direct à l’autre, débarrassé des normes sociétales. Adrien Cascarino insiste sur le fait qu’il n’existe pas de langage « fondamental » et que tout lien au monde et à l’autre ne peut se faire qu’à partir de normes préexistantes. En analysant finement les écrits et les performances de Gina Pane, il démontre que la présence d’un public ainsi que la documentation (vidéo, photos, écrits) de ces blessures permettent de basculer du côté de la subversion du pouvoir plutôt que de son renforcement.

Possession d’Andrzej Żuławski est un film tout entier fondé sur une poétique de la souffrance et de la meurtrissure des corps. Expérience douloureuse des limites, il met en scène, à travers la destruction violente et délirante d’un couple et comme cela avait très rarement été fait jusqu’alors au cinéma, les lambeaux du corps amoureux mais aussi, à travers l’entaille du mur qui divise Berlin et qui annonce le délitement du bloc de l’Est bientôt démembré, les lambeaux d’un corps politique. Il s’agit, pour le cinéaste, d’enregistrer tous les états et toutes les formes du corps souffrant : blessures, agressions sanglantes, morts violentes, scarifications, convulsions, jusqu’à la dilution physique. Les corps abîmés des acteurs – auxquels est consacrée l’analyse de Guillaume Gomot – deviennent des lieux de déchirures, supports fragiles de tensions et de scissions multiples que des ondes de choc semblent traverser en tous sens. Comme un sismographe des chairs souffrantes, la caméra de Żuławski recueille ces plaies physiques et psychiques, et le film s’applique à montrer une douleur d’être et de sentir. Cette souffrance ontologique s’exprime dans les corps des acteurs qui incarnent les blessures de l’âme et mettent en mouvement, à l’écran, la cruauté et la violence.

Marion Labouèbe met en tension différents éléments présents dans l’image cinématographique avec une certaine pensée de l’égoïsme en tant que valeur fondatrice de la société capitaliste actuelle. L’évolution du traitement du corps du personnage principal permet de comprendre les raisons pour lesquelles ce dernier entre si bien en (dé)résonnance avec son époque. L’exclusion du corps faite par la société et la mise à mort de l’altruisme dans le récit fictionnel au profit d’une empathie affective ←18 | 19→chez le spectateur viendraient justifier les représailles à venir. L’attention accordée à la révolte finale qui, faisant directement écho aux scènes de danse, permet, au travers d’un travail de mise en scène et de montage, de sublimer l’individu affirmé. Cette grâce accordée à un personnage, devenu violent et meurtrier, questionne la liberté de culpabilité octroyée par le film et met en lumière cet égoïsme rationnel devenu une valeur chimérique dans une société régie par le mimétisme.

La tradition picturale espagnole et les grands peintres espagnols de la Renaissance et du Baroque ont mis l’accent sur la cruauté humaine et la souffrance du Christ crucifié : Le Greco, Vélasquez, Ribera et Murillo, entre autres, ont représenté un Christ rendant son dernier souffle. Cette image a, depuis Miguel de Unamuno et son recueil El Cristo de Velázquez, engendré une ekphrasis poétique en Espagne et des versions contemporaines, éminemment transgressives, de l’agonie du corps du Christ. Nuria Rodríguez Lázaro se penche sur la représentation aussi singulière que surprenante de l’Enfant Jésus dans le célèbre recueil Poète à New York de Federico García Lorca, où l’auteur andalou construit une image pour le moins désenchantée de la naissance du fils de Dieu.

De la douleur qui ronge Gaspard de l’intérieur, donnée à voir par l’ouverture du corps du héros à la fin d’Une éducation libertine de Jean-Baptiste Del Amo, à la souffrance des hommes et des animaux dans les exploitations agricoles de Règne animal, jusqu’aux multiples mutilations que subissent les personnages de Philip Roth à travers les opérations médicales, les amputations de guerre ou la maladie, les œuvres de ces deux romanciers n’ont de cesse de représenter le corps comme l’objet d’une détérioration faisant de la douleur un véritable spectacle et un élément caractéristique de leur poétique. Hugo Semilly met en lumière ce double travail de la douleur en analysant la valeur heuristique donnée à son exposition et sa visée anthropologique.

Le troisième chapitre (Trash, gore et anéantissement) s’intéresse aux aspects trash et gore de la violence faite aux corps et à la question de l’anéantissement. La série Tchernobyl, aux atours bibliques et source d’une réflexion sur la fin du monde, est abordée sur le plan de ses qualités dramatiques, fictionnelles et narratives – et non celui de l’analyse filmique stricto sensu ou sur celui de la rigueur historique – par Isabelle Bouchiba-Fochesato qui, dans son article, prouve que cette série constitue une lecture non moins tragique et non moins désabusée de notre contemporanéité occidentale.

