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Le corps de la lettre

La quête de la totalité dans la poétique d’Isidore Isou

de Alexandra Cătană (Auteur)
©2023 Monographies XIV, 390 Pages
Série: Modern French Identities, Volume 146

Résumé

Isidore Isou était âgé d’à peine dix-sept ans quand il s’est proposé de fonder l’ultime et le plus radical mouvement européen d’avant-garde : le lettrisme. Comme d’autres de ses contemporains, il avait fui sa Roumanie natale et s’était installé à Paris en 1945, animé par l’idéal d’une formule expressive intégrale et toute-puissante, qui dépasserait les frontières nationales, ethniques et linguistiques.
Ses efforts se sont concrétisés dans une démarche créative presque obsessive, qui a touché tous les aspects de son existence et l’a poussé vers l’exploration simultanée de la littérature, la musique, la peinture, le cinéma, les mathématiques... Mobilisé par la quête d’une interdisciplinarité génératrice de domaines nouveaux, Isou a tenté de révolutionner le monde artistique et littéraire en orientant l’acte créateur vers l’unité minimale de communication : la lettre.
Ce livre s’intéresse à cette quête par Isidore Isou d’une totalité expressive vitale. En analysant son œuvre poétique, nous montrons que la lettre devient pour lui le garant d’une expressivité inédite et illimitée, aux confins du son et de l’image.

Table des matières

  • Couverture
  • Titre
  • Copyright
  • À propos de l’auteur
  • À propos du livre
  • Pour référencer cet eBook
  • Table des matières
  • Liste des illustrations
  • Remerciements
  • Abréviations
  • Introduction
  • Chapitre 1 Créer un Nom, créer une œuvre
  • Autour d’un Nom
  • « De l’inconvénient d’être né » … roumain
  • Le Nom, une prophétie identitaire
  • Frontières nationales, frontières linguistiques, frontières esthétiques
  • Les limites d’une esthétique judaïque au sein d’une conscience minoritaire
  • Chapitre 2 La quête d’un rêve : les avatars lettristes de l’art total
  • Aux confins d’une révolution totale : le détour par le langage
  • Croquis d’une langue universelle : du roumain et du français à une langue lettriste
  • Le fantasme d’une langue totale dans l’imaginaire européen d’avant-garde
  • Le lettrisme : entre une « unité maudite » et une « totalité alternative »
  • Les limites de la pluridisciplinarité lettriste
  • Chapitre 3 « La chair palpable de la poésie »
  • Le corps sonore du poème lettriste
  • Le corps iconique du poème lettriste
  • Conclusions
  • Bibliographie
  • Annexes
  • Index
  • Titres de la collection

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Remerciements

Ce travail n’aurait pas été possible sans les encouragements de Mme la Prof. Ioana Both (Bican), ma directrice de thèse qui, pendant des années, m’a poussé à persévérer et à publier cette étude.

Je tiens également à remercier Mme Marie-Claude Schoendorff et M. André Tourneux pour leur relecture subtile et attentive ainsi que l’équipe éditoriale Peter Lang pour ses précieuses remarques.

Finalement, un énorme merci à ma famille, à ma mère et surtout à mon mari pour leur soutien constant qui m’a permis de poursuivre mes recherches pendant tout ce temps.

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Introduction

« J’ai dix-neuf ans, je suis juif, je veux faire de la littérature, et je désire partir en France » (ANM, 182). C’est ainsi qu’Isidore Isou représente sa rencontre avec l’ambassadeur français à Bucarest en 1944 dans son roman autobiographique. Les quatre aspects qu’il évoque – sa jeunesse, sa judaïcité, son affinité littéraire et son désir de quitter son pays natal pour rejoindre l’épicentre culturel européen – esquissent un profil d’artiste assez courant dans la Roumanie du début du XXe siècle. Plusieurs de ses compatriotes aînés (Tristan Tzara, les frères Janco et, plus tard, Eugène Ionesco, Emil Cioran, Claude Sernet, etc.) avaient également décidé très tôt de quitter la Roumanie pour suivre leur rêve avant-gardiste dans un espace culturel plus abouti et apte à leur conférer la renommée de grands artistes.