←19 | 20→Isabelle-Rachel Casta se penche sur les figures du légiste et du cadavre et passe en revue plusieurs thanatofictions contemporaines. Dans la rue, dans un laboratoire, enterrés dans un sous-bois, en état de décomposition avancée, les cadavres qui pullulent dans des séries comme Les Experts deviennent des objets d’études criminelles et véhiculent l’image de l’intervention salvatrice de la science. Des séries américaines surtout, dont plusieurs volets sont consacrés aux légistes, évoquent crûment le geste nécroptique et reposent sur un spectacle d’autopsies très peu usité dans le paysage audiovisuel français. Cette réflexion sur les cadavres se poursuit avec Stéphane Héas qui examine, d’un point de vue anthropologique, notre rapport au corps et à la mise à mort, rapport que la sensibilité contemporaine a considérablement fait évoluer.

Au cœur de l’analyse de Lucie Lavergne se trouve la description crue d’un corps démembré, description qui marque le point de départ d’une réflexion métatextuelle sur le concept d’événement dans Matar a Platón de la poétesse et philosophe Chantal Maillard. À partir du corps démembré, le texte poétique engage une réflexion sur le rapport entre la littérature et le réel, entre la violence donnée en spectacle et sa capacité à créer l’événement. Dans la description crue, macabre et détaillée – voire gore – de la mise en pièce du corps, le recours aux statistiques et l’accent mis sur des éléments marginaux comme un chien, spectateur de l’accident qui s’empare d’un doigt du cadavre, font subir à ce corps une violence accentuée par un regard dénué d’empathie. Décrite sans empathie et uniquement de l’extérieur, la violence faite au corps n’est-elle ni partageable ni communicable ? Si la locutrice souligne les limites de l’empathie, la précision et la force des descriptions du cadavre semblent pourtant chercher, entre horreur et rire nerveux, la réaction du lecteur.

L’article de Shirley Niclais est consacré aux gestes d’emballages, wrappings et autres embaumements qui se manifestent, de façon étonnamment comparable et récurrente, au sein des œuvres de deux artistes de la fin du XXe siècle, Tadeusz Kantor et Louise Bourgeois. Par la mise en scène – voire la mise en rite –, les emballages, le retissage et l’embaumement semblent poursuivre un même objectif dans leurs œuvres, celui d’une mise en suspens. Par le geste d’emballage s’y dresse un nouveau manifeste esthétique de la célébration d’un entre-deux entre la vie et la mort.

Urbain Ndoukou-Ndoukou aborde la souffrance/jouissance des corps dans le roman africain francophone postcolonial duquel émerge un ensemble de thèmes relevant de l’obscénité, de l’érotisme voire de ←20 | 21→la pornographie. À la lumière des œuvres de Sony Labou Tansi et Sami Tchak, il rend compte des sexualités extrêmes et des différents imaginaires sexuels en cours dans la culture postcoloniale. Une poursuite excessive du plaisir rend possible la manifestation d’une jouissance/souffrance et/ou d’une souffrance/jouissance établissant, selon la formule de Jean Baudrillard, une nouvelle expérimentation « éthique de la relation au corps ».

Maëlle Rousselot s’intéresse à la violence des corps empêchés dans les Giselle contemporaines des danseurs et chorégraphes Mats Ek et Akram Kan. Chez Mats Ek, Giselle, sombrant dans la folie, sera envoyée à l’hôpital psychiatrique. Ce n’est plus son corps sans vie qui se décompose et tombe en lambeau, mais son psychisme dégradé qui se reflète au travers de son corps. La Giselle d’Akram Kan ne sombrera pas dans la folie, mais mourra avec l’enfant qu’elle porte. Ces différentes relectures ne cessent de réinvestir le corps humain et c’est au travers des danseuses que se manifestent les blessures psychiques et physiques des personnages et plus généralement celles du genre humain.

Les créations chorégraphiques et marionnettiques de Gisèle Vienne ainsi que l’aspect jubilatoire et exutoire des violences sont au cœur des réflexions d’Elise Van Haesebroeck qui prolonge ainsi ses précédents travaux sur les enjeux dramaturgiques, esthétiques et politiques de l’écriture néo-sadienne de Gisèle Vienne et Denis Cooper en interrogeant les représentations des « corps en lambeaux » dans les créations chorégraphiques et marionnettiques de Gisèle Vienne. Contrairement à d’autres spectacles dans lesquels la représentation de la violence physique vise à sortir le spectateur de son apathie et à l’emmener sur la voie de la dénonciation d’une telle violence, ceux de Gisèle Vienne mettent en scène l’aspect jubilatoire et exutoire des violences, invitant ainsi à réfléchir au plaisir possible de l’expression violente. La chorégraphe marionnettiste expérimente une mise à distance de l’horreur en renouant avec le gore et avec le trash et crée, dans la droite lignée du théâtre artaudien, des espaces d’expression ou d’expérimentation de la violence qui, selon ses mots, « ne mettent pas en péril la communauté ».

Les articles du quatrième chapitre (Corps, société, histoire) mettent l’accent sur les afflictions du corps et leurs rapports avec une inscription du sujet dans la société et dans l’histoire. C’est dans cette perspective que Julien Campagna analyse la ville post-industrielle comme broyeuse des corps dans le roman policier de Robin Cook, que Sabine Gamba s’occupe du théâtre de Wajdi Mouawad et de la dramaturgie de la violence ←21 | 22→qu’il met en place en lien avec l’horreur des guerres, que Nolwenn Ganavat propose une étude comparée des textes poétiques et narratifs d’Alicia Kozameh et de Susana Romano Sued, deux ex-détenues politiques de la dictature argentine, qu’Ivan Gros examine les sources photographiques de trois romans graphiques sur l’histoire de la déportation, que Claire Kaiser relève les enjeux sociaux, économiques, politiques et amoureux du corps transsexuel dans L’Année des treize lunes de Rainer Werner Fassbinder, qu’Alexandre Melay examine l’art dit « post-humain » à l’ère de l’Anthropocène et les questionnements éthiques et sociaux qu’il soulève, et que Benoît Quinquis interroge la représentation du corps meurtri chez le dessinateur Jean-Marc Reiser. La dernière contribution de ce chapitre ouvre sur la littérature hispano-américaine : Lionel Souquet s’intéresse aux productions d’écrivains à contre-courant du Boom dans l’objectif d’aborder le thème de la violence physique dans leurs œuvres. Il analyse, à l’aide de la pensée de Gilles Deleuze et en lien avec le contexte idéologique et politique dans lequel s’inscrivent ces auteurs, la réponse littéraire postmoderne qu’ils ont su apporter à la violence.

La représentation du corps souffrant ou sans vie est un enjeu central du roman policier, et particulièrement de son incarnation brutale et réaliste qu’est le roman noir. Celui-ci a évolué avec son siècle pour s’adapter et montrer une violence plus sourde et insidieuse, celle d’une ville post-industrielle et technocratique qui broie méthodiquement ses victimes dans les rouages d’une administration silencieuse mais impitoyable. Dans la Londres ultra-libérale de Margaret Thatcher, le meurtre et la violence quotidienne représentés par l’auteur anglais Robin Cook, les corps sont laissés à leur lent déclin dans une ville dont les strates les plus isolées sont elles-mêmes en état de décomposition. Un amalgame intéressant et somatique se produit ainsi entre le corps urbain et le corps humain, tous deux ruinés et dépouillés : tous les corps ballottés par l’urbain inhumain sont décrits avec détail dans leur douloureuse matérialité : ceux des victimes réelles, ceux de leurs meurtriers, ceux des anonymes rencontrés par l’enquêteur mais aussi celui de cette ville qui entame un agonisant processus de décomposition.

Wajdi Mouawad n’a de cesse de transfigurer le réel de notre époque contemporaine. Par-delà, il a recours à une dramaturgie de la violence où les corps meurtris témoignent de l’horreur des guerres et se rattachent aux conséquences de la violence historique. Cette violence n’est pas représentée sur scène mais elle surgit à travers la manière dont la dramaturgie transforme le corps violenté en corps symbolique : la scène devient ←22 | 23→un espace où se crée une tension entre le verbal et le corporel, entre la mémoire et le monde d’après.

En Argentine, la dictature connue sous le nom de « Processus de réorganisation nationale » (1976–1983) a atteint des limites extrêmes d’autorité et de violence. Suite à l’annulation des lois d’impunité en 2005, une nouvelle vague de témoignages brise le silence et toute une production artistique orchestre les souvenirs des corps profondément marqués par l’expérience de l’horreur. Dans des textes poétiques, narratifs, et des manuscrits écrits en prison (conservés au CRLA-Archivos, Université de Poitiers, Fonds Alicia Kozameh) par Alicia Kozameh et Susana Romano Sued, ex-détenues politiques à la prison de Villa Devoto (Buenos Aires) et dans les centres de détention clandestins de La Perla et la Ribera (Córdoba), le corps « incarne la matrice qui transforme en permanence le monde en significations12. » En prison, le sujet, captif d’un espace et d’un temps sans repère, est piégé dans un monde sensoriel et assiégé par des perceptions qu’il ne peut interpréter. Le Moi perd ses contours, se désarticule : il devient un corps errant. Les deux écrivaines utilisent un langage désarticulé et imprégné des perceptions de ce Moi-corps en souffrance. Leur écriture morcelée incarne l’urgence de survie, la recherche des souvenirs et la nécessité de surmonter le traumatisme. Elle constitue donc une quête de sens qui se fait dans la multiplicité d’un Moi éclaté et désorienté.