Cette image d’un jeune homme déterminé et audacieux, qui se présente un jour à l’ambassade de France de son pays pour réclamer du soutien, ne fera que s’affiner au fil du temps. Même si l’ambassadeur Paul Morand ne facilite pas, en quoi que ce soit, le départ de l’adolescent Ioan Isidor Goldstein, ce dernier ne s’arrêtera pas. Il continuera assidûment à « confectionner [son œuvre, tout] en se confectionnant » [c’est nous qui soulignons] (ANM, 66), jusqu’à ce qu’il devienne – au moins pour ses disciples – « le plus grand homme de [son] temps » (ANM, 33), jusqu’à ce qu’« Isou [soit considéré comme] le messie1 », celui qui mènera la société entière vers un état de bonheur « paradisiaque », de véritable création. En effet, pour Isidore Isou, la configuration d’un profil artistique, de ce qu’il appelle « un Nom » sur la scène culturelle occidentale, et par extension mondiale, suit le même processus de création qu’une œuvre d’art. Le fondateur du groupe lettriste se plaisait à affirmer qu’il « s’est forgé lui-même », bien qu’il ait été certainement aussi façonné par le contexte historique et culturel dont ←1 | 2→il a fait partie2. Le personnage « Isidore Isou » s’est crayonné progressivement, au fur et à mesure que le lettrisme se dotait de « tout ce qu’il fallait pour faire une avant-garde3 ». L’ambition de jeune Isou était précisément de rendre son nom emblématique et tout aussi puissant dans la représentation du programme lettriste que les œuvres lettristes elles-mêmes. Pour cela, Isou a constamment cherché à agir en tant qu’archétype au sein du groupe, en tant que figure messianique, dont les actes et les gestes quotidiens érigeaient un modèle à suivre4.

Toutefois, plus de soixante-dix ans après la création du lettrisme, le nom d’Isidore Isou reste presque absent des histoires littéraires, des dictionnaires d’art et des anthologies portant sur les avant-gardes. Malgré la permanente publicité qu’Isou attire sur le mouvement lettriste au cours de sa vie, et les nombreux échos lettristes à l’intérieur des pratiques d’avant-garde contemporaines, la présence d’Isidore Isou est passée, la plupart du temps, sous silence. Les grandes expositions lettristes des années 1960 (1961–1962 – Galerie Nahmer, Paris ; 1963 – Galerie Valérie Schmidt ; 1964 – Galerie Stadler) sont suivies par quelques autres : deux en 2006 (à Livourne, en Italie, et à Besançon, en France), deux posthumes en 2007, organisées par François Poyet à l’Institut culturel roumain de Paris et par Frédéric Acquaviva au Centre international de la poésie à Marseille, et une au Centre Pompidou à Paris, du 6 mars au 20mai 2019. Cependant, jusqu’à présent, aucune édition d’œuvres complètes ne lui a été consacrée5, en dépit des efforts constants d’Isou dans ce sens, ainsi que de son influence considérable sur Guy Debord ou l’Internationale situationniste. Par ailleurs, il ←2 | 3→n’existe aucune étude pour observer en parallèle le déploiement de l’œuvre lettriste d’Isidore Isou et la configuration de ce profil artistique qu’il s’obstine à « forger » lui-même.

Dans ce contexte, il est essentiel d’admettre qu’une véritable discussion sur la spécificité de l’œuvre (poétique) d’Isidore Isou ne peut pas avoir lieu en l’absence d’un regard attentif sur la configuration du profil artistique en question. Il suffit de considérer les titres des premiers ouvrages d’Isidore Isou – Agrégation d’un nom et d’un messie (1947) ou Précisions sur ma poésie et moi (1950) – pour saisir le rapport de coordination qui s’impose entre la création de son œuvre/programme et la création de son « Nom6 ».