L’expérience de témoins déportés à Auschwitz, Mauthausen et Ravensbrück est mise en images dans trois romans graphiques : Maus de Art Spiegelman, le Photographe de Mauthausen de Salva Rubio et Pedra J. Colombo et Chroniques de Francine R., résistante et déportée, de Boris Golzio. Y sont représentés crûment des corps « meurtris, souffrants et sans vie ». Les auteurs ont fait un travail de reconstitution à partir de documents d’archives parmi lesquels des photos et des dessins. Hors contexte concentrationnaire, la photo fait office de preuve ; dans le cadre de l’histoire de la déportation, le rapport de crédibilité accordé au XXe siècle à la photo et au dessin est inversé. Les photos ont une valeur testimoniale très faible puisqu’elles servaient essentiellement la propagande, tandis que les dessins sont les seules traces susceptibles de figurer les abominations faites aux corps. Des dessinateurs redessinent aujourd’hui les ←23 | 24→dessins d’hier. Mais ce geste créateur consistant à retravailler la matière plastique – les corps en lambeaux d’une histoire fragmentée – pour en faire une histoire graphique aurait-il été possible avant que le prix Pullitzer soit décerné à Art Spiegelman en 1992 ? La représentation de la déportation – Shoah comprise – a été l’objet d’une double injonction : il faut et il ne faut pas représenter. En l’occurrence, il faut et ne faut pas dessiner. Il faut dessiner, conformément au devoir de mémoire, pour ne pas oublier et ne pas reproduire les conditions d’émergence de l’horreur et, en même temps, ne pas dessiner car la modernité a jeté le doute sur la représentation des corps. L’ère du soupçon touchait, jusque dans les années 1990, l’histoire de la déportation en général, de la Shoah en particulier, et dénonçait l’exploitation commerciale et l’esthétique douteuse qui en résultaient. Les nombreuses publications graphiques portant sur la déportation tendent à montrer que ce double blind a été en partie dépassé aujourd’hui – probablement parce que la grande majorité de la génération des témoins a disparu et que le problème de la représentation de la déportation se pose différemment. C’est dans ce contexte que Yvan Gros revient sur les sources dessinées de ces trois romans graphiques et le traitement technique, moral, narratif et esthétique des corps meurtris, souffrants ou sans vie.

L’année des treize lunes (1978), du réalisateur allemand R. W. Fassbinder retrace le parcours d’un ancien boucher transsexuel : oscillant d’une identité à l’autre, tantôt masculine, tantôt féminine, Erwin/Elvira passe sa vie en revue, cherchant à savoir d’où elle vient et qui elle est. Sa quête identitaire prend la forme d’une descente aux enfers, chaque étape mettant en scène un corps de plus en plus malmené et humilié, jusqu’à une hallucinante scène d’abattoir. Dans ce film, le corps devient, à travers les altérations subies, un élément essentiel du discours critique et un révélateur de dysfonctionnements économiques, politiques ou sociaux. Claire Kaiser s’interroge sur la manière dont Fassbinder invente une esthétique à même de rendre compte de la violence subie par l’individu dans une société régie par des rapports de domination.

Résumé des informations

Pages
634
Année
2022
ISBN (PDF)
9782875745071
ISBN (ePUB)
9782875745088
ISBN (Broché)
9782875745064
DOI
10.3726/b19803
Langue
français
Date de parution
2022 (Septembre)
Published
Bruxelles, Berlin, Bern, New York, Oxford, Warszawa, Wien, 2022. 634 p., 9 ill. en couleurs, 2 ill. n/b.

Notes biographiques

Régine Atzenhoffer (Éditeur de volume) Erwan Burel (Éditeur de volume)

R. Atzenhoffer est MCF-HDR, actuellement en poste à l’Université de Strasbourg. Ses domaines de recherche sont la littérature féminine contemporaine et la littérature jeunesse. Erwan Burel est MCF à l’Université de Franche-Comté. Ses domaines de recherche sont la civilisation et la culture de l’Espagne contemporaine (Histoire, mémoire, société, arts de la scène).

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Titre: Corps meurtris, souffrants et sans vie dans la littérature et les arts contemporains
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