Par conséquent, le premier chapitre de notre ouvrage, « Créer un Nom, créer une œuvre », tente de déployer la logique de ce fonctionnement. Les germes de cette obsession isouienne pour la création simultanée d’« une œuvre » et d’« un Nom » semblent remonter à sa jeunesse juive dans la Roumanie de l’entre-deux-guerres. Marqué par la volonté de fer de son père, Isou décide très jeune de « réaliser ce que certains se contentent de rêver7 ». Cette ambition extrême l’empêche de se limiter au statut d’un « simple » écrivain et le pousse à choisir des modèles comme Alexandre de Macédoine ou Gengis Khan. Ainsi, âgé de dix-sept ans, il commence à écrire son journal, persuadé de sa gloire prochaine : « 6mars 1942. Peut-être parce qu’un jour je serai célèbre, j’ai décidé de commencer à écrire mon Journal, comme une sorte d’anticipation directe de ma valeur future8. » Captif entre la faiblesse de son corps mortel et l’immense ambition de son esprit, Isou se voit obligé, dès le début, de se construire en tant qu’artiste, en dépit de sa famille, du monde, du destin, et même de sa propre humanité. ←3 | 4→« Ce fut alors [toujours] la grande lutte entre moi et l’ambition – continue Isou. Parce que je ne l’aimais pas, je ne voulais pas d’elle. J’ai toujours préféré dormir, et aujourd’hui encore, c’est la grande lutte entre la vanité et mon laisser-aller, qui est le sommeil ; qui me sauve de moi et de mon désespoir ; qui est mon indifférence et mon refuge » (ANM, 31)9. Avant de devenir un « Messie » (ou, plutôt, le Messie) de la culture moderne, Isidore Isou, pareillement à ses personnages, est le produit d’une construction discursive minutieuse et constante : « Quel est l’inconnu que je créerai ? Serait-il un homme très connu ? […] N’est-ce pas moi, “Isidore Isou”, qui avais produit lui, Hill ? Comme tous les personnages de ce livre qui ne sont consumés que justement pour me créer plus facilement » [c’est nous qui soulignons] (ANM, 95). Cette création purement rhétorique, bâtie sur des milliers de pages, est nourrie d’une véritable colère contre un destin apparemment mineur et le temps impitoyable qui ne cesse de s’écouler.

J’avais déjà seize ans et demi, et je ne pouvais pas regarder la devanture d’une bibliothèque ou d’une libraire sans sentir le vertige. Je cherchais mon livre et mon Nom et je ne le trouvais pas encore, comme je ne le trouverai peut-être jamais.

J’avais déjà seize ans et demi, et je connaissais déjà le visage futur de Picasso ou de Werfel, de Kant et de Tzara. Et mon visage à moi, celui de demain et de toujours, je le sentais si proche, si près de ma respiration, que je le cherchais à tâtons, comme un aveugle, avec rage, avec cruauté. (ANM, 43)

Le rêve d’adolescent d’Isidore Isou est alors de se placer en tant que référence culturelle aux côtés de ses idoles : Picasso, Werfel, Kant, Tzara. Le choix de ces « Noms » n’est pas anodin, car il révèle l’intérêt d’Isou pour des domaines d’expression distincts, tels les arts plastiques, la littérature et la philosophie. Ce qui est surprenant de la part du jeune Isou est qu’il ne semble pas concerné par cette différence intrinsèque. Les quatre personnalités qu’il mentionne sont placées au même niveau ; elles sont simplement énumérées, évoquées comme des piliers de la culture européenne. De plus, ce n’est pas leur œuvre qui est référencée par Isou, mais leur « Nom » ou, plus précisément, leur « visage futur ». Par conséquent, pour Isou, ←4 | 5→la réalité du « Nom », tel qu’il perdurera dans la mémoire culturelle de l’humanité, est équivalente à et indissociable de la réalité de l’œuvre. La création d’un « Nom » s’avère donc inéluctable pour Isidore Isou, qui ne semble pas se contenter d’une renommée découlant implicitement de la notoriété de l’œuvre. La particularité d’Isidore Isou est de se lancer dans la configuration de son « Nom » avec la même ardeur, la même persévérance que dans la création de son œuvre.

Dans l’ensemble, les textes théoriques et autobiographiques d’Isidore Isou s’attardent beaucoup plus sur son héritage juif que sur sa jeunesse ou la relation difficile avec son père, pour légitimer son besoin de créer, à la fois, « un Nom » et « une œuvre ». De fait, son judaïsme constitue le véritable ancrage théorique et culturel pour définir sa vision singulière du monde, selon laquelle il n’y a qu’une seule pulsion créatrice, unique et totalisante. Englobante, la pensée d’Isou témoigne « […] d’une manière d’organiser le monde et une prise en charge non pas “poétique” ou littéraire de celui-ci, mais intellectuelle, totale, systémique10 ». En réalité, le judaïsme ne fait qu’offrir au jeune Isou le cadre et la terminologie nécessaires pour identifier et légitimer cette démarche créatrice comme étant exceptionnelle, révélatrice, divine même.

La singularité du mouvement lettriste, qu’Isou considérait comme le dernier et le plus radical courant d’avant-garde de l’après-guerre, consiste notamment à dépasser le statut d’une révolution culturelle ou artistique isolée afin d’accéder à une force créatrice à la fois individuelle et universelle. La promesse d’Isidore Isou est de rendre inéluctable l’accès à cette pulsion créatrice, à travers la pratique lettriste. Contrairement à d’autres avant-gardes, le lettrisme ne promet pas une révolution artistique, mais la force créatrice à l’état pur. Voilà pourquoi il est difficile d’ignorer le message d’Isidore Isou. C’est un message qui ne parle pas d’une révolte, d’une révolution, d’un bouleversement radical de l’art ou de la société ; c’est un message qui, en fin de compte, promet l’accès direct à la pulsion créatrice qui nourrit toute révolte, toute révolution, toute forme de bouleversement, en bref, toute action créatrice humaine.

←5 | 6→Néanmoins, le génie d’Isou consiste non seulement en l’articulation de cette vision particulière du monde, aussi controversée qu’elle puisse être, mais également en la conscience du fait qu’en répétant cette promesse encore et encore, l’humanité finira par l’entendre et, peut-être même, par la croire véridique. Quel critique d’art, quel historien, quel théoricien ou quel artiste pourrait prendre le risque de ne pas vérifier la validité d’une telle promesse ? À travers une lecture attentive du corpus théorique et de plusieurs œuvres poétiques d’Isidore Isou, ce travail se propose notamment de vérifier la pertinence de cette promesse et l’habilité de la démarche lettriste d’assurer un accès non médié à cette force créatrice, à la fois individuelle et universelle.

Résumé des informations

Pages
XIV, 390
Année
2023
ISBN (PDF)
9781800797079
ISBN (ePUB)
9781800797086
ISBN (Broché)
9781800797062
DOI
10.3726/b19159
Langue
français
Date de parution
2023 (Février)
Mots clés
Isidore Isou lettrisme lettre identité nationale judaïsme Roumanie France art total langue universelle verbal iconique poésie musique peinture Le corps de la lettre Alexandra Catana
Published
Oxford, Bern, Berlin, Bruxelles, New York, Wien, 2023. XIV, 390 pp., 7 colour ill., 51 b/w ill.

Notes biographiques

Alexandra Cătană (Auteur)

Alexandra Cătană est docteure ès lettres, spécialisée en littérature contemporaine d’avant-garde. Lors de ses études en Roumanie, en France et en Suisse, elle a consacré ses recherches à la littérature européenne d’avant-garde, à l’esthétique et à la rhétorique des arts. Elle s’intéresse plus particulièrement à la poésie visuelle et à la poésie sonore, notamment aux formes poétiques hybrides, situées entre le verbal et l’iconique.

